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Introduction

L’importance du pain et du vin dans l’eucharistie, outre son enracinement dans l’institution même de ce sacrement, tient notamment au fait que c’est à travers ces aliments que l’eucharistie participe du quotidien des hommes et des femmes. Et de fait, ces aliments expriment ou devraient exprimer leur travail, leurs conditions socio-économiques et culturelles et même leur avenir. Il importe donc qu’ils s’y reconnaissent. Ceci est d’autant plus pertinent que l’eucharistie se célèbre mieux lorsque son langage exprime les aspirations de ceux qui y participent.

Il y a ainsi lieu de se demander dans quelle mesure une représentation différente du pain ou une définition plus large de la notion qui l’exprime influencerait la compréhension de l’eucharistie et quel impact cela pourrait avoir sur la manière dont elle est célébrée et vécue. Cette question pose par le fait même le problème de l’universalité de l’eucharistie. Si on ne peut, en effet, remettre en cause l’universalité de l’Église qui se constitue et s’édifie autour de de l’eucharistie, doit-on pour autant admettre l’universalité du pain et du vin dans leur univocité actuelle ? En d’autres termes, une réflexion critique sur la notion de pain en Afrique, par exemple, remet-elle en cause l’universalité de l’eucharistie ?

Le fait que les dynamiques socio-culturelles de l’Afrique sont en permanente mutation permet de constater que le problème d’une appropriation de la matière eucharistique demeure. L’enjeu est aussi ici le vécu d’une réalité qui rejoint les préoccupations des peuples et des communautés chrétiennes disséminées à travers le monde. Et ce n’est ni une certaine anathématisation des approches particulières de la matière eucharistique, ni même un simple rappel des principes, comme on l’observe bien souvent dans l’Église, qui peuvent constituer une solution au problème puisqu’ils n’ont d’ailleurs pas suffi jusqu’ici à clore le débat.

Étant donné l’actualité des discours sur les interactions permanentes entre l’universel et le particulier renforcés par un contexte de mondialisation, une réflexion sur la matière eucharistique liée à ces interactions est donc opportune. Toutefois, il s’agit de montrer dans la présente étude que c’est à travers une redécouverte de la notion de pain, se définissant comme l’aliment ordinaire que chaque peuple se donne, qu’une inculturation de la matière eucharistique correspondant à des situations données de l’expérience humaine, peut être envisagée pour dépasser un débat clivant sur la question. L’actualité de ce débat est par ailleurs légitimée par l’urgence renouvelée de soustraire les Églises d’Afrique d’une dépendance structurelle de l’Occident, dépendance qui leur est préjudiciable aussi bien sur le plan économique, culturel, qu’identitaire.

1. Pertinence d’une réflexion actuelle sur le pain eucharistique en Afrique

Une réflexion sur la matière eucharistique et notamment sur le pain n’est pas nouvelle. En effet, depuis la fin du deuxième concile du Vatican et à la suite de nombreuses rencontres d’intellectuels africains sur le devenir de la religion chrétienne, comme le Deuxième Congrès des Écrivains et Artistes Noirs tenu à Rome en 1959, le débat sur la matière eucharistique s’est ouvert. Il a d’ailleurs connu un tournant important avec les travaux de théologiens comme Wauthier de Mahieu, René Luneau, Anselme Sanon, Jean-Marc Ela, Laurent Mpongo, etc. (Vermander 2021 ; Konan 2016). C’est à René Jaouen qu’il faut peut-être reconnaître la position la plus audacieuse ici, avec sa proposition de célébrer l’eucharistie avec du pain de mil (Jaouen 1995).

Toutefois, depuis près de quatre décennies, le débat sur la matière eucharistique n’est plus aussi vivant. Il semble d’ailleurs s’être considérablement étiolé, même si au début du XXIe siècle, Roger Gaïse faisait remarquer que « nombre de chercheurs aussi bien Africains qu’Européens ne cessent de revenir sur la problématique » (Gaïse 2001, 8). Et de fait, des recherches pertinentes sur la matière eucharistique menées au cours de cette dernière décennie ne mettent en exergue que peu de travaux, comme témoignent l’article de Benoît Vermander publié en 2021 ainsi que la thèse de doctorat de Colbert Kouadio Konan soutenue en 2016 à l’université de Strasbourg. Ces contributions s’intéressent, pour l’une, à la transformation des rituels céréaliers dans différents contextes, y compris le christianisme - sans toutefois évoquer pour l’eucharistie la nécessité d’une transformation qui tiendrait compte des réalités endogènes où qu’on soit - et pour l’autre, à la situation de l’eucharistie en Afrique en étroite relation avec les défis de ses peuples, entre autres le défi de la faim (Konan 2016, 21-23). Ces défis sont définis en lien avec d’autres dynamiques qui se rapportent à la mondialisation et à ses dérives observées sur le plan économique, social et écologique.

Il convient de saluer ici cette orientation. En effet, ce sont ces dynamiques favorisant un développement préférentiel de nouvelles problématiques dans la théologie africaine, telles que les questions écologiques, l’autonomie financière des églises ou encore les questions d’ordre sécuritaire et de développement, qui rendent pertinente une réflexion actuelle sur le pain eucharistique qui reste un aliment à base de blé. À l’heure où la sauvegarde de la planète constitue un enjeu important, doit-on continuer d’importer le blé du Canada au Mozambique, de Russie au Kenya ou d’Ukraine au Cameroun, favorisant ainsi une agriculture intensive dans ces pays producteurs avec des conséquences bien connues sur l’environnement et la santé humaine ? À l’heure où l’autonomie financière des églises d’Afrique s’énonce comme une urgence, doit-on continuer d’encourager la fuite des capitaux avec des importations de blé, promouvant ainsi le développement des économies d’ailleurs ? À l’heure où la faim est devenue un enjeu important en Afrique, doit-on continuer de définir exclusivement le pain eucharistique et même le pain en général comme une dérivée du blé, produit dont l’importation est aujourd’hui assujettie à des crises exogènes comme la guerre en Ukraine, et en même temps comme une réalité essentielle à la survie des populations africaines (Vedie 2022, 6) ?

Toutes ces interrogations suggèrent que la question du pain eucharistique se situe bien aussi au coeur des problématiques de l’heure de la théologie africaine. De ce fait, une réflexion actuelle sur la matière eucharistique dans le but de remettre en cause l’univocité de sa définition est opportune. C'est donc à tort que l’on tend à séparer la problématique du pain eucharistique et les enjeux sociaux et environnementaux en Afrique, puisque « notre conscience écologique se nourrit de l’eucharistie » (Stenger 2018, 462). Ainsi, le délaissement par beaucoup du débat sur l’eucharistie pour n’embrasser que des problématiques dites nouvelles constitue en fait une sorte de fuite en avant. Il devrait aussi s’agir de résoudre le problème de la matière eucharistique en Afrique, avec des arguments justement puisés à ces problématiques.

Une réflexion sur le pain eucharistique constitue aussi une contribution au débat sur la question identitaire qui apparaît encore comme un écueil pour les Églises d’Afrique. Il importe de ce fait que la théologie en Afrique s’y intéresse en traitant de la matière eucharistique. On ne peut en effet fondamentalement remettre en cause aujourd’hui le constat que faisait déjà la Société Africaine de Culture (SAC) dans les années 70, selon lequel le chrétien africain ne peut rendre compte de sa situation sans se donner des références qui ne lui appartiennent pas (SAC 1977, 11).

Si l’eucharistie demeure au coeur de l’engagement pour des sociétés humaines plus justes s’exprimant dans la lutte contre la pauvreté, l’exploitation des hommes et des femmes, ainsi que les multiples atteintes à l’intégrité de la création, il y a lieu de souligner que le débat sur la matière eucharistique demeure fondamental. Il exprime en effet les références à partir desquelles un engagement authentique est possible ; par conséquent, ces références ne peuvent être exogènes. Cette réflexion s’inscrit donc aussi dans les prolégomènes aux « nouvelles » problématiques du discours théologique en Afrique.

2. Approche critique de la notion de pain

Le pain est surtout connu comme un aliment à base de céréales. Les céréales panifiables offrent toutefois des variétés de pain d’inégales considérations, sur la base de leurs valeurs nutritives, commerciales et sociales. Ainsi, le pain de blé n’est pas regardé de la même façon que le pain d’orge. Il en va de même du pain d’épeautre par rapport au pain de seigle ou d’avoine. Pour ce qui est du pain de blé qui est aussi le plus consommé des pains à base de céréales, sa répartition actuelle dans certains espaces géographiques, comme l’Afrique subsaharienne, serait principalement due à l’expansion européenne : « La consommation du pain est un phénomène relativement récent en Afrique noire. C’est l’exemple typique d’un besoin artificiel créé par la présence coloniale » (Boutrais 1982, 51).

En dépit d’une référence préférentielle aux céréales, le pain devient aussi et de plus en plus un aliment qui se décline à l’aune d’autres d’aliments. En effet, avec l’avènement de nombreux régimes alimentaires ou de modes de vie plus révolutionnaires les uns que les autres, la préparation du pain change. Dans le cadre par exemple du mode de vie cétogène, qui a déjà fait l’objet de beaucoup d’études et qui est présenté comme l’un des plus sains, avec des vertus thérapeutiques (François et al. 2003 ; Charlot et al. 2020), l’on prépare du pain à base de farine d’amande, de farine de lin et de farine de coco. En Afrique subsaharienne, il existe depuis quelques décennies déjà dans de nombreux pays comme le Cameroun ou le Bénin, des initiatives s’inscrivant dans la panification à partir des farines de tubercules comme le manioc ou la patate douce (Yaou Bokossa et al. 2012). Ainsi, le pain ne se réduit plus à un aliment à base de céréales bien déterminées. Cette volonté manifeste de s’approprier le pain en l’adaptant à des réalités locales illustre par ailleurs l’importance accordée à cet aliment dans des espaces géographiques et culturels variés. Elle témoigne également de la fonction sociale du pain qui s’évalue dans sa capacité à structurer les rapports entre individus et entre groupes d’individus. De fait, dans la mesure où la valeur du pain est aussi établie à partir de la farine qui permet de l’obtenir, il s’ensuit que son accessibilité est liée à un certain pouvoir d’achat. À titre d’exemple, le pain d’épeautre est plus cher que le pain de blé, pour ce qui est des céréales. De même la farine d’amande ou de lin n’étant pas à la portée de tous, il va de soi que la consommation du pain qui en dérive exige un certain pouvoir d’achat.

En Afrique subsaharienne, la consommation du pain de blé, qui est le plus connu, reste dans une large mesure associée à l’urbanisation (Macauley et Ramadjita 2015, 7). Le pain de blé est par conséquent inaccessible à la majorité de la population qui est rurale et vit davantage d’une agriculture de subsistance qui ne produit que très peu ou pas du tout de blé (Huet et Morinière 2021, 65). Le pain tel qu’on se le représente communément est en fait aussi un aliment qui crée des écarts sociaux selon que l’on a accès à tel type de pain et même selon que l’on a accès au pain tout simplement. Il s’agit là d’un prolongement d’une pratique ancienne, puisque dans l’Antiquité déjà, l’accès au pain à base de céréales était un facteur discriminant et même une sorte de marqueur social et donc identitaire (Auberger et Goupil 2010).

