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Introduction

De la pensée de Lucrèce (1er siècle AEC) à celle de Christopher Hitchens (2007), la religion est le bouc émissaire rendu responsable de tous les crimes de la civilisation occidentale. Le médiéviste étatsunien Lynn White (1967) fait de la religion une source majeure de la crise environnementale contemporaine. Le philosophe australien Peter Singer[1] écrit quant à lui dans Animal Liberation (2002 [1975], 188) que la Bible est une des principales causes historiques de la souffrance animale : selon sa lecture de la Genèse, le dieu Yahvé, après la chute de l’homme causée par un animal et une femme, aurait donné la permission à l’humanité de tuer et de manger des animaux.

Il est facile de trouver des passages bibliques pour justifier la thèse selon laquelle les religions abrahamiques seraient les causes premières de la minoration et de l’oppression des animaux. Une relecture plus attentive pourrait cependant montrer qu’une telle attitude est en contradiction avec certains passages de la Bible. La présente étude examinera le cas de Qohélet 3,1821. Je vais d’abord exposer la problématique de la minoration et de l’oppression des animaux plus en détail et présenter mon cadre théorique. Je procéderai ensuite à une analyse comparative de Qo 3,18-21 et du discours contemporain s’opposant à une telle discrimination des espèces animales afin de voir si la Bible ne pourrait pas inspirer un plus grand respect des animaux. Un essai d’autocritique complétera mon analyse.

1. La Bible et l’infériorisation animale

Une vie humaine supportable sans exploitation animale est extrêmement difficile à imaginer. S’en passer totalement exigerait d’importantes privations. La cire d’abeille sert à fabriquer des chandelles sans avoir recours à l’industrie pétrochimique. On retrouve du gras animal dans les crayons de couleur, les craies, diverses encres et les explosifs. Avec l’ossature animale, on confectionne notamment des boutons, des manches et de la colle. La poudre d’os est très efficace pour prévenir la pourriture apicale des tomates. Des produits comme les crèmes pour la peau et le dentifrice contiennent de la glycérine, obtenue à partir du suif. Le fumier animal est largement utilisé en agriculture biologique. Avec le compost de crevettes, on nourrit le sol des plates-bandes et des potagers. De nombreux produits pharmaceutiques proviennent d’organes de bovins et de porcins, comme l’héparine (anticoagulant) extraite des poumons ainsi que l’insuline et l’adrénaline extraites de glandes (Lafond 2012, 139-140). Avec les intestins de porcs, on fabrique des ligatures chirurgicales indispensables lors de nombreuses interventions chirurgicales internes. Enfin, les vaccins et les médicaments sont toujours testés sur des animaux avant d’être utilisés avec des humains.

La question alimentaire n’est pas en reste. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le nombre d’animaux d’élevage s’élève à des dizaines de milliards en 2018[2]. Presque 10 000 kilogrammes de viande sont consommés dans le monde chaque seconde. La consommation globale de viande augmente de 2,3 % chaque année depuis plus d’une décennie. Cette croissance s’explique par le développement économique de pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil. La production d’une astronomique quantité de viande n’est pas sans conséquence sur l’environnement : déforestation, énorme consommation d’eau, utilisation de terres agricoles pour produire les céréales qui nourrissent les animaux, émission de méthane (un important gaz à effet de serre) par les ruminants, pollution de l’eau par les déjections — et la liste est encore longue (Godfray et al., 2018). Élever autant d’animaux pour satisfaire nos besoins n’est pas compatible avec les objectifs du développement durable (ONU, 2022).

White et Singer ont-ils raison d’affirmer que le récit biblique reste la principale légitimation de la pratique intensive de l’élevage animal même dans des États laïcs ? Il est écrit dans la Bible que tous les animaux sont la propriété des humains, car Dieu nous a tout donné :

Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout[3].

Gn 9,1-2.

