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Introduction

Pendant plus d’un millénaire, Shōtoku Taishi 聖徳太子 — dont la plupart situent aujourd’hui la vie entre 574 et 622, même si les dates exactes varient selon les personnes interrogées — faisait figure de légende. Sorte de Messie japonais, on l’évoqua à de nombreux moments cruciaux de l’histoire de l’archipel, depuis la rédaction de la première « Histoire officielle » (seishi 正史) au début du VIIIe siècle, jusqu’aux batailles médiévales pour la succession impériale au XIVe siècle, en passant par les années plus paisibles de l’époque de l’Edo. Shōtoku intervient dans la plupart, si ce n’est la totalité, des écoles bouddhistes japonaises, ainsi que dans de nombreuses lignées shintoïstes. Outre son association plus évidente avec la religion, il est également considéré par certains comme le père de la diplomatie, du droit, des arts japonais et même de certains arts martiaux !

Alors que persiste à ce jour la pratique consistant à invoquer le nom de Shōtoku pour asseoir diverses traditions, l’émergence du milieu universitaire moderne a permis l’introduction de nouvelles perspectives sur les représentations qui lui sont associées. En particulier depuis les années 1870, les universitaires japonais ont acquis une meilleure connaissance des approches européennes de l’étude de la religion et de l’histoire, nouvelles tendances qui, de concert avec les traditions intellectuelles existantes, influencèrent forcément les principes fondamentaux qui orientaient la rédaction des écrits portant sur le passé de l’archipel. Comme nous le verrons plus avant, Shōtoku continua à jouer un rôle important, mais sous sa forme de simple figure légendaire le prince ne suffisait plus à répondre aux attentes contemporaines. Sa sagesse et sa perspicacité étaient désormais sollicitées dans le domaine de l’histoire.

Dans cet article, nous proposons une vue d’ensemble des quatre premières représentations savantes de Shōtoku Taishi produites au cours de la période Meiji (1868-1912). Les travaux étudiés ici ont été réalisés sur une période d’environ dix ans, à savoir entre le milieu des années 1890 et la première décennie du XXe siècle. Ils devraient néanmoins suffire à démontrer comment les universitaires japonais ont concilié des méthodologies alors considérées comme modernes avec les attentes idéologiques qui leur étaient imposées en raison de leur statut d’intellectuels publics[2]. Tous les auteurs cités ci-dessous étaient affiliés, directement ou indirectement, à l’Université impériale de Tokyo et, de même que dans toute analyse historique, leurs représentations de Shōtoku Taishi sont autant le reflet des idées de leur époque que de la figure historique elle-même.

1. La défense du prince : Murakami Senshō et l’historiographie bouddhiste

C’est en 1879, soit seulement deux ans après la fondation de l’Université impériale de Tokyo, que le bouddhisme y fut enseigné pour la première fois. Le premier à avoir donné une conférence sur ce sujet fut Hara Tanzan 原坦山 (1819-1892), un ancien prêtre Zen Sōtō qui serait rétabli dans ses fonctions cléricales peu de temps après sa nomination. En 1882, il fut rejoint par Yoshitani Kakuju 吉谷覚寿 (1843-1914), un prêtre du Jōdo-Shinshū très populaire à l’époque. Ensemble, ils donnaient des conférences sous l’intitulé de la « philosophie indienne » sur plusieurs textes bouddhistes, entre autres l’Éveil de la foi dans le mahayana (Ch. Dasheng Qixinlun 大乗起信論 ; Jp. Daijō kishinron) et Les essentiels des huit traditions (Jp. Hasshū kōyō 八宗綱要) de Gyōnen 凝然 (1240-1321). Ils ont travaillé tous les deux ainsi pendant près d’une décennie avant que Tanzan ne quitte son poste en 1888 et que son collègue ne fasse de même l’année suivante[3].

À partir de 1890, Murakami Senshō 村上専精 (1851-1929), un prêtre du Jōdo-Shinshū alors âgé d’une trentaine d’années et connu pour avoir tenté de développer au sein de la religion bouddhiste une « cohérence » interne, fut engagé comme maître de conférences en « philosophie indienne ». À ce titre, il révolutionna ce domaine à bien des égards, en fondant notamment la première revue savante consacrée à l’histoire du bouddhisme. Bukkyō shirin 仏教史林 parut officiellement pour la première fois le 8 avril, 1894, jour symbolique puisque selon Murakami, Śākyamuni serait né en Inde à cette même date, 2922 ans plus tôt (1894a, 1).

L’entreprise rédactionnelle de Murakami bénéficia de l’aide de deux de ses plus importants disciples, Sakaino Kōyō 境野黄洋 (1871-1933) et Washio Junkyō 鷲尾順敬 (1868-1941), tous deux devenus eux-mêmes, par la suite, de grands historiens du bouddhisme, comme nous le verrons plus avant. Dans le tout premier numéro de la revue, Murakami inaugura la section intitulée « Biographies » (denki 伝記) — placée à la suite de l’une des premières études académiques modernes sur les dates de naissance et de mort de Śākyamuni — avec l’histoire de nul autre que le « prince héritier » Shōtoku. Selon Murakami, si, dans une perspective globale, le fondateur du bouddhisme était bel et bien Śākyamuni, dans le contexte japonais, ce statut était détenu par Shōtoku Taishi qui avait transformé « l’île solitaire de l’Extrême-Orient » (tōyō no ichikotō 東洋の一孤島) en une nation où la littérature, les arts, l’industrie, la religion et l’éthique prospéraient au même titre qu’en Chine et ailleurs[4].

