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Qu’était-ce que ces hommes qui s’interdisaient les gestes de piété élémentaires, quasi machinaux, mais par lesquels on se reconnaissait solidaire d’un long passé, salut discret d’une idole, un peu d’encens sur un foyer sacré, une couronne de feuillage, un pan de la toge ramené sur le visage ?[1]

Bayet 1999, 268

Introduction

Bien que les rapports entre croyance et pratique religieuses, foi et praxis, fassent l’objet depuis longtemps d’une attention considérable, on trouve difficilement des explications théoriques systématiques dans la littérature scientifique au sujet de la distinction plus spécifique et explicite entre orthopraxie et orthodoxie. Dans le champ des débats croyance/pratique, cette distinction nous paraît pourtant susceptible d’éclairer de manière distinctive plusieurs différences entre divers courants de croyances et religions. Sur le plan étymologique, le premier terme évoque les pratiques religieuses droites, alors que le second concerne pour sa part plutôt les bonnes croyances ou doctrines. Cet article esquisse une problématisation de ce binôme, car cette distinction s’avère, de nos jours, capitale pour éclairer plusieurs différences entre les religions et répondre à certains défis du vivre-ensemble. Plus encore, elle paraît centrale pour enrichir la théorie contemporaine des religions. L’approche, interdisciplinaire, emprunte tout autant à la théologie qu’aux sciences sociales des religions. L’étude tente de cerner quelques usages du concept d’« orthopraxie », qui se présente souvent davantage évoqué qu’élaboré. Une simple recherche sur Ngram Viewer Google révèle un usage progressif, mais modeste ayant pris son envol dans les années 1960, et s’étant accru considérablement jusqu’aux années 2000. À l’inverse, le concept d’orthodoxie est utilisé de manière constante et importante. Cet article tente de repérer quelques usages dominants des deux concepts combinés.

1. Le binôme orthodoxie/orthopraxie comme angle particulier de réflexion

Deux hypothèses interreliées fondent ce qui suit. D’une part, le concept d’orthopraxie dont l’origine est peu claire et plus récente que celui d’orthodoxie semble avoir émergé afin de contrer une approche fortement influencée par le christianisme, qui accorde historiquement une attention prépondérante à l’orthodoxie. D’autre part, et en complément, il ouvrirait la possibilité d’élargir une compréhension du religieux jusque-là centrée sur les croyances et les doctrines, de même que sur la praxis sociale exigée par celles-ci, en prenant notamment en compte les matérialités religieuses et une perspective d’engagement de type pieux. Enfin, ce binôme se trouve au coeur des contradictions qu’entretient la modernité avec la religion et le religieux et comporte à cet égard une force explicative d’intérêt dans la mesure où il renvoie à la sacralité des pratiques religieuses, fortement contestée à l’ère scientifique, ainsi qu’à une théologie ou plus largement une compréhension du religieux défendant la primauté éthique qu’il accorde à l’action dans le monde. Nous y reviendrons, mais expliquons, tout d’abord, le contexte de notre réflexion.

Si l’orthopraxie concerne de manière centrale les rituels et pratiques religieuses (cultuelles et sociales), il convient néanmoins de souligner que le port de signes religieux de même que certaines pratiques pieuses non cultuelles ont gagné en importance, depuis au moins une vingtaine d’années, au Québec et encore plus ailleurs dans le monde. Cette visibilité du religieux en public et en dehors des lieux de culte fait polémique, et nécessite par conséquent des clarifications. C’est elle qui permet justement de s’interroger davantage sur le binôme qui fait ici l’objet d’une étude. Jusqu’à quel point le port d’un signe religieux ou une pratique sont-ils des pratiques légitimes ou essentielles pour l’adepte, et selon quelle conception de la religion ? Pourquoi certaines sociétés éprouvent-elles le besoin de les limiter ou de les interdire ? Sans pour autant dénier la centralité de l’éthique sociale pour les religions, d’autres types de pratiques peuvent être appréhendées comme étant centrales pour l’adepte.

On voit circuler parfois le concept d’orthopraxie en ce sens dans les débats sur laïcité et le pluralisme, mais sans trop d’élaboration la plupart du temps. Ainsi Audard attire-t-elle l’attention sur une idée bien connue dans le débat en évoquant au passage l’orthopraxie : « Pour de nombreuses religions, la liberté se définit par la possibilité pour les fidèles d’observer sans entraves leurs devoirs. […] L’individualisme moderne ne comprend pas le phénomène de l’orthopraxie, de la conformité de la pratique à une règle d’observance, il ne comprend que les croyances, objets d’un choix dans le silence de la conscience individuelle » (2013, 3). Elle s’en prend à une laïcité qui ne tient pas vraiment compte de cette diversité propre aux sociétés démocratiques.

Certes, tout le domaine de la praxis sociale des religions demeure peu controversé dans ces mêmes sociétés, dans la mesure où leurs pratiques de justice sociale ou charitables représentent une contribution notable au bien-être des sociétés, étant peu coûteuses pour l’État et mobilisant des valeurs communes altruistes. Les théologies ayant placé au centre la praxis (théologie de la libération, praxéologie, théologie du monde, sociale, etc.) ont connu d’amples développements tout au long du 20e siècle. Il sera ici question de ce type de pratique, faisant consensus, sauf s’il s’accompagne d’un prosélytisme trop explicite ou d’une critique de systèmes politiques ou économiques problématiques. Pourtant, le champ de l’orthopraxie ne se limite pas à cela.

D’intenses contentieux ont surgi autour du port de signes religieux ou de pratiques rituelles, que les adeptes estiment importants. Quels sont ces signes prêtant à controverse ? Sans nul doute, en premier lieu, le hidjab, le foulard ou le niqab islamiques, au sujet desquels les analyses scientifiques et les débats sociaux se sont multipliés. Qui plus est, d’autres minorités ont suscité des débats comparables. Pensons notamment aux hommes sikhs, qui acceptent souvent l’obligation de porter certains accessoires lorsqu’ils deviennent membres du Khālsā (fraternité d’adeptes engagés dans la défense de la foi). Ou encore aux différents groupes religieux juifs dont les pratiques et les accessoires vestimentaires tranchent le plus souvent avec les pratiques majoritaires des sociétés où ils se trouvent établis en diaspora. Certes, la plupart des signes religieux sont portés lors de cérémonies, liturgies et rituels religieux collectifs et régulés, comme une messe ou un rassemblement dans une mosquée ou une synagogue. Nous parlons toutefois ici des signes religieux non liturgiques portés de nos jours par les adhérents, aussi bien de sexe masculin que féminin, des principales religions au Québec et ailleurs, en public et dans les milieux séculiers. Ou encore, il s’agit de pratiques comme la prière quotidienne musulmane ou de congés religieux particuliers. En ce sens, il est question ici de religion dans l’espace public, compris comme un territoire commun pouvant être partagé aussi bien par des adeptes de religions que par des non-adeptes, qu’il s’agisse de la rue, des transports en commun, des commerces ou d’autres endroits publics[2].

L’intérêt de réfléchir plus avant sur le binôme orthodoxie et orthopraxie repose, d’une certaine manière, sur une nouvelle exigence scientifique en théologie. L’énorme attention dont jouissent les signes et pratiques « en public » contraste avec l’importance théorique et doctrinale mineure qu’y accordaient encore tout récemment les études religieuses, voire même les groupes religieux, surtout en ce qui a trait aux éléments vestimentaires ou aux accessoires. Qu’en est-il de questions telles que : faut-il porter un signe, quel signe, comment et pourquoi ? Faut-il se livrer à telle ou telle pratique, quand, où et pourquoi ? L’expert religieux, s’il y porte attention, réglera la question en quelques lignes ou dans l’énonciation d’une règle ; et il en va de même des doctrines et de leurs analyses. La question du port de costumes ou de symboles est parfois évoquée dans les textes sacrés, le plus souvent très brièvement, et la place qui lui est accordée est minime, sinon inexistante, dans les commentaires, manuels et écrits théologiques ou religieux savants. Les théologiens ou commentateurs ont préféré discourir et s’interroger longuement notamment sur le divin, la vérité, les figures et récits fondateurs, la souffrance, l’histoire souvent millénaire d’une religion, l’éthique ou la morale de vie, l’expérience spirituelle ou mystique, les rituels ou la liturgie, l’art sacré.

Il nous semble que le peu d’attention prêté à ce sujet ne diminue pourtant en rien la valeur de ces pratiques et signes religieux symbolisant la croyance d’un certain nombre d’adeptes et courants religieux, ni l’importance de ce à quoi ils peuvent renvoyer. Qui plus est, nos sociétés, captivées par les débats voulant les limiter ou les interdire, illustrent la portée de leur poids symbolique. La nécessité de répondre aux nouvelles demandes d’éclaircissements les concernant exige par conséquent que l’on mène des réflexions plus approfondies à ce sujet, et l’une des voies s’ouvrant aux experts s’avère précisément être l’analyse de l’articulation entre orthodoxie et orthopraxie, aussi bien dans le domaine de la théologie que dans celui des sciences des religions. Si le concept d’orthopraxie se trouve parfois utilisé pour débattre de théologie sociale, il apparaît en fait surtout pour tenter de comprendre la centralité d’une matérialité religieuse.

Dans la suite du texte, il sera question de religions, de groupes, de pratiques et de courants religieux. Le plus simple, pour le présent article, est de situer la question du port de signes religieux ou de pratiques à l’intérieur d’une « communauté religieuse », que l’on peut définir comme suit : « un groupe social distinct qui se réfère à une tradition religieuse » (Waardenburg 1993, 121). C’est la communauté religieuse qui est visée, par la suite, lorsqu’il est question de religion. Spécifions qu’il peut s’agir d’une religion en tant que communauté très large, et de courants religieux constituant des communautés particulières à l’intérieur de celle-ci. Ajoutons à cela que les membres des communautés élaborent souvent leur rapport à celles-ci de manière libre, en adoptant ou non des pratiques ou croyances plus en moins en conformité avec les usages ou prescriptions. Cet aspect revêt une importance spécifique en Amérique du Nord, dans la mesure où le droit constitutionnel ou public estime que la subjectivité religieuse ou la conviction individuelle de la personne croyante peut primer sur l’objectivité religieuse doctrinale ou prescriptive (Syndicat Northcrest c. Amselem 2004).

On va se pencher, en premier lieu, sur le caractère souvent implicite des prescriptions concernant certaines pratiques et certains signes, avant de développer une typologie des relations entre orthopraxie et orthodoxie, à partir de quelques sources en développant certains angles. L’article se conclura par une problématisation de ce binôme qui révèle plusieurs facettes du rapport critique qu’entretient la modernité avec la religion ou le religieux. Encore une fois, il ne s’agit pas de réduire l’orthopraxie au port de signes, mais d’appréhender ceux-ci comme appartenant de plain-pied à un champ plus large de pratiques.

2. Des pratiques et des signes non explicités

Le nombre important de signes religieux et la profondeur des raisons communes motivant leur port font dire à Patrick Banon que ce « bien partagé par l’ensemble des croyances […] montre à quel point, symboles ou rituels, ils font partie du patrimoine spirituel, mais aussi culturel et social de l’humanité » (2005, 7). Il semble impossible dans bon nombre de cas de retracer l’origine d’un signe ou d’un symbole qui parfois disparaît, ou se transforme. Certains, comme la toge romaine, changent de significations, pour en venir à se retrouver aussi bien dans le domaine profane que dans celui du sacré. L’exemple de la soutane portée par le clergé catholique, inspirée de la toge des Romains, devenue aussi bien l’uniforme des juristes, des médecins que des universitaires, constitue une bonne illustration de ce parcours complexe, bien que son usage ait diminué (Dubost 1989, 931-932). Banon met en garde contre l’opposition entre signe profane et signe religieux, car ces deux catégories sont toujours en interaction : « Il n’existe pas […] de société sans signe, et, dès qu’il y a société, tout usage ou symbole profane se trouve converti en signe à deux visages, l’un d’essence terrestre, l’autre reflet de notre essence spirituelle. Le port de la barbe, du foulard ou d’un turban est l’exemple même d’une telle interaction » (2005, 10). Barras et Saris mettent en doute plus largement la frontière entre religion et sécularité, de même que le caractère aléatoire d’un symbole, notamment à travers leur réflexion sur le tatouage (2020).

