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L’animal que donc je suis de Jacques Derrida (2006) a permis un virage interdisciplinaire important dans l’étude des animaux en exégèse[1] (Stone 2018 ; Strommen 2018). Le regard de Lucrèce, une petite chatte sur le corps nu du philosophe, est à l’origine d’une remise en question de la séparation cartésienne entre l’animal et l’humain, la nature et la culture, le corps et l’esprit. Dans leur première rencontre avec Jésus, les disciples de Jean sont invités à contempler sa divinanimalité[2] : « Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : voici l’agneau l’Agneau de Dieu » (Jn 1,36 ; aussi 1,29). Dans une dynamique analogue à Derrida, cette rencontre avec l’agneau implique le regard, le fait de suivre et l’être. Le titre de la conférence du philosophe (L’animal que donc je suis) point vers un aspect ontologique en rapport avec la maxime de Descartes (je pense donc je suis) et se comprend aussi avec le verbe suivre (2006, 93-94). Quel est l’animal que je suis (être) ? Quel est l’animal que je suis (suivre) ? Cet article répond à l’invitation de Derrida de prendre en compte l’animal, en l’occurrence l’agneau johannique, de le regarder, de se laisser regarder par lui et de le suivre pour discerner de nouvelles possibilités ontologiques. Lire Jean peut transformer les corps des disciples — et des lecteurs, lectrices — qui regardent l’agneau en suivant cette figure quadrupède pour devenir brebis (10,2-16) et bergers (21,15-17) à leur tour. Mon point de départ se trouve dans la description du Jésus johannique plus qu’humain que Stephen Moore (2017) a développé à partir du concept d’agencement formulé par Deleuze et Guattari. Je propose de faire un pas de plus en examinant la configuration des disciples et du lectorat de l’Évangile selon Jean comme un agencement qui brouille les frontières cartésiennes entre humains, animaux et végétaux.

Notre crise écologique amène à repenser le rapport à la création biblique. L’écothéologie s’est appuyée sur Gn 2,15 pour proposer un modèle appelé stewardship dans lequel l’humain est l’intendant, le gardien, le jardinier de la création. Cette posture où l’homme reçoit de Dieu la responsabilité de prendre soin de la création n’est pas sans ambiguïté, puisque la hiérarchie Dieu – Humain – Création demeure une forme d’anthropocentrisme[3]. Le monde n’a aucunement besoin d’humains pour le protéger ou le sauver. Il se suffit à lui-même. C’est l’action humaine, principale cause de la crise climatique actuelle, qui a conduit à l’ère géologique de l’Anthropocène. Concrètement, la posture hiérarchique des humains par rapport au reste de la création a entraîné plus de torts que de biens. Cet article propose une piste de solution alternative à la posture du stewardship en suggérant d’apprendre à lire la Bible autrement, de manière à déstabiliser l’humain dans sa position de domination. Cette stratégie nommée « indistinction » par Calarco (2015) souligne l’instabilité des frontières artificielles entre l’humain, l’animal, le végétal et la matière organique pour développer des interconnexions créatives et vitales, et engendrer un rapport salutaire au sein de notre crise écologique. La lecture de l’Évangile de Jean que je propose construit une conception de l’identité de Jésus et de ses disciples qui traverse ces frontières arbitraires. J’illustrerai ce principe d’indistinction entre l’animal et l’humain avec la figure johannique de Pierre, l’exemple par excellence du disciple plus qu’humain de l’agneau. Dans cet article, je me concentrerai surtout sur les aspects ovins de l’agencement plus qu’humain du devenir-disciple décrit aux chapitres 1, 10 et 21 de l’Évangile selon Jean. Toutefois, je montrerai aussi que le discours sur la vigne (Jn 15) et sur la consommation de Jésus-eau/sang/chair/pain peut aussi être lu comme autant de lignes de fuite de l’agencement plus qu’humain du devenir-disciple.

L’ensemble de ce parcours aboutira à une réflexion plus large sur les enjeux théologiques liés aux développements récents de la conception humaine par rapport à la diversité des formes du vivant. L’objectif est de montrer que l’indistinction du devenir-disciple en Jean s’oppose à la dichotomie cartésienne humains/nature propre à l’exégèse anthropocentrique.

1. Jésus, l’homme-Dieu-plante-animal-et-plus-encore  : de la métaphore à l’agencement

Dans son livre Gospel Jesuses and Other Nonhumans ; Biblical Criticism Post-poststructuralism, Stephen Moore (2017) cherche à déstabiliser la conception anthropologique de la rationalité du siècle des Lumières par un contact avec les théories de l’affect, les études animales et les théories non humaines. Le chapitre « What a (Sometimes Inanimate) Divine Animal and Plant Has to Teach us About Being Human » présente l’homme-Dieu comme un animal non humain (« Voici l’agneau », 1,36 ; 1,29 ; 3,14), un végétal (« Je suis la vigne », Jn 15,1.5), un produit végétal modifié (« Je suis le pain », 6,35 ; 6,41.48.51 ; « Je suis la porte », 10,7.9) et une radiation électromagnétique (« Je suis la lumière », 8,12 ; 9,5). Habituellement décrits comme des métaphores, Moore voit dans ces passages un Jésus qui va au-delà des frontières propres à l’humain : Jésus est l’homme-Dieu, mais aussi l’homme-Dieu-animal-plante-et-plus. De fait, la stratégie interprétative qui comprend ces affirmations comme des métaphores ne va pas de soi. L’interprétation métaphorique est théo-anthropocentrique, car elle présente les éléments non humains seulement comme le reflet de l’humain ou du divin, sans que soit prise en compte la valeur intrinsèque de l’animal, du végétal ou de la matière inanimée. Comme métaphores, les versets discutés n’ont que peu de choses à dire sur l’environnement. Pourtant, avec un autre angle interprétatif, ces passages disent quelque chose de crucial : l’interconnectivité de ce qui a été séparé par le dualisme cartésien[4].

