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Les organismes communautaires et les entreprises d’économie sociale jouent un rôle crucial au niveau de l’avancement des causes de la justice sociale et de l’équité. En plus de répondre aux besoins immédiats et émergents des groupes vulnérables qui résultent habituellement de conditions structurelles injustes et oppressives, ces organisations soutiennent le développement du pouvoir d’agir des individus et des groupes en les engageant dans les processus décisionnels et dans la création du changement (Lavoie et Panet-Raymond, 2014). Ils agissent donc tant en amont qu’en aval pour atténuer les effets néfastes des enjeux sociaux et économiques sur les individus et les communautés qu’ils desservent. Dans ce contexte, l’évaluation en tant que pratique organisationnelle et sociale orientée vers l’apprentissage peut constituer un important levier de transformation sociale. En effet, lorsqu’elle est conçue pour répondre aux besoins et aux intérêts des organismes communautaires et des entreprises d’économie sociale et de leur clientèle, cela contribue considérablement à l’atteinte des objectifs de mission et à l’innovation sociale (Fetterman et coll., 2015). Différents auteurs montrent à cet effet que l’évaluation, tant par son processus que par ses conclusions, peut stimuler l’apprentissage organisationnel et soutenir la planification et la prise de décisions collectives (Fetterman et coll., 2015; Lemay et coll., 2013). Il n’est donc pas surprenant qu’un nombre croissant d’organismes communautaires et d’entreprises d’économie sociale souhaitent maintenant s’approprier les méthodes évaluatives à leur image et cohérentes avec les causes qu’ils défendent.
Pourtant, les avantages de l’évaluation pour l’apprentissage collectif et l’innovation sociale sont encore peu discutés dans la littérature québécoise et franco-canadienne. L’évaluation y est plutôt souvent présentée comme un outil de gestion conçu pour répondre aux exigences de bailleurs de fonds (Jetté et Goyette, 2010; Pole et Rey, 2022). L’attention insuffisante aux autres apports importants de l’évaluation n’a rien d’un hasard. L’offre et la demande pour l’évaluation sont influencées par différents facteurs (Alkin et Taut, 2003), dont le contexte politique actuel qui, depuis les années 1980 et 1990, demande aux organisations des preuves empiriques rigoureuses afin d’obtenir et de maintenir du financement (Garon et Roy, 2001; Goyette et Jetté, 2009; Jetté et Goyette, 2010). À ce sujet, Chouinard (2013) décrit l’évaluation réalisée spécifiquement pour répondre aux exigences des bailleurs de fonds comme une évaluation technocratique. Pour l’auteure, l’évaluation dite technocratique, qui s’inscrit dans le courant de la nouvelle gestion publique, accorde moins d’importance à l’utilisation conceptuelle et du processus de l’évaluation, des formes d’utilisation essentielles à l’apprentissage :
The focus of the technocratic approach to evaluation, while not incompatible with evaluation for learning, emphasizes relationships of accountability and compliance with predetermined targets and standards, rather than with stakeholder involvement and capacity building through an interactive and reflective process of engagement.
Chouinard, 2013, p. 245
Par conséquent, ce numéro intitulé « Au-delà de la reddition de compte : l’évaluation dans les organismes communautaires et d’économie sociale » propose de jeter un éclairage différent sur l’évaluation par et pour les organismes du milieu de l’économie sociale et de l’action communautaire, et ce, à l’échelle tant locale qu’internationale. Ainsi, les textes qui le composent permettent de mieux comprendre et documenter tout son potentiel en matière d’innovation, d’apprentissage et de transformation sociale. Évidemment, un tel sujet mérite d’être traité dans une perspective pluridisciplinaire, tout en portant une attention particulière aux pratiques et expériences du milieu communautaire et de l’économie sociale en matière de production et d’utilisation des évaluations. C’est pourquoi le présent numéro réunit des textes rédigés par des personnes provenant de diverses disciplines et de différents secteurs.
Ainsi, nous vous présentons la rubrique « Dossier », composée de deux articles arbitrés qui apportent chacun une contribution originale et significative sur la présente thématique.
L’article de Tello-Rozas et ses collaborateurs donne le coup d’envoi à ce numéro. Il fait le portrait tant attendu des pratiques d’évaluation des organismes communautaires au Québec. En combinant les forces des méthodes qualitatives et quantitatives, l’article met à jour nos connaissances sur l’étendue et la nature des pratiques d’évaluation utilisées par ces organismes, en plus d’identifier certaines conditions et caractéristiques organisationnelles pouvant influencer la réalisation et l’utilisation de l’évaluation.
Un deuxième article présenté par Chadillon-Farinacci, Saint-Pierre et Pelland propose une analyse empirique portant sur le risque d’atteinte à la validité interne issue de l’implication de parties prenantes lors d’une évaluation participative, une approche évaluative souvent déployée en milieu communautaire. En comparant les caractéristiques de trois groupes de jeunes ayant été recrutés de différentes manières lors de l’évaluation d’un programme de prévention de la conduite avec facultés affaiblies par le cannabis, cet article soulève des préoccupations importantes au sujet de la qualité et de la validité des données provenant de l’évaluation participative.