L’on note tout de même qu’en en élargissant la notion, le pain peut aussi caractériser ce qu’il y a de plus ordinaire dans l’alimentation. C’est dans cette mesure qu’Olivia Angé parle du pain comme d’une « nourriture élémentaire » (2015, 34). Suivant cette définition, le pain apparaît comme un terme générique correspondant à l’aliment que chaque peuple a de plus ordinaire et donc de plus accessible, et qui participe de ses habitudes élémentaires de se nourrir. Il y aurait ainsi autant de pains que de peuples, et donc de modes de vie. Le pain dans son acception large serait donc l’un des biens les plus particularisants pour les peuples, les cultures et les civilisations. C’est dans cette mesure qu’il peut être défini en Grèce ou en France comme un aliment de forme allongée ou circulaire à base de céréales comme le blé ou le seigle, alors que chez les Autochtones d’Amérique centrale et du Sud il correspondra à une tortilla de maïs, et chez de nombreux peuples d’Afrique à une galette de mil, de sorgho, un gâteau de manioc ou de maïs, etc. C’est ce que soutient également Michel Salamolard, lorsqu’il affirme notamment que : « Le pain n’est pas seulement un aliment à base de farine, il est aussi le symbole de la nourriture en général. “Gagner son pain”, c’est gagner sa subsistance, sa vie » (2004, 23).

Si dans une même région l’on peut classifier le pain sur la base des farines permettant de l’obtenir, il semble en revanche plus difficile d’opérer une telle classification lorsque l’on passe d’une aire géographique et culturelle à une autre. Ainsi, le pain d’épeautre qui est surtout à la portée d’une classe moyenne supérieure en France ou en Espagne aura certainement une valeur moindre ou même insignifiante pour le paysan autochtone du Mexique pour qui les tortillas à base de maïs n’ont pas d’égal. C’est dire que le terme générique de pain est intimement lié aux habitudes alimentaires et aux modes de représentations. De ce fait, une certaine hiérarchisation du pain selon différentes expressions culturelles données ne peut être envisagée ; à moins que l’on ne considère comme possible une classification hiérarchique des cultures et identités différentes. Si une telle classification était établie, elle ferait du pain un élément structurant de l’impérialisme culturel. Et de fait, la manière quasi univoque de définir le pain comme un aliment à base de certaines céréales et même de manière plus restreinte à base de blé, ayant surtout une forme allongée ou circulaire, trouverait là une explication.

Dans le cas de l’Afrique subsaharienne par exemple, on ne peut ignorer que la rencontre entre le mode de vie européen et le mode de vie africain s’est effectuée en faveur de la culture dominante et de son cortège de représentations dans « la mise en rapport de civilisations radicalement hétérogènes » (Balandier 1951, 75). Il n’est donc dès lors pas surprenant que l’image la plus répandue que les Africains se donnent du pain demeure pour l’essentiel celle d’un modèle exogène, nonobstant les efforts qui sont faits pour ramener ceux-ci à leur patrimoine culinaire originel (Hounhouigan et al. 2014, 37).

Par ailleurs, si l’on considère l’association du pain au travail comme en étant la résultante, le fruit ou le salaire, il est évident qu’il y a autant de pains que de types de rémunération de l’effort et de l’investissement de soi. C’est bien ce dont parle le livre de la Genèse, « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19), qui dit que l’être humain ne peut vivre dans la dignité que par le travail dont il tire sa subsistance. Le pain revêt aussi une dimension symbolique et même spirituelle, qui se décline à l’aune de ce que font les êtres humains et qui en même temps exprime leur contingence (Astier 2016). Ainsi, en plus d’être un aliment, le pain rappelle à l’homme et à la femme leur finitude.

De plus, si l’on considère l’évidence de la diversité des situations humaines, on en revient au fait que le pain participe de l’expression de cette diversité ; et même, il en est une preuve, sans absolument se situer dans une classification de personnes, de groupes sociaux, de modes de vie ou de civilisations. En fait, le pain en tant qu’il se réfère à la vie quotidienne et au fruit du travail devrait se définir comme le socle sur lequel se bâtit le respect et la considération dus à la diversité qui enrichit la création, et s’oppose à la confrontation, à l’opposition et à la hiérarchisation des différences. On peut évoquer ici Alioune Diop, le fondateur de Présence Africaine, pour qui il n’existe pas de comparaison possible entre les expériences humaines, lorsqu’il affirme par exemple que : « Chaque civilisation a sa propre modernité. Celle du Japon n’est pas celle de l’Italie. Qu’une civilisation conçoive et définisse sa modernité dans le style de sa propre personnalité ne nuit en rien à l’unité de la race humaine, encore moins à l’unité africaine » (Diop 1974, 18). Dans cette logique, le pain en tant que fruit du travail d’un agriculteur africain n’est pas à comparer ou à opposer au pain comme fruit du travail d’un fonctionnaire asiatique ou d’un fermier européen.

Il ressort de tout ce qui précède le caractère ambivalent de la notion de pain. D’un côté, la valeur et la considération attribuées au pain au sein d’un même groupe social ou d’une expression culturelle peuvent mettre en exergue et même valider une distinction des catégories sociales. Cette distinction s’inscrit dans le sens d’une hiérarchisation selon le type de farine qui permet de l’obtenir, tout en étant un aliment qui permet de se reconnaître une identité commune, une histoire commune, un patrimoine culturel et culinaire commun et une appartenance sociale partagée. D’un autre côté, le pain représente la caractéristique du quotidien des êtres humains de toutes conditions sociales, qui, comme telle, promeut en plus de l’égalité des personnes, la diversité des situations humaines et leur respect. Ainsi, en parlant de pain, il importe toujours de situer cette notion pour éviter des ambiguïtés et lever les équivoques qui peuvent lui être afférentes. Le pain a une dimension particulièrement sociale ; il convient donc d’en contextualiser toujours la notion.