Si des groupes ou courants religieux recommandent, prescrivent ou adoptent le port ou l’usage de symboles ou de signes à leurs adeptes, de même que certaines pratiques non liturgiques, leurs doctrines sont peu disertes à ce sujet. Il s’agit avant tout de pratiques ou de traditions plus ou moins consignées par écrit, liées de manière intime et complexe à l’environnement culturel ou encore à l’évolution de l’expérience religieuse populaire. Avant les années 2000, nombre d’écrits ont été publiés sur les traditions religieuses en Occident – telles que celles du christianisme, de l’islam, le sikhisme, l’hindouisme, du bouddhisme –, mais ils étaient peu loquaces sur les signes religieux ou les pratiques quotidiennes, les mentionnant parfois au passage, souvent pas du tout. Afin d’illustrer ce faible intérêt initial des études religieuses pour ces questions, prenons pour exemple l’un des premiers livres introductifs de l’Islam au Québec. Au sujet des femmes, cet ouvrage souligne certaines avancées concernant leur statut social que le Coran a favorisées (Milot 1993, 80). Quant au voile, dans une très mince section intitulée Autres rites et coutumes, Milot écrit ce qui suit dans le contexte des années 1980-1990 : « Pour la femme, le port du voile (pordah), recommandé par le Coran (Cor. 24 : 31, 60 ; 33 : 53, 59), tend de plus en plus à disparaître ; on le voit toutefois refaire surface en certains endroits dans le sillage du “renouveau islamique” » (1993, 152). Et voilà cette question réglée, à ce moment-là, très laconiquement, bien qu’au début des années 1990, le débat sur le foulard ait été déjà bien entamé en France, alors qu’il était absent dans l’espace public au Québec.

Prenons pour exemple, concernant le judaïsme, une volumineuse encyclopédie sur la Bible et la Torah qui ne consacre qu’un court paragraphe au port de la « kippa » (terme hébreu pour désigner une calotte) par les hommes juifs pieux (Sarason 2018, 880-882). Sarason discute brièvement de l’origine du port de la calotte qu’il attribue à une « coutume » d’individus pieux durant l’ère talmudique (Babylonian Talmud babylonien bShab 118b, 156b ; bQid 31a, cité dans Sarason 2018, 882 ; Krauss 1945-1946). Son usage aurait évolué au fil du temps, en étant, tout d’abord, promu à l’intérieur des rituels ou prières à la synagogue. C’est durant la période moderne que le rabbin David Halevi aurait suggéré d’étendre le port de la kippa dans l’espace séculier afin de favoriser la distance entre les juifs et leurs concitoyens non juifs (Sarason 2018, 882).

Le fait que divers livres introductifs offrant des perspectives synthétiques sur plusieurs religions n’incluent pas de section consacrée aux signes religieux (p. ex. Delumeau 1993 ; Zwilling et al. 2019) s’avère encore plus révélateur. Prenons l’exemple, bien connu au Québec, de la croix portée par des catholiques et des chrétiens de plusieurs dénominations (en médaillon, au revers de la veste, etc.). Même si peu de textes élaborés évoquent le port du signe de la croix par les fidèles, celle-ci renvoie néanmoins à la doctrine centrale du christianisme, qui est la mort de Jésus sur la croix, et sa résurrection (Brito 1987 ; Marguerat 1990 ; Lacoste 1998). Porter ce signe est une chose, ce à quoi il renvoie pour le fidèle et sa communauté, que cela soit central ou non dans la doctrine, explicité ou non dans les textes et sources sacrées, en est une autre. On se trouve là dans le domaine du symbolique et du signifiant, alors que ce à quoi renvoie le signe ouvre un espace de signification complexe.

Dans un registre comparable, l’islamologue et expert en études religieuses Jacques Waardenburg fait observer au sujet d’autres formes de pratiques populaires, à savoir les fêtes religieuses, que « la nature de ces dernières demeure […] difficile à cerner historiquement, puisque la majorité des documents disponibles présupposent la célébration plus qu’ils ne la décrivent » (1993, 125). De façon similaire, comme cela a été mentionné précédemment, Sarason évoque l’usage tout d’abord coutumier de la kippa, une coutume signifiant que l’explication d’un usage manque, même si celui-ci va de soi. Au sujet des fêtes religieuses qu’il examine ensuite, Waardenburg explique qu’il y voit un mélange de prescriptions religieuses et « d’éléments culturels d’origines très diverses et sans grand rapport avec le contenu religieux », sans compter l’intérêt très récent que leur portent les sciences sociales (1993, 127). Celles-ci examinent aussi depuis peu la signification culturelle et sociale que revêt le signe religieux porté par l’adepte, surtout le voile ou le foulard que peuvent porter les femmes musulmanes, voire le niqab ou la burka (p. ex. Amiraux 2009 ; Lavoie 2018 ; Eid 2015).

Avant de conclure sur ces prescriptions coutumières, ajoutons qu’une profusion d’ouvrages de vulgarisation produits ces vingt dernières années dans la foulée de demandes éducatives et scolaires dans plusieurs pays, mettent en relief ces aspects, en se montrant plus attentifs aux pratiques et à la matérialité religieuse. Cependant, ils ne les développent pas et en font état de manière partielle et inégale selon les religions[3]. On retiendra ici un exemple de guide pédagogique, qui introduit les prescriptions vestimentaires des religions comme des pratiques, et ce, tout particulièrement dans les sections portant sur le judaïsme et l’islam (Rieuf-Gardin et Moog 2003, 24 et 57). Aucune information de ce type n’est abordée dans les sections très brèves portant sur les religions orientales, et le christianisme est présenté de manière fort révélatrice de la façon suivante : « Les pratiques alimentaires des chrétiens sont les plus souples de toutes les religions […] ces pratiques ont été assouplies pour signifier que le plus important est la disposition du coeur [c’est nous qui soulignons], non les pratiques rituelles. Elles sont en cela plus conformes à l’enseignement de Jésus… » (Rieuf-Gardin et Moog 2003, 40.) Ce manuel mentionne de la même manière les pratiques vestimentaires, qui seraient inexistantes pour les chrétiens, hormis dans le contexte liturgique et au sein des communautés religieuses. Enfin, la croix y est présentée comme le signe et le symbole principal, que l’on retrouve sous toutes sortes de formes, y compris de pendentif. Nous avons retenu cet exemple de manuel pédagogique, car il illustre un aspect capital sur lequel nous reviendrons plus avant, soit la déqualification des pratiques au sein du christianisme au profit du coeur et de l’intériorité.

En conclusion de cette section, retenons qu’il existe peu d’examens exhaustifs théologiques ou religieux au sujet des signes, symboles, vêtements ou pratiques non liturgiques promus au sein d’une religion, alors qu’ils font objet, dans plusieurs pays, d’importants débats sociopolitiques, universitaires et culturels. Comment comprendre cet écart et, surtout, l’importance de telles pratiques au sein des religions, par-delà les rares élaborations théologiques à leur sujet ? Dans ce qui suit, nous nous proposons de systématiser l’articulation spécifique entre orthodoxie et orthopraxie, dans le but de former un cadre théorique explicatif de ces enjeux. Il est impossible de retenir tout de l’important corpus réfléchissant sur les rapports entre croyance et pratique, mais l’on examinera ce binôme particulier tel qu’il se présente parfois dans certains écrits, sans être exhaustif.