Le Nouveau Testament reprend cette hiérarchie entre l’humain et l’animal. Certes, Jésus enseigne que Dieu prend soin des moineaux en Mt 10,29-30, mais il ajoute immédiatement que les humains valent plus que les moineaux : « Est-ce que l’on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d’entre eux ne tombe à terre sans [le consentement de] votre Père. Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés. Soyez donc sans crainte : vous valez mieux, vous, que tous les moineaux. » N’oublions pas que pour sauver un seul humain, Jésus a précipité dans la noyade deux mille porcs (Mc 5,1-20)[4]. Cela dit, l’anthropocentrisme de Paul est nettement plus radical que celui du Jésus des évangiles : « Dieu s’inquiète-t-il des boeufs ? N’est-ce pas pour nous seuls qu’Il parle ? » (1 Co 9,9-10.) La présence d’une hiérarchie où l’humain est supérieur à l’animal est claire dans plusieurs passages néotestamentaires.

Le spécisme du Nouveau Testament a une racine christologique. Dans l’Évangile selon Jean, Dieu s’est incarné dans une chair humaine (Jn 1,1-18). Dans le récit matthéen, le salut est accordé selon des critères éthiques qui ne concernent que des humains (Mt 25). La présente exégèse du livre de Qohélet montrera que l’oubli chrétien de l’égalité entre l’humain et l’animal n’a pas été total et qu’il est donc possible de s’inspirer de la Bible pour repenser l’antispécisme.

2. Cadre théorique

Je procéderai à l’analyse de Qo 3,18-21 à l’aide de la notion de « spécisme » telle que définie dans Animal Liberation de Peter Singer. Cependant, pour la définir optimalement, il me faut commencer par poser quelques concepts éthiques connexes qui reviendront tout au long du présent texte.

Singer est un philosophe conséquentialiste, ce qui signifie qu’il croit que la moralité d’une action dépend entièrement de ses conséquences. Le conséquentialisme est une forme d’éthique téléologique, c’est-à-dire qu’il se focalise sur les fins ou les buts des actions plutôt que les moyens utilisés pour les atteindre. En d’autres termes, si une bonne fin est atteinte, elle peut justifier l’utilisation de moyens qui, autrement, pourraient être considérés comme immoraux.

De nombreuses théories éthiques peuvent être considérées comme conséquentialistes. Cependant, Singer adhère à une forme spécifique de conséquentialisme appelée « utilitarisme ». L’utilitarisme juge qu’une action est moralement bonne si elle produit des conséquences utiles, c’est-à-dire si elle contribue à augmenter le bonheur total ou à réduire la souffrance totale. L’utilitarisme, en général, définit le bonheur comme étant la maximisation du plaisir et la minimisation de la souffrance. Pour cette éthique, rien n’est a priori immoral. Sur la base de ces principes, un crime sans victime est un acte éthique. Un « crime sans victime » est généralement défini comme une action illégale qui ne cause pas de tort à une autre personne. L’un des exemples les plus couramment cités de crime sans victime est l’usage personnel de drogues.

Singer propose une version spécifique de l’utilitarisme connue sous le nom d’« utilitarisme des préférences ». Selon Singer, le bonheur ne se résume pas à une question de plaisir sensoriel, il comprend aussi la satisfaction de nos préférences. Pour lui, est définie comme plaisante une expérience positive que les individus préfèrent à d’autres types d’expériences. Cette conception du bonheur va au-delà de la simple recherche de plaisir immédiat et inclut des considérations plus larges et plus complexes, comme le respect des désirs et des aspirations à long terme. Par exemple, un individu peut préférer faire quelque chose qui n’est pas immédiatement plaisant, comme s’entraîner pour être musclé ou étudier pour un diplôme, parce que la satisfaction de ces préférences à long terme peut contribuer à son bien-être global. De plus, l’approche de Singer inclut les préférences des animaux qui ont la capacité neurologique d’en avoir, mettant l’accent sur la valeur intrinsèque de toutes les formes de vie sensibles. Aussi, une action est jugée bonne ou mauvaise selon qu’elle satisfait ou non les préférences de tous les êtres concernés par ses conséquences[5].

Bien que l’approche de Singer soit logiquement cohérente, elle a été critiquée parce qu’elle conduit à des conclusions qui semblent contre-intuitives, voire choquantes, pour certains. Par exemple, les nouveau-nés ne possèdent pas encore la même conscience de soi que les adultes ou les enfants plus âgés, et ne peuvent donc pas avoir de « préférence pour la vie ». Par conséquent, la souffrance du bébé ou le fardeau imposé à la famille et à la société en cas de maladie grave ou de handicap pourrait, selon les principes de l’utilitarisme des préférences, justifier l’euthanasie de nouveau-nés. De plus, cette perspective contraste fortement avec d’autres formes d’éthique animale, comme le déontologisme, qui affirment que certaines actions sont intrinsèquement bonnes ou mauvaises, quelles que soient leurs conséquences, et la théorie des droits des animaux, qui soutient que les animaux ont des droits fondamentaux qui ne doivent pas être violés.

