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Introduction

Le confucianisme est probablement, en Chine ancienne, le courant philosophique qui a accordé la plus grande place à la notion de 禮, « rite » ou « ritualité », et, parmi les penseurs qui en font partie, Xunzi 荀子, qui vécut au IIIe siècle avant notre ère, est certainement le philosophe de l’Antiquité chinoise pour qui le concept de « ritualité » revêt la plus grande importance. La ritualité est si essentielle, et pour son système et pour sa vision de l’être humain, qu’il ira même jusqu’à dire que « sans les rites [], les hommes ne peuvent pas vivre » (Xunzi 2016, 366).

Ce court article portera sur le signe cultuel et, grâce à un bref survol de la notion xunzienne de , « rite », nous tenterons de démontrer comment la ritualité permet d’articuler entre elles des réalités distinctes – quoiqu’entrelacées – dépassant le strict cadre spatiotemporel naturel. Nos réflexions se baseront essentiellement sur une exégèse, que nous croyons originale, de certains extraits du chapitre XIX du Xunzi 荀子, « Des rites (Lǐ lùn 禮論) ». Notre entreprise est d’entrouvrir des pistes de recherche qui tendent à suggérer, lorsque transposées au domaine du religieux, qu’une approche qui tâcherait d’appréhender la croyance, le sacré, l’intériorité culturelle d’un individu ou l’esprit collectif d’une communauté sans tenir compte des manifestations concrètes de ces réalités extramatérielles, tenterait de comprendre l’intangible sans user du tangible et d’apercevoir les principes intrinsèques et intimes d’une chose sans s’attacher aux surgissements manifestes et continus de cette chose, qui l’animent et la créent à la fois. Nous suggérons aussi que, selon une approche xunzienne, il serait impossible d’envisager une croyance sans pour autant concevoir au même instant la manifestation rituelle de cette croyance, car cela reviendrait à nier le fait que la mise en pratique de l’une serait la source de l’existence de l’autre. En ce sens, et grâce à la pensée xunzienne, nous tenterons de mettre en lumière le fait que, d’une part, il est possible de concevoir une ritualité sans croyance – si ce n’est une croyance en des idéaux proprement humains –, et que, de l’autre, il devient problématique d’appréhender la croyance sans son jaillissement au creux du réel, c’est-à-dire, problématique de concevoir l’existence d’une croyance sans aucune ritualité la provoquant, au sens le plus propre du terme, sans aucune ritualité qui appelle vers l’extérieur et fait naître au sein du monde cette croyance.

1. L’importance des rites dans la pensée xunzienne

Alors qu’il est courant, dans la tradition intellectuelle occidentale, de faire de la raison, de faire des lumières de l’esprit, la qualité supérieure de l’être humain, Xunzi affirme, lui, que « […] rien dans le ciel n’est plus lumineux que le soleil et la lune […]. Rien dans l’homme n’est plus lumineux que les rites et le sens moral [lǐ yì 禮義] » (Xunzi 2016, 234). Par cette juxtaposition analogique – l’analogie étant, par ailleurs, un outil discursif et illustratif courant dans les textes de la philosophie chinoise de l’Antiquité – Xunzi met en lumière l’importance capitale que revêtent la ritualité et la moralité pour l’être humain, en en faisant le parangon de son humanité. Il est possible, bien que nous ne puissions en être certains, que le penseur ait su que la lumière émanant de la lune et lui donnant non seulement son aspect selon sa position particulière, mais, plus encore, sa visibilité en général, ne soit autre que les rayons du soleil réfléchis par la surface lunaire[1]. Qu’il en ait eu ou non conscience, l’image ainsi créée incarne admirablement bien la vision qu’avait Xunzi des rites et du sens moral ou, pourrait-on dire, la vision qu’il avait des rites en tant que gestes culturels extérieurs se déployant dans la sphère du sensible et du perceptible, et celle du sens moral[2], compris comme étant un pan considérable de l’intériorité propre à chaque individu et imperceptible a priori, intériorité élevée et magnifiée à travers une sphère éthique partagée. En effet, si ce n’est que grâce à la lumière du soleil que la lune devient visible, ce n’est, selon le penseur, et de la même manière, que grâce à la lumière apparente et manifeste des gestes ou des objets rituels qui se déploient dans une extériorité perceptible par les sens, qu’il devient possible d’éclairer, de mettre en lumière et, ainsi, d’appréhender la part de prime abord invisible de l’être humain, la part intangible de son être, à savoir, son intériorité propre, celle au sein de laquelle se déploie son sens moral personnel.