3. Théorisation de la distinction entre orthodoxie et orthopraxie

Les concepts d’orthodoxie et d’orthopraxie renvoient aux anciens débats grecs philosophiques concernant la théorie et la pratique, de même que leurs relations, qui figurent notamment dans l’Éthique à Nicomaque (Aristote 1970). Ce philosophe distingue la sphère des affaires humaines, domaine de la praxis, de celle de la connaissance pure (theoria). Par-delà la philosophie, sur laquelle ces débats capitaux ont eu une influence durable, une telle distinction a été abondamment reprise et commentée, notamment dans la philosophie issue du marxisme et de l’existentialisme (Althusser, École de Francfort). En théologie chrétienne, une première manière – certainement la plus fondamentale – d’aborder la polarité entre la pratique et la théorie consiste à appréhender les actions ou les oeuvres découlant de la foi et des doctrines en termes de justice ou de charité. Toute la perspective sacramentaire rituelle, en outre, se développe dans la foulée de la création des premières communautés chrétiennes.

Les concepts d’orthodoxie et d’orthopraxie renvoient donc à une antique distinction et ses développements, tout en présentant une étymologie distincte et, je dirais, une actualité singulière. Le concept d’orthodoxie comporte une histoire plus longue que celui d’orthopraxie. Il prend racine dans les racines indo-européennes dek, dok, signifiant l’acquisition de connaissances ; à l’origine du terme « docte », puis des mots grecs didaskein (enseigner) et de leurs dérivés, ainsi que dokein, qui veut dire « sembler » et « penser », qui a débouché sur le concept de dogma (opinion, doctrine, décret ; doxa, à savoir l’opinion et la bonne réputation). Plus tardivement, aux 16e et 17e siècles, les mots savants issus du grec se sont forgés autour du dogme ecclésiastique et de la doxa, qui signifie « opinion » alors que le terme hétérodoxie indique pour sa part une opinion différente. Dans la foulée, le concept d’orthodoxie traduisant le grec ecclésiastique orthodoxos veut dire « conforme à la vraie foi » (Picoche 1979, 217-218). Si Le Petit Robert de la langue française définit l’orthodoxie comme une doctrine religieuse droite (ortho) et valide, en particulier catholique, le mot « orthopraxie » ne figure pas dans sa nomenclature. Il est à vrai dire difficile de cerner les origines du concept d’orthopraxie et on signalera, en guise d’illustration, que l’imposante Encyclopédie Universalis n’offre elle non plus aucune entrée spécifique à son sujet. Il faut donc chercher dans les écrits savants pour en trouver quelques usages, plutôt fragmentaires. Ce qui suit en présente plusieurs illustrations, suivies d’une tentative de catégorisation.

3.1 Les religions antiques orthopraxiques

Un premier usage offre une distinction entre religions rituelles et théologiques. Tarot défend l’idée de l’universalisation du concept de religion. Il discute de la notion latine religio, initialement liée au culte romain exclusivement centré sur les pratiques rituelles de la Cité (voir l’article de Gordon Blennemann dans ce numéro), et fait observer que le christianisme a déplacé le sens de la religion vers le théologique et le groupe ecclésial (Tarot 2008, par. 48). Ce qui s’avère intéressant pour le présent article est que Tarot propose « de dresser la distinction idéale typique des religions orthopraxiques et orthodoxiques » (2008, par. 49), et qu’il caractérise les premières par leur ritualité et les secondes par l’attention qu’elles portent au théologique. Qualifier un courant d’orthopraxique lui permet d’éviter certains concepts devenus problématiques, comme celui de paganisme, souvent opposé au christianisme du fait de sa nature rituelle. Il préfère aussi désigner le christianisme comme étant une religion orthodoxique, ce qui lui paraît plus juste que de la qualifier de dogmatique. Non seulement il justifie l’usage du concept de religion en tant que catégorie universelle, mais il a aussi le mérite de d’offrir une définition plus élaborée du concept d’orthopraxie que la plupart des autres auteurs :

Quelles que soient les évidentes différences de ce que peut être la « religion » (zuñi, guayaki, lébou, grecque ou romaine, chinoise ou hindoue, voire juive), un fait commun se dégage, comme une zone centrale : une gravité et une fidélité à maintenir un héritage coutumier, lié à des croyances sans doute, mais surtout à des pratiques rituelles qui doivent être accomplies avec un soin scrupuleux et une certaine gravité et qui semblent en rapport avec certains dangers. Voilà le noeud des religions orthopraxiques et le dénouer est aussi l’objet d’une théorie de la religion.

Tarot 2008, par. 51

On peut ajouter que le concept d’orthopraxie est récurrent dans la littérature portant sur les religions romaines et chinoises (voir les articles d’Anna Ghiglione et de Arnaud Fredette-Lussier dans ce numéro), ensembles rituels et civiques complexes.

3.2 L’orthopraxie chrétienne opposée à l’orthopraxie juive

Un deuxième usage du terme orthopraxie fait porter l’attention sur la particularité orthodoxique chrétienne, dans un rapport singulier avec le judaïsme, et c’est sans doute dans l’étude de ce rapport que l’on rencontre le plus fréquemment le binôme. Dans le christianisme, la préoccupation pour l’orthodoxie, ou l’effort de clarification doctrinale, a en effet précédé l’usage de ce concept, et les historiens et les théologiens qui la repèrent la font remonter au 2e siècle. Il serait courant, bien que ce concept soit peu utilisé dans les écrits, d’opposer le judaïsme orthopraxique à cette entreprise. En discutant du concept de foi (faith) dans la Bible, l’Encyclopédie de la Bible suggère qu’il occupait une place plus centrale dans le Nouveau Testament chrétien que dans les textes juifs, et ce jusqu’au Moyen Âge. L’un des auteurs qui ont évoqué notre distinction ne la jugeait cependant pas très utile, au regard de ce concept de foi. Certes, le judaïsme rabbinique ne proposait ni dogme ni credo, au point que la prescription de la récitation du Shema (Deut 6 : 4 : « Entends, Ô Israël : Le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur seul ») ne requérait pas la foi dans la formule récitée elle-même. Cet auteur explique que même si le judaïsme se trouve parfois à ce titre désigné comme étant orthopraxique (la pratique correcte) plutôt qu’orthodoxique, les rabbins discutent pourtant de croyances. Il estime donc que cette « binary distinction mask as much as they reveal » (Satlow 2018, 702).