Soucieux de réaliser une biographie digne d’un personnage aussi illustre, Murakami dressa un tableau assez long des sources liées au Taishi, depuis des textes célèbres tels que le Nihon shoki 日本書紀 jusqu’à l’énigmatique Kuji hisetsu 旧事秘説 (1894b, 55-56). En dépit de cet éventail de sources, Murakami a fondé son récit sur la source prémoderne la plus populaire portant sur la vie du prince, le Shōtoku Taishi denryaku 聖徳太子伝暦 (ci-après Denryaku) du Xe siècle, ainsi que sur le Jōgū hōō Shōtoku teisetsu 上宮法王聖徳帝説 (ci-après Teisetsu) et le Jōgū Shōtoku Taishi den Hoketsuki 上宮聖徳太子伝補闕記, tous deux produits avant le Denryaku, entre la période Nara et le début de celle Heian (1894b, 57). En s’appuyant sur ces sources principales, en plus, bien sûr, du Nihon shoki, Murakami proposa une histoire des réalisations de Shōtoku à caractère profondément hagiographique. Une section entière était consacrée à apporter les preuves qu’il était bel et bien un grand « sage » (seijin 聖人) (1894c) et deux autres visant à confirmer son statut de « père du droit écrit japonais » (seibun'hō no biso 成文法の鼻祖) et de « fondateur de la religion japonaise » (Nihon shūkyō no kaiso 日本宗教の開祖) (1894d). Cet article parut en série dans les trois premiers numéros de Bukkyō shirin. À partir du numéro 4 cependant, Murakami publia un nouvel article connexe au titre surprenant : « À la défense de Shōtoku Taishi », ou encore : « Pour innocenter Shōtoku Taishi » (Shōtoku Taishi no en o sosogu 聖徳太子の冤を雪く).

Pourquoi Murakami avait-il eu besoin de rétablir la réputation d’un personnage aussi illustre ? S’il est vrai que le prince était constamment vénéré au cours de l’histoire japonaise, l’époque de l’Edo marqua pourtant le début d’un changement. Pour en comprendre les principales raisons, il faut tout d’abord se pencher sur un événement clé du Nihon shoki, à savoir l’assassinat de l’empereur Sushun 崇峻, qui était par sa mère le neveu de Soga no Umako 蘇我馬子 (551?-626), alors chef du puissant clan des Soga. Bien que Sushun ait initialement accédé au pouvoir en bénéficiant du soutien du clan Soga en 587, des tensions sont apparues à la suite de la victoire de son oncle sur le clan rival Mononobe durant la bataille du mont Shigi, alors que Sushun s’est montré contrarié par le prestige toujours croissant dont jouissait Umako. Percevant le ressentiment de l’empereur comme une menace pour son autorité, Umako finit par planifier l’assassinat de ce dernier, qui serait survenu au cours de l’hiver 592.

Durant l’époque de l’Edo, les spécialistes du néoconfucianisme (Shushigaku 朱子学) et, plus tard, du nativisme (Kokugaku 国学) s’intéressèrent à l’événement susmentionné. Selon eux, Shōtoku, qui était lui aussi un neveu d’Umako, avait implicitement autorisé l’assassinat. En tant que régent impérial de la successeure de Sushun, l’impératrice Suiko 推古, il ne prit aucune mesure pour punir son oncle de son crime de lèse-majesté. Dans un texte de 1602 intitulé « Sur Soga no Umako » (So Umako ben 蘇馬子弁), le très jeune Hayashi Razan 林羅山 (1583-1657), penseur néoconfucianiste et futur conseiller des shoguns Tokugawa, affirmait que la véritable responsabilité incombait à Shōtoku, le prince aux « huit oreilles » et « tueur d’empereur » (Yatsumimi tennō o shiisu 八耳弑天王)[5]. Plus tard, des érudits tels que Kumazawa Banzan 熊沢蕃山 (1619-1691), Ogyū Sorai 荻生徂徠 (1666-1728), Yamagata Bantō 山片幡桃 (1748-1821), et Hirata Atsutane 平田篤胤 (1776-1843)— bref, le gratin de l’histoire intellectuelle de l’époque de l’Edo — poursuivirent cette tradition. Ceux-ci accusaient Shōtoku non seulement d’être responsable du régicide, mais également d’avoir répandu le bouddhisme au Japon, ce qui, selon certains d’entre eux, portait atteinte à l’essence originelle de la nation[6].

C’est probablement aussi en raison de l’importance de la pensée nativiste au cours du XIXe siècle que cette image du prince demeura influente jusqu’au milieu des années 1890. Cette situation incita Murakami Senshō à publier sur le sujet, en indiquant qu’« il s'agit d’une question que nous ne pouvons en aucun cas écarter lorsque nous entreprenons l’étude de l’histoire du bouddhisme japonais » (1894e, 1). Murakami affirmait que sur le plan historique, aussi bien les détracteurs que les défenseurs de Shōtoku formulaient leurs arguments en fonction de leurs partis pris respectifs (c’est-à-dire qu’ils partaient soit de l’amour, soit de la haine qu’ils éprouvaient pour le prince), en plus de s’appuyer sur des sources dont il estimait qu’elles étaient essentiellement empreintes de préjugés. Murakami nous propose de nous concentrer à notre tour sur les textes des quelques personnages qui, selon lui, étudient la question dans une perspective véritablement « impartiale » (kyakkanteki 客観的) (1894e, 4). Il cite notamment le Shōtoku Taishi jitsuroku 聖徳太子実録 (La véritable histoire de Shōtoku Taishi), un ouvrage du prêtre Ippū 一風 de Nagasaki (date inconnue), publié pour la première fois en 1767, puis en 1814 (Ogura 1972, 89). Ce texte, que Murakami qualifie de « plus objectif en son genre », offre une critique des débats confucianistes-bouddhistes contemporains en proposant un retour au récit du Nihon shoki et en concluant que Shōtoku n’est pas seulement le fondateur du bouddhisme japonais, mais aussi du shintoïsme et du confucianisme (Yuasa 2017, 525-26). Murakami préconise lui-même une compréhension plus contextuelle de cette question en reconnaissant les fautes et le rôle d’Umako dans l’assassinat, tout en affirmant qu’il demeure abusif d’en imputer la responsabilité uniquement à Shōtoku et de négliger le fait que tous les autres membres de la cour impériale de l’époque affichaient des attitudes similaires à celles du prince (1894e, 16-17).

Comme les lecteurs l’auront peut-être constaté, la perspective de Murakami n’était pas aussi neutre qu’il le pensait. Qui plus est, son avis n’est pas tout à fait original puisqu’il semble s’inspirer des idées de l’un des anciens professeurs de Murakami, Higuchi Ryūon 樋口龍温 (1800-1888)[7]. Dans ce qui peut être considéré comme la première réponse exhaustive aux critiques antibouddhistes dans le Japon de Bakumatsu, Ryūon cite à peu près les mêmes sources et conclut en critiquant ceux qui, faute d’une connaissance adéquate du contexte, prononcent des « paroles calomnieuses » (akugon 悪言) à l’égard de Shōtoku[8]. Quoi qu’il en soit, ce souci de réintégrer le prince au sein de l’État impérial était répandu parmi de nombreux bouddhistes du milieu de l’ère Meiji. On notera que ce que beaucoup considèrent comme la toute première biographie « moderne » de Shōtoku Taishi porte l’empreinte de ces mêmes préoccupations.

2. Au-delà de la légende : Sonoda Shūe et la question des sources fiables

Publié par Sonoda Shūe 薗田宗恵 (1863-1922) en mars 1895, l’ouvrage Shōtoku Taishi rejoint Murakami sur de nombreux points, bien que ses prémisses soient différentes. Sonoda, prêtre du Nishi Honganji alors fraîchement diplômé du département de philosophie de l’Université impériale de Tokyo, commence par affirmer dans son ouvrage le caractère universel de la « vérité » (shinri wa fuhenteki nari 真理は普遍的なり) (1895, 1), vérité qui aurait été transmise de différentes manières au cours de l’histoire. Dans le cadre de la philosophie occidentale récente, celle-ci se serait manifestée sous la forme du dogmatisme de René Descartes (dokudansetsu 独断説), de l’empirisme de Francis Bacon (keikensetsu 経験説), de l’idéalisme de George Berkeley (yuishinron 唯心論), du matérialisme de Julien Offray de La Mettrie (yuibutsuron 唯物論), du scepticisme de David Hume (kaigisetsu 懐疑説) et enfin, de la philosophie critique d’Emmanuel Kant (hihyō tetsugaku 批評哲学).

La vérité s’était évidemment aussi manifestée par le biais de Śākyamuni, mais dans le cas du bouddhisme japonais, c’est grâce à l’initiative d’un « grand homme » qu’elle s’était répandue, « grand homme (qui) n’était autre, évidemment, que Shōtoku Taishi » (1895, 3). L’ouvrage de Sonoda se voulait donc une illustration de l’importance du prince en tant que penseur. Bien entendu, ce statut ne pouvait être entaché par la grave accusation de « trahison » du Trône du chrysanthème. Ainsi, dans le même esprit que Murakami, Sonoda consacra lui aussi une partie de son oeuvre à « innocenter » Shōtoku. En octobre 1894, soit environ six mois avant la sortie de Shōtoku Taishi, la revue Bukkyō 仏教 (Bouddhisme) publia en effet une annonce pour le livre qui devait paraître prochainement, suivie d’un article rédigé par Sonoda lui-même et intitulé « La vérité au sujet de Shōtoku Taishi », qui visait précisément à défendre le prince contre les éternelles accusations dont il faisait l’objet (Sonoda 1894). Cette contribution est incluse dans le dernier chapitre du livre de 1895, ce qui donne aux lecteurs l’impression qu’il s'agit en effet de la question la plus « actuelle » en ce qui concerne la représentation de Shōtoku.

Bien qu’ayant poursuivi des objectifs communs avec les travaux antérieurs, Sonoda a aussi souligné le caractère novateur de son travail : s’il est d’accord avec Murakami pour dire que la difficulté d’accéder à des sources appropriées a fait obstacle à la production d’une représentation exacte de Shōtoku, Sonoda se démarque de son collègue plus âgé en remettant en question la confiance accordée au Denryaku en tant que source historique. Selon Sonoda, le Denryaku serait trop peu fiable en tant que texte historique (Shin o oku atawazaru tokoro ari 信を措く能はざる処あり) (1895, 3). Non seulement ce texte comporte des éléments mythiques ajoutés ultérieurement, comme l’histoire de Shōtoku en tant qu’incarnation du patriarche de Tiantai Nanyue Huisi 南嶽慧思 (515-577), mais il fournit qui plus est des informations historiques qui, selon Sonoda, contredisent des sources antérieures plus fiables au sujet, par exemple, des dates de naissance et de décès de Shōtoku. Sonoda recommande donc l’élaboration d’une description du prince qui reposerait essentiellement sur le Nihon shoki, ainsi que sur le tout aussi fiable Teisetsu (1895, 20)[9].

En fait, la proposition de Sonoda était en phase avec les façons d’appréhender, à l’époque, les sources historiques. Bien qu’il se soit spécialisé en philosophie, c’est précisément pendant ses études à l’Université impériale que les recherches historiques ont été institutionnalisées (Satō 2022, 27-28). En fait, c’est en 1887, à la suite de l’embauche de Ludwig Riess (1861-1928), que fut fondé un département d’histoire (où, à ce stade, l’on s’intéresse surtout à l’« Occident »). Ancien élève de Leopold von Ranke (1795-1886), considéré par plusieurs comme le fondateur de l’histoire moderne à base de sources, Riess a lui-même initié toute une génération d’intellectuels japonais aux techniques les plus avancées de l’étude documentaire. Il a ainsi influencé la pensée de nombreux collègues chevronnés, tels que Shigeno Yasutsugu 重野安繹 (1827-1910), Kume Kunitake 久米邦武 (1839-1931) et Hoshino Hisashi 星野恒 (1839-1917), qui fonderait le département de l’histoire nationale (kokushika 国史科) en 1889. Ce sont ces nouvelles techniques qui ont entre autres amené Shigeno, en 1890, à remettre en question la pertinence en tant que source historique de la chronique médiévale Taiheiki (Brownlee 1997, 86-89). Plus indirectement, ces mêmes techniques ont peut-être conduit à la célèbre interprétation rationaliste du shintoïsme publiée par Kume en 1891 et à l’origine de son renvoi de l’Université impériale (Mehl 1993, 341-348).

La critique émise par Sonoda à l’égard du Denryaku en tant que source historique est incontestablement façonnée par ce nouveau type d’analyse. Celle-ci rappelle aussi le travail de Kume à certains égards. Par exemple, dans l’article de 1891 mentionné ci-dessus et intitulé « Le shintô (dérive) d'une ancienne tradition de culte du ciel » (Shintō wa saiten no kozoku 神道は祭天の古俗), Kume tente d’inscrire le Japon dans le cadre plus large de l’histoire religieuse en expliquant le développement de certaines pratiques au sein de l’Asie de l’Est. Tout en soulignant que le shintoïsme a effectivement joué un rôle essentiel dans la constitution du caractère national, Kume estime qu’en plus de « manquer d’écritures religieuses qui encouragent le bien et profitent aux êtres sensibles » (yūzen rishō no kyōten naki 誘善利生の教典なき), le shintoïsme comprenait également certaines « mauvaises coutumes » (hei 弊) qui, à partir d’un certain moment dans l’histoire, ont entravé le développement du Japon (Kume 1991, 464)[10]. Autrement dit, lorsque le shintoïsme ne suffisait plus à faire progresser la société, les Japonais se sont adaptés à leur époque en adoptant des idées étrangères telles que le confucianisme et le bouddhisme. Selon Kume, « ...si nous nous étions appuyés uniquement sur les anciennes coutumes du shintoïsme dépourvues d’écritures au lieu d’adopter les instruments du bouddhisme issus de pays tels que la Chine et la Corée pour guider le peuple [de l’ancien Japon], notre nation tout entière serait encore une nation de barbares ignorants, que rien ne distinguerait des sauvages de Taiwan (Taiwan no seiban to ippan naran no mi 台湾の生蕃と一般ならんのみ) » (1991, 465).

C’est donc le bouddhisme qui, dès son apparition au Japon, fournit les bases de la « Voie de la politique » (seidō no kihon 政道の基本), un processus qui, selon Kume, a pu démarrer grâce à nul autre que Shōtoku Taishi et sa « Constitution en dix-sept articles » (1991, 446)[11]. Sonoda proposera une thèse similaire dans son propre ouvrage : s’il existait bien un certain type de « pensée religieuse » (shūkyō shisō 宗教思想) au Japon précédant la promotion du bouddhisme par Shōtoku, ces idées étaient de « niveau extrêmement inférieur » et constituaient un genre de « pensée religieuse de second ordre », à l’instar du polythéisme en vigueur à l’« âge de la barbarie » (yaban jidai 野蛮時代) (1895, 26). Selon Sonoda, la biographie du prince était en fait l’histoire d’un Japon qui « avait finalement dépassé les frontières de la barbarie pour entrer dans le domaine de la civilisation » (1895, 49). Bien que Sonoda semble prolonger les idées de Kume, cette disposition négative à l’égard du shintoïsme n’est propre à ni l’un ni l’autre. Remontant au moins au début de la période Meiji, celle-ci aurait contribué à l’élaboration du discours sur la « religion » en tant que tel[12]. Sa nouveauté réside toutefois dans la description par ces deux auteurs, de l’oeuvre de Shōtoku comme étant un moment cathartique dans l’histoire japonaise, c’est-à-dire, une étape concrète vers la réalisation de son plein potentiel en tant que nation.