2. La notion de représentation

Afin de mieux saisir cette conception d’un geste rituel devenant une image visible et matérielle donnant accès au monde a priori imperceptible et immatériel de l’individu, il est nécessaire de s’intéresser à la notion de représentation, et, dans le but de ne pas avoir une compréhension lacunaire des mouvements habitant cette dernière, de se positionner sur l’un ou l’autre versant émergeant d’une tension inhérente au concept même de représentation dans la langue française, voire dans les langues d’origine latine en général. Si l’on suit la tradition philosophique platonicienne, il est possible d’entendre la représentation comme étant une mimèsis, une copie ou une imitation d’un objet ou d’une réalité supérieure, qui perdrait, à travers cette même représentation, la perfection de son essence, et cette représentation deviendrait, dès lors, un simulacre de réalité, une chose re-présentée, dans le sens de présentée à nouveau, de façon moindre, moins grande, moins belle, moins parfaite, moins intelligible, car davantage matérielle. Cette même conception de la représentation se retrouve aussi bien dans le concept d’image, que les dictionnaires étymologiques rapprochent généralement – par leur racine commune indo-européenne « im- » – d’imitation (Gaffiot 1934; Rey 2019), que dans la notion de copie qui, dans le langage courant, qualifie la re-production d’une chose qui existait, nécessairement, au préalable. De la même manière que pour la représentation platonicienne, l’image et la copie peuvent être comprises comme étant des imitations, des re-présentations qui perdent, par le processus même de la reproduction, des qualités initiales de la chose qu’elles imagent ou copient, devenant, en quelque sorte, simulacres de réalité, fac-similés ou contrefaçons.

Or, une compréhension radicalement inverse des concepts d’image, de copie et de représentation est possible, compréhension qui ne fait plus de ceux-ci des façons de présenter à nouveau une chose, mais bien plutôt des moyens de rendre présente la chose représentée. S’il est vrai qu’image et imitation possèdent la même racine indo-européenne, l’image est, dans l’usage qu’il en a été fait du moins, beaucoup plus qu’une simple imitation. Cicéron écrit, par exemple, au livre III de son De oratore : « imago animi vultus est », « le visage est le miroir [l’imago, l’image] de l’âme » (Gaffiot 1934, 773). L’image devient, chez ce penseur, la porte d’entrée donnant accès à un monde de prime abord voilé, imperceptible, le moyen de pénétrer une réalité plus grande que la simple matérialité du substrat sensible, la manière de lever le voile, de dévoiler l’intangibilité humaine. L’image se fait ainsi le miroir même qui reflète et rend accessible l’intériorité de prime abord invisible de l’être humain, à savoir, chez Cicéron du moins : son âme.

En ce qui a trait à la copie – du latin copia – ce serait, à l’inverse, plutôt l’usage historique du mot qui en aurait restreint le sens étymologique initial (Rey 2019, 881), sens qui n’est pas celui de reproduction ni d’imitation, mais – pensons à ce qui est copieux – plutôt celui d’abondance. Lorsque les copistes reproduisaient des oeuvres, ils ne faisaient pas que présenter à nouveau une oeuvre originale préexistante, mais, en démultipliaient son nombre, ils la rendaient plus abondante et, pourrait-on dire, par le processus même de la copia, grossissaient l’Être – quantitatif, du moins – de cette chose au sein du réel. Un « artéfact », ou plutôt un symbole mythologique grec porte d’ailleurs le sens original de ce mot au sein même de son nom : la « cornucopia », la « corne d’abondance », corne qui nous permet, ici, bien que nous y reviendrons, d’esquisser une image du processus à l’oeuvre au sein de la ritualité. Dans cette corne, visible et matérielle, se trouve, en creux, la copia, l’abondance, cette infinie invisibilité – ou infinie visibilité aux abords de l’émergence – qui est rendue présente au réel grâce à son point d’appui au sein du monde matériel, grâce au pic phénoménal sensible qu’est la corne elle-même. Sans la corne, l’abondance n’aurait nul moyen de poindre dans le réel et, sans l’abondance, la corne ne serait qu’une simple et banale corne de chèvre[3].

Enfin, en ce qui concerne le concept de représentation, son étymologie latine ne signifie pas présenter à nouveau, mais plutôt « rendre présent », ou « mettre sous les yeux » (Gaffiot 1934, 1347). En ce sens, la représentation est la manière par laquelle une chose, idéale ou idéelle, immatérielle ou intangible, est rendue présente dans le monde matériel, dans le monde sensible et tangible, et la manière par laquelle on met sous les yeux d’un individu une réalité qui serait demeurée dans la sphère inaccessible de l’obscurité évanescente si ce n’avait été du véhicule même de son apparition et de sa mise en lumière, à savoir, si ce n’avait été de sa représentation.

3. Le rite, une représentation de l’invisible

En chinois, représentation, image ou symbole se dit xiàng 象, et signifie non seulement le fait de rendre présent une réalité extérieure dans le monde phénoménal – grâce, notamment, à un objet ou à un geste qui devient, dès lors, plus que la simple somme numérique de ses parties – mais, plus encore peut-être, le fait de rendre présent à l’esprit cette même réalité, le fait de faire apparaître, au sein même de l’individu, une entité qui lui était auparavant inaccessible.

Cette conception du xiàng a d’ailleurs été formulée par un des plus – tristement[4] – célèbres disciples de Xunzi, Han Feizi 韓非子, philosophe légiste du IIIe siècle avant notre ère, qui, dans l’oeuvre portant son nom, analyse autant l’étymologie de xiàng que les implications qui en découlent. En effet, si le caractère xiàng 象 peut être traduit par image, il peut aussi signifier éléphant – le pictogramme 象 étant d’ailleurs la représentation picturale de cet animal. Si l’utilisation d’un seul et même mot pour désigner deux entités en apparence si radicalement distinctes peut sembler déconcertante, Han Feizi en suggère l’explication suivante :

Men rarely see living elephants. As they come by the skeleton of a dead elephant, they imagine its living according to its features. Therefore it comes to pass that whatever people use for imagining the real is called "image". Though Tao cannot be heard and seen, the saintly man imagines its real features in the light of its present effects.

1939,193-194

En ce sens, c’est en voyant ou en touchant les ossements de l’animal que prend vie et se forme, dans le coeur-esprit de l’individu qui les perçoit, l’éléphant en son entièreté. Ainsi, en suivant la compréhension qu’avait le disciple de Xunzi du xiàng, et en transposant ce raisonnement aux images dans leur ensemble, grâce à la représentation, se déploie, autant dans le monde phénoménal extérieur que dans l’esprit et l’intériorité du sujet qui appréhende cette représentation, une réalité pleine et entière qui dépasse la simple matérialité physique ou sensible de l’objet ou du geste qui la rend présente. La représentation devient ainsi le pic visible d’une infinie invisibilité, l’affleurement phénoménal d’une réalité sous-jacente, réalité qui anime et grossit autant cette même représentation, que l’intériorité du sujet qui appréhende cette dernière, d’un monde intangible qu’elle y incorpore.

L’analyse qu’effectue Jullien de l’articulation du visible et de l’invisible[5] dans la pensée chinoise de l’Antiquité permet d’éclairer notre propos :

[…] le visible et l’invisible ne s’opposent pas entre eux (ainsi que chez Platon) comme deux types distincts de réalité, deux degrés d’être (l’un étant plus « réel » que l’autre : même, seul est vraiment) […] : ils sont la même (et unique) réalité […]. Dès lors, le visible et l’invisible se révèlent interdépendants (alors que l’Invisible platonicien est par principe, on le sait, indifférent à sa « copie » au sein du sensible).

Jullien 1993, 208-209

C’est donc grâce au geste ou à l’objet rituel, qui se fait image, symbole, représentation et visibilité, que l’invisible qui y est contenu devient apparent et perceptible, invisible qui serait demeuré inaccessible sans le véhicule de sa représentation. En d’autres mots, ce n’est, en général, que grâce à la représentation que l’intangible devient appréhensible. Et l’on retrouve d’ailleurs, en creux, cette compréhension du poids symbolique des représentations en ce qui a trait aux objets rituels dans une exclamation aphoristique de Confucius, maître à penser de Xunzi, qui ne peut concevoir que l’on réduise les objets cultuels à leur simple matérialité, et que l’on délaisse par là même l’infinie richesse culturelle et affective qui y est contenue : « Le Maître a dit : “Ah, le rite ! Ah, le rite ! Comment donc, simplement de la soie et du jade ? Ah, la musique ! Ah, la musique ! Comment donc, simplement des cloches et des tambours ?” » (2018, 123)

Ainsi, c’est au sens de xiàng, au sens d’image, de représentation et de symbole suggérés autant par Confucius, maître à penser de Xunzi, qu’exposés par le disciple de ce dernier, Han Feizi, qu’il faut comprendre le rite dans la pensée xunzienne, pensée où le rite devient une manifestation sensible qui représente, qui rend présente, autant dans le monde phénoménal que dans l’esprit subjectif individuel, une réalité de prime abord invisible et qui se maintiendrait dans l’obscurité sans la représentation qui en est son surgissement au sein du réel. Lorsqu’il s’agit du geste rituel individuel[6], ce dernier devient l’extériorisation de l’intériorité de l’individu, l’affleurement phénoménal d’une profonde invisibilité, et l’irruption, au creux du monde, d’une force morale intérieure. Si nous reprenons l’analogie xunzienne énoncée auparavant – qui fait du rite le soleil et du sens moral interne la lune –, le rite devient le flambeau qui met en lumière et rend présente, autant à la vue qu’à l’esprit, la dimension intérieure de l’être humain, dimension qui, d’une part, serait demeurée dans l’ombre sans cet éclairage, et qui, de l’autre, puisque ces deux pans procèdent d’une seule et même réalité, devient le reflet de cette même luminosité.

4. L’essence du rite : culturelle ou personnelle ?

Mais le rite est, à la base, social et culturel, il est l’émanation, dans une collectivité donnée, du patrimoine culturel partagé par cette dernière. Toutefois, ce patrimoine demeure « immatériel » et « intangible » tant et aussi longtemps qu’il n’est pas mis en pratique, tant et aussi longtemps qu’il n’émerge pas au sein du réel, qu’il n’est pas incarné à travers des gestes culturels, gestes que Xunzi, soulignons-le, qualifierait de gestes pleinement rituels[7]. En ce sens, le rite agit toujours au moins sur deux pans à la fois, d’un côté, il rend apparente l’intériorité individuelle en l’extériorisant, tandis que, de l’autre, il manifeste la culture de la collectivité en lui donnant corps et effectivité.

Or, en vertu de cette compréhension du rite, nous pourrions être tentés de soutenir que la Culture, en général, donne simplement forme aux rites pratiqués par un individu donné, rites qui, sur le fond, proviendraient de sentiments moraux et d’affects émotifs individuels et naturels. Toutefois, chez Xunzi, et sans reconstituer ici l’entièreté de la conception qu’avait le philosophe de l’être humain, c’est la pratique culturelle qui magnifie le fond émotionnel et spirituel brut de l’individu, et ce, uniquement lorsque cette pratique culturelle, lorsque ce rite, est articulée et conjuguée à l’intériorité de l’individu, intériorité qui par ailleurs, sans la pratique culturelle qui la transforme et la magnifie, ne serait pas supérieure à celle d’« une bête sauvage » (Xunzi 2016, 268). Si, donc, une culture a besoin du geste rituel pour poindre dans le réel, l’être humain, lui, a besoin du rite pour que son humanité surgisse au sein du monde, car ce qui est « naturel [xìng[8]] est racine, commencement, bois brut, alors que ce qui est élaboré est culture […] élévation, enrichissement. Si [la nature humaine] n’est pas là, il n’y a rien à élaborer, mais sans être élaboré, le naturel ne saurait briller par lui-même » (Xunzi 2016, 270). En ce sens, le fond naturel humain et le fond rituel sont essentiellement distincts, et si nous pouvons affirmer que c’est une culture en particulier qui donne effectivement forme aux rites, qui leur donne leurs apparences phénoménales particulières, nous pouvons aussi avancer que, selon Xunzi, c’est bien la Culture – en tant que rapport au monde, en tant que rapport à l’Autre, en tant que rapport transformant soi et l’Autre – que c’est bien la Culture, donc, qui, conjuguée aux affects de l’être humain, produit le fond du rite, produit l’essence même du rite[9].

À cet effet, un passage du Xunzi s’avère éclairant :

Wén lǐ qíng yòng xiāng wèi nèi wài biǎo lǐ, bìng xíng ér zá, shì lǐ zhī zhōng liú yě 文理情用相為內外表裏,並行而雜,是禮之中流也.

Lorsque les principes structurant de la Culture [wén lǐ 文理] et les inclinations naturelles de l’humain [qíng 情] sont mis en oeuvre, de manière à ce qu’ils deviennent mutuellement comme l’intérieur et l’extérieur [nèi wài 內外] [l’un de l’autre], ce qui était à l’intérieur [et caché] [裏] émerge à la surface et devient apparent [biǎo 表]. Lorsque ces deux aspects [c.-à-d. l’intérieur et l’extérieur, le caché et l’apparent] se déplacent et se meuvent conjointement, de telle sorte qu’ils s’entrelacent et s’apparient [ 雜], alors [nous pouvons dire que] le rite se déploie suivant la voie centrale [zhōng 中].

Xunzi 2016, XIX. 22

Ainsi, le rite est bien, chez Xunzi, la conjonction – au sens le plus propre du terme – de l’obscur et de l’apparent, de l’intérieur et de l’extérieur, du culturel et du naturel humain qui, se rejoignant en une seule entité, se manifestent et se magnifient réciproquement. En d’autres mots, il est ce qui constitue le point de rencontre et de communication, dans le monde matériel, entre deux mondes immatériels qui, sans le rite, demeureraient distincts, mais qui, à travers lui, s’entrelacent et se transforment l’un l’autre. Si nous affirmons qu’ils se transforment l’un l’autre, c’est que, comme nous allons le voir, ce qui est Culture n’est pas un bloc monolithique, immuable ou invariable, mais bien plutôt une réalité proprement humaine, emplie d’affects, de mémoire et d’émotions humaines, qui se meut et se transforme au gré de sa mise en pratique. Xunzi dira d’ailleurs :

Lǐ yǐ shùn rénxīn wéi běn, gù wáng yú Lǐ jīng ér shùn yú rénxīn zhě, jiē lǐ yě 禮以順人心為本,故亡於禮經而順於人心者,皆禮也。

Le fondement des rites se trouve dans le fait qu’ils suivent le courant naturel du coeur-esprit humain et en font leurs racines. Ainsi, toute pratique rituelle qui est absente du Classique des rites [c.-à-d. de la codification textuelle des rites], mais qui se fonde sur et prend racine dans les coeurs-esprits humains, peut être qualifiée de pleinement rituelle.

2016, XXVII. 19

Ainsi, ce ne sont pas les prescriptions rituelles rigides contenues dans le Lǐjīng 禮經, le « Classique des Rites », qui forment la Culture, mais bien les multiples avènements et affleurements phénoménaux ritualisés des parts les plus intimes de l’humain qui la constituent, et qui établissent la teneur même de la Culture. Cette dernière est donc mue des mêmes passions qui animent le coeur-esprit humain, et, puisqu’elle se fait autant miroir que reflet manifeste de l’intériorité humaine, elle s’imbrique alors nécessairement dans le même cycle transformationnel et continu exprimé par et se retrouvant dans le coeur-esprit humain. C’est en ce sens que le rite devient, d’un côté, modification et mise en oeuvre de la Culture et, de l’autre, expression et transfiguration de l’être humain, et que nous pouvons dire que l’acte cultuel possède un pouvoir transformationnel réel, oeuvrant autant sur la Culture wén 文, que sur l’Humain.