L’opposition entre christianisme et judaïsme apparaît pourtant comme fondamentale lorsqu’il s’agit de réfléchir sur ce rapport divergent entre la doctrine et la pratique. Initialement influencé par les entreprises de clarification doctrinale déployées lors de l’émergence du christianisme, le judaïsme s’en éloignera assez rapidement, ce qui fait même dire à Boyarin, qui emploie au passage le concept d’orthopraxie, que le judaïsme ne s’est jamais vraiment compris comme une religion (2004). La religion, selon lui, serait le produit d’une séparation entre le culte, les pratiques et les croyances d’une part, et la culture de l’autre (disembedding of religion), effectuée par les chrétiens dans l’Empire romain (Boyarin 2004, 12 ; voir aussi Schwartz 2001, 79). Selon cette thèse, la religion serait ainsi étroitement liée à l’élaboration d’une orthodoxie : « Orthodoxy is a way that a “religion” – disembedded from ethnic or geocultural self-definition, as Christianity had made itself – asks itself : “how, if at all, is one to identify the ‘center’ of [our] religious tradition ? At what point and why do we start speaking about ‘a’ religion?” » (Boyarin 2004, 10 ; Williams 1989, 3)[4]. L’on remarquera que selon cette acception, la religion rend possible la diffusion transculturelle, alors que l’ancrage dans une culture tend à ethniciser ou territorialiser un culte, régulé par des pratiques et des rites, individuels et collectifs.

On ne saurait manquer de mentionner ici le livre phare de Mopsik au sujet de la Cabale juive et de sa théurgie (du grec ancien theos, dieu et ergon, travail, qui veut dire « action sur Dieu »), dont la thèse centrale revient à étayer l’argument selon lequel Dieu « est fait ce qu’il est à travers des actes, des paroles, des attitudes précises » (1994, 40). Mopsik écarte cependant lui aussi le concept d’orthopraxie, dont il note l’usage courant pour désigner le judaïsme traditionnel et l’importance qu’il accorde aux règles pratiques, pour lui préférer celui de théurgie, qui remonte à l’époque de l’empereur Marc-Aurèle. Il fait également observer que, parallèlement, le christianisme développait sa propre théurgie à travers les sacrements. La théurgie plongerait au coeur du judaïsme, en consistant dans le déploiement de gestes qui visent à exercer une action sur Dieu (Mopsik 1994, 32-33), comme l’exprime l’un des sous-titres de l’ouvrage : Les rites qui font Dieu. Mopsik développe cette idée provocante pour les modernes qui, pour leur part, qualifient de magie, d’irrationalité et de mythe la prétention que des actions humaines puissent avoir un quelconque pouvoir sur le divin (1994, 11). Au sujet de la distinction entre magie et rite religieux, l’auteur explique que la première relève d’un pouvoir que s’attribue un être humain sur les éléments et l’invisible, plus ou moins régulé, alors que le second renvoie pour sa part à une soumission aux prescriptions rituelles et légales divines. C’est donc Dieu qui se trouve au coeur des pratiques juives et non l’initiative et la prétention humaines. L’agir sur Dieu est conditionné par la soumission à ses prescriptions.

Les trois usages qui suivent relèvent davantage de l’ère moderne.

3.3 L’insistance orthopraxique sociale du christianisme au 20e siècle

Un troisième usage, théologique cette fois, cherche un nouveau rapport entre dogme et foi chrétienne vécue. Sous l’influence du marxisme et du socialisme, avec lesquels le christianisme entretient, depuis quelques décennies, un dialogue tendu mais possible en raison de l’insistance des sources bibliques sur la justice sociale, les années 1950 et 1960 voient émerger une mise en exergue du concept de praxis en théologie, notamment à travers la théologie de la libération (Gutierrez 1974). Mais qu’en est-il du concept spécifique d’orthopraxie ? Un article de Dumont publié en 1970 propose trois grandes orientations se dégageant des débats et écrits très effervescents des années 1960, parmi lesquelles « une réflexion qui s’enchaîne à une praxis », qu’il développe sous le thème et « néologisme » d’« orthopraxie » (faute de mieux, note-t-il) (570). Il relate l’intervention, lors d’un colloque tenu en 1968, d’un jeune théologien qui affirmait l’importance de l’action pour la foi chrétienne, son interprétation et la mise à l’épreuve de son authenticité. Ce « néologisme » apparaît aussi sous la plume du grand théologien Edward Schillebeeckx, qui reproche à l’Église catholique d’avoir trop insisté au fil de son histoire sur la « formulation de vérités », à savoir sur une orthodoxie, et d’avoir négligé la transformation du monde en laissant l’orthopraxie aux incroyants et aux personnes hors de l’Église (1969 ; cité dans Dumont 1970, 571). Cette vision de la foi chrétienne qui se généralisera à cette période renoue avec un sens davantage biblique de Dieu comme étant Celui qui vient et accomplit progressivement le salut dans l’histoire. Afin d’assurer la distinction avec le marxisme, Dumont énonce la nécessité de situer la praxis chrétienne au regard des fins dernières promises par Dieu, de même qu’avec l’événement fondateur du salut chrétien, à savoir la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

Dans l’un des rares textes qui développent explicitement nos deux concepts en théologie, en 1974, Chenu évoque la nouvelle émergence de cette distinction en théologie, en se référant précisément à Dumont (1970 ; Panikkar 1970), et il fait remarquer que le concile Vatican II, moment qui a représenté un tournant dans la réflexion théologique catholique, n’en avait pas fait usage : « Cependant, explique le théologien, plusieurs trames du Concile impliquent, à la réflexion précisément, la conscience d’un comportement de la foi où la praxis est – en coordination avec la doxa – un lieu de son existence et de sa vérité, et pas seulement l’application pragmatique de directives préalables » (Chenu 1974, 51-52). En témoignerait le caractère résolument « pastoral » du concile qui se distancie d’une approche dogmatique cherchant simplement à contrer les erreurs modernes. Le terme pastoral signifie que le Concile est davantage préoccupé par le témoignage de la foi, « la vie concrète et historique de l’Église-Communion » (Chenu 1974, 53).