3. La problématique du pain dans les sociétés africaines subsahariennes

La problématique du pain dans les sociétés africaines subsahariennes est intimement liée à la problématique même de leurs identités culinaires, puisque le pain y est encore généralement et même essentiellement considéré comme un aliment à base de blé. En cela, cette problématique s’inscrit aussi dans celle de l’identité culturelle (Gélard 2020). Ainsi, étant donné la pertinence actuelle de la question identitaire, la thématique du pain en rapport avec la culture apparaît opportune (Lock 2022). Elle contribue à la compréhension des mutations socio-culturelles dans les sociétés africaines, à partir de la colonisation notamment. On est donc au coeur même du devenir de ces sociétés et des représentations qu’elles se font de la vie, du monde et de l’être humain :

Car l’identité culinaire « négro-africaine » ne suppose pas uniquement l’action de préparer les nourritures qu’on mange ; elle sous-tend une […] civilisation du manger et du boire qui est source de vie et de mort, et qui englobe toutes les nourritures terrestres, célestes, spirituelles, magiques

Kala-Lobè 1976, 204

Il convient aussi de définir la question ici débattue en référence à la rencontre entre les sociétés africaines subsahariennes et les sociétés européennes. Il en a résulté une idée de modernité et même d’universalité définie dans un sens univoque. D’ailleurs, à ce sujet, Catherine Coquery-Vidrovitch observe : « L’universalisme occidental […] ne serait qu’une forme de domestication de l’autre en imposant un impératif catégorique : la nécessité, pour s’affilier à la modernité, de faire sienne une vérité donnée et de l’intérioriser par son discours » (2007, 123). Pour les sociétés africaines subsahariennes, la consommation du pain à base de farine de blé, constitue une sorte d’adhésion à la modernité occidentale telle qu’elle s’est imposée à elles ; et ce, en dépit des adaptations que l’on fait un peu partout de cet aliment.

Par ailleurs, bien que participant aujourd’hui des habitudes alimentaires des populations africaines subsahariennes, surtout en milieu urbain, le pain de blé demeure surtout la nourriture du « Blanc ». En effet, l’on n’ignore pas son origine ni son introduction dans la société coloniale, pour les colons européens et une élite africaine européanisée. C’est aussi en cela d’ailleurs que le pain constitue un marqueur identitaire. Il demeure a priori l’aliment des populations urbaines qui sont supposées vivre comme des « Blancs » ; dans les campagnes, sa consommation répond à un besoin de vivre comme en ville, témoignant pour ceux qui y ont accès d’une certaine élévation sociale :

La consommation par les ruraux de produits initialement répandus sur les marchés urbains apparaît comme une forme de promotion et de modernité. À ce titre, la consommation du pain, désormais presque aussi répandue chez les villageois que chez les citadins, est significative

Pélissier 2004, 297

Le pain de blé est donc l’aliment caractéristique de l’élite urbaine et villageoise, dans un contexte économique marqué par la pauvreté. Il s’ensuit pour cet aliment, une réelle distance avec la grande majorité des Africains, qui permet ici de relativiser l’hypothèse d’influences réciproques dans les cultures alimentaires défendue par Jacinthe Bessiere et Laurence Tibère, même si l’on doit reconnaître avec elles que ces cultures sont « en construction permanente » (2011). D’ailleurs, l’élite africaine, qu’elle soit aujourd’hui urbaine ou rurale, demeure une ultra minorité qui ne peut à elle seule rendre compte des dynamiques des sociétés africaines subsahariennes ou de leurs influences sur des cultures exogènes.

Le pain de blé n’est donc pas un aliment ordinaire en Afrique subsaharienne, parce que le blé lui-même n’y est pas un aliment ordinaire. Puisqu’il s’agit essentiellement d’un produit d’importation, sa disponibilité en Afrique dépend de nombreux facteurs sur lesquels les Africains n’ont aucune maîtrise, comme par exemple le climat, les crises exogènes, les spéculations boursières sur les matières premières, les échanges commerciaux injustes et déséquilibrés. C’est ce qui explique son prix toujours plus élevé (Brun 2023). Et dans un contexte où la quasi-majorité vit en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins d’un dollar par jour, et où le prix moyen de 250 g de pain de blé est de 30 centimes, le pain de blé est encore loin d’être l’aliment du pauvre. Il apparaît d’ailleurs comme un aliment discriminant. En effet, il divise le corps social en deux catégories : ceux qui y ont accès et ceux qui ne peuvent y avoir accès. Ainsi, plutôt que d’être un aliment ordinaire pour tous, il est une réalité extraordinaire pour la majorité. Plutôt que d’être un facteur de rassemblement, il est le fondement d’une certaine admiration que l’on voue à ceux qui peuvent s’en procurer, entretenant ainsi des clivages caractéristiques de la société postcoloniale en Afrique.

Au contraire des sociétés européennes dans lesquelles le pain de blé tend à égaliser les rapports sociaux en raison de sa contribution à la construction d’identités séculaires, voire millénaires, de même que par son caractère ordinaire et sa disponibilité où qu’on se trouve, cet aliment ne définit pas, en Afrique subsaharienne, une appartenance à un quelconque patrimoine culinaire commun à toutes les catégories sociales. On est de ce fait loin de l’« espace social alimentaire » présenté comme une réalité inclusive, en tant qu’il est « un lieu d’articulation de la nature et de la culture qui implique l’ensemble de la société et de ses institutions » (Sercia et Girard 2009, 6). Si toutefois, l’on peut concéder au pain la capacité à créer un espace alimentaire en Afrique subsaharienne, il s’agit purement et simplement d’un espace réservé et donc exclusif.