D’une part, donc, le rite est l’extériorisation de l’intangible culturel, il est le jaillissement de la Culture wén, et, de l’autre, le rite est la part tangible de l’invisible intériorité de l’être humain, il est l’affleurement de son sens moral, de sa sphère émotive et de son individualité propre. Or, c’est justement à travers ce pan visible de la Culture, à travers le rite, que s’est constituée – et se constitue – la sphère intérieure de l’humain, et c’est à travers le pan visible et manifeste de l’intériorité de ce même être – autrement dit, à travers le rite – que s’extériorise autant la prime invisibilité de l’humain que l’esprit culturel d’une communauté, et que vivent, comme nous allons le démontrer, au même instant, et la Culture et l’humanité de l’être humain.

5. Rites funéraires : une image de l’Autre

Afin de mieux comprendre les mécanismes à l’oeuvre au sein du rituel, nous proposons d’analyser brièvement une pratique cultuelle qui, bien que se différenciant dans ses formes, est commune sur le fond à toutes les cultures : celle des rites funéraires – rites qui marquent la fin de la vie temporelle et physique d’un individu et le début de sa vie immatérielle pleine et entière dans l’esprit collectif de sa communauté, dans le monde du souvenir et du ressouvenir. Lors de ces rites, en général, et peut-être même plus encore en ce qui a trait à la Chine ancienne, on s’applique à dépeindre une image, une représentation de la vie du défunt, on tente de se remémorer le passé de ce dernier, de souligner la grandeur et la beauté de sa vie, de restituer à l’Autre – défunt – une image de lui-même qui perdurera à travers le temps grâce au véhicule du rite, dans un premier temps, et du souvenir, en second lieu. Lors du rite funéraire, effectué autant dans le but de rendre hommage au défunt qu’afin de se le remémorer, on imprègne sa propre intériorité de l’intériorité de l’Autre, on infuse son monde personnel du monde spirituel de l’Autre, de sorte que, à travers l’acte rituel et l’articulation de mondes intangibles distincts, cet Autre puisse « viv[re] à jamais dans l’esprit et dans le coeur de ceux qui se souviennent » (D’Ormesson 1974, 24).

Si la finalité apparente des funérailles est, semble-t-il, de rendre présent le défunt à l’esprit personnel et collectif de ceux qui demeurent, littéralement, ancrés dans le monde matériel, elles agissent aussi d’une autre manière du côté des vivants. En effet, ces rites permettent aux proches du disparu de déployer, dans le monde sensible, leur propre sphère spirituelle et affective intérieure[10]. De nos jours et dans nos sociétés occidentales, lors de ces funérailles, des proches du défunt prennent généralement la parole afin de partager des moments marquants de chaque épisode de la vie du disparu, et, ce faisant, non seulement mettent en commun plusieurs fragments du vécu du défunt afin d’en restituer, ensemble, une représentation évocatrice, mais, plus encore peut-être, ils expriment les émotions, les affects et les sentiments moraux qui les habitent afin de leur donner corps, et de pouvoir ainsi, en les extériorisant dans l’acte du partage, les expérimenter pleinement et, ainsi, les vivre, voire, les faire exister entièrement.

6. Existence, « Vertu » et « ritualité »

Si nous suggérons que le surgissement des sentiments les fait exister, c’est en nous référant au sens le plus proche de l’étymologie du terme. En effet, exister provient de ex-, « hors de » et de sistere, « être placé », et évoque, ici, un jaillissement des émotions dans le monde phénoménal, émotions qui s’échappent de là où elles étaient placées – voire, de là où elles étaient cachées – de sorte à percer le voile du réel. Ainsi, ce n’est pas que nous soutenions que les affects et émotions ne sont pas, ou ne seraient pas sans ce surgissement, mais plutôt que, lors de l’acte rituel, elles existent au sens où elles jaillissent hors d’elle-même, hors du sujet ou du coeur-esprit, xīn 心, qui les contenait, s’arrimant au rite qui leur permet, justement, cet affleurement au sein du monde. Si le terme est ici latin, nous pouvons toutefois retrouver, en quelque sorte, son analogue étymologique dans le concept chinois de « Vertu » 德.

Ce caractère est composé du radical chì 彳qui dénote la marche ou le mouvement, de la sous-graphie du « coeur-esprit », xīn 心, siège des émotions et de la raison, et de celle de zhí 直, « Droit », « Aller dans le sens de ; suivre la nature », « Sans cesse ; sans arrêt ». Zhí 直, quant à lui, est composé de shí 十, « Complet ; entier ; parfait », et du radical 目, « Oeil » ou « Orifice » (Dictionnaire Ricci 2010). Ainsi, il est possible d’entendre comme étant la manifestation, dans le monde sensible, des affects du coeur-esprit qui, jaillissant hors du sujet par l’« Orifice » dont il est doté, émergent au sein du réel et acquièrent, par là même, leur complétude. Notons que nous pouvons aussi comprendre les sentiments internes comme étant affectés, transformés et modelés de l’extérieur, par la Culture et par le rite, lorsque ceux-ci pénètrent au sein du coeur-esprit, à travers l’« Oeil » qui les contemple et les absorbe, et qui confèrent, eux aussi, leur complétude aux sentiments internes. Cette compréhension du concept peut s’accorder autant avec la vision xunzienne du , qui accorde à ce dernier une valeur morale – « Agir bien ; faire preuve de bonté » (Dictionnaire Ricci 2010), et donc, faire émerger, à la surface de son être, des sentiments moraux modelés de l’extérieur – qu’avec la conception taoïste du terme, dénué de toute signification éthique – « l’opération de la Voie qui se manifeste [dans] le monde sensible, l’action mystérieuse par laquelle les êtres maintiennent leurs existences […] » (Dictionnaire Ricci 2010), et donc, qui jaillissent de la Voie et reçoivent de celle-ci leur existence.