Pour sa part, la rubrique « Pratiques à notre image » comprend sept textes qui, ensemble, illustrent à travers des exemples concrets le potentiel de l’évaluation sur l’innovation, l’apprentissage et la transformation sociale.
Le premier texte, rédigé par Alberola, propose un récit de pratique portant sur une démarche de codéveloppement d’une évaluation des impacts d’un projet de narration numérique racontant les expériences des personnes survivantes des pensionnats autochtones. La démarche présentée, résolument participative, a permis d’améliorer considérablement les méthodes et les outils d’évaluation en fonction des besoins et des réalités des communautés autochtones.
Le deuxième texte, de Buetti et Grandchamp, porte un regard rétrospectif sur l’expérience d’une communauté de pratique sur l’évaluation en contexte collectif. Il ressort du texte plusieurs constats utiles au niveau du mode de fonctionnement de la communauté de pratique et de sa dynamique, constats qui pourraient éclairer la planification et la mise en oeuvre d’autres initiatives similaires.
Le troisième texte, de Cyr, François et Lawson, expose la nouvelle approche de suivi-évaluation-apprentissage-redevabilité féministe adoptée par Oxfam-Québec. L’approche présentée se veut souple, politique, intersectionnelle, participative et axée sur l’apprentissage. Ses valeurs et ses principes fondamentaux sont illustrés et approfondis à travers un récit de pratique au Pérou.
En quatrième lieu, Gauvin-Racine et ses collaboratrices décrivent les apprentissages et les retombées d’un processus d’évaluation hautement participatif mené avec des intervenantes et des survivantes de l’exploitation sexuelle. Les stratégies utilisées pour favoriser la pleine participation des intervenantes et des survivantes à l’évaluation sont discutées, de même que les retombées et les défis rencontrés lors de la démarche.
Le cinquième texte, de Morin et Desjardins, décrit en détail une démarche de planification et d’implantation d’une évaluation des processus d’un programme au sein d’un organisme communautaire en économie sociale. Le texte permet de reconnaître toute l’importance de la collaboration et de la gestion du changement lors des évaluations.
En sixième lieu, le texte rédigé par Trujillo fait un retour sur la planification et la mise en oeuvre de l’importante stratégie d’évaluation déployée par la Table de développement social du Centre-Sud à Montréal. L’évaluation, qui a été menée en trois phases distinctes, a fait appel à plusieurs techniques et méthodes participatives pour favoriser l’utilisation du processus et de ses résultats.
Enfin, le septième et dernier texte de cette rubrique est celui de Wertheimer qui présente, à partir d’exemples concrets issus de sa pratique professionnelle, les différents rôles que peut jouer une personne externe responsable de l’évaluation dans les organismes communautaires. Le texte explore également les défis et les tensions qui peuvent résulter de l’interaction entre ces différentes postures.
Appendices
Bibliographie
- Alkin, M. C. et Taut. S. M. (2003) Unbundling evaluation use. Studies in Educational Evaluation, 29, 1-12.
- Chouinard, J. A. (2013). The case for participatory evaluation in an era of accountability. American Journal of Evaluation, 34(2), 237–253.
- Fetterman, D. M., Kaftarian, S. J. et Wandersman, A. (2015). Empowerment evaluation: knowledge and tools for self-assessment, evaluation capacity building, and accountability (Second edition. ed.). Sage Publications.
- Jetté, C. et Goyette, M. (2010). Pratiques sociales et pratiques managériales : des convergences possibles ? Nouvelles pratiques sociales, 22(2), 25–34. https://doi.org/10.7202/044217ar
- Garon, S. et Roy, B. (2001). L’évaluation des organismes communautaires. L’exemple d’un partenariat avec l’État : entre l’espoir et la désillusion. Nouvelles pratiques sociales, 14(1), 97-110.
- Goyette, M. et Jetté, C. (2009). La gestion de la qualité du point de vue des pratiques sociales. La Revue de l’innovation dans le secteur public, 14(3).
- Lavoie, J. et Panet-Raymond, J. (2014). La pratique de l’action communautaire. Presses de l’Université du Québec.
- Lemay, J-C., Leclair, L., Bélanger, S. et Messikh, D. (2013). Les particularités de l’évaluation pour les groupes communautaires : réflexions et enjeux. Bulletin de la Société québécoise d’évaluation de programme, 25(1), 8-10.
- Pole, N. et Rey, L. (2022). Concevoir l’impact chez les fondations subventionnaires : des orientations types pour l’apprécier. Dans J.-M. Fontan, D. Alalouf-Hall et C. Bergeron (dir.), États de lieux sur la philanthropie subventionnaire québécoise. Presses de l’Université du Québec.