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Dans ce numéro de RELIER sont proposés des travaux de pointe sur les religions japonaises modernes et contemporaines réalisés par une équipe d'experts internationaux basés au Japon, en Angleterre, en Nouvelle-Zélande, aux Etats-Unis et au Canada. La très grande majorité des études portant sur les religions japonaises modernes est produite en langue japonaise et accessoirement en anglais. Les contributeur.trice.s et moi-même avons donc accueilli favorablement l’occasion de publier nos travaux en français dans RELIER, y voyant là une chance d'atteindre un public international plus vaste et d'élargir le lectorat des travaux sur les religions japonaises.
Les articles présentés ici font appel à des approches issues de l'histoire intellectuelle, du travail de terrain anthropologique et de la sociologie de la religion. Malgré la diversité des méthodes utilisées, plusieurs caractéristiques relient tout de même ces articles entre eux. Ils contiennent les résultats de recherches originales menées sur des questions majeures et actuelles qui concernent le domaine de l'étude des religions. Bref, dans ces articles sont abordées des questions qui s'inscrivent dans le cadre de la sécularisation. Ils partagent également une approche pragmatique de l'étude du religieux. Plutôt que de se lancer dans une théorisation abstraite ou une spéculation, ces travaux portent sur des sujets concrets qui intéressent un vaste public. Enfin, les auteur.e.s réuni.e.s dans ce numéro sont tous/toutes profondément engagé.e.s dans l'étude des sources japonaises (primaires et secondaires) ainsi que dans les réseaux de production de connaissances au Japon. Dans cette brève introduction, je ferai la synthèse de ce que j'estime être les principaux thèmes qui donnent sa cohérence à cet ensemble d'articles.
Tout d'abord, les articles figurant dans ce numéro traitent de l'intersection entre la religion et d'autres domaines de la vie sociale moderne, à savoir la politique, l'économie, la médecine, le monde universitaire, la culture populaire et la protection sociale. Dans les deux premiers est abordée la question de la politique. Dans son article, Mark Mullins analyse l'impact de l'assassinat de l'ancien Premier ministre Abe Shinzō survenu au cours de l'été 2022 en situant cet évènement dans le contexte plus large des relations entre la religion et l'État au Japon. Comme le note Mullins, cet assassinat est intervenu dans le cadre d'un complot revêtant la forme d’une vengeance à l'encontre d'une religion controversée ayant des liens politiques avec Abe. Quant à l'article d'Helen Hardacre, il porte sur l'économie politique. Hardacre y examine la relation entre l'évolution des normes en matière de genre et le déclin économique du Japon post-bulle en raison du fait que ces facteurs sont liés aux problèmes de recrutement et de rétention auxquels sont confrontés les nouveaux mouvements religieux. Passant au domaine médical, Timothy Benedict s'appuie sur ses recherches réalisées auprès d'infirmières en milieux de soins palliatifs pour souligner les ambiguïtés et les défis qui entourent la prestation de soins spirituels aux personnes mourantes qui ne revendiquent aucune identité religieuse et sont peu enclines à demander un soutien quelconque. Orion Klautau se tourne pour sa part vers le monde universitaire afin d’étudier le développement de l'historiographie bouddhiste et son contexte politique à l'ère Meiji (1868-1912). Il examine dans son article les efforts déployés pour rédiger la biographie de l'une des figures fondatrices les plus légendaires du bouddhisme japonais, le prince Shōtoku, et montre en quoi les normes académiques modernes d'objectivité ainsi que les sentiments nationalistes ont influé sur la production de la mémoire culturelle. Dans son article, Ian Reader s'éloigne du monde universitaire pour se tourner vers le domaine de la culture populaire, en se penchant quant à lui sur les liens entre les pèlerinages traditionnels et les pratiques touristiques inspirées des dessins animés et des mangas, ainsi que sur les diverses interprétations savantes de ces phénomènes interdépendants. Il s’intéresse également au rôle du déclin de l'intérêt pour les sites religieux traditionnels dans la promotion de nouvelles formes de pèlerinage liées à la culture populaire. Enfin, mon propre article (Lyons) découle de l'explosion récente des préoccupations concernant le bien-être des enfants dans les nouveaux mouvements religieux au Japon. Dans cet article est analysée la place des enfants au sein d'Aum Shinrikyō et celle des enfants d'Aum dans la société après l'attentat au gaz sarin perpétré par ce groupe en 1995. En résumé, dans tous les articles contenus dans ce numéro la religion est traitée comme une composante de la vie sociale dans divers secteurs.