3. Un prince de toutes les situations : Le Shōtoku Taishi de Sakaino Kōyō

Il faudra attendre presque une décennie entière pour voir paraître une autre biographie savante de Shōtoku Taishi. Publiée en mai 1904 par Sakaino Kōyō, prêtre du Jōdo-Shinshū que nous avons évoqué plus haut, la Biographie de Shōtoku Taishi (Shōtoku Taishi den 聖徳太子伝) se rapproche de ce que nous considérons aujourd’hui comme une biographie à proprement parler, bien que son style demeure encore très hagiographique. Son auteur était l’un des principaux disciples de Murakami Senshō et, à l’époque, l’un des principaux défenseurs du mouvement du « nouveau bouddhisme » (Shinbukkyō 新仏教), mouvement qui a redéfini la culture religieuse d’une partie de la jeunesse japonaise du début du XXe siècle[13]. À l’instar de Sonoda, dont l’oeuvre voit le jour vers la fin de la première guerre sino-japonaise (1894-95), Sakaino publie sa biographie du prince pendant une période de conflit importante. Paru en mai 1904, soit seulement trois mois après le début de la guerre russo-japonaise, le texte de Sakaino est sans doute arrivé trop tôt dans le conflit pour en porter des traces perceptibles. Néanmoins, l’auteur semble saisir, tout du moins dans une certaine mesure, le contexte géopolitique plus immédiat qui a conduit au conflit. Sakaino insiste tout au long de cet ouvrage sur les liens historiques entre le Japon et la péninsule coréenne. Alors que les empires russe et japonais s’affrontaient sur la question de leurs ambitions vis-à-vis de la Corée, Sakaino soutient que le Japon a grandement bénéficié des importations culturelles découlant de la soi-disant « soumission des trois royaumes coréens » (sankan seibatsu 三韓征伐) et de la transformation de la péninsule en un « État vassal » (zokkoku 属国). Cependant, il souligne également que les obligations diplomatiques qui en ont résulté sont devenues quelque peu pesantes (Sakaino 1904, 85).

S’il n’est pas surprenant que Sakaino rejoigne les perspectives courantes à son époque en acceptant les événements semi-mythiques de « subjugation » présentés comme des faits avérés dans le Nihon shoki, il poursuit cependant son analyse en détaillant les dynamiques qui ont été par la suite instaurées entre les royaumes de Goguryeo, de Baekje et de Silla. Il montre comment le Japon, à l’époque du prince Shōtoku, a su manoeuvrer habilement dans des circonstances politiques complexes. Selon Sakaino, « bien que le prince, considéré comme un grand admirateur des cultures étrangères, se soit engagé avec ferveur à introduire de prétendues civilisations étrangères au Japon, il s’est abstenu d’adopter une posture de soumission vis-à-vis des trois royaumes coréens et de la Chine et n’a pris aucune mesure susceptible de porter atteinte à la dignité de la nation » (1904, 99).

Alors que l’idée selon laquelle l’assimilation des cultures étrangères était tout à la fois essentielle et risquée pour la nation circulait au moins depuis le début de l’ère Meiji, celle-ci gagna en importance précisément à l’époque de la guerre russo-japonaise. Le portrait de Shōtoku que dresse Sakaino incarne parfaitement cette tendance. Le prince y est tout à la fois présenté comme un parangon de la culture nationale et un interprète habile des cultures étrangères, incarnant à bien des égards le gentleman idéal de la fin de l’ère Meiji. En fait, et il s’agit là de l’une des principales caractéristiques de son oeuvre, Sakaino va jusqu’à affirmer que, dans la mesure où il s’agissait d’une « période de transition [...] où la civilisation étrangère s’ajoutait à la culture japonaise indigène » (1904, 2), le règne de l’impératrice Suiko était comparable à sa propre époque sur de nombreux plans. Comme l’affirme Sakaino :

... Les réformes de Taika [de 645] étaient, dans tous les sens du terme, imprégnées des idées de Shōtoku Taishi. Faisons le parallèle avec l’ère Meiji : la Constitution promulguée dans la 22e année [de cette ère] ressemble aux lois annoncées dans la 2e année de l’ère Taika. Il est possible d’affirmer que l’avancée de notre époque jusqu’à ce point par de grands nobles, tels que Iwakura [Tomomi], Kido [Takayoshi] et Ōkubo [Toshimichi], est, pourrait-on dire, similaire au lancement de la réforme Taika par Shōtoku Taishi

Sakaino 1904, 7-8

Il faut dire que la restauration Meiji n’avait été que la deuxième grande réforme politique du Japon et celle de Shōtoku, la première, bien entendu (1904, 85). En résumé, les projets politiques de Shōtoku, ainsi que son rôle de médiateur culturel, ont permis au Japon d’entrer dans une nouvelle ère, où la conscience de soi était tout aussi essentielle que la compréhension d’autrui. Sakaino établit un parallèle, d’une part, entre l’image de Shōtoku, vêtu d’une tenue bouddhiste et montrant le Śrīmālā et le Soutra du Lotus, et de l’autre, un personnage moderne en redingote qui enseigne la philosophie kantienne. C’est grâce à cette « promotion de la nouvelle culture » (shin bunmei no kosui 新文明の鼓吹) que le Japon parvint à franchir une nouvelle étape (1904, 216-17).