C’est ainsi que la praxis s’introduit dans la theoria, et un aspect crucial se trouvant au coeur de la distinction ici à l’étude réside dans le fait que l’exigence de droiture ne concerne pas uniquement la doxa, mais aussi la praxis. Le Concile aurait donc recherché l’élaboration d’une orthopraxie plutôt que la clarification d’une orthodoxie, renversant une tendance historique inverse, à travers les thèmes suivants : la liturgie comme « mystère en acte », l’Église en tant que communauté, la présence des chrétiens dans le monde, le dialogue avec les autres religions et avec les non-croyants. En prônant l’articulation entre orthodoxie et orthopraxie, Chenu resitue la vérité chrétienne comme l’expression du dabar hébreu (la parole divine qui fait ce qu’elle déclare) plutôt que simplement le logos grec : « La vérité de Dieu s’exprime non dans un livre, fait d’énoncés, mais dans une Personne » (Congar 1974, 59).

Dans cette foulée, certains courants théologiques, comme la théologie de la libération, définiront l’orthopraxie comme étant le fait d’agir de manière critique, notamment face à l’idéologie capitaliste, établissant certaines alliances prudentes et critiques des catholiques avec les socialistes et les communistes. En voici une définition élaborée :

L’orthopraxie désigne soit le comportement qui reflète littéralement ce qu’enseigne l’idéologie officielle [doctrine sociale de l’Église], soit celui qui, par des voies parallèles ou marginales, cherche à rejoindre le coeur même d’une doctrine, au-delà des alluvions culturelles et des répétitions incantatoires. Elle qualifie l’intuition de l’agir, de la praxis qui rejoint la vérité à travers l’engagement, conformément à la parole : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jean 3, 21).

O’Neill 1976, 55

Après avoir formulé cette critique des répétitions rituelles, O’Neill conclut en rappelant que pour la foi chrétienne le projet social s’avère plus important que les querelles liturgiques « ou autres conflits-maison du même genre » (1976, 64). Ce tournant orthopraxique s’en prend donc au ritualisme qui éloignerait des tâches plus urgentes de transformation du monde. Il ne serait donc pas tant rituel que sociopolitique. Si Chenu déployait une compréhension du Concile Vatican II toute tournée vers l’action, en incluant la liturgie et la vie communautaire, ce développement d’O’Neill renvoie à une forte tendance des années 1970 insistant sur la centralité des engagements sociaux.

Le courant théologique similaire le plus influent, la théologie de la libération – dont les figures fondatrices sont Gustavo Gutierrez (1974) et Leonardo Boff (1987) – proposera de prioriser la solidarité avec les pauvres et les interprétations de la foi en découlant. Ainsi la praxis se présente-t-elle comme un impératif de la foi, préoccupée par les injustices sociales profondes contre lesquelles elle lutte à la lumière d’une théologie. On trouve là, sans doute, la lecture la plus influente et débattue du rapport entre praxis et foi dans les dernières décennies. Il importe de noter qu’il est bien davantage question de praxis que d’orthopraxie dans ces débats.

3.4 L’orthopraxie comme pratique identitaire

Un quatrième usage, propre à l’ère moderne, consisterait à embrasser une orthopraxie dans le but de se démarquer de la société ambiante. On l’a déjà illustré par l’histoire récente de l’adoption de la kippa chez les hommes juifs. Il est aussi possible de prendre l’exemple d’une étude des Daudi Bohras, un courant musulman se trouvant en Inde, peu connu en Occident, qui combinerait, selon l’auteur, des usages orthopraxiques vestimentaires et rituels avec l’adoption de plusieurs valeurs modernes. Non seulement son analyse nous semble-t-elle une illustration forte, mais elle fait usage du concept que nous recherchons, soit l’orthopraxie. L’exemple est provocant, mais il permet de réfléchir sur les débats plus larges au sujet des signes religieux islamiques en Occident. Afin d’échapper à une assimilation, ses leaders auraient, en effet, dans les années 1970, réaffirmé des pratiques vestimentaires distinctives (barbe pour les hommes et burka pour les femmes et, plus tard, topi kurta blanc et sherwani optionnels) (Blank 2001, 184) et adopté des gestes rituels traditionnels. Ce mouvement aurait été influencé par la révolution iranienne chiite et ressusciterait des pratiques qui étaient usuelles au 19e siècle et au début du 20e siècle. Si l’on encourage les membres à adopter ces usages dans la vie quotidienne, seul un petit nombre le fait et souvent partiellement. Cela vaut la peine de citer longuement ce qui suit, car l’on y trouve une illustration éclairante de la fonction contemporaine de l’orthopraxie qui nous rapproche des débats qui nous préoccupent :

The unique style of dress is a continual reminder of identity, and a great many Bohras make at least a token attempt to maintain dress orthopraxy on a daily basis. Even those who eschew community dress at other times quite often will make at least a symbolic gesture when praying or eating. A Bohra man (like most Muslim men) will cover his head to say namaz, and when he covers his head with a topi rather than a generic skullcap is reminded of his community ties. […] At least six times a day (morning, noon, and evening namaz, breakfast, lunch, and dinner) observant Bohras will have their identity reaffirmed

Blank 2001, 190[5]

Les membres de la communauté interrogés accorderaient plus d’importance à cette pratique qu’aux autres, la classant comme la valeur fondamentale la plus importante pour eux, davantage même que les rites de passage ou l’éthique personnelle. Cet attachement singulier aux pratiques vestimentaires ou usages paraît spécifique à certaines religions, certains courants ou adeptes (Maclure 2015, 54), notamment au judaïsme et à l’islam.

3.5 Le spirituel dérégulé distingué des religions comme cultes orthopraxiques

Un cinquième usage, enfin, ajoute un tiers terme à ces deux catégories, en les distinguant de la spiritualité contemporaine dérégulée, qui ne serait ni orthopraxique ni orthodoxique. Tarot ouvre en effet cette autre perspective sans la développer, suggérant que la spiritualité contemporaine serait dépourvue d’orthopraxie, ainsi « il y a des religions sans orthodoxie, il n’en est pas sans orthopraxie, régulation des conduites, dont le spirituel peut se passer » (2003, 29). En guise d’exemple de l’opposition entre régulation religieuse et dérégulation spirituelle, il réfère à Debray (2003) affirmant que si « le spirituel se prépare à la mort, le religieux [quant à lui] prépare les obsèques » (Tarot 2003, 29). Tout en définissant la distinction idéale typique sur laquelle cet article se penche, Tarot paraît donc la relier au champ des religions historiques, en excluant le croire contemporain individualisé et émotionnel. Ce spirituel embrasse d’ailleurs surtout des formes immanentes, nous y reviendrons brièvement par la suite.