Ce qui est toutefois intéressant, c’est que le concept de , revêtant une importance considérable dans la pensée xunzienne et dont on peut compter, au total, 110 occurrences au cours du Xunzi (Ho 1996), demeure absent du chapitre XIX de cette oeuvre, « Des rites ». Une explication possible serait de comprendre la notion de « rite » comme étant un concept miroir du , recelant en lui-même les mêmes caractéristiques effectives que la « Vertu », mais utilisé dans le Xunzi, en substitution à cette notion, lorsqu’il s’agit spécifiquement du domaine du sacré, ou du cultuel. En effet, non seulement s’opère, à travers la ritualité et de manière analogue à la « Vertu », cette percée des émotions, devenues morales par l’influence de la ritualité, dans le champ du visible, mais, de plus, cette opération est mise en relief par l’étymologie même du caractère 禮, dont le radical est shì 示. Or, si 示 qualifie tout objet qui reçoit sa sacralité par l’utilisation que l’on en fait, par l’usage qu’on lui confère de l’extérieur, il signifie aussi, littéralement, « Manifester ; exposer […] Faire connaître » (Dictionnaire Ricci 2010).

En ce sens, on peut raisonnablement affirmer que le xunzien est empreint des mêmes mouvements que le , mouvements analogues à ceux qui animent l’existence ou sont engendrés par l’existence, et que le rite permet à la fois d’accueillir et de manifester, ou de faire sortir d’eux-mêmes, dans la sphère du cultuel, les émotions et les affects de prime abord enfouis en soi, afin que ces derniers acquièrent leur complétude. Toutefois, afin d’acquérir cette complétude, ces sentiments devront être traduits en actes cultuels, comme présenté ci-dessus, mais aussi, déployés, en creux, au coeur d’objets que l’acte même du rituel infuse d’une part sacrée, processus que le concept de 祭, « offrandes » ou « sacrifices », nous permet d’exposer.

7.祭, « offrande » ou « sacrifice »

Les 祭, ces offrandes emplies de symbolisme présentées par les proches en l’honneur de la mémoire du défunt font partie, notamment, du cérémoniel funéraire de la Chine Antique. Il s’agit principalement d’objets usuels, mais qui ont la particularité d’avoir été modifiés et altérés de telle sorte à ce qu’ils se soustraient à tout cadre utilitaire et se départissent de leur caractère pratique : « Les objets rituels comprennent […] des jarres et des amphores laissées vides et qu’on n’emplira pas […] des poteries inachevées, des récipients inaptes à rien contenir » (Xunzi 2016, 271), etc. En s’extrayant à la vie purement matérielle, en étant pleinement « cultuel[s] et non utilitaire[s] », en n’ayant d’autres fins « que de souligner la tristesse du moment » (Xunzi 2016, 272), ces objets réussissent à faire vivre et à faire s’extérioriser[11] les affects émotifs et moraux de l’être humain.

Dégagés de leur caractère utilitaire, les peuvent être grandis de symbolisme et de spirituel, et se transformer de la sorte en réceptacles, non plus de grains ou de céréales, mais bien d’affects proprement humains. Ils deviennent alors des points d’ancrage physiques aux émotions humaines, des points de jonctions entre une immatérialité émotionnelle personnelle et un monde tangible qui, exempt d’impératifs pratiques, se fait autant exutoire d’une vie intérieure propre, qu’image, miroir et reflet de la part de soi que l’on y dépose. Xunzi dit à ce sujet :

Il ne se peut pas qu’à certains moments on ne soit pas en proie à la plus vive émotion et submergé de chagrin […] Lorsque cela se produit, on est très profondément ému et si l’on ne peut y donner suite [grâce aux rites et aux ], les sentiments que l’on porte en soi demeurent vains, sans trouver la satisfaction de s’exprimer et ce qui serait traduit par les règles rituelles souffre de demeurer inachevé.

Xunzi 2016, 277

C’est dans la condition même de l’Humain, dans la condition même d’un être pourvu d’une sphère émotive et affective, que les trouvent leur raison d’être. C’est parce que l’humain ne peut pas ne pas souffrir, et que cette souffrance ne peut pas ne pas s’exprimer dans le réel sans affecter négativement celui ou celle qui la porte en soi que les rites et les deviennent nécessaires. C’est parce qu’une émotion non investie dans le monde extérieur « souffre de demeurer inachevé[e] », et que cette souffrance, devenant double, fait souffrir la personne qui l’accumule en elle, qu’il est essentiel d’envelopper le réel de sa propre intimité, et ce, à travers le rite et le qui permettent au sujet de vivre pleinement ses émotions, en les extériorisant, en les matérialisant, en les faisant, comme nous l’avons présenté, exister.