En dépit d’un certain impact sur les sociétés africaines qu’on peut reconnaître au pain de blé, il y a lieu d’en questionner la nécessité. Est-il nécessaire pour les peuples de l’Afrique subsaharienne de s’obstiner à intégrer cet aliment dans leurs habitudes et de demeurer dépendant des autres ? Est-il nécessaire pour les peuples de l’Afrique subsaharienne de s’obstiner à consommer le pain de blé alors qu’il demeure quasiment impossible de le nommer dans la majorité des langues africaines, mis à part des emprunts au français, à l’anglais, ou au portugais qui sont des langues étrangères ?

Toutes ces questions permettent toutefois de soutenir qu’une manière d’inscrire le pain dans le patrimoine culturel africain consisterait tout d’abord à dépasser une une certaine compréhension qui le réduit à un aliment à base de farine de froment. Une telle ouverture dans la définition de la notion de pain la dégagerait de son enferment dans une référence quasi exclusive à des céréales importées. Il s’agit donc de laisser place à la créativité, pour une meilleure appropriation de la notion de pain.

4. Pour une définition africaine de la matière eucharistique

L’impérieuse nécessité d’une redéfinition de la notion de pain comme matière eucharistique dans le contexte africain subsaharien relève du fait qu’elle est dépendante de la nature et du sens de l’eucharistie en tant que mémorial de la cène (1 Co 11, 23-26). La cène avait été un moment de rassemblement et de partage au cours duquel Jésus éleva ce que la société à laquelle il appartenait avait de plus ordinaire comme aliment, le pain, pour en faire le fondement d’une famille nouvelle. Dès lors, tous ceux qui prennent part à ce banquet doivent pouvoir se reconnaître comme partageant un repas qui non seulement leur est commun mais qui participe aussi de leur identité culinaire. C’est en ce sens que François Kabasele Lumbala fait remarquer que « Jésus utilisait le pain et le vin, comme langage symbolique parfaitement accordé à l’humain […], mais aussi en harmonie avec un milieu » (2011). Ainsi, rien de ce qui participe de la nature, de la signification et du sens de l’eucharistie ne peut ni ne doit être une réalité qui dit autre chose qu’une assemblée qui s’identifie à celle qui tint lieu lors du repas au cours duquel elle fut instituée. Cette assemblée doit donc se reconnaître dans le langage et les signes qui ré-actualisent la cène.

Ainsi, le pain comme matière eucharistique devrait parler à l’homme indépendamment du lieu ou de l’époque. Qu’elle se réfère à un aliment ou au fruit d’un travail, la notion de pain doit se donner une pertinence en Afrique pour que l’inculturation de la célébration eucharistique transcende une universalité qui semble promouvoir l’uniformité au détriment de la richesse qu’offre la diversité des situations humaines, malgré de multiples énoncés sur la prise en compte de celles-ci au sein de l’Église (Routhier 2015). Le pain eucharistique doit donc pouvoir renvoyer à une compréhension plus large qu’il n’offre quand il se définit uniquement comme une dérivée du blé dont la présence en Afrique subsaharienne est liée à une histoire de domination culturelle, commerciale et agricole (Robert 2006). C’est cette domination qui s’exprime et se prolonge en ce moment à l’aune de la guerre en Ukraine.

Une telle dépendance à des dynamiques extérieures aux communautés chrétiennes d’Afrique ne peut donner une pertinence réelle à l’usage du pain de blé, pas plus qu’elle ne peut convaincre des populations pauvres du bien-fondé d’un produit d’importation pour exprimer ce qu’ils ont de plus ordinaire. Comment l’eucharistie peut-elle en effet dynamiser la transformation des réalités temporelles par un véritable engagement chrétien enraciné dans un milieu donné, si la matière eucharistique ne participe pas de ce milieu en tant que contexte géographique et culturel ? Car, alors, l’eucharistie contribuerait à promouvoir une domination qui ne s’inscrit pourtant ni dans la nature ni dans l’idéal de la religion chrétienne :

Non, le Christianisme n’est pas une religion de « maîtres » et de « dominateurs », mais de « serviteurs ». Son fondateur ne fut-il pas historiquement un « indigène » authentique d’un pays dominé, colonisé par la métropole toute puissante d’alors ?

Hebga 1963, 10

L’usage commun et exclusif du pain de blé, comme il est jusqu’ici de règle dans la célébration eucharistique en Afrique, n’en fait pas pour autant une réalité indépassable. En effet, aucune précision n’est donnée ni dans les évangiles ni dans les lettres pauliniennes sur la nature du pain consacré par Jésus lors de la cène. C’est ce qui légitime par ailleurs un éventail de questions qui semblent traverser le temps : « Faut-il que le pain eucharistique soit fait de blé ? Ne peut-il pas être fabriqué avec de l’orge, du riz, du mil ? Faut-il que ce soit du pain ? Ne peut-on pas envisager d’autres nourritures de base en tel lieu : du manioc, de la patate, de l’igname, des laitages, du miel ? » (Erny 2000, 17). On ne peut en effet ignorer ici que l’incarnation de Jésus consiste aussi en une communion au quotidien de la condition humaine qu’il assume jusqu’au bout (Ph 2, 7). On le voit par exemple avec les disciples d’Emmaüs au soir de Pâques, dont Jésus, après sa résurrection, partage les interrogations et le chemin du retour vers leur village (Lc 24, 13-32 ; Mc 16, 12-13). Son message s’adresse donc à l’humanité dans un langage qui est lui est accessible ; cette accessibilité induit une adaptation aux capacités humaines dont les expressions sont contextuelles. C’est ici le lieu de souligner, tout en le soutenant, ce qui s’observe de plus en plus en Occident où des sensibilités et des allergies – notamment à la protéine végétale qu’est le gluten – sont prises en compte dans la matière eucharistique :

Au Royaume-Uni par exemple, on fabrique des hosties qui ne contiennent que des traces de gluten et, dit-on, ne sont donc probablement pas nuisibles aux personnes atteintes de maladie coeliaque. Par ailleurs, comme les malades sont nombreux en Grande-Bretagne, la conférence des évêques a approuvé un certificat qui permet aux malades de se présenter à l’eucharistie avec une hostie spéciale.