On trouve ici un argument qui désavoue en partie les précédents, puisque ce faisant, Tarot, de même que Debray, estime que le christianisme est aussi, voire surtout une orthopraxie. Un tel avis permet d’ajouter ici une dimension de toute importance. Cet élargissement de l’orthopraxie se fonde, selon nous, sur le fait selon lequel la religion, le catholicisme romain en particulier, se trouve juridiquement définie en France par ses pratiques. La France, comme plusieurs autres pays d’Europe, se saisit juridiquement de la religion comme d’un ensemble de pratiques, c’est pourquoi elle adopte le descripteur juridique « culte » plutôt que « religion », et ce, dès le 18e siècle (Messner et al. 2003, 4-5). La gestion de la religion en France, comme ailleurs, consiste en fait à régir des cultes ou des pratiques, des activités concrètes situées et menées dans un espace circonscrit, ce qui délimite la religion selon ses activités rituelles, tout en la privant notamment de rôles politiques, du moins officiellement. L’on peut donc affirmer que cette approche juridique aborde toute religion selon une approche orthopraxique, tout en excluant une variété de courants spirituels contemporains dérégulés.

4. Proposition d’une typologie des rapports entre orthodoxie et orthopraxie

Au terme de l’examen de quelques sources réfléchissant sur ces rapports binaires, on peut risquer une typologie provisoire dans les limites du présent article.

En premier lieu, orthodoxies et orthopraxies entretiennent des rapports complexes, et on ne saurait les opposer de manière radicale. Les orthopraxies ne sont pas dépourvues de croyances et répondent, d’une certaine manière, à des prescriptions de nature orthodoxique. Ainsi dit-on d’un pratiquant religieux ou d’une religion très prescriptive sur le plan des pratiques personnelles et collectives qu’ils sont orthodoxes ou ultra-orthodoxes (Lefebvre 2008). De manière intéressante pour notre propos, Aslan suggère que le concept sunni devrait être traduit par « orthopraxe » plutôt qu’orthodoxe (Aslan 2005, 144 ; cité dans Audard 2013, 23).

Il est intéressant de noter, en second lieu, l’émergence récente du concept d’orthopraxie comme critique d’une certaine orthodoxie. Dans les sources analysées, on note deux grands types de critiques. On trouve d’abord celle s’attaquant à une orthodoxie trop dogmatique et ignorant les dimensions pratiques de la religion comme l’attention aux attentes sociales de libération en christianisme ou à la vie pastorale du groupe. On trouve ensuite la critique du christianisme proprement dit, comme religion ayant insisté historiquement sur une orthodoxie commune, et qui dévaluerait par sa place dominante dans le monde d’autres types de religions accordant moins d’importance à cette orthodoxie commune et s’appuyant davantage sur un dispositif orthopraxique matériel plus ou moins prescrit aux fidèles (port de signes, gestes, coutumes).

Troisièmement, le développement du concept d’orthodoxie fait corps avec le christianisme, qui a déployé ses doctrines, credo et dogmes de manière remarquablement élaborée. Si le concept d’orthopraxie est récent, il renvoie néanmoins à d’antiques registres religieux qui furent eux aussi dominants, alors que les religions dites païennes, le judaïsme, la religion romaine et d’autres types de cultes se modelaient pour leur part surtout autour de pratiques collectives, rituelles et légales, sans toutefois exclure la dimension du croire ou d’une adhésion, mais certainement sans théologie systématique comparable. On les définit parfois aussi comme des « religions civiques » (Gentile 2005). On trouve donc ici un troisième terme de la typologie : À l’origine, une orthodoxie chrétienne théologique s’explicite au sein d’un monde antique dominé par des orthopraxies collectives rituelles et politiques. Cette orthodoxie se combine toutefois, il faut le noter, à une orthopraxie modulée, par exemple à travers une sacramentaire, des pratiques spirituelles, de même qu’une éthique personnelle et sociale.

En quatrième lieu, si on ne saurait nier l’importance de l’orthopraxie pour le christianisme, celui-ci offre cependant cette autre particularité de s’être très tôt extrait d’un contexte ethnoculturel exclusif juif, au nom d’un principe de diffusion universelle de la foi chrétienne. C’est ainsi que son orthopraxie (Baslez 2016) dut très tôt se moduler à une grande diversité de cultures. Cette diffusion transculturelle a sans doute rendu essentielle la formulation d’un credo, qui occupa les chrétiens des quatre premiers siècles, sur l’horizon de la clarification de la conception du Dieu des chrétiens (Kasper 1985). Il importe toutefois de rappeler que la conversion de Constantin à la religion chrétienne a réinstauré une forte dynamique orthopraxique, associant intimement politique et christianisme. Le protestantisme engendrerait de son côté, dès le 16e siècle, l’instauration d’orthopraxies nationales en Europe, alors que les principautés européennes embrassaient des formes de protestantisme. L’essor de législations définissant les religions nationales comme des cultes n’est sans doute pas étranger à ces aspects. À cette lumière, le christianisme s’est révélé historiquement capable de faire tenir les deux pôles ensemble, au prix d’une clarification et d’une centralisation doctrinales importantes. On trouve ici un quatrième terme de la typologie : dès que le christianisme est adopté par l’Empire romain, une orthodoxie chrétienne théologique centralisée se module à des orthopraxies chrétiennes politiques impériales rituelles puis, plus tard, nationales. L’orthopraxie chrétienne demeure riche, modulant sacramentaire et éthique de vie, pratiques spirituelles. L’ère moderne engendre de nouvelles significations de ce binôme.

En cinquième lieu, le christianisme, mais aussi plusieurs autres religions, accentuent davantage l’importance des orthopraxies sociales, sous l’influence de l’humanisme, des révolutions politiques, du socialisme et du marxisme notamment, en déplaçant le sens du salut vers la transformation sociopolitique ou, tout du moins, en rappelant sa centralité dans le projet salvateur. Le christianisme, à travers certains de ses courants, se présente ainsi sous un jour nouveau, en insistant sur la prépondérance de l’orthopraxie sociopolitique. Dans la foulée, plusieurs religions ou courants religieux adoptent des pratiques sociales rendant visible leur engagement envers la société et les non-membres. Ce quatrième terme de la typologie s’explique ainsi : sous l’influence de courants sociopolitiques et philosophiques modernes, plusieurs religions adoptent une orthopraxie sociopolitique religieuse.