Grâce à l’offrande, l’humain peut expérimenter pleinement ses affects et, ce faisant, il imprègne le monde naturel de réalités personnelle, spirituelle et culturelle. En allant par-delà des impératifs purement utilitaires, il réussit effectivement à magnifier le sens de son existence phénoménale en faisant émerger à la surface l’intangible humanité de son être[12]. Les rites créent donc, lors de leur exécution, une dimension spatiotemporelle humaine, sacrée[13], et, en participant au rituel, on intègre l’Autre à soi et soi au monde, de sorte que, dans le , se retrouvent concentrés et conjugués harmonieusement, en un seul point matériel, le monde intérieur de l’individu, ses affects émotifs et moraux, sa mémoire, ses pensées, la présence de ses proches, vivants ou disparus, ainsi que l’intangible monde culturel qui l’habite – ou qu’il habite –, raisons pour lesquelles, en partie du moins, le philosophe soutiendra que les sont la « plus généreuse manifestation des rites et de la culture » (Xunzi 2016, 277).

8. , une rencontre avec soi-même

Si les rites infusent l’espace-temps matériel de réalités qui lui sont extérieures, ils le modèlent, aussi, en le faisant s’accorder à la temporalité interne des individus et à la temporalité humaine. Ils « abrègent ce qui est trop long et allongent ce qui est trop court » (Xunzi 2016, 268), ils façonnent le cours quotidien du temps usuel afin que puissent s’y déployer harmonieusement les émotions et le sens moral des individus adjoints à la culture de la société. Ils « rendent plus belle la joie et plus belle la tristesse […] plus beau le commencement [et plus belle] la fin » (Xunzi 2016, 272-273). Les , quant à eux, sont aussi, selon Xunzi, « l’expression de ce que l’on pense et espère et dont on se souvient » (Xunzi 2016, 277). Si ces derniers symbolisent ces trois pans de la temporalité subjective, c’est qu’ils sont la représentation, incarnée dans le réel, de la pensée présente, passée et future de celui qui les offre. Ainsi, il faut les comprendre comme étant la marque ponctuelle, le sceau, qui met en lumière et intègre au monde phénoménal la sphère interne et personnelle de l’individu, car ces offrandes ne s’ancrent plus dans le passé, présent et futur absolu, mais bien dans une temporalité proprement humaine, voire intime et individuelle, dans ce que représente le passé dans la mémoire de l’individu, dans ce que ce dernier pense et vit présentement, et, enfin, dans ses propres espérances, c’est-à-dire, dans le futur subjectif qu’il s’imagine. En ce sens, l’objet cultuel devient miroir du xīn, du « coeur-esprit » de celui qui les offre, il devient la représentation apparente et communicable, tangible et manifeste des émotions et de l’esprit de son auteur, il devient ce qui déploie et rend présente une intériorité individuelle qui dépasse, ainsi, les strictes matérialité spatiale et linéarité temporelle.

Si se traduit généralement par « sacrifice » ou « offrande », il peut aussi être interprété comme étant la « rencontre des hommes avec les esprits » (Dictionnaire Ricci 2010). Ce dernier sens donné à peut être appréhendé dans un premier temps, « littéralement », comme étant celui de la rencontre des vivants avec les esprits des défunts, tel que nous l’avons exprimé ci-dessus. Toutefois, au sens « figuré », l’offrande et le geste rituel qui l’accompagne peuvent être compris comme étant le lieu de la rencontre de la personne qui effectue cette offrande avec son propreesprit et sa propremémoire. Si cette rencontre de soi avec soi-même est possible, c’est que l’offrande, dans le creux de son inutilité pratique, accueille l’intangible que l’on y dépose et permet ainsi à la personne qui offre de se contempler de l’extérieur. En ce sens, c’est dans le don de soi à l’Autre, à travers l’objet ou le geste cultuel, qu’il est possible de faire retour sur soi-même, de se rencontrer soi-même dans l’offrande rituelle faite à l’Autre, de telle sorte à ce que celle-ci devienne, au même instant, miroir de l’Autre, accès à l’Autre, miroir de soi et accès à soi-même.

9. Confucianisme, une religion ?

Au sens strict du terme, le confucianisme n’était pas, à l’époque de sa constitution, une religion, à proprement parler, et il est intéressant de constater qu’une école philosophique ait pu postuler l’existence de mondes immatériels personnels et sociétaux, et faire de la ritualité une vertu fondamentale de l’humain sans pour autant présupposer l’existence d’une sphère transcendantale ou divine. Il est vrai que le courant acquerra par la suite des caractéristiques plus proches de la religion que de la philosophie, mais s’il y a croyance, dans le confucianisme, c’est une croyance profonde en l’humanité de l’être humain, et s’il y a religion c’est, d’une part, au sens que Cicéron lui donne, celui de « relegere », de « relire » (Hatzfeld 1993, 35-39), de « relecture », d’attention scrupuleuse au geste rituel, de mise en action constante de la ritualité et de relecture jusqu’à intégration complète et intérieure de l’esprit du rite. D’autre part, s’il y a religion au sein du confucianisme, c’est aussi au sens que Lactance puis qu’Augustin confèrent au mot, celui de « religare » de « relier » (Hatzfeld 1993, 35-39), car le rite relie, effectivement, il relie le monde matériel au monde immatériel, le corps à l’esprit, l’individu à lui-même, les êtres humains les uns aux autres, et ces derniers à leur culture. Et si le confucianisme est exempt de transcendantal et de surnaturel, le rite, lui, en épousant le cours naturel des choses afin de le grossir de réalités sous-jacentes, en ayant la capacité de parachever l’humain et de grandir les moments usuels d’une profondeur nouvelle, permet d’infuser le monde physique d’un caractère surréel, et de faire autant des objets que de l’humanité de l’être humain les dépositaires du sacré[14].