Pour penser autrement les métaphores anthropocentriques, Stephen Moore s’appuie sur le concept d’agencement théorisé par Deleuze et Guattari (1980, 114. 305) :

Sous son aspect matériel ou machinique, un agencement ne nous semble pas renvoyer à une production de biens, mais à un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres

Une multiplicité ne se définit pas par ses éléments, ni par un centre d’unification ou de compréhension. Elle se définit par le nombre de ses dimensions ; elle ne se divise pas, elle ne perd ou ne gagne aucune dimension sans changer de nature. Et comme les variations de ses dimensions lui sont immanentes, il revient au même de dire que chaque multiplicité est déjà composée de termes hétérogènes en symbiose, ou qu’elle ne cesse pas de se transformer dans d’autres multiplicités en enfilade.

Ce concept d’agencement comme multiplicité d’éléments hétérogènes qui se transforment par diverses connexions est très fécond pour proposer de nouvelles façons de faire l’expérience d’un texte. Ainsi, il est possible d’aller au-delà des distinctions franches entre personnages textuels et lecteurs en chair et en os ou entre humains et animaux, pour explorer des liens novateurs entre ces éléments hétérogènes qui s’entremêlent, collaborent et fusionnent dans l’assemblage du devenir-disciple.

Dans Kafka. Pour une littérature mineure, Deleuze et Guattari (1975, 65) proposent une réponse originale à l’oeuvre de Kafka en substituant la métaphore par une analyse machinique attachée aux trajectoires du désir en promouvant une approche hyper-littérale de l’oeuvre afin de capter la vie qui s’y trouve. Le rapport aux animaux en est marqué : « Le devenir-animal n’a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie. » Sous cet angle, il n’y a pas une figure humaine et une figure animale, ni une figure humaine « comme » animal, mais un devenir-animal au sein duquel les deux atteignent une zone d’indiscernabilité. Mclean (2022) développe le devenir-animal deleuzogattarien et sa propagation par contagion à travers une meute ou par l’alliance avec un individu « anomal » en Mc 5. Le devenir-animal offre une ligne de fuite pour sortir de la séparation entre les humains et la nature. Des multiplicités se forment alors par des connexions entre éléments hétérogènes produisant effets et affects.

Au lieu de viser la compréhension ou l’interprétation des modèles herméneutiques, Deleuze et Guattari (1980, 173) proposent un rapport expérimental à la littérature : « Expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! » Pour eux, lire est donc une pratique extratextuelle. Il ne s’agit pas de commenter un texte à partir d’une méthode, mais d’observer dans le monde extratextuel les effets du contact avec le texte[5]. Or, ce monde, notre monde, est marqué par une crise écologique sans précédent.

Je vais donc décrire le devenir-disciple en Jean en montrant que les personnages suivant Jésus nommés « disciples » et le lectorat font partie d’un agencement tout aussi plus qu’humain que celui de Jésus. L’Évangile fait d’ailleurs parler ce devenir-disciple comme un « nous » collectif (1,14.16 ; 3,11 ; 4,22 ; 9,4 ; 21,24). Je décrirai parfois cet assemblage à la première personne du pluriel pour tenir compte des multiples figures qu’il regroupe et de mon inscription personnelle dans celui-ci.

2. Aspects ovins du devenir-disciple

2.1 Suivre l’agneau de Dieu (Jean 1)

La désignation johannique de Jésus comme agneau de Dieu est difficile à interpréter[6]. Les rapprochements intertextuels habituellement invoqués[7] cadrent assez mal avec la glorification johannique de la mort de Jésus. Le Jésus abandonné et souffrant de Marc ou de Matthieu ferait un meilleur agneau pascal que le Jésus johannique qui semble être en contrôle malgré tout (Conway 2008, 175-185).

La première mention de Jésus comme agneau de Dieu indique qu’il « enlève le péché du monde » (1,29). Dans sa perspective écologique, Daly-Denton (2017, 51-52.193) présente le péché en Jn 1,29 comme la distorsion entre notre monde et l’intention du créateur. Ma proposition s’inspire plutôt de Derrida et son chat. Je vois cette scène comme une invitation au devenir-disciple : regarder l’agneau, se laisser regarder par lui et le suivre en décrivant les effets de cette rencontre entre animaux plus qu’humains.