C’est pour souligner l’importance morale de considérer les préférences animales que Singer a créé le concept de « spécisme ». Singer (1990 [1975], 5) écrit que le spécisme est « a prejudice or attitude of bias in favour of the interests of members of one’s own species and against those of members of other species ». Selon Singer, la capacité à ressentir du plaisir et de la souffrance est la condition nécessaire et suffisante pour avoir des intérêts. Or, les animaux sont généralement des êtres sensibles : ils ont donc intérêt à ne pas souffrir. Prétendre qu’être sensible n’est pas suffisant pour avoir un intérêt, et qu’il faut par exemple avoir aussi un certain degré d’intelligence, être doué de la parole ou avoir été créé à l’image de Dieu, ce serait considérer un critère moral arbitraire. Tous les animaux sensibles sont égaux dans la mesure où ils ont tous intérêt à ne pas souffrir. Selon Singer, le principe d’égalité signifie qu’il faut accorder une égale considération aux intérêts d’êtres égaux. Si les animaux sensibles ont tous un égal intérêt à ne pas souffrir, tous les animaux sensibles doivent être traités également à l’aune de la question de la moralité d’infliger de la douleur.

Singer distingue l’intérêt de la préférence. La préférence est une caractéristique des êtres conscients d’eux-mêmes. Chez eux, la continuation de la vie ne découle pas seulement d’un intérêt à ne pas souffrir, mais aussi d’une préférence pour le fait de continuer à vivre plutôt que de mourir. De là provient aussi une distinction entre infliction de douleur et mise à mort. Selon Singer, infliger de la douleur à un être conscient de lui-même est répréhensible. Cependant, pour les êtres qui ne possèdent pas de conscience de soi, comme les mollusques ou les humains dans un coma profond, la mise à mort indolore peut être éthiquement acceptable : puisqu’ils n’ont pas de capacité de représentation d’eux-mêmes, ils sont dans l’impossibilité de préférer vivre plutôt que mourir.

3. L’argileux que donc je suis : exégèse de Qo 3,18-21

Le livre de Qohélet, également connu sous le nom d’Ecclésiaste, est l’un des livres les plus mystérieux et fascinants de la Bible hébraïque (ou Ancien Testament pour les chrétiens). Il est classé parmi les Ketouvim, qui est la dernière des trois sections du canon juif. Il existe un large éventail d’hypothèses concernant le contexte de production du livre de Qohélet. Gilbert (2011) constate cependant un consensus exégétique autour du fait qu’il aurait été écrit pendant la période où la dynastie des Lagides d’Égypte dominait Jérusalem, au troisième siècle avant l’ère commune. Pour sa part, Schoors soutient la position, largement acceptée parmi les érudits critiques, selon laquelle la langue de Qohélet appartient à une phase tardive du développement de l’hébreu biblique (Schoors, 1992).

Le livre de Qohélet est une collection d’aphorismes, de réflexions et de poèmes, rassemblés sous l’autorité d’un seul auteur, Qohélet, souvent traduit par « l’Ecclésiaste » ou « le Prédicateur ». Il commence et se termine par la prise de parole directe d’un narrateur anonyme, qui présente et conclut les réflexions de Qohélet.

Le thème principal de Qohélet est la vanité de la vie humaine. Son auteur souligne l’absurdité de la poursuite de la richesse, de la sagesse et du plaisir, car tout est éphémère et destiné à disparaître. « Vanité des vanités, dit Qohélet, tout est vanité » (Qo 1,2). Antoon Schoors opère un déplacement de cette lecture classique en reconsidérant la traduction du mot hébreu « hebel ». Traditionnellement traduit par « vanité », d’après la Vulgate vanitas, Schoors propose plutôt le terme « absurde/absurdité ». Par exemple, dans Qo 1,2, il traduirait : « Absolument absurde, dit Qohélet, absolument absurde. Tout est absurde » (Schoors, 2013).