Bamberg 2001, 596

La Grande-Bretagne n’est pas un cas isolé, puisqu’une telle mesure fait tache d’huile à l’heure actuelle dans d’autres pays, comme la France. On a donc la preuve ici d’un débat ouvert sur un sens plus large donné à la notion de pain dans l’eucharistie.

Ce débat est d’ailleurs susceptible de mener à une reconsidération de la pertinence du blé dans la matière eucharistique, étant donné que sa consommation en Afrique et ailleurs est surtout dépendante de l’agriculture intensive européenne et nord-américaine qui, outre les machines agricoles, privilégie une utilisation (bien souvent excessive) de fertilisants et de pesticides nocifs pour la santé humaine. Il y a ainsi lieu d’envisager dans l’avenir un nombre croissant de personnes allergiques au blé et même l’apparition d’autres maladies liées à sa consommation. Qu’adviendra-t-il donc lorsque, en Afrique ou même ailleurs, de nombreux fidèles, prêtres et évêques développeront ces allergies et ces maladies ? On ne peut pourtant pas imaginer la vie d’une communauté chrétienne sans l’eucharistie dont elle tire sa vitalité. On peut par contre sortir d’une conception univoque du pain qui de toute façon ne se définit pas autrement, dans son sens large, que comme un aliment du quotidien. Ainsi, « le pain de ce jour » dans la prière chrétienne (Mt 6, 11) ne renvoie pas stricto sensu à un aliment précis, mais bien à ce que le quotidien permet aux êtres humains d’avoir pour se maintenir en vie.

Il importe donc que le sens et la signification de la matière eucharistique en Afrique désignent ce qui rassemble les hommes et les femmes, parce que cela participe de leur quotidien, et correspond aussi bien à leurs références culturelles qu’à leur pouvoir économique. En effet, étant donné que l’eucharistie promeut la participation du pauvre et du riche au même repas spirituel en raison de la même foi professée, il serait difficile, voire anormal, d’admettre que le pouvoir économique travestisse cette réalité. Le pain dans le contexte africain subsaharien aura ainsi plus de sens quand il se définira davantage comme ce que l’homme et la femme produisent par leur travail, indépendamment de là où ils se trouvent. Toutefois, ceci ne donne pas lieu à autant de pains eucharistiques que de contextes géographiques et culturels qui exprimeraient différentes conceptions et manifestations de l’eucharistie, mais bien à la compréhension qu’un seul pain peut renvoyer à diverses réalités. C’est cette diversité qui légitime une seule eucharistie célébrée en des rites différents ; de même qu’il n’y a qu’une seule foi professée et exprimée en autant de cultures et de langues qu’il y a de peuples.

La conséquence logique d’une définition africaine de la matière eucharistique est une inculturation de l’eucharistie qui va au-delà des chants, des danses et de l’usage des langues africaines. Cette inculturation se définirait alors comme une démarche dans laquelle ce que possède l’Africain est ce qui constitue le langage de l’eucharistie, pour que celui-ci soit accessible à tous et partout. Dans cette mesure, une définition africaine de la matière eucharistique relevant d’une acception inclusive de la notion de pain et intégrant une pluralité d’expressions, mène nécessairement aussi à une appropriation africaine de l’eucharistie. Et c’est cette appropriation qui ouvre à un témoignage chrétien authentique. Si l’eucharistie perdure principalement, pour un très grand nombre voire la majorité des fidèles en Afrique subsaharienne, comme une assemblée du dimanche ou une réalité qui semble se restreindre au cadre spatio-temporel de sa célébration – malgré les synodes et de nombreux appels répétés à un véritable engagement chrétien – c’est bien parce que son langage n’y est pas universellement accessible. Et la solution ici ne peut venir d’une intégration d’éléments nouveaux dans une culture donnée comme le suggère par exemple Ludovic Lado, faisant référence aux Gizigas dans le nord du Cameroun :

Toutes les cultures humaines sont historiques et dynamiques en ce sens qu’elles sont capables d’absorber du nouveau et de le digérer. Dans cette perspective, je ne vois pas en principe pourquoi, à la longue, le pain de blé et le vin de raisin ne pourraient pas faire partie du patrimoine culturel giziga

2006, 457

C’est sans doute vrai qu’à force de consommer le pain de blé (dans la mesure où il est accessible) celui-ci pourrait finalement faire partie du patrimoine culturel giziga. Nul ne peut remettre en cause le fait qu’une culture intègre des éléments nouveaux sous l’influence d’autres cultures qui peuvent l’enrichir. Mais pourquoi Lado ne considère-t-il ces influences que dans un sens ? Étant donné que les cultures africaines ont elles aussi la capacité d’influencer des identités, des dynamiques et des productions culturelles qui leur sont étrangères comme on l’a vu avec la création artistique par exemple[1], pourquoi le mil, l’igname, le manioc et le taro ne font-ils pas encore partie du patrimoine culturel français ou italien ou belge, quand on sait que ces aliments sont consommés en Europe depuis l’époque coloniale aussi bien par des Africains émigrés que par de nombreux Européens ? À cette consécration d’un hybridisme à sens unique défendu à cor et à cri, on pourrait opposer cette pertinente question au sujet justement du pain eucharistique : « Une hybridation culturelle contrôlée […] suffit-elle à raviver un support symbolique lorsque la base matérielle de ce dernier fait défaut ? » (Vermander 2021, 503). En fait, c’est davantage à une « dépression hybride » qu’une telle démarche conduirait.