Le devenir-disciple est mis en récit dans la rencontre de l’agneau : « Fixant son regard sur Jésus qui marchait, [Jean] dit : “Voici l’agneau de Dieu (Ἀμνὸς τοῦ Θεοῦ)”. Les deux disciples, l’entendant parler ainsi, suivirent Jésus » (Jn 1,36-37). Les disciples entendent qu’il s’agit de l’agneau de Dieu. Ils ont aussi quelque chose à voir : Ἴδε (voici) invite à une représentation visuelle. Ce n’est pas le Christ, le Messie, le Seigneur, le Sauveur, le Fils de Dieu ou le fils de l’homme, mais bien l’agneau de Dieu qui met les disciples en mouvement. Contrairement aux synoptiques (Mt 4,18-22 ; Mc 1,16-20 ; Lc 5,1-11), il n’y a pas ici d’« appel » de la part de Jésus : les deux hommes se mettent à le suivre sans être directement interpelés par lui.

Le mouvement des disciples de Jean, qui voient l’Agneau de Dieu pour ensuite le suivre, peut être mis en relation avec le comportement des moutons. Les moutons sont couramment utilisés dans la culture populaire contemporaine pour des métaphores dévalorisantes soulignant leur peu d’intelligence ou leur manque d’autonomie (Goatly 2006, 26 ; Sommer et Sommer 2011, 244). Pourtant, une revue de la littérature en éthologie ovine conclut que « sheep groupings are not homogeneous but hierarchical, dynamic, complex relationships shaped by individual personalities and many other factors » (Marino et Merskin 2019, 15).

La hiérarchie de guidage des moutons fait qu’un animal prend l’initiative dans le mouvement du groupe (Addison et Simmel 1980). La guide est généralement une femelle âgée et dominante qui se met en tête du troupeau pour les déplacements. Elle amorce les périodes de pâturage et de retour vers les lieux d’abreuvement ou de repos. C’est l’existence de la hiérarchie de guidage, aidée par le comportement très grégaire des moutons, qui permet à une seule personne de déplacer un grand nombre de moutons. La brebis guide est généralement un animal familier du berger et a tendance à le suivre.

En Jean, Jésus prend le rôle de cette brebis âgée qui guide le groupe de moutons : les disciples de Jean acceptent de suivre l’agneau de Dieu dans ses déplacements (1,36). Désigné comme agneau, un jeune mâle, il ne va pas de soi que des moutons acceptent de le suivre. Malgré cela, dès qu’ils entendent qu’il est « l’agneau de Dieu », les deux disciples quittent Jean, leur maître, pour suivre ce Jésus en marche. Ni Jean ni Jésus ne les appelle à ce déplacement : il se déclenche naturellement à l’audition de cette expression.

D’autres disciples se joignent au groupe. Entendant que Jésus est l’agneau de Dieu, André va parler à son frère Simon en disant « nous avons trouvé le messie ». Il relie donc l’agneau de Dieu à une forme de messianisme. André amène alors Simon à l’agneau et celui-ci fixe son regard vers Simon (1,42). Ainsi, le devenir-disciple est présenté comme le fait de suivre l’agneau et se laisser regarder par lui. Ce regard a un effet ontologique, puisqu’il va jusqu’à changer l’identité de Simon qui prend un nouveau nom : Céphas, « ce qui veut dire pierre », un élément non humain et non vivant.

2.2 Devenir les brebis du bon berger (Jean 10)

Dans sa conférence, Derrida évoquait l’animal que je suis (être) et que je suis (suivre). En Jean, les disciples commencent par suivre l’agneau, puis ils deviennent des brebis. Suivre un animal — qu’il soit humain ou non — mène à un changement ontologique. Donna Haraway (2019, 40) parle « d’espèces compagnes » pour dire à quel point la relation profonde entre des espèces différentes vivant ensemble remodèle leurs corps respectifs[8]. Elle montre comment les animaux nous interpellent, remodèlent nos idéologies et demandent des comptes par rapport au vivre-ensemble.

En Jn 10, à mi-chemin de l’Évangile, les disciples deviennent celui qu’ils suivent : « Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » (10,14). Jésus-l’agneau-divin a aussi été transformé par le contact des disciples-brebis qui le suivent. Lui qui initiait le mouvement en tant qu’agneau est maintenant devenu l’humain menant le troupeau : le berger (Ἐγώ εἰμι ὁ ποιμὴν, v. 11 et v. 14). Ce chapitre évoque le contexte de brigands, de voleurs ou de mercenaires, des figures humaines à valences négatives qui s’en prennent aux brebis. En contraste, l’agneau-berger a développé avec les disciples-brebis que nous sommes une relation marquée par la reconnaissance et la confiance mutuelle.

Jn 10 montre la relation intime (γινώσκω) entre Jésus-berger et les disciples-lectorat-brebis : « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » (10,14). Comme brebis (προβάτων), nous écoutons sa voix, nous appartenons au berger (ποιμὴν 10,3) et nous le suivons hors de l’enclos parce que nous connaissons sa voix (v. 4). L’agneau devenu berger nous appelle chacune par notre nom (10,3) et marche à la tête du troupeau.