Qohélet présente un monde où le malheur et l’injustice sont monnaie courante, et où même la sagesse ne garantit pas le bonheur ou le succès. La vie est perçue comme imprévisible et hors de contrôle humain. Tout est dans la main de Dieu, et l’homme ne peut pas comprendre ses voies.

Malgré son pessimisme apparent, Qohélet ne prône pas le désespoir ou le nihilisme. Au contraire, il incite à jouir de la vie dans les limites de la piété et de la morale. Manger, boire, travailler, aimer — ces possibilités d’agir sont autant de dons de Dieu qu’il faut apprécier. Cependant, tout doit être fait avec modération et dans la crainte de Dieu.

La théologie de Qohélet est difficile à cerner. D’une part, il affirme la souveraineté et la providence de Dieu ; d’autre part, il présente un Dieu distant et mystérieux, dont les voies sont insondables pour l’humain. Qohélet n’offre pas une vision conventionnelle de la récompense et de la punition divines. Il souligne plutôt le caractère énigmatique et paradoxal de l’existence humaine. Ludger Schwienhorst-Schönberger propose que Qohélet utilise l’ironie pour prévenir le fanatisme religieux et encourager la crainte de Dieu. Ce livre de la Bible critique les pratiques religieuses qui permettent aux fidèles de manipuler Dieu ou d’échapper à leurs responsabilités envers lui. L’ironie, en créant une distance, contribue à préserver la dignité et la légitimité de la pratique religieuse (Schwienhorst-Schönberger 2023).

Le passage qui nous intéresse dans le cadre de la présente étude se situe dans la première moitié du livret, lorsque Qohélet, qui se présente comme le fils du roi David, évalue les différents aspects de l’existence humaine. Il se lit comme suit :

Je me suis dit en moi-même, au sujet des fils d’Adam, que Dieu veut les éprouver ; alors on verra qu’en eux-mêmes, ils ne sont que des bêtes.

Car le sort des fils d’Adam, c’est le sort de la bête, c’est un sort identique : telle la mort de celle-ci, telle la mort de ceux-là ; ils ont tous un souffle identique : la supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité.

Tout va vers un lieu unique, tout vient de la poussière et tout retourne à la poussière.

Qui connaît le souffle des fils d’Adam qui monte, lui, vers le haut, tandis que le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ?

Qo 3,18-21

Les versets 18, 19 et 20 imposent l’idée que les humains ne sont que des animaux, car leur commune destinée est la mort et leur souffle, identique, séjournera dans le même sinistre royaume des morts. La mort annule la supériorité de l’humain sur les animaux ; cette supériorité n’est que du vent. La mort est un retour au commencement, un retour à la poussière. Les humains et les animaux ont la même origine poussiéreuse (Gn 2,7). Au lieu de « poussièreuse », je dirais « glaiseuse » ou « argileuse », car la traduction de דמה/adamah est « argile rouge » ou « sol rouge » dans un contexte non théologique (Guénon 2004, 29). L’adam est tiré de l’adamah ; le terreux est tiré de la terre. Autrement dit, l’humain est modelé à partir de la glaise du sol.

La traduction du verset 21 est problématique. forme: 2358381.png (Codex Westminster Leningrad) est traduit de façon ambiguë dans la TOB, car la traduction masque le scepticisme qui s’exprime dans le verset : « Qui connaît le souffle des fils d’Adam qui monte, lui, vers le haut, tandis que le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ? » La traduction chez Bayard est plus proche de l’hébreu :

Le souffle des fils de l’homme
qui sait s’il monte vers le ciel
qui sait si le souffle des bêtes
tombe lui vers la terre