Sixièmement, la religion juive minoritaire et diasporique perpétue depuis l’Antiquité son orthopraxie tissée de coutumes, règles et rituels alimentaires, cultuels et vestimentaires. C’est à l’ère moderne que la signification du port de la kippa en vient à être proposée comme un moyen de marquer sa différence par rapport aux non-juifs. Dans la foulée, des groupes musulmans minoritaires comme les Daudi Bohras auraient eux aussi adopté des pratiques distinctives afin d’échapper à l’assimilation dans les années 1970, et ce ne sont là que des exemples parmi d’autres. On trouve ici une autre modulation du binôme : à l’ère moderne, les religions orthopraxiques créent des pratiques spécifiques impliquant des gestes et signes visibles, de nature identitaire tout autant que religieuse, dans un contexte diasporique ou minoritaire.

En septième lieu, toujours à l’ère moderne, le détachement de spiritualités des religions générerait un émiettement aussi bien des orthodoxies que des orthopraxies. Ces spiritualités comportent souvent, en leur centre même, une critique de toute régulation, aussi bien doctrinale que rituelle. On peut s’y livrer à des pratiques, mais ces dernières sont surtout individuelles, corporelles et centrées sur soi, ou encore psychosociales. Les types de liens que l’on y valorise seront plutôt intramondains, centrés sur l’égalité, la nature ou la santé. Mais là encore, on peut faire l’hypothèse inverse, à savoir que les éthiques spirituelles non religieuses produisent de nouvelles orthodoxies ou orthopraxies, tout aussi exigeantes.

Conclusion

Le binôme orthodoxie/orthopraxie présente une indéniable fécondité pour une théorie des religions. Il concerne en effet le coeur de ce qui importe pour les adeptes et les institutions, en matière de pratiques ou de croyances, de même que les tensions entre les deux. Il permet jusqu’à un certain point de décliner plusieurs types de religions, aussi bien anciennes que modernes et contemporaines, tout en résolvant le dilemme que présente l’originalité du christianisme et sa puissante influence sur la définition des religions. Il éclaire aussi sans aucun doute des tendances qu’entretiennent des sociétés d’héritage chrétien avec certaines manifestations contemporaines des religions.

Au début de cet article, il a été question des controverses ayant nourri la présente réflexion, se nouant, par exemple, autour du port des signes religieux ou de pratiques rituelles individuelles. Ces derniers se voient limités ici ou là dans leur usage et leur port par les individus, en dehors des lieux de culte. Si des motifs valables justifient parfois ces limitations, notamment la sécurité dans le cas du kirpan sikh, l’on peut se demander pourquoi certaines sociétés expriment une telle réticence. L’argument central se déploie autour de la protection des femmes musulmanes, auxquelles certains pays musulmans autocrates imposent le port du foulard ou de vêtements plus couvrants. Or, dans un contexte démocratique, le choix de porter le voile peut notamment se comprendre à la lumière de la catégorie de la religion orthopraxique. Qui plus est, si, à l’époque moderne, a été introduite une nouvelle manière d’embrasser ce choix, à savoir le marquage et l’affirmation d’une différence, celle-ci peut aussi prendre source dans le caractère théurgique des orthopraxies traditionnelles, alors que c’est l’acte ou la pratique qui fait Dieu. Selon cette dimension religieuse fondamentale, la pratique s’avère inséparable d’un croire et d’une adhésion, tous deux se renforçant l’un l’autre. Mais d’où vient la difficulté à accepter cette modalité religieuse et pourquoi la réduire à la frontière identitaire qu’elle implique ? De notre étude ressortent plusieurs facteurs.

Des sociétés d’héritage chrétien, ayant connu certains types de sécularisations, accordent une grande importance à la liberté individuelle et aux dynamiques personnelles du croire. Il est devenu courant, dans la théorie des religions, d’y voir les effets d’une interprétation particulière du christianisme, qui accorde plus d’importance à la foi qu’aux pratiques et aux rites (voir l’article de Jean Grondin dans ce numéro). La première section du présent article rapporte les propos très révélateurs d’un manuel scolaire à ce sujet, qui rappelle l’importance prépondérante de l’amour sur les obligations rituelles et autres prescriptions propres au christianisme. Si le christianisme élabora dès son origine un dispositif très complexe de pratiques, notamment les sacrements, il accorda également une importance capitale aux dogmes et doctrines, de même qu’aux écrits bibliques. C’est pourquoi, au cours de l’histoire, des courants d’interprétation influents, en particulier le protestantisme, ont mis l’accent sur la critique de Jésus à l’égard des pratiques religieuses ritualistes, son insistance sur l’amour et la sincérité du coeur.

En second lieu, en se réappropriant la dynamique orthopraxique sociopolitique, certains courants du christianisme – religion dominante dans les pays occidentaux – ont eux aussi parfois réduit l’importance des rituels collectifs et privés, de même que des signes religieux. Ces courants ont parfois même relégué au second plan la vérité et l’orthodoxie, de même que l’orthopraxie rituelle, en les subordonnant au salut qui s’est accompli, au fil de l’histoire, sous forme de justice. Cette tendance moderne n’est pas étrangère, elle non plus, à certains textes de l’Évangile où Jésus critique le ritualisme et le légalisme de ses contemporains, attirant ainsi l’attention sur les souffrances de ses contemporains, dans la foulée de plusieurs prophètes hébraïques.

Peut-on s’étonner que plusieurs sociétés issues du christianisme - et au-delà - mettent en doute la légitimité du port de signes religieux et de rituels pratiqués en dehors des lieux de culte ? De surcroît, l’influence de la science amène les sociétés, qui sont héritières d’un tel christianisme, à douter profondément du sens théurgique des actions rituelles. Accomplir un geste, revêtir un accessoire, participer à un rituel est un droit humain et fondamental protégé lié à la liberté de conscience et de religion, hormis s’il compromet l’ordre public ou une compréhension spécifique de la neutralité de l’espace public, mais le sens même que lui accordent les pratiquants se trouve moqué et renvoyé à la sphère de l’indémontrable et de l’irrationnel, encore plus que les croyances singulières telles que la foi en Dieu.

Un examen de la variété des orthopraxies et orthodoxies à travers l’histoire constitue une manière de réfléchir sur des sources fondamentales de la diversité religieuse se déployant dans nos sociétés. Une théorie des religions ne peut que se trouver enrichie par l’étude du binôme, au coeur de débats cruciaux en histoire des religions. L’émergence récente du concept d’orthopraxie constitue en elle-même une question d’intérêt.