Il est donc opportun de repenser la dimension commensale de l’eucharistie, qui est au coeur du rassemblement et qui donne tout son sens à la solidarité. C’est cette dimension qui permet le mieux de s’approprier l’eucharistie en se laissant transformer par elle. Et cette dimension a elle-même besoin de dire quelque chose à ceux qui participent à l’eucharistie. Elle ne peut le dire qu’à travers les éléments qui la définissent, et notamment le pain. Il s’agit aussi là de faire de l’eucharistie un acte qui participe de l’autodétermination des peuples de l’Afrique : « Le choix par les Africains eux-mêmes de la matière eucharistique pour célébrer leur relation avec le Dieu qui libère, doit être une volonté de libération et d’indépendance dans leur marche toujours tumultueuse et douloureuse avec le reste du monde » (Konan 2016, 391). C’est dans la mesure où elle assume toutes les cultures avec leurs différents modes d’expression que l’eucharistie se donne véritablement une dimension universelle. Si se nourrir est un acte universel, ce n’est pas tant parce que tous les peuples mangent la même chose, mais davantage parce que le partage d’un repas révèle des valeurs dans lesquelles se reconnaissent tous les peuples où qu’ils se trouvent (Delor 2021).

Par ailleurs, si l’eucharistie doit par exemple s’ouvrir sur un engagement en faveur de politiques agricoles plus justes, elle doit en premier lieu valoriser les savoir-faire endogènes. Et ceci ne peut être promu en continuant d’importer le pain eucharistique à base de blé ou du blé pour en faire du pain eucharistique. Ces importations posent un sérieux problème écologique. Elles constituent aussi un soutien aux économies d’ailleurs, qui ne peut garantir une quelconque autonomie financière des Églises d’Afrique.

5. Eucharistie et universel

Définir l’eucharistie en rapport avec l’universel, c’est aussi se situer au coeur du débat sur la question de l’universel qui, à en croire Meinrad Hebga, en dépit des millénaires qu’il a traversés n’est pas encore clos (Hebga 2007, 42). Et cette question aujourd’hui ne peut être réduite à un débat de concept, à moins d’ignorer que le monde globalisé dans lequel on se trouve et dont les dynamiques influencent chaque jour la vie de milliards d’êtres humains s’est constitué et continue de l’être sur la base du contenu donné à l’universel. C’est en raison de l’importance que revêt l’universel dans la réalité concrète qu’il fait l’objet de tentatives permanentes d’accaparement. En fait, l’universel serait un facteur de pouvoir et de domination. Qui en maîtrise la définition, le contenu et le rayonnement s’impose facilement aux autres.

Ainsi donc, parler d’eucharistie et d’universel ici, c’est avoir conscience que, dans la mesure où l’universel peut être au service d’un impérialisme culturel, l’on doit se garder d’un usage de l’eucharistie aux mêmes fins. Si, de fait, l’on reste confiné dans une conception d’un universel préalablement défini par certains à partir de leurs propres références, il est clair que la proclamation de l’universalité de l’eucharistie, et plus précisément de la matière eucharistique pour ce qui concerne la présente réflexion, sera tributaire de ces références. Or, pour ce qui est du pain par exemple, ces références sont insuffisantes, voire insignifiantes, dans le contexte africain subsaharien, donnant ainsi une actualité qui demeure pertinente au débat sur cette question (Vermander 2021, 503). Ce n’est en effet pas le concept de pain lui-même qui est discriminant, mais l’univocité de sa représentation dans l’eucharistie. Ceci rend difficile la compréhension de l’universalité de ce sacrement, qui relève ainsi d’une réalité transcendante n’accordant aucune place aux particularités à partir desquelles elle devrait exister et se donner un contenu.

Le caractère universel de l’eucharistie ne peut pas être promu par une présentation uniforme de la matière eucharistique qui est d’abord culturelle et contextuelle, et donc particulière. D’où l’intérêt d’une redéfinition de la notion de pain assumant un langage pluriel dans lequel chaque identité culturelle s’exprimerait. C’est d’ailleurs ici le lieu de faire choeur avec Kouadio Konan, pour dire que dans le christianisme, « aucun sacrement n’existe pour soi » (Konan 2016, 385-386). Les sacrements existent en effet pour les destinataires du message chrétien, à savoir l’humanité dans toute sa diversité.

D’ailleurs, la tradition rappelée par l’apôtre saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (1 Co 11, 23-25), et reprise par saint Luc dans son évangile (Lc 22, 19-20), ne parle pas du pain dans un sens restrictif. L’on peut même supposer qu’au temps de Jésus, le pain de blé n’était pas le plus répandu et le plus accessible. Si l’on s’en tient aux évangiles, l’unique fois où la nature du pain est mentionnée est lorsque le pain d’orge est multiplié par Jésus pour nourrir la foule de cinq mille hommes (Jn 6, 9). Il y a dès lors lieu ici de supposer que le pain d’orge était le plus accessible, le plus répandu et donc le plus disponible. Dans ce contexte, le pain de blé devait donc être celui d’une élite, qui demeure cette catégorie sociale à laquelle une petite minorité de la population appartient.

Par ailleurs, les paroles de la cène qui instituent l’eucharistie, loin de suggérer un quelconque impérialisme culturel, sont plutôt une adresse au genre humain tout entier, pris dans la diversité et les différences qui l’expriment, représenté ici dans les limites de l’espace et du temps par les apôtres. L’universalité de l’eucharistie n’en fait pas une réalité dont la matière s’impose à tous de manière uniforme, mais bien une réalité sur laquelle aucune expression humaine n’a d’emprise : « Car l’Universel n’est pas quelque chose, il n’est pas de l’ordre de l’objectivable. Il est une qualité ou, si l’on préfère, une catégorie. Il est une exigence d’ouverture et de disponibilité » (Reymond 2017, 505). Ainsi, il n’y a qu’un seul pain, en raison du corps du Christ qui est un et unique. Et si la coupe donnée lors du repas de la cène est celle du sang versé pour la multitude, c’est donc que l’eucharistie assume toutes les identités particulières qui font l’unité du genre humain. Dès lors, la confusion qui pourrait exister entre l’eucharistie et une conception de l’universel, entendu comme une réalité qui s’impose aux autres, relèverait en fait d’une certaine approche universaliste qu’il convient ici de dénoncer.

L’eucharistie se définit comme le sacrement de tous, parce qu’il ré-actualise pour tous, en tant que mémorial, l’acte universel de salut. C’est donc dans la particularité de chacun que doit se manifester cette universalité qui ne peut être un langage imposé d’en haut, mais bien une réalité qui assume la condition humaine dans telle ou telle situation donnée, dans tel ou tel contexte précis. Ainsi, la notion de pain, aussi étendue qu’elle puisse être aujourd’hui ou demain, selon les changements des habitudes alimentaires s’imposant à l’épreuve du temps et de l’espace, ne peut constituer une entorse au sens profond de l’eucharistie. Par contre, le problème restera toujours celui d’une conception univoque et opposée à une ouverture à ce que les sociétés africaines peuvent offrir. D’où la pertinence et l’actualité de la question que posait Mgr Anselme Tatianma Sanon en 1981 : « Tous les autres pains, tous les autres rituels de repas du monde sont-ils indignes du pain eucharistique ? » (cité par Gaïse 2001, 18).

Qu’on le veuille ou pas, une révolution est en marche, puisque beaucoup de célébrations eucharistiques ont déjà été faites sans que la matière eucharistique définie comme universelle ait été utilisée. Le père Konan rapporte dans sa thèse de doctorat une expérience personnelle de célébration eucharistique avec du vin de mil, sans que cela n’ait été su ni par l’assemblée qui participe pourtant au repas ni par ses supérieurs (Konan 2016, 366). On pourrait arguer que de telles célébrations sont invalides, illicites, scandaleuses, etc. Mais en réalité, c’est l’exigence de garder secrète une telle pratique qui interpelle davantage. Elle fait valoir la suprématie d’une discipline qui n’entend pas se défaire de sa propension à ériger des pratiques culturelles propres à un milieu en des normes universelles. C’est pourquoi au-delà des qualifications d’illicite, d’invalide, de scandaleuse ou d’inappropriée, qui ne sont d’ailleurs pas exemptes de faiblesse, il s’agit de la réalité africaine confrontée à une uniformité au service d’un universel domestiqué par les uns, mais dont le langage demeure inaccessible aux communautés chrétiennes d’Afrique et d’ailleurs.

La conjonction des mots « eucharistie » et « universel » est donc davantage un appel à une ouverture dans la compréhension de la signification de cette réalité comme sacrement à travers le pain et le vin, qu’une conception de l’universalité de l’eucharistie enracinée dans l’uniformité des signes. Si l’on considère par exemple les notions de rassemblement, de solidarité, et de témoignage qui expriment aussi le sens de l’eucharistie, on se rend bien compte qu’une certaine conception de l’universel élaborée dans un contexte particulier et s’imposant à tous ne peut tenir. En effet, le rassemblement ne crée pas une communauté uniforme, mais bien une communauté diverse. La solidarité transcende toutes les frontières, et le témoignage est appelé à s’étendre au-delà de son cercle restreint et familier. Le Verbe qui « s’est fait chair et a habité parmi nous » (Jn 1 : 14) s’identifie à tout être humain : au pauvre, au riche, à l’étranger, etc. Ainsi, il rejoint chacun et chacune dans ce qui le préoccupe comme dans ce qui le spécifie, c’est-à-dire son identité culturelle porteuse de références précises, marquée par son contexte et ses habitudes alimentaires. Il s’ensuit que si depuis la fin du deuxième concile du Vatican la question de la matière eucharistique est entrée dans le discours théologique africain, dans le sillage d’une africanisation de la religion chrétienne (Gaïse 2001, 8), il faut surtout y voir un problème de libération, d’autonomie et de maturité, et donc en définitive une question de dignité.

Conclusion

La problématique du pain en Afrique se définissant par rapport à l’universalité de l’eucharistie relance ici un débat bien connu. Toutefois, cette étude a la particularité de questionner l’universalité d’une notion extensible dans ses références, mais dont la représentation a du mal à s’émanciper d’un certain univers culturel : celui de l’Occident notamment. Il s’agit donc d’affirmer que l’universel étant une sorte de carrefour des particularités, il importe que l’eucharistie, en tant que réalité inhérente à l’universalité de l’Église, s’affirme davantage comme le lieu de rencontre de toutes les différences et la réalité à travers laquelle elles peuvent toutes s’exprimer et s’harmoniser. Dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, c’est davantage à cela que l’universalité de l’eucharistie doit renvoyer plutôt qu’à des concepts qui en limitent la compréhension des signes, renvoyant, pour ce qui est du pain, à une réalité univoque, mais discriminante.

Eu égard à ce qui précède, on peut par ailleurs légitimement s’interroger sur des situations qui semblent désormais connexes aux Églises d’Afrique, comme la division du clergé sur la base de clivages ethniques ou d’intérêts communs et divergents, ou encore la pauvreté matérielle de la grande majorité des fidèles. Dans ces Églises, l’eucharistie est célébrée au quotidien sans que la transformation des réalités temporelles ne soit observée. N’est-ce pas lié à une crise de l’identité chrétienne dont la matière eucharistique participe ?