Il faut donc comprendre que Qohélet affirme qu’aucun humain ne peut prétendre que la רוּחַ (πνεύμα dans la lxx), ce souffle qui donne vie au corps et anime les membres, montera dans les cieux et rejoindra la divinité après la mort[6]. Au contraire, il dit qu’« il n’y a ni oeuvre, ni bilan, ni savoir, ni sagesse dans le séjour des morts où tu t’en iras » (Qo 9,10). Laurent (2003) soutient que Qohélet est sceptique quant à la possibilité de connaître la destination ultime du souffle des mortels. Le doute est réaffirmé plus loin : « N’est-ce pas vers un lieu unique que tout va ? » (Qo 6,6) Le questionnement de Qohélet révèle un arrière-plan de conceptions étrangères au judaïsme traditionnel sur la survie après la mort (notamment la doctrine platonicienne de l’immortalité de l’âme) et en un voyage dans le monde astral[7]. Laurent (2003) suspecte une réaction au platonisme, car Platon (2006 [4e siècle AEC], 246c) écrit dans le Phèdre qu’après la mort, l’âme d’un humain parfaitement juste « chemine dans les hauteurs ». Ces hauteurs se trouvent au-delà de la voûte céleste, c’est le lieu de prédilection des âmes qui, se dressant sur le dos de la voûte céleste, se laissent emporter par sa révolution circulaire tandis qu’elles contemplent les « réalités qui sont en dehors du ciel[8] ». Selon Platon, c’est le moment où l’âme, dressée sur le dos de la voûte céleste, « a sous les yeux la Justice en elle-même, sous les yeux la Sagesse[9] ». C’est ce que verrait le « souffle d’Adam » s’il montait vers le haut après la mort (Qo 3,21). Mais Qohélet croit au contraire que le souffle des glaiseux descend dans le sinistre monde souterrain et n’a accès à aucun savoir et aucune sagesse (Qo 9,10), car les morts ne savent rien du tout (Qo 9,5). À part comparer les deux propos, il est difficile de présenter un argument qui renforcerait l’idée que c’est une réaction au platonisme. Une comparaison ne suffit pas, car plusieurs mèmes similaires peuvent apparaître à différents endroits sans que leurs porteurs aient été en contact.

Les âmes des défunts, descendues dans le sinistre royaume des morts, sont des ombres aux frontières du néant, sans souvenirs ni savoirs, sans rétribution de leur justice ou punition de leur injustice. Elles ne sont que des spectres sans consistance, qui aimeraient mille fois mieux — comme dirait Homère (1867 [8e siècle AEC], vers 489) — « être un laboureur, et servir, pour un salaire, un homme pauvre et pouvant à peine se nourrir » (Odyssée, chant XI) que d’être condamné à une existence résiduelle cavernicole. Cela dit, Qo 9,2-6 contraste fortement avec plusieurs autres livres de la Bible. Il y a notamment une hiérarchie dans la Genèse qu’on ne retrouve pas dans Qohélet. Dans la Genèse, l’humain créé à l’image de la divinité domine la nature, et cette domination est un devoir imposé par le commandement divin. (Gn 1,26-31). Les récits d’Abel et de Noé nous informent que le dieu Yahvé préfère le sacrifice d’un animal à celui d’un végétal (Gn 4,4 et Gn 8,20). Koosed (2013, 3) qualifie la Genèse de « manifeste spéciste » (nous traduisons[10]).

Qohélet est davantage en harmonie avec certains passages moins anthropocentriques des Psaumes[11]. Dieu laisse les oiseaux faire leur nid dans un temple, lieu sacré que les humains non circoncis ne peuvent pénétrer sous peine de mort (Ps 84,4). Le psaume 49 exprime de belle façon que l’humain et l’animal partagent une seule et même mortalité : « L’homme avec ses honneurs ne passe pas la nuit : il est pareil à la bête qui s’est tue. » (Ps 49,13)

Qohélet remet en question les conceptions traditionnelles de l’anthropocentrisme, de la mortalité et de l’après-vie. Il suggère une égalité fondamentale entre les humains et les animaux, soulignant leur mortalité partagée et leur destination commune, tout en contestant la possibilité de la connaissance de ce qu’il y a après la mort. Il est indéniable que certains rédacteurs bibliques ont envisagé l’idée d’une égalité naturelle entre l’humain et l’animal. La perspective de Qohélet peut servir de point de départ à une réflexion théologique approfondie sur le statut des animaux dans la tradition chrétienne. En effet, si des textes tels que celui de Qohélet peuvent être interprétés comme mettant l’accent sur l’égalité fondamentale de tous les êtres vivants, cela pourrait inciter les communautés de croyants à repenser leur relation avec les animaux et à remettre en question les attitudes et les pratiques, telles que l’exploitation des animaux, qui leur causent de la souffrance.