À partir du verset 7, Jésus raconte une « parabole » dans laquelle il dit « je suis la porte », celle entre l’enclos des brebis et le pré, ainsi que la porte qui mène au salut. Pour les disciples-lectorat-brebis, la possibilité d’aller et de venir pour se nourrir (10,9) permet la vie en abondance (10,10). La vie (ζωὴ) est un concept très important en Jean : il y apparait à 47 reprises, en particulier dans la première conclusion de l’Évangile qui explicite l’objectif du livre : « pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (20,31). Daly-Denton (2017) termine son commentaire écologique de Jean par un parallèle avec la Charte de la terre :

Comme jamais auparavant dans l’histoire, notre destin commun nous invite à chercher un nouveau commencement. Un tel renouvellement est la promesse des principes de la Charte de la Terre […] Faisons en sorte que notre époque soit reconnue dans l’histoire comme celle de l’éveil d’une nouvelle forme d’hommage à la vie, d’une ferme résolution d’atteindre la durabilité, de l’accélération de la lutte pour la justice et la paix et de l’heureuse célébration de la vie[9].

Quand Jésus dit : « je suis venu pour qu’ils aient la vie… » (10,10), qui est ce « je » ? La porte (v. 9) ou le berger (v. 11) ? Dans ce passage, Jésus s’identifie à la fois à « la porte [des moutons] » (v. 7.9) et au « bon berger » (v. 11). Le concept de « vie » — crucial en Jean — découle précisément de ces deux éléments hétérogènes mis ensemble. Pour avoir la vie, les brebis doivent aller à la fois au Jésus-porte et au Jésus-berger. L’indistinction ontologique de Jésus donne accès à la vie pour le devenir-disciple.

Au verset 11, Jésus s’identifie explicitement au berger qualifié de bon (καλός) parce qu’il est prêt à se dessaisir de sa vie pour ses brebis (v. 11, 15 et 18), à l’inverse des voleurs qui veulent voler et tuer les brebis[10]. L’allusion textuelle aux « autres brebis qui […] écouteront » (au futur) corrobore notre agencement de lecture extratextuel. Au-delà des personnages littéraires décrits comme les disciples suivant l’agneau devenus brebis, c’est aussi le lectorat qui est appelé à suivre le même parcours.

La reconnaissance auditive est très importante pour notre agencement. Si le chapitre 9 se concentre sur la vue avec le récit de la guérison d’un aveugle, en Jn 10 l’audition permet aux brebis-disciples-lectorat de suivre l’agneau devenu berger. Nous reconnaîtrons sa voix , elle se distinguera de celles des étrangers (10,5). La reconnaissance vocale des moutons a été étudiée. Par exemple, la reconnaissance vocale de la mère par le jeune est évidente dès l’âge de 2 jours (Sèbe et Charrier 2010). Les moutons sont très habiles pour se reconnaître entre eux et reconnaître les humains qu’ils connaissent. Si Jean insiste sur la composante vocale de cette reconnaissance, ses composantes visuelles et émotionnelles sont particulièrement développées chez les moutons (Knolle et al. 2017 ; Towler et al. 2019 ; Lee et al. 2006 ; Bellegarde et al. 2017). Bref, il y a une adéquation entre la relation johannique brebis-berger et les pratiques connues de l’élevage.

2.3 Une brebis devenue berger (Jn 21)

L’Évangile de Jean se termine par un dialogue entre le ressuscité et Pierre. Ce passage est habituellement interprété comme la réhabilitation de Pierre qui a prétendu, à trois reprises qu’il ne connaissait pas Jésus (Jn 18,15-27). Néanmoins, comme figure du devenir-disciple plus qu’humain, Pierre joue un rôle primordial : l’une des brebis-disciples passe du statut animal à la responsabilité humaine-divine de berger du troupeau, responsabilité qui, au chapitre 10, était associée à Jésus-berger-porte. Le dialogue entre le ressuscité et Pierre insiste par trois fois sur l’amour (φιλέω et ἀγαπάω) de Pierre pour Jésus comme condition permettant à ce disciple-mouton de devenir responsable du troupeau[11]. Cette responsabilité consiste en deux tâches pratiques : nourrir (βόσκω) et s’occuper des moutons (ποιμαίνω). Deux verbes se traduisant par connaître (γινώσκω et οἶδα) sont utilisés pour accentuer l’importance de la connaissance de l’autre dans la relation entre Pierre et Jésus, un thème déjà présent au chapitre 10 entre le berger et ses brebis. La référence terminologique relative aux « agneaux » (ἀρνίον v. 15) et aux « brebis » (πρόβατον v. 16-17) permet de relier le troupeau de Jn 21 à l’agneau de Jn 1 et aux brebis de Jn 10.

Les versets 18 et 19 évoquent la mort de Pierre-brebis-berger. Sa jeunesse est marquée par deux actions. La première est exclusive aux humains : se vêtir, se ceindre (ζωννύω). Par contre, la deuxième action est commune à tous les animaux à pattes : marcher (περιπατέω). À la différence des animaux domestiques et des esclaves humains, Pierre pouvait marcher où il voulait. Toutefois, sa vieillesse sera caractérisée par le fait qu’un autre va le ceindre (ζώννυμι) et l’amener (φέρω) là où il ne veut pas aller, un sort habituel pour les animaux domestiqués et pour les esclaves humains, mais aussi pour Jésus-l’agneau crucifié dans un contexte pascal. Agamben (2002) et d’autres auteurs d’études critiques sur les animaux soulignent que la frontière entre l’homme et la bête n’est pas claire et que, souvent, certains humains tels que les esclaves sont exclus du domaine de l’humanité[12]. Le fait d’être attaché pour être mené à sa mort est une expérience commune pour les moutons qui, sauf exception, ne meurent jamais de vieillesse[13]. À la fin de leurs vies, Jésus et Pierre partagent le sort de la plupart des moutons dans une mort déshumanisante. La mort opère une indistinction entre l’homme et la bête comme l’énonce le Qohélet 3,19 : « Car le sort des fils d’Adam, c’est le sort de la bête, c’est un sort identique : telle la mort de celle-ci, telle la mort de ceux-là ; ils ont tous un souffle identique : la supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité. » (Doyon 2024)

La fin de l’échange entre Pierre et le ressuscité est très significative puisqu’elle ouvre sur une courte expression de Jésus à Pierre qui peut être vu comme une synthèse de l’ensemble du parcours. À l’instar du premier chapitre où des hommes sont devenus disciples en suivant l’Agneau de Dieu, la dernière parole attribuée à Jésus commande à Pierre de le suivre : « Toi, suis-moi (σύ μοι ἀκολούθει)[14] » (21,22). Contrairement à André et à Philippe, ce n’est pas au début de l’Évangile que Pierre est appelé à suivre Jésus, mais à la fin (Kim 2017). Avant la Passion, en Jn 13,36-38, Jésus indique que Pierre ne peut pas le suivre, mais qu’il pourra le faire plus tard dans un dialogue qui évoque le fait de se dessaisir de sa vie pour un autre. En Jean 21, le devenir-berger de Pierre est caractérisé par l’évocation de sa mort animale pour reprendre ce qui a été dit en Jn 10 au sujet de Jésus, le berger prêt à mourir par amour pour son troupeau. C’est seulement à ce moment, à la toute fin de l’Évangile, que Pierre, le berger prêt à mourir pour les brebis, suit Jésus. Cette ligne interprétative se distingue de la dépréciation du personnage de Pierre dans l’interprétation exégétique de l’Évangile de Jean[15].

Le devenir-disciple, au début comme à la fin de l’Évangile, est condensé dans l’action de suivre Jésus, une suite qui opère des effets ontologiques sur l’être, sur l’animal que donc je suis (suivre/être). Jésus — l’agneau (Jn 1) devenu berger (Jn 10) — confie son troupeau à Pierre — l’une de ses brebis — pourvu qu’il l’aime et qu’il continue de le suivre, même dans une mort par abattage (Jn 21).

3. Brancher sur la vigne, l’aspect végétal du devenir disciple

Ce parcours s’est concentré sur les aspects ovins de l’agencement du devenir-disciple en Jean. Toutefois, il y a d’autres éléments non humains reliés à l’agencement du devenir-disciple. Ainsi, en Jn 15, la vigne ajoute une composante végétale qui souligne le branchement vital entre Jésus et l’assemblage du disciple.

Jésus et ses disciples sont configurés comme des végétaux : « Je suis la vraie vigne et mon Père est vigneron. Tout sarment qui, en moi, ne produit pas de fruit, il l’enlève et tout sarment qui produit du fruit, il l’émonde, afin qu’il en produise davantage encore » (15,1-2). Comme disciple/sarment, il est important de rester sur Jésus la vigne puisque ce lien végétal est essentiel pour rester en vie et produire du fruit. À l’inverse, « [s]i quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche ; on ramasse les serments, on les jette au feu et ils brûlent » (15,6). Cette vigne unit l’agencement de Jésus-vigne avec celui du devenir-disciple. Rodolfo Felices Luna (2011, 226) remarque que les disciples-sarments n’ont pas de contacts directs entre eux sinon par leur union avec le « Christ-vigne » qui permet d’être attaché à l’amour du père (15,9) et à la vie (15,12-13). L’apport le plus important de ce rapport végétal réside dans l’organisation organique qui dissout l’idée hiérarchique présente dans les rapports maître-disciples et berger-brebis. Jésus-vigne ne peut vivre et porter du fruit sans ses disciples sarments et vice versa. Ce n’est que « branchés ensemble » que Jésus-vigne et disciples-lectorat-sarments peuvent vivre et remplir leurs fonctions.