Le Shōtoku Taishi de Sakaino retient également notre attention en raison du rôle qu’il a joué dans la popularisation d’un débat au sujet du prince, débat qui se poursuit encore aujourd’hui et qui continue à façonner les représentations que l’on se fait de lui. Lorsqu’il présente en détail le récit de la naissance de Shōtoku, Sakaino fait naturellement référence au récit du Nihon shoki selon lequel la mère du prince, la princesse Anahobe no Hashihito 穴穂部間人, donne naissance à son fils sans aucune souffrance pendant qu’elle procède à l’inspection du Département des chevaux (uma no tsukasa 馬官). L’événement survient alors qu’elle passe devant l’une des entrées, ce qui l’amène à nommer l’enfant Umayato 厩戸, ce qui signifie « porte de l’écurie ». Sakaino mentionne alors une nouvelle théorie émise par nul autre que Kume Kunitake, selon laquelle le récit de la naissance de Shōtoku pourrait avoir été inspiré par l’histoire de Jésus dans la Bible. Bien que Sakaino n’inclue pas de références appropriées, cet argument avait toutefois été avancé pour la première fois par Kume quelques mois avant la publication du livre de Sakaino, dans un article destiné à la revue généraliste Taiyō 太陽. Dans « La politique extérieure ferme de Shōtoku Taishi », Kume affirme que de nombreux récits concernant le prince, y compris, bien sûr, celui de sa naissance, constituaient « sans aucun doute une reprise du Nouveau Testament chrétien » (masashiku Kirisuto no shin'yakusho o yakinaoshi taru mono 正しく基督の新約書を焼直したるもの) (1904, 161).

Bien que Kume ne fournisse, tout du moins dans cet article, aucune preuve adéquate pour appuyer son affirmation plutôt sensationnelle, il semble malgré tout qu’elle ait eu un impact considérable à l’époque, puisque Sakaino consacre l’équivalent d’une page entière à la réfuter. Sakaino renverse l’argument de Kume et affirme que nous pourrions tout aussi bien supposer que, d’un point de vue historique, les deux histoires se ressemblent parce que c’est le bouddhisme qui a influencé le christianisme et non l’inverse. Selon lui, un certain nombre de récits indiens seraient en effet parvenus en Occident en se déplaçant vers la région du Moyen-Orient où est apparu le christianisme. Selon Sakaino, « les spécialistes affirment même que la célèbre histoire du roi Salomon qui juge deux femmes en train de se disputer un enfant est originaire de l’Inde » (1904, 24). En d’autres termes, les récits Jātaka des naissances antérieures de Śākyamuni pourraient tout aussi bien avoir voyagé vers l’ouest pour influencer les récits sur Jésus, ou vers l’est pour influer sur l’histoire de Shōtoku. Bien qu’il mentionne des « spécialistes », Sakaino, tout comme Kume, n’offre toutefois pas de preuves concrètes pour étayer ses hypothèses (1904, 24-25).

Si l’ouvrage de Sakaino présente des similitudes avec des livres antérieurs, notamment du fait qu’il consacre son cinquième chapitre à la défense du prince contre des allégations de haute trahison, elle s’en distingue en mettant davantage l’accent sur le contexte historique et en présentant Shōtoku comme un pionnier de la modernisation japonaise. La publication fut bien accueillie, puisqu’il semble que les exemplaires se sont bien écoulés et une version enrichie parut deux ans et demi plus tard, grâce au soutien de l’Association Jōgū (Sakaino 1906, 4). Cependant, avant même que ne paraisse cette nouvelle édition, l’Association Jōgū avait déjà fait produire une autre biographie décisive de Shōtoku que nous examinerons ci-dessous.

4. En se rapprochant du « véritable » prince : le Jōgū Taishi jitsuroku de Kume Kunitake

En avril 1905, soit moins d’un an après la publication du Shōtoku Taishi den de Sakaino, Kume Kunitake éditait son désormais célèbre Jōgū Taishi jitsuroku 上宮太子実録 (« La véritable histoire du Prince Jōgū », ci-après Jitsuroku), qui reprend l’un des noms de Shōtoku considéré comme particulièrement juste sur le plan historique[14]. Contrairement à ses prédécesseurs, Kume n’était pas un prêtre bouddhiste ; il avait en fait reçu une véritable formation d’historien. Comme nous l’avons déjà mentionné, son livre a été publié par l’Association Jōgū (Jōgū kyōkai 上宮教会). Fondée en 1897 par un fonctionnaire et entrepreneur du nom de Kawase Hideharu 河瀬秀治 (1840-1928), cette organisation avait pour but de sauver la nation japonaise d’une décadence morale perçue en promouvant les idéaux inscrits dans la constitution de Shōtoku, dont les valeurs, selon le fondateur, s’alignaient parfaitement avec son analogue de l’ère Meiji[15]. Cette insistance sur l’actualité de l’entreprise juridique de Shōtoku apparaît clairement dans l’avant-propos du Jōgū Taishi jitsuroku[16] rédigé par Kawase, dans lequel ce dernier explique, entre autres, comment il en est venu à préférer Kume pour la rédaction d’une biographie du prince. L’oeuvre de Kume faisait fortement écho à la pensée de Kawase ; bien que Kume ait suivi l’opinion dominante selon laquelle la Constitution en dix-sept articles différait fondamentalement de la Charte de Meiji (1905, 182; Klautau 2023), il continua à affirmer avec conviction son apport à l’édification d’une nation morale.