4. Qo 3,16-21 peut-il justifier bibliquement l’antispécisme ?

Peut-on comparer le discours sur les animaux de Singer avec celui de Qohélet ? Étranger à la croyance en la métempsychose des antiques défenseurs des animaux, l’antispécisme de Singer se base sur une ontologie matérialiste qui rejette toute considération théologique, car elle se base sur la structure neuronale commune à tous les animaux et sur le fait que celle-ci soit capable de générer une conscience de la douleur. Hédoniste, Singer croit que la conscience de la douleur est le seul mal et que l’humain et l’animal sont égaux devant elle. Chez Qohélet, c’est le destin mortel commun à l’humain et à l’animal qui rend vaine toute prétention à une supériorité de l’être humain. L’antispécisme propose une égale considération des intérêts humains et animaux. Qo 3,19 exprime une égalité de nature (l’origine argileuse, un souffle identique) et une égalité de destin dans la mort (la descente du souffle dans le même séjour des morts).

Cela dit, le dieu de Qohélet ne respecte pas le principe antispéciste de l’égale considération des intérêts ; il distribue ses bienfaits et ses châtiments de façon totalement arbitraire, à la manière d’un sultan oriental despotique (Qo 8 14-15) ; il récompense et châtie de façon arbitraire (Qo 9,12). Qo 3,19 et l’antispécisme ne font pas référence au même type d’égalité, mais on pourrait soutenir que l’antispécisme fonde sa conclusion éthique de l’égale importance des intérêts humains et animaux sur le fait biologique que l’humain et l’animal ont une origine phylogénétique commune — traduction en termes scientifiques contemporains du « souffle identique » de Qohélet.

Pourquoi la supériorité de l’homme sur la bête est-elle nulle ? Réponse de Qohélet : parce qu’ils ont un souffle identique et que la mort efface toute distinction. Réponse de Singer : parce que l’animal n’a pas moins intérêt que l’humain à ne pas souffrir. La réponse de Qohélet est fondée sur la croyance que l’humain et l’animal sont de même nature et condamnés au même destin. La réponse de Singer est fondée sur l’hédonisme. Bien que, selon Qohélet, jouir des plaisirs simples de la vie soit le seul bonheur possible à l’humain, cela n’implique pas que sa doctrine soit fondamentalement hédoniste, car malgré ces plaisirs simples, Qohélet déteste la vie (Qo 2,17). Un hédoniste conséquent se dirait au contraire bienheureux et satisfait de jouir de l’eau, du pain et, à certaines conditions, de la sexualité. L’antispécisme ne veut pas nous convaincre que tout est vanité ou que la vie est détestable : il est au contraire motivé par un idéal de pureté et de justice.

De ce qui précède, il faut conclure que l’affinité entre Qo 3,19 et l’antispécisme est certes très superficielle, mais qu’on ne peut accuser la Bible dans son ensemble d’être la cause spirituelle de la crise écologique et de la maltraitance des animaux. Bref, Qo 3,16-21 est la preuve qu’une lecture non anthropocentrique de la Bible est possible.

5. Limites de la présente étude

Le but d’un certain antispécisme — qu’on pourrait qualifier de « juridique » — est d’accorder à l’animal les mêmes droits qu’à l’humain[12]. Est-ce la meilleure façon de reconsidérer notre rapport à la nature dans le contexte de la crise écologique ? Au lieu d’humaniser les animaux en les considérant comme des « personnes », ne serait-il pas préférable d’animaliser l’humain, souligner l’appartenance de notre espèce à la nature ? Des outils conceptuels pertinents pour évaluer cette possibilité sont fournis par la théorie posthumaniste, ici entendue comme la déconstruction des catégories arbitraires qui conditionnent notre représentation de nous-mêmes en tant qu’humains. C’est l’approche préconisée par Koosed dans The Bible and posthumanism (2013, 3) :

Arguably, the Bible begins as a speciesist manifesto — only humanity is created in the image of the divine, only humanity is given dominion over the rest of creation. However, the Bible also contains multiple moments of disruption, boundary crossing, and category confusion: animals speak, God becomes man, spirits haunt the living, and monsters confound at the end. All of these stories explore the boundaries of the human in ways that destabilize the very category of the human. All of these stories engage thinking that broadly falls under the umbrella term posthumanism […].

Autrement dit, nous devons prendre conscience de la naturalité de l’humain et déconstruire la cloison entre nature et culture. Nous sommes, en tant qu’humains, des pas-seulement-humains et des autres-qu’humains. Le fait que nous soyons un écosystème pour des milliards de bactéries et même d’ex-bactéries (comme ces composantes cellulaires que sont les mitochondries) et que l’ADN humain ne soit pas uniquement humain — car on y retrouve environ 100 000 fragments de virus (la séquence d’ADN permettant la formation du placenta chez les mammifères est d’origine virale) — sont quelques-unes des raisons de penser, à la suite de Donna Haraway (2007, 3-4), que notre identité est composite et que la frontière entre l’humain et le non-humain est extrêmement floue, voire impossible à tracer. Dans les mots de Koosed (2013, 11-12) :

Humanity has its limits. When we are dismembered, it is fatal. We are neither immortal nor infinite. When we touch another animal (my dog is asleep at my feet); when we incorporate technology into our bodies and into our identities (I extend outward, tapping on a keyboard to transform my thoughts into digital impulses that will later be stamped onto the fiber of trees so that you can hold this part of me now in your hands); when we move beyond our bodies to consider spirits demonic and divine (my bedroom dresser knocks loudly in the night, the transoms move without warning)—then we are at the end. A threshold has been reached, but that is where all thinking begins.

Une autre critique que l’on peut faire de l’antispécisme comme théorie visant à développer une exégèse biblique responsable en ces temps de crise écologique est que les conséquences logiques des prémisses de l’antispécisme mènent tout droit à l’antiécologisme.

Si l’humain doit cesser d’être un prédateur pour diminuer la somme de souffrance dans le monde, il faudrait aussi qu’il intervienne pour empêcher les autres prédateurs de tuer les animaux. Or, en l’absence de prédateurs, la biodiversité diminue. Les données écologiques récentes soutiennent que la prédation est essentielle à la survie des écosystèmes (Glen et Dickman 2005 ; Sergio et coll. 2008). Malgré cela, certains auteurs antispécistes proposent l’élimination des prédateurs, voire même de tous les animaux, comme si le meilleur moyen d’éviter la discrimination entre les espèces était qu’il n’y ait qu’une seule espèce… ou plus d’espèces du tout.

Cet antiécologisme se retrouve chez les fondateurs du mouvement antispéciste. Par exemple, David Olivier, cofondateur des Cahiers antispécistes, se déclare antiécologiste dans un texte publié en 1993. De plus, Amanda MacAskill et William MacAskill (2015) sont deux philosophes qui écrivent le plus sérieusement du monde que rien n’est plus éthique que de tuer les prédateurs sauvages, à commencer par les lions. D’autres antispécistes affirment que nous avons le devoir d’intervenir pour réduire la souffrance des animaux sauvages. L’argument est que si nous ferions tout pour sauver un enfant humain des griffes d’un lion, il serait injuste de ne pas faire de même pour sauver une gazelle. Par exemple, David Pearce (2009) propose de modifier génétiquement le lion afin de le libérer de son besoin physiologique de chair animale et de sa pulsion de tuer.

Brian Tomasik (2018), Oscar Horta (2015) et Jeff McMahan (2016) soutiennent que la vie de la vaste majorité des animaux sauvages comporte tant de souffrance qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue. La souffrance des animaux sauvages dépasse de beaucoup celle des animaux exploités par l’humain. Horta (2018) et Y.-K. Ng (1995) affirment qu’il serait raisonnable de prioriser la diminution des souffrances des animaux sauvages. Il faudrait donc commencer par détruire les écosystèmes naturels avant d’abolir l’élevage. Il y a de plus en plus d’antispécistes qui soutiennent l’idée qu’il faut modifier les cycles naturels de façon à réduire le nombre d’animaux, voire faire disparaître certaines formes de vie (Lepeltier 2018, 88 ; Tomasik 2015).

Cette sorte d’étrange déviation de l’hédonisme fait dire à cet antispécisme que moins il y a d’animaux, moins il y a de possibilités de souffrance dans le monde, donc meilleur est le monde. La biodiversité, qui ne peut se maintenir sans prédation, est donc mauvaise. Si la souffrance fait intrinsèquement partie de la vie, alors la vie est mauvaise. Si le monde sauvage est aussi imbibé de souffrance, on ne peut souhaiter son existence (Benatar 2006). Le philosophe E. Reus (2018) propose donc d’éliminer les animaux pour leur bien : « C’est ainsi que sont finalement abolis à la fois l’esclavage et la souffrance des animaux, ainsi que le spécisme. Ils le sont totalement, radicalement, définitivement, irrévocablement, par l’abolition des animaux eux-mêmes. »

C’est ce que R. N. Smart (1958) appelle de l’« utilitarisme négatif » : selon cette école de pensée dérivée de l’utilitarisme classique, il est plus important d’éliminer la souffrance que de produire du plaisir. Par exemple, un dirigeant politique qui aurait le pouvoir d’éliminer immédiatement et sans douleur l’espèce humaine aurait le devoir de le faire. En outre, chaque personne serait moralement obligée de se suicider pour diminuer la misère humaine. Cet antispécisme négatif contredit les fondements hédonistes de l’antispécisme juridique. En effet, l’hédonisme vise la maximisation du plaisir ; la diminution de la douleur n’est qu’instrumentale à celle-ci, parce que la douleur empêche de ressentir du plaisir. Diminuer le nombre d’organismes capables de plaisir et de douleur n’est pas hédoniste : ce n’est qu’antidoloriste. Cet antispécisme-là en vient donc, par des chemins détournés, à détester la vie autant que Qohélet — sinon plus, parce qu’il croit avoir trouvé la justification de son abolition. Il en oublie que l’objectif fondateur de l’hédonisme n’est pas la minimisation de la douleur, mais la maximisation du plaisir, et qu’on limite la production de plaisir en diminuant le nombre d’organismes susceptibles d’en ressentir.

Au lieu de fantasmer sur l’élimination de toute souffrance, je propose d’accepter le risque de souffrance consubstantiel à la possibilité de plaisir, d’animaliser l’humain plutôt que d’humaniser l’animal et d’intégrer pour de bon, tant épistémiquement qu’éthiquement, notre indistinction d’avec le reste de la biosphère. Car si tous les vivants ont « un souffle identique », l’humain s’époumone depuis trop longtemps pour se convaincre de sa supériorité.

Conclusion

Notre analyse de Qo 3,18-21 montre qu’un lecteur qui se questionne sur son rapport à l’animal peut trouver dans la Bible un interlocuteur capable de remettre radicalement en question la vaniteuse supériorité que l’humain s’attribue par rapport à ses frères et soeurs non humains. L’humain et l’animal « ont un souffle identique » et personne ne peut affirmer avec certitude que le souffle de l’humain ne va pas au même endroit que le souffle de l’animal après la mort.

Qohélet n’est pas qu’une exception frôlant l’hérésie. Jésus est l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (Jn 1,29). Dans l’Apocalypse, Jésus est agneau divin, dieu quadrupède (Moore 2014) : l’animalité est donc digne d’incarner la divinité. Cette idée n’est d’ailleurs pas exclusivement chrétienne : Apollon se métamorphose en dauphin et son père Zeus en taureau ; les dieux égyptiens sont mi-hommes, mi-animaux.

Si la supériorité de la volonté humaine sur la volonté animale est nulle, c’est parce que l’une et l’autre font partie d’une seule et même nature. L’humain qui accepte la nature peut s’accepter comme prédateur de l’animal, ce qui ne l’empêche pas d’en manger et d’utiliser ses produits pour accroître son plaisir… mais ne l’y force pas non plus. Décider de toutes les modalités de la survie animale en en intégrant cette dernière dans le calcul éthique peut être compris comme un raffinement de la prédation rendu possible par la technologie. Or raffiner la nature n’équivaut pas à en sortir. Animaliser l’humain n’est peut-être qu’un premier pas pour régler les questions éthiques cruciales que sont celles, notamment, de la diète optimale et de la limite des droits des animaux non humains ; mais cette levée de barrières artificielles permet assurément de mieux poser de telles questions.

Il me reste à souhaiter que d’autres interprétations écologiques de la Bible comme celle qui précède contribuent elles aussi au développement d’une spiritualité plus fidèle à la Terre — celle dont nous sommes tous issus et à laquelle nous sommes tous voués à retourner un jour. Car le deuxième pas vers la théologie de l’avenir, après l’animalisation de l’humain, pourrait bien se trouver dans la tellurisation du divin. Il faut réapprendre que notre royaume est de ce monde. Il est le seul qui présente un intérêt pour les argileux que nous sommes.