Deuxièmement, ces articles sont reliés par le fait qu’y est abordé le thème de la sécularisation au Japon. Ainsi, bien que les auteur.e.s identifient les liens existant entre la religion et divers domaines de la vie sociale, ils et elles soulignent également la présence d'une certaine forme de déclin dans tous ces secteurs. La sécularisation, en ce sens, peut être comprise comme un affaiblissement du prestige, de la puissance financière, des effectifs, de l'autorité doctrinale et de la légitimité perçue des organisations religieuses. Cette dimension de la sécularisation implique également l'atténuation de l'influence des enseignements religieux traditionnels sur les croyances et les pratiques populaires. Les articles de Hardacre (portant sur les nouveaux mouvements religieux) et de Reader (sur les pèlerinages) mettent en évidence une tendance incontestable à la diminution des perspectives financières et des taux de participation qui constituent les principales forces agissant sur la religion dans le Japon d'aujourd'hui. Mullins traite de la résistance politique à la sécularisation de la part de diverses puissances de la droite japonaise, mais il constate également l'éclatement de cette coalition à la suite de l'assassinat d'Abe. Benedict s'interroge sur la manière dont les infirmières en soins palliatifs peuvent fournir des soins spirituels dans un contexte où la majorité du personnel soignant et des patient.e.s s'identifient comme non religieux.ses. Dans l'article de Lyons le cas d'Aum est traité comme un événement marquant qui a exacerbé l'antipathie du public à l'égard des nouveaux mouvements religieux et de leurs membres. Enfin, l'article de Klautau fait pour sa part remonter à une époque antérieure la tendance actuelle à la sécularisation du Japon. Cet auteur attire notre attention sur l'ère Meiji pour montrer comment l'hagiographie traditionnelle du prince Shōtoku a été reformulée afin de répondre à des exigences concurrentes, à savoir une injonction à l’objectivité académique, d'une part, et les convenances idéologiques du projet nationaliste, de l’autre. Le travail de Klautau renforce ainsi l'idée selon laquelle l'avènement du paradigme scientifique moderne et la volonté de l'État d'inculquer au public des sentiments nationalistes et unificateurs ont forcément sapé l'autorité des organisations religieuses, dont les doctrines se sont retrouvées reléguées à la sphère privée. La sécularisation au Japon constitue donc le thème central de ce numéro de RELIER.
Troisièmement, les articles inclus dans ce numéro sont fondamentalement guidés par une orientation pragmatique vis-à-vis de l'étude du religieux. Le mot japonais pour religion est shūkyō, un néologisme qui est apparu sous sa forme moderne et reconnue au Japon au XIXe siècle, à la suite de négociations politiques complexes impliquant les sphères diplomatiques, juridiques, académiques et populaires. Néanmoins, l'ambiguïté conceptuelle, l'histoire politique mouvementée et les frontières nébuleuses de la religion ne changent en rien le fait que les interprétations juridiques, académiques et vernaculaires de la religion dans le Japon contemporain associent largement ce concept à une sphère distincte de la vie sociale qui se caractérise par une liste de caractéristiques bien connues (présentées ci-dessous). Les auteur.e.s figurant dans ce numéro sont conscient.e.s du caractère construit et contingent de ce que j'appellerai ici « la sphère religieuse » telle qu'elle existe aujourd'hui au Japon. En même temps, c'est sur cette sphère religieuse et ses caractéristiques que se penche la présente série d'articles, car (pour utiliser une métaphore), c'est là que se déroule l'action. Voilà l'essentiel du pragmatisme qui sous-tend les articles de ce numéro de RELIER.
Quelles sont donc les caractéristiques de la sphère religieuse dans le Japon contemporain? Juridiquement, la sphère religieuse fait partie du domaine privé des croyances et des associations volontaires protégées par la Constitution. Cependant, les instances politiques, les façonneurs de l'opinion publique et la population dans son ensemble s'attendent fortement à ce que les groupes et les activités religieux contribuent au bien public d'une manière qui soit largement acceptée par la société. La majorité des grandes organisations religieuses japonaises adhèrent avec enthousiasme à cet objectif prosocial (et sans doute étatiste). Contentons-nous de dire qu'il existe une tension entre le principe de la liberté religieuse inscrit dans la Constitution japonaise de 1947 et une tradition bien plus ancienne de collaboration entre le domaine de la religion et l'État. Au Japon, la religion est une affaire privée, mais pratiquement tout le monde attend des organisations religieuses qu'elles contribuent à l'intérêt collectif et généralement qu'elles le fassent selon des modalités définies par les autorités politiques. Cette tension fondamentale structure les relations entre la religion et l'État dans le Japon contemporain.