4. La consommation comme intégration du Jésus plus qu’humain dans l’agencement du devenir-disciple

4.1 Boire Jésus-l’eau

Au chapitre 4, Jésus promet de donner une eau qui étanche à jamais la soif, « une source jaillissant en vie éternelle » (4,14). Cette source jaillissante de vie est une image sans doute beaucoup plus forte pour des personnes vivant dans des contextes où l’eau nécessaire à la vie est difficile à obtenir à cause des sécheresses et du travail requis pour la puiser que pour les personnes vivant avec le privilège d’avoir un accès instantané à l’eau potable dans leur domicile. La tradition biblique offre plusieurs textes qui, comme Ps 65,10-11, indiquent que Dieu donne l’eau à la terre et permet aux humains de boire et manger[16]. Jn 7 reprend la même thématique : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et que boive celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Écriture : de son sein couleront des fleuves d’eau vive[17] » (7,37-38). S’il est possible que Jésus soit celui de qui sort ces fleuves d’eau vive, il est aussi possible de comprendre que l’eau vive coule du sein de l’assoiffé ayant bu Jésus. En effet, le dernier sujet grammatical est « τις διψᾷ » ; celui qui a soif, qui a bu Jésus et qui a maintenant un corps duquel sortent des fleuves d’eau vive[18]. Cette interprétation reprend le schéma, fréquent dans l’Évangile de Jean, dans lequel le devenir-disciple reproduit les actions de Jésus, à l’instar de ce qui a été souligné à propos de Pierre comme berger et agneau abattu. Ici, Jésus-l’eau-vive est connecté à l’agencement du devenir-disciples puisque ce Jésus est l’eau qui jaillit du corps du devenir disciple.

Sans eau, la vie végétale et animale est impossible. Malgré son abondance sur terre, seulement 2,5 % de l’eau de notre planète est consommable. Selon l’Organisation mondiale de la Santé,[19], plus de la moitié de la population mondiale n’a pas accès à des services d’assainissement sûrs. En mars 2022, près de 2,2 milliards de personnes n’avaient pas accès direct à l’eau. Leur approvisionnement en eau consiste en un puit qui se trouvait plus ou moins loin de chez elles à des sources d’eau non traitée. Selon ces estimations, 3,6 milliards de personnes dans le monde vivent dans des zones où l’eau est une ressource potentiellement rare, au moins un mois par an.

Daly-Denton (2017, 88-89) souligne que boire de l’eau dans le cadre de liturgies eucharistiques en Afrique au 3e siècle est attesté par la lettre 63 de Cyprien de Carthage. Ce dernier s’oppose à un autre évêque, Caecilius de Biltha, et à un groupe de chrétiens qui fondaient leur pratique de boire de l’eau consacrée sur une interprétation de l’Évangile selon Jean (4,10 ; 7,37-39 et 19,34). Ils buvaient Jésus-l’eau comme d’autres boivent Jésus-vin ou mangent Jésus-pain. Et pourquoi pas ? Quoi de plus agréable qu’un verre d’eau fraiche lorsqu’on est assoiffé ? Et si cette expérience désaltérante était une façon de faire l’expérience corporelle de la vie offerte par Jésus ?

4.2 Manger Jésus-pain

Au chapitre 6, après avoir nourri une grande foule, Jésus fait un discours qui révèle que son corps est pain de vie. Cette nourriture de « vie éternelle » (6,27) est présentée en lien avec la manne au désert, le « pain venu du ciel » (6,31). Pourtant, cette manne n’est pas le « véritable pain du ciel » (6,32), « car le pain de Dieu c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (6,33.38). Jésus indique aux versets 41 et 51 qu’il est le pain qui descend du ciel. Plus loin dans cet épisode, une distinction est soulignée entre l’effet temporaire de la manne — « vos pères ont mangé, ils sont morts » — et la vie éternelle offerte à celui qui consomme Jésus-le-pain[20].

Jésus répond au désir des disciples qui veulent ce pain en affirmant : « C’est moi (ἐγώ εἰμι) qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (6,35). Notre agencement de devenir-disciple consomme donc Jésus sous la forme végétale modifiée de pain. Il est aussi consommé sous forme de viande animale : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair donnée pour que le monde ait la vie » (6,51). Sa chair (σάρξ) est vraie nourriture et son sang vraie boisson (6,55). La consommation de sa chair et de son sang a un effet étonnant : la vie éternelle et la résurrection (6,54.56.58)[21]. Jésus ne fait pas que pourvoir du pain, il est ce pain qui transforme les corps qui le consomment. La matérialité de la consommation de la chair et du sang de Jésus horrifie. Des commentateurs, tel Myre (2013, 300-301), indiquent qu’il va de soi qu’il ne faut pas prendre ce passage au pied de la lettre. Pourtant, l’Évangile de Jean présente un Jésus qui peut — et même qui doit — être consommé par le devenir-disciple.

Comme le dit l’expression populaire, « you are what you eat ». Comme animal, en mangeant et en buvant, nous incorporons des nutriments à nos corps. Le corps du devenir-disciple est agencé au Jésus plus qu’humain en le consommant, lui qui est eau, pain, viande et sang[22]. Or, ici, la vie apportée par la consommation de Jésus mène à quelque chose de plus que l’absorption de nutriments. Cette consommation affecte les corps en donnant une vie éternelle (ζωὴν αἰώνιον). La zoe, c’est-à-dire la vie ou la vitalité, n’est pas exclusive aux humains, elle est celle de tout ce qui est animé. Il ne s’agit pas d’un aspect exclusif aux humains, mais bien une manière de qualifier les relations vitales qui, pour Daryl Meyer (2018, 160), peuvent être conçues comme un rhizome deleuzien, une multiplication de la diversité du vivant[23].