Bien que son article de 1891 ait suscité la colère de certains shintoïstes et lui ait valu une démission forcée de l’Université impériale de Tokyo, il a aussi été accueilli chaleureusement par d’autres collègues et lecteurs (à noter que Kume n’a pas tardé à trouver un nouvel emploi, cette fois-ci dans des institutions privées). Sa représentation du shintoïsme n’est pas entièrement négative car il y insiste précisément sur le fait que le shintoïsme a servi de fondement solide à la nation japonaise, mais qu’après un certain temps, il a fallu y ajouter le bouddhisme et le confucianisme. En plus d’offrir une interprétation moderne de l’idée traditionnelle de « l’unité des trois enseignements » (sankyō itchi 三教一致), les propos positifs de Kume à l’égard du bouddhisme — et de Shōtoku — comme l’incarnation des idéaux plus larges auraient probablement été bien accueillis par certaines personnes, telles que Kawase.

Il convient ici de mentionner que Kume fut l’un des premiers Japonais à faire l’expérience directe de ce que l’on appelle « l’Occident ». Entre 1871 et 1873, alors qu’il était encore un jeune trentenaire, Kume quitta le Japon avec un groupe de plus d’une centaine de ses compatriotes pour un séjour d’études en Europe et en Amérique du Nord, connu sous le nom de la « mission Iwakura ». Selon des travaux antérieurs, cette expérience à l’étranger aurait convaincu Kume que le fait de posséder une « religion » constituait une étape nécessaire pour atteindre la « civilisation ». Cependant, comme nous l’avons mentionné plus haut, le shintoïsme ne correspondait pas au discours sur la « religion » qu’il avait rencontré, car, contrairement au bouddhisme, entre autres, il ne possédait pas de doctrine distincte pouvant contribuer au développement d’une forme plus raffinée de moralité nationale. Comme nous l’avons déjà expliqué de manière détaillée, son article de 1891 se montre tout à fait clair à cet égard. En fait, même à ce stade précoce, Kume va bien plus loin en affirmant que le judaïsme et le christianisme pourraient être issus de formes de bouddhisme indien qui se seraient déplacées vers l’Ouest (Kume 1991, 448).

Dans ce contexte, le christianisme européen n’était pas nécessairement considéré comme supérieur au bouddhisme japonais, puisque tous deux avaient des racines communes. Cette notion est en fait plus proche de l’hypothèse présentée par Sakaino dans sa biographie de Shōtoku Taishi de 1904 qui, comme nous l’avons vu plus haut, visait à offrir une perspective différente de celle présentée par Kume dans un autre article publié quelques mois auparavant. En outre, dans son ouvrage de 1905, Kume approfondit ses théories sur les interactions entre le bouddhisme et le christianisme, bien qu’il présente un point de vue qui diverge de celui qu’il avait adopté quatorze ans plus tôt. Kume soutient que les récits de naissance de Shōtoku que l’on retrouve dans des sources anciennes comme le Nihon shoki et le Teisetsu, ainsi que sa représentation ultérieure en tant que manifestation du bodhisattva Avalokitêśvara (Kuse Kannon 救世観音), ont été plus directement influencés par les « religions occidentales » — et peut-être plus particulièrement par le mouvement catholique schismatique associé au « nestorianisme » (Keikyō 景教) — qui se sont répandues vers l’est et ont pris de l’importance en Chine entre le VIIe et le VIIIe siècle. Selon Kume, il était normal de croire (ayashimazaru beshi 怪まざるべし) que les Japonais qui avaient étudié dans la Chine des Tang auraient côtoyé les enseignements du catholicisme romain, tout comme ce n’était pas un argument forcé (gōin no setsu 強引の説) que d’imaginer que ces mêmes personnes soient retournées au Japon et que, marquées par ce qu’elles avaient rencontré sur le continent, elles aient intégré ces éléments aux récits concernant le prince (1905, 22-24).

L’hypothèse d’une rencontre entre le bouddhisme et le christianisme est peut-être l’un des aspects les plus déterminants du Jitsuroku de Kume. L’idée que le christianisme ait pu être influencé par le bouddhisme avait fait son chemin dans l’Europe du XIXe siècle pour atteindre le Japon dans les années 1890, mais le fait de proposer l’hypothèse que des personnes vivant à l’époque d’Asuka ou de Nara aient pu avoir un contact direct avec le christianisme offre une touche de réalisme qui faisait précédemment défaut. Il convient de noter que malgré le manque de sources supplémentaires pour appuyer cette hypothèse, celle-ci a donné lieu à la création de récits périphériques beaucoup plus détaillés qui continuent encore de nos jours à façonner la culture (populaire) japonaise (Klautau 2024a).