La sphère religieuse est évidemment le domaine dans lequel les groupes religieux mènent leurs activités. Sur la base de critères traditionnels hérités de l'avant-guerre, l’actuel gouvernement japonais classe les groupes religieux en quatre catégories principales : le bouddhisme, le shintoïsme, le christianisme et les autres. Cette dernière catégorie comprend plusieurs nouveaux mouvements religieux bien connus, fondés les uns au Japon et les autres ailleurs, ainsi que des religions minoritaires principalement associées aux communautés immigrantes (tel est le cas de l'islam, par exemple). Les groupes religieux ne sont pas contraints par la loi de s'enregistrer auprès du gouvernement, mais ceux possédant le statut d'organisations religieuses légalement reconnues (shūkyō hōjin) bénéficient de certains avantages fiscaux. Selon l'Agence des affaires culturelles du gouvernement japonais, à la fin de l'année 2022, le Japon comptait environ 180 000 organisations religieuses légalement enregistrées. La plupart de ces « corporations religieuses » (pour utiliser une autre traduction) sont de petits groupes de la taille des sanctuaires et des temples locaux.
La sphère religieuse comprend évidemment les organisations religieuses légalement reconnues, mais les limites de cette sphère sont floues, en partie parce que les grandes organisations religieuses (celles qui comptent environ 100 000 membres ou plus) sont souvent au coeur de réseaux d'autres organisations du secteur privé, dont certaines sont officiellement laïques (non religieuses). Par exemple, les religions sont liées non seulement aux entreprises privées, mais aussi aux partis politiques, aux groupes de pression, aux organisations caritatives, aux ONG, aux universités privées, aux hôpitaux et aux organisations de protection sociale. La sphère religieuse englobe donc un secteur d'emploi distinct, mais elle recoupe également d'autres sphères de la vie sociale, que ce soit l'économie, la politique, ou d'autres domaines.
La forme emblématique de l'emploi dans la sphère religieuse est la vocation religieuse. Traditionnellement et idéalement, être prêtre dans un temple bouddhiste, c'est être employé à temps plein au sein d'une organisation religieuse. (Les prêtres bouddhistes plaisantent parfois en affirmant qu'ils ont un emploi de « col noir », en référence à la couleur de leurs vêtements). Il en est de même pour les ministres chrétiens et le clergé d'autres organisations religieuses. En réalité, un nombre croissant de prêtres doivent travailler à l'extérieur pour joindre les deux bouts. La vocation religieuse revêt donc des formes diverses en fonction des impératifs économiques et autres. Outre les prêtres bouddhistes travaillant à plein temps dans les temples et les prêtres shintoïstes vaquant à plein temps dans les sanctuaires, il existe également des prêtres universitaires employés dans des universités religieuses, d’autres qui travaillent comme aumôniers dans les hôpitaux et les hospices et des prêtres à temps partiel employés dans d'autres secteurs de la société qui n’ont pas de rapport avec la religion. Les organisations religieuses et leurs filiales emploient également des personnes qui n'ont pas de vocation religieuse à proprement parler. Tel est le cas, par exemple, des travailleurs et travailleuses sociales employés dans un orphelinat géré comme une « organisation de protection sociale » (shakai fukushi hōjin) qui relève d'une organisation religieuse.
Les organisations religieuses dépendent de divers acteurs, notamment des employés, mais aussi des membres. Ces parties prenantes affichent différents degrés d'engagement envers les organisations religieuses auxquelles elles participent. Par exemple, une personne laïque qui est officiellement paroissienne d'un temple bouddhiste ne se rendra au temple que pour assister aux funérailles d'un membre de sa famille. En revanche, un prêtre bouddhiste est, en principe, plus profondément impliqué dans la religion. Tel est le cas dans la plupart des temples bouddhistes où la fonction de prêtre est généralement transmise d'un père à son fils aîné. Ce modèle héréditaire s'applique également aux prêtres des sanctuaires shintoïstes. Les niveaux d'implication varient donc d'un acteur à l'autre au sein des organisations religieuses, et les attentes concernant le degré normatif d'implication changent selon les groupes. De manière générale, cependant, un niveau élevé d'implication au sein d’une communauté religieuse suppose la participation à une sorte de réseau de parenté, avec tous les avantages sociaux et les obligations qui en découlent. Certains des niveaux d'implication les plus intenses pour les membres laïcs d'organisations religieuses apparaissent non dans les temples bouddhistes ni les sanctuaires shintoïstes, mais dans les nouveaux mouvements religieux qui mettent l'accent sur la participation active et soutenue de leurs membres aux activités religieuses. Ces groupes brouillent parfois la frontière entre le clergé et les membres ordinaires, situation qui accroît, en quelque sorte, les enjeux de l'implication. Par exemple, la tendance à l'endogamie dans certains groupes religieux et la pratique du mariage arrangé dans d'autres y atteignent un niveau beaucoup plus élevé qu’au sein de l’ensemble de la population.
En dehors du clergé, la sphère religieuse est une zone d'associations volontaires ainsi que d'activités individuelles et collectives auxquelles les personnes laïques peuvent se consacrer pendant leur temps libre et généralement à leurs propres frais. Nous entrons ici dans une zone grise, car les avis divergent au sujet de ce qui constitue une activité religieuse en dehors des organisations religieuses légalement reconnues. Néanmoins, une liste partielle des activités considérées comme étant de nature religieuse dans le Japon contemporain comprend : les réunions régulières de culte, les funérailles et autres rites mortuaires (mais pas nécessairement les rituels de naissance et de mariage), le prosélytisme, la conversion, le lobbying pour une cause politique basée sur des motifs religieux autoproclamés (ou la collecte de fonds pour des raisons similaires), les pratiques de méditation, les études doctrinales, la participation à des groupes d'étude axés sur les textes sacrés ou les écrits des leaders religieux, la vente et l'achat de porte-bonheur et les pèlerinages sur des sites sacrés. Depuis quelques années, la société japonaise connaît également des fluctuations de l'intérêt populaire envers la production et la consommation de biens et de services commercialisés en relation avec la spiritualité, mais qui ne sont généralement pas pour autant liés à un groupe religieux organisé. Certains modes d'activité religieuse impliquent la participation à une association volontaire orientée vers un objectif collectif, tandis que d'autres impliquent quant à eux des activités plus individuelles, voire solitaires. Ainsi, la sphère religieuse englobe des activités qui relèvent aussi bien des domaines des loisirs, que de la consommation capitaliste ou de l'activisme politique.
Enfin, la société japonaise contemporaine est très préoccupée par les problèmes sociaux liés aux organisations religieuses controversées. Que ce soit à juste titre ou non, ces problèmes sont considérés comme des produits de la sphère religieuse. Pour citer l'exemple le plus récent, les problèmes sociaux liés à la religion ont constamment fait la une des journaux depuis l'assassinat stupéfiant de l'ancien Premier ministre Abe Shinzō lors d'un rassemblement électoral au cours de l'été 2022. Cet assassinat était lié à un complot basé sur la vengeance perpétrée par le fils contrarié d'une femme membre d'un nouveau mouvement religieux controversé. Bref, l'assassin prétendait que sa mère avait donné tellement d'argent à une organisation religieuse qu'elle avait « ruiné sa vie ». L'assassinat d'Abe a déclenché une surprenante vague de sympathie populaire à l'égard de l'assassin et catalysé un débat public autour de la place des religions dans la société. L'anxiété du public vis-à-vis de la religion avait atteint un pic similaire après une série de crimes perpétrés par Aum Shinrikyō dans les années 1990. Aujourd'hui, une fois de plus, la sphère publique japonaise est inondée de questions portant sur le juste équilibre entre la liberté religieuse et la sécurité publique. Conformément à la longue tradition caractérisant les relations entre la religion et l'État au Japon, les organisations religieuses sont soumises à une pression croissante pour faire la preuve de leur contribution au bien public.
Le bref aperçu proposé ci-dessus donne une idée des contours de la sphère religieuse dans le Japon contemporain. Les articles que nous vous proposons ici traitent de cette sphère et de ses liens avec d'autres domaines de la vie sociale. C'est en faisant porter notre attention sur les activités, les institutions, les expressions et les expériences liées à la religion que nous pouvons améliorer notre compréhension de la condition humaine, ce qui est l'objectif de la recherche en sciences humaines. Dans cet esprit, je me réjouis de présenter aux lecteurs et lectrices ce numéro de RELIER consacré à la religion dans le Japon moderne et contemporain.
Enfin, je tiens à remercier chacun.e des auteur.e.s pour leur contribution, ainsi que Katrina Kardash pour s’être engagée à traduire ces articles pour nous. En outre, je note que toutes les traductions du japonais ont été réalisées par les auteurs. Je note également que nous avons utilisé le système de romanisation Hepburn modifié pour les termes japonais, car il s'agit de celui le plus connu au Japon dans le domaine des études japonaises. Les macrons sont donc utilisés pour les voyelles longues, comme dans shūkyō.