5. Déstabiliser la hiérarchie animale par l’indistinction

Cette réflexion biblique a des incidences sur les enjeux économiques reliés au rapport entre humains et animaux. Si ces animaux — en particulier les moutons — sont souvent vus comme une marchandise à exploiter, relire Jean peut aider à dépasser ce rapport utilitaire et économique. La réflexion en éthique animale procède habituellement par l’extension des droits humains aux autres animaux sentients, c’est-à-dire capables de ressentir du plaisir, de la douleur et des émotions. Un bon exemple se voit dans la déclaration de Montréal du Groupe de recherche en éthique environnemental et animal (Gréea 2022) condamnant « l’ensemble des pratiques qui supposent de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises. Dans la mesure où elle implique des violences et des dommages non nécessaires, nous déclarons que l’exploitation animale est injuste et moralement indéfendable ». L’objectif et les moyens de cette déclaration doivent être poursuivis. Toutefois, il ne s’agit pas de la seule stratégie pouvant mener à une plus grande justice pour les animaux non humains.

La stratégie déployée dans cet article suit plutôt l’invitation de Derrida qui, dans l’Animal que donc je suis, examine l’identité humaine qui se construit en suivant un animal, en se laissant regarder par lui, et en prenant conscience de sa propre animalité. Suivre le Jésus-animal/plante/objet de l’Évangile selon Jean reconfigure les disciples ainsi que les personnes qui lisent cet évangile en révélant que nous sommes toujours déjà plus qu’humains. Suivre le logos devenu sarx mène à une hybridité corporelle non anthropocentrique des disciples.

Cette manière de repenser l’incohérence des limites entre humains et non-humains s’appuie sur le concept d’assemblage de Deleuze et Guattari (1972, 8), « [i]l n’y a plus ni homme ni nature, mais uniquement processus qui produit l’un dans l’autre […] moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire ». Autrement dit, « homme et nature ne sont pas comme deux termes l’un en face de l’autre, même pris dans un rapport de causation, de compréhension ou d’expression (cause-effet, sujet-objet, etc.), mais une seule et même réalité essentielle du producteur et du produit » (1972, 10). Le projet heuristique de cet article prend un angle novateur pour explorer le quatrième Évangile à partir d’une lecture attentive au contexte actuel, contexte marqué par la recherche de nouveaux repères pour développer un rapport sain et salutaire au monde que nous habitons, un monde dont la dégradation tient en partie à la séparation entre l’humain de la nature. Plusieurs penseurs tels que Bruno Latour (2004) et Timothy Morton (2017 ; 2019) indiquent que cette séparation n’est pas seulement un problème éthique, mais aussi une conception fausse de la vie. Plusieurs organismes non humains forment notre flore intestinale et nous permettent de digérer, d’autres font partie de notre peau et sont responsables d’un élément très distinctif : notre odeur. Le corps humain est constitué en moyenne de 30 000 milliards de cellules, mais il contient 38 000 milliards de bactéries (Sender, Fuchs et Milo 2016). Donc, en nombre de cellules, la part « humaine » de notre corps est minoritaire ! Bref, nous sommes toujours plus qu’humains.

Loin des interprétations métaphoriques, l’interprétation « hyper-littérale[24] » du devenir-disciple en Jean a le mérite de déstabiliser la hiérarchie animale habituelle[25]. Elle remet en cause la longue tradition occidentale qui classe les animaux selon une hiérarchie qui place l’homme au sommet. À la suite de Lynn White (1967), plusieurs auteurs ont blâmé la Bible pour l’anthropocentrisme particulièrement en raison de l’interprétation faite de Gn 1,28. Pourtant, la pluralité de perspectives des livres bibliques construit de diverses manières le rapport des humains aux autres animaux, à la végétation et à la terre. Lire Jean permet un contact renouvelé avec l’environnement : il ne se résume pas àl’endroit où l’on vit, il forme notre identité. La pensée cartésienne a érigé des frontières entre l’humanité, l’animalité et le divin qui semblent naturelles. Pourtant, ces catégories sont des constructions fluides. Traverser ces seuils par la lecture d’un texte ancien aide à développer une réponse créative à notre crise écologique par la prise de conscience d’une connexion spirituelle avec ce qui nous entoure et qui nous forme.

La construction littéraire de Moore sur le Jésus plus qu’humain en Jn et l’agencement du devenir-disciple décrit dans cet article peuvent être rapprochés au concept biologique de « symbiose ». Goatly (2007, 141) souligne le principe de coopération régissant le fonctionnement symbiotique des vies animales et végétales :

The contribution of symbiosis to plant and animal life and their evolution is enormous. The first basic point is that only one living organism that can feed independently, that is without relying on other organisms to pre-process its food, and this is the bacterium. Therefore “all life must ultimately depend on the prior existence and continuing presence of these autotrophic bacteria[26]”.

Contrairement à la perspective darwinienne qui a mis un accent excessif sur la compétition et la lutte dans l’évolution des formes de vie, la reconnaissance des formes de symbiose souligne l’importance de l’interdépendance dans la vie végétale et animale. En particulier, l’endosymbiose permet le transfert génétique d’un organisme à un autre. En effet, le génome humain est composé en grande partie de vestiges d’organismes non humains qui se sont intégrés par endosymbiose dans un processus différent de la sélection naturelle[27]. La coopération symbiotique du vivant a des effets sur notre compréhension du rapport entre les humains et les autres formes de vie.