Comme en témoigne déjà son article de 1904 pour la revue Taiyō, ainsi que ses travaux ultérieurs, la description que fait Kume des conflits entre l’ancien royaume coréen de Silla et l’État prétendument pro-japonais d’Imna est également fortement influencée par l’invasion russe de la Mandchourie (Shinkawa 2007, 190 ; Suzuki 2009, 432). Il est cependant assez surprenant de constater que les mentions du Jitsuroku faites pendant l’après-guerre mettent surtout l’accent sur la nature prétendument empirique de ce texte[17]. Cette perspective n’est d’ailleurs pas sans fondement. Immédiatement après sa brève introduction à l’ouvrage, Kume s’attache à classer les sources historiques permettant d’étudier Shōtoku Taishi en trois catégories : a) fiables (kakujitsu 確実), catégorie qui englobe principalement les inscriptions sur les statues bouddhistes trouvées dans les temples associés à Taishi, ainsi que la Constitution en dix-sept articles ; b) semi-fiables (hankakujitsu 半確実), précédemment considérées comme les sources les plus crédibles, notamment le Teisetsu et le Nihon shoki et c) non fiables (fukakujitsu 不確実), comprenant le Denryaku et le Fusō ryakki 扶桑略記 de la période Heian, entre autres (1905, chogen 緒言).

Bien qu’importante étant donné qu’elle permet d’acquérir une vision plus globale des sources liées à Shōtoku, cette catégorisation ne s’avère évidemment pas irréprochable. Quel est en effet le fondement « empirique » qui permet de considérer la Constitution en dix-sept articles comme « fiable » alors que le Nihon shoki, l’ouvrage dans lequel figure la constitution au départ, est considéré comme moins fiable ? Par ailleurs, comme nous avons pu le montrer tout au long de cet article, le travail de Kume n’est pas entièrement inédit en ce qui concerne la remise en question des sources historiques pour l’étude de Shōtoku. Bien au contraire, ce travail s’inscrit dans un discours qui, à ce moment-là, évoluait depuis au moins une dizaine d’années. Il se peut que sa formation d’historien (et non de philosophe, par exemple), de même que son éloignement de l’institution bouddhiste lui aient conféré une apparence d’objectivité que ses collègues ne partageaient pas. Quoi qu’il en soit, son ouvrage connut un rayonnement qui alla bien au-delà de ce qui était prévu à l’origine, puisqu’il fut réédité, revu et augmenté en 1919, cette fois avec pour titre Shōtoku Taishi jitsuroku. L’abandon d’un terme plus « impartial », à savoir Jōgū, au profit de « Shōtoku » était un signe des temps en soi, mais il s’agit là d’une histoire que nous explorerons à une autre occasion.

Conclusion

Comme nous l’avons vu plus haut, la figure de Shōtoku Taishi a subi une transformation historiographique significative au cours de la période Meiji qui illustre la négociation qu’opéra le Japon entre la tradition et la modernité. Des auteurs tels que Murakami Senshō, Sonoda Shūe, Sakaino Kōyō et Kume Kunitake ont joué un rôle essentiel dans la réévaluation de l’héritage de Shōtoku dans le cadre des disciplines universitaires émergentes et à l’aune des méthodologies occidentales.

Les travaux que Murakami a menés sur l’historiographie bouddhiste présentent Shōtoku comme le pilier du bouddhisme japonais, en alliant la révérence traditionnelle aux exigences de rigueur sur le plan historique. De même, l’insistance de Sonoda sur la fiabilité des sources et l’examen critique marque un tournant vers l’historiographie empirique qui privilégie l’histoire par rapport au mythe. En outre, la représentation par Sakaino de Shōtoku en tant que médiateur culturel témoigne de la complexité de l’engagement du Japon en Asie, en dépeignant le prince comme une figure capable de mener le Japon vers le délicat équilibre entre la préservation de la dignité nationale et l’absorption des civilisations extérieures. Enfin, la tentative de Kume Kunitake de fournir un compte rendu « véritable » des contributions de Shōtoku illustre de nouveau la tension entre authenticité historique et nationalisme. Son travail a su négocier la frontière ténue entre l’objectivité scientifique et les impératifs idéologiques de l’époque, et mérite à ce titre une place dans la mémoire historiographique en tant qu’étude savante par excellence de la vie du prince.

Ce n’est pas une coïncidence si les trois premiers universitaires qui se sont intéressés à Shōtoku Taishi dans un cadre académique moderne étaient tous des prêtres du Jōdo-Shinshū. Il est probable que leur intérêt initial pour le prince ait été motivé par le rôle important qu’il jouait dans les enseignements de Shinran 親鸞 (1173-1263)[18]. Bien qu’il n’ait pas été lui-même bouddhiste, Kume avait toutefois ses propres préoccupations « religieuses » qui ont déjà été abordées dans d’autres travaux[19]. En tout cas, à l’exception peut-être de l’ouvrage de Kume, les oeuvres mentionnées ci-dessus sont largement tombées dans l’oubli aujourd’hui, en dépit du rôle qu’elles ont joué dans l’élaboration de la représentation moderne de Shōtoku. Leur insistance sur l’actualité de la Constitution en dix-sept articles de Shōtoku Taishi fut reprise au cours des périodes Taisho et Showa par les générations suivantes pour lesquelles ce texte constituait l’une des expressions les plus raffinées du Kokutai 国体 japonais. Même au XXIe siècle, on retrouve dans le discours de nombreux politiciens japonais conservateurs un Shōtoku Taishi qui se rapproche de l’interprétation de Kume et il est probable qu’il en sera encore ainsi pendant de nombreuses décennies. Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, le prince demeure une figure importante qui façonne et influence la mémoire collective et l’auto-perception culturelle du Japon contemporain[20].