Conclusion : pensée xunzienne et réflexions contemporaines

La conception xunzienne du rite peut servir d’outil philosophique permettant d’aborder les croyances contemporaines, et il est possible, sans porter atteinte à la pensée du Maître chinois, d’entendre comme étant n’importe quel objet ou geste, cultuel ou culturel, religieux ou rituel qui contient en lui-même plus que la somme numérique de ses parties. Plus précisément encore, peut être considéré comme n’importe quel objet ou geste qui devient la représentation, l’image-miroir et l’émanation, au même instant, autant de l’intériorité propre de l’humain, que de l’intangible monde culturel dont ce dernier fait partie, n’importe quel geste ou objet qui suspend la spatiotemporalité linéaire, matérielle et utilitaire afin de l’infuser de symbolisme, et, la rendant ainsi plus grande que nature, y laissant s’y déployer la sacralité comme l’humanité de l’être humain.

Si c’est grâce à – et pour le dire en termes occidentaux – l’actuelle performativité du rite ainsi qu’à la puissance représentationnelle de ses objets ou de ses gestes que peuvent émerger dans le réel et s’articuler entre eux des mondes de prime abord invisibles, le rite devient non seulement nécessaire à la mise en pratique du pouvoir effectif et transformationnel de la croyance, mais nécessaire aussi à la compréhension de cette croyance, qui demeurerait inaccessible si ce n’était de son affleurement phénoménal au coeur du réel. C’est, en effet, par le rite que la croyance existe – au plus proche de l’étymologie du terme – qu’elle sort d’elle-même pour poindre dans le réel, qu’elle sort, autant du soi-même personnel et individuel du croyant ou de la croyante, que du soi-même de la croyance elle-même, croyance comprise ici en tant que sous-bassement immatériel d’une collectivité cultuelle, ou fond diffus de prime abord insaisissable de l’esprit culturel. Ce n’est pas, pourrait-on dire, dans l’abstraction intellectuelle et spirituelle, en dehors de toute phénoménalité, que s’épanouit et se déploie la croyance, mais bien plutôt dans son avènement au sein du monde, à travers son investissement des objets et des gestes cultuels, à travers sa matérialité, sa corporalité et le caractère perceptible et performatif de ses rites.

Au regard de ce que nous avons présenté, une des méprises, si l’on peut s’exprimer ainsi, des études contemporaines occultant les pratiques religieuses au profit des croyances, serait de considérer l’une et l’autre comme étant des vases clos, plutôt que communicants. Toutefois, et pour garder la même image, il est intéressant de remarquer que le caractère 禮, « Sauf [dans] des inscriptions très tardives […] est écrit sans l’élément 示 shì. », et que l’ancien caractère 豊 signifie simplement « Vase rituel » (Dictionnaire Ricci 2010). Ainsi, et puisque le vase ne devient rituel et n’acquiert sa sacralité que lorsqu’imbriqué dans les mouvements d’émergence et d’enfouissement – autant du fond humain que du fond culturel – qui caractérisent la ritualité, on peut se demander si les pratiques et les croyances religieuses ne formeraient pas ensemble un seul et unique vase ou uneseule et même entité, dont on ne pourrait ni comprendre ni apercevoir l’existence sans les flots continus qui l’animent et la créent à la fois. En ce sens, il ne s’agirait plus d’occulter les pratiques religieuses au profit de la croyance, ou inversement, mais plutôt de comprendre leur existence comme inextricablement entrelacée et unie, les comprendre comme étant les deux pans d’une même entité en perpétuelle transformation, entité qui exprimerait autant, dans ses mouvements de surgissement et de ressac, la prime invisibilité de l’humain et de la Culture, qu’elle en constituerait son être et en recevrait son existence. Selon cette lecture, ce ne serait plus simplement la croyance religieuse qui créerait les pratiques religieuses et les rites, mais bien aussi les rites et les pratiques religieuses qui formeraient, transformeraient et donneraient naissance, continûment, à la croyance ; ces deux pans se déployant, dans un mouvement perpétuel d’absorption et de débordements, tantôt dans le monde des corps, et tantôt dans le monde des esprits, ou des coeurs-esprits.

Malebranche, dans une belle image, faisait de l’espace le lieu de la rencontre des corps, et de Dieu le lieu de la rencontre des esprits[15]. Le rite confucéen, lui, en modelant la temporalité et le monde naturels afin que s’y déploie harmonieusement l’humanité de l’être humain, en rendant possible l’accès à soi et l’accès à l’Autre, fait de l’espace, du geste et de l’objet rituels les lieux mêmes de la rencontre et des corps et des esprits.