The complexity also involves increasing interdependence. In a sense, the boundaries between classes of organisms become blurred. “The interdependence of organisms in symbiotic associations… blurred the boundaries of taxonomic definition: where did the individual organism begin and end if genetic material could arrive from beyond the cell walls and change an organism’s heredity[28]?”

Goatly 2007, 141

Deleuze et Guattari (1980, 306) évoquent cette image biologique de la symbiose : « [c]haque multiplicité est symbiotique, et réunit dans son devenir des animaux, des végétaux, des micro-organismes, des particules folles, toute une galaxie. » L’oeuvre de Derrida au sujet de l’animalité montre qu’il n’y a pas une opposition entre humain et animal, mais différentes structures d’organisation des vivants qui comportent des fractures et des hétérogénéités. Si la modernité a pensé l’humain en le distinguant des animaux, les avancées scientifiques actuelles imposent de repenser l’humain dans ses rapports d’interdépendance des organismes qui le composent. L’avènement de la modernité a amené l’exégèse biblique à interpréter les textes à partir d’une conception cartésienne de l’humain dans son rapport à la nature. Le changement pour une anthropologie d’interdépendance du vivant amène à voir (1) comment les exégètes ont projeté leurs concepts modernes de l’humain et des animaux sur les textes bibliques, (2) que les discours bibliques sur le rapport humains/animaux sont complexes et non binaires, et (3) qu’il est possible d’interpréter les textes bibliques dans l’optique d’une nouvelle compréhension de la fluidité des diverses formes du vivant.

Le repositionnement de cet article souscrit à la préconisation d’Habel (2008, 3) : « An ecological hermeneutic demands a radical change of posture. » La crise écologique pose un défi important à la théologie. Est-il possible de concevoir une christologie, une sotériologie et une ecclésiologie qui n’isolent pas l’humain du reste de la création ? Répondre oui à cette question demande une compréhension radicalement différente de la théologie qui tient compte de la compréhension actuelle de l’humain dans un rapport d’interdépendance avec la complexité et la multiplicité du vivant. Cette contribution a utilisé l’invitation de Derrida à porter attention à l’animal que je suis et le concept d’agencement développé par Deleuze et Guattari pour revisiter le devenir-disciple plus qu’humain en Jean. Face à la crise écologique, une des réponses possibles en étude biblique est la résistance à l’interprétation anthropocentrique de la Bible. Ma contribution s’inscrit dans le modèle nommé « indistinction » par Matthew Calarco (2015, 48-69), une ligne de pensée commune à Deleuze, Agamben, Calarco et Haraway qui vise à abandonner la prétention des humains à l’unicité, et à concevoir de nouvelles dynamiques interespèces permettant aux animaux (humains et non humains) de se développer ensemble dans un monde en difficulté. Ce déplacement des humains d’une posture centrale permet le développement de réflexions éthiques qui évitent les exclusions reliées à l’anthropocentrisme. Cet article propose une dynamique d’interprétation biblique qui n’impose pas une distinction stricte entre ce qui relève de l’humain et du non-humain. Les nouvelles formes d’identité et les ontologies alternatives proposées mettent au défi le statu quo et invitent à des pratiques de vie plus cohérentes avec le devenir-animal habitant une zone d’indistinction.

En tant qu’humains, nous faisons abstraction de la sarx que nous sommes. Nous ne réalisons pas qu’à l’instar des autres animaux, nous sommes nous aussi des pièces de viande. N’aurions-nous pas besoin de nous rappeler que même le Jésus logos a été fait sarx ? Habiter en zone d’indistinction ouvre un regard à ce qui se passe pour les animaux dans nos modes économiques et politiques actuels. Ils sont réduits à de la chair pouvant être achetée, vendue, abattue et consommée. Tout animal a pourtant une valeur qui va bien au-delà de cette chair. Une lecture deleuzoguattarienne de Jean permet permet d’appréhender l’expérience de Jésus, de Pierre et de devenir-disciple comme une invitation à mourir comme un agneau, à habiter le corps animal pouvant être abattu, détruit. Paradoxalement, cette assimilation est attachée à la promesse d’une vie éternelle. L’Évangile débute par l’incarnation du divin dans une chair animale, mais il invite aussi à penser une « vie éternelle » qui va bien au-delà du monde tel que nous le connaissons, un monde ouvert à de nouvelles possibilités pour les animaux — humains et autres.

Cette perspective soulève des enjeux éthiques et politiques. Quelles sont les structures de pouvoir perpétuant la violence contre les animaux (humains et non humains) ? Comment pouvons-nous résister à ces structures en explorant des options moins violentes ? Des stratégies multidimensionnelles et interdisciplinaires doivent être déployées pour critiquer la mainmise économique du capitalisme qui, par l’exploitation des animaux et des humains, est à la racine des problèmes écologiques actuels. La philosophie, la théologie et les études bibliques ont quelque chose à offrir pour repenser la question du (non-)sens de cette crise écologique. C’est cette critique d’une conception de la vie anthropocentrique et capitaliste qui permettra de créer des espaces de réflexion propices au développement de modes d’existence alternatifs pour un monde plus qu’humain. Certes, ce défi est colossal, mais tout aussi vital.