Abstracts
Résumé
Le vieillissement de la population représente une réalité complexe. Bien que les causes attribuables à ce phénomène fassent consensus auprès des chercheurs, ses manifestations et ses conséquences diffèrent d’un endroit à l’autre. Dès lors, le rythme et l’intensité du vieillissement ainsi que les moyens déployés par les différents acteurs sociaux pour en atténuer les effets et améliorer les conditions de vie des aînés se manifestent aussi différemment selon les milieux géographiques. Pour diverses raisons liées à la démographie et à la géographie, les défis liés à la gestion du vieillissement tendent à se manifester avec plus d’acuité en milieu minoritaire francophone. L’objectif de cet article consiste à examiner la contribution du modèle de renforcement des capacités à l’amélioration de la qualité de vie des aînés vivant au sein de deux localités sises en milieu rural minoritaire francophone. L’étude de cas exploratoire couplée à l’approche des représentations sociales des acteurs a été retenue comme méthode d’analyse. Des entrevues semi-dirigées effectuées auprès d’intervenants locaux et communautaires ainsi que la tenue de deux groupes de discussion constituent les instruments d’analyse qui ont été mobilisés. Bien que les résultats de notre analyse révèlent le rôle d’avant-plan de la résilience, du réseautage, de la vie relationnelle, du sentiment identitaire et du capital social dans l’amélioration de la qualité de vie des aînés, ces composantes relatives à leurs facultés s’avéreraient insuffisantes afin de favoriser un vieillissement sur place, d’où la nécessité de déployer en amont une politique territoriale du vieillissement.
Mots-clés :
- vieillissement,
- milieu rural,
- renforcement des capacités,
- qualité de vie,
- Acadie
Abstract
The aging of the population is a complex reality. While there is a consensus among researchers as to the causes of this phenomenon, its manifestations and consequences differ from place to place. Consequently, the pace and intensity of aging, as well as the means deployed by various social actors to mitigate its effects and improve the living conditions of seniors, manifest themselves distinctly in different geographical environments. For various reasons related to demographics and geography, the challenges of managing aging tend to be more acute in Francophone minority communities. The objective of this article is to examine the contribution of the capacity building model to improving the quality of life of seniors living in two communities in rural Francophone minority settings. The methodology combines an exploratory case study with the social representations of the actors. Semi-directed interviews with local and community stakeholders and two focus groups were used as the analytical tools. Although the results of our analysis reveal the leading roles of resilience, networking, relationship, sense of identity and social capital in improving the quality of life of seniors, these components relating to their capabilities would prove insufficient to support aging in place, hence the need to deploy a future territorial policy on aging.
Keywords:
- aging,
- rural minority setting,
- capacity building,
- New Brunswick,
- policy
Article body
Le vieillissement soulève de nombreux enjeux parmi lesquels figure la gestion territoriale. Cette dernière constitue une dimension fondamentale à considérer dans l’élaboration d’une stratégie d’aménagement[1] par tout ce qu’elle implique en termes de disponibilité et d’accès aux services de proximité, aux soins des aînés, au logement, aux transports ou aux loisirs. Pour diverses raisons d’ordre démographique et géographique, les défis liés à la gestion territoriale du vieillissement tendent à se manifester avec plus d’acuité en milieu rural et, de surcroît en situation minoritaire francophone (Dupuis-Blanchard et coll., 2014). C’est le cas au Nouveau-Brunswick, la seule province officiellement bilingue au Canada, dont la structure de peuplement se distingue par une forte dispersion de la population, l’éloignement de nombreuses localités par rapport aux villes et la faible démographie des localités (Simard et coll., 2015). En outre, la forte dominance du fait rural, conjuguée à la décroissance démographique, contribue à amplifier les enjeux relatifs à cette gestion (Gucher, 2013a; Simard, 2016).
L’objectif de cet article consiste à examiner la contribution des principales composantes inhérentes au renforcement des capacités quant à l’amélioration de la qualité de vie des aînés en milieu rural en contexte minoritaire francophone. Deux localités ont été retenues aux fins de cette contribution. Il s’agit de Robertville et de St-Wilfred.
Notre article s’organise en quatre parties. Dans la première, nous exposons notre cadre conceptuel. Les aspects méthodologiques font l’objet de la deuxième partie. La troisième esquisse les principaux résultats de notre analyse. Enfin, l’article se conclut par quelques éléments de discussion que nous mettrons en exergue avec la littérature sur le sujet.
Recension des écrits et cadre conceptuel
Les travaux portant sur les enjeux et les défis des minorités linguistiques ont littéralement explosé au cours des dernières années. Parmi les principaux thèmes qui ont été abordés, mentionnons, à grands traits, l’inclusion, l’identité, la pénurie de main-d’oeuvre, le développement institutionnel, le pouvoir, la santé, la construction identitaire, l’accès aux services, la légitimité, les inégalités linguistiques et sociales, la culture, les migrations, la reconnaissance des droits et le vieillissement.
La gestion territoriale du vieillissement a surtout été examinée en France et plus récemment au Québec, dans le but de mieux cerner les différents enjeux liés au logement, à l’accès aux services, à la mobilité géographique, au transport et aux soins à domicile des aînés. Dans le cas du Québec, l’initiative Municipalité amie des aînés a largement été documentée, cette province ayant valeur d’exemplarité à l’échelle mondiale quant au nombre de municipalités ayant adhéré à ce réseau. Les milieux urbains ont fait l’objet de la plus grande attention de la part des chercheurs, les travaux portant sur la gestion du vieillissement en milieu rural étant beaucoup moins nombreux. L’aménagement du territoire, la sociologie, la gérontologie environnementale et la géographie constituent les principales disciplines mobilisées dans la démonstration des résultats des différents spécialistes dans le domaine. Il s’ensuit que, hormis nos propres contributions, très peu de travaux ont porté sur la gestion territoriale du vieillissement en situation minoritaire francophone, surtout en milieu rural, et ce, bien que le phénomène du vieillissement en contexte minoritaire fût examiné sous plusieurs angles notamment quant à ses impacts en matière de soins de santé et de maintien à domicile.
Le renforcement des capacités s’est imposé à la fin des années 1980, dans la foulée des politiques de développement local qui misent davantage sur les acteurs sociaux, plutôt que sur la grande entreprise ou sur l’État, en vue de stimuler le développement (Tremblay, D.-G. et coll., 2016).
En constante évolution, le modèle peut être appréhendé à deux échelles : individuelle et collective (ou territoriale) (Defilippis, 2007; Wignaraja, 2009). Sur le plan individuel, il permet aux individus, par l’identification de leurs besoins et par leur implication au sein du milieu, de développer leurs capacités c’est-à-dire leur aptitude à se réaliser pleinement et ainsi devenir parties prenantes de l’amélioration de leur qualité de vie (Bolger, 2000; Tavares, 2013). Dans le cas spécifique des personnes âgées[2], le soutien actif de la famille, des amis et des différents intervenants et intervenantes qui gravitent autour d’elles représente un élément incontournable pour favoriser leurs capacités (Charpentier et Soulières, 2006). À l’échelle du territoire, le renforcement des capacités fait appel à l’habileté des acteurs et actrices à mettre en place un plan stratégique en vue d’assurer une gestion plus harmonieuse des différentes ressources présentes sur ce territoire, et ce, dans la perspective d’améliorer la qualité de vie des personnes qui l’habitent (Besançon et coll., 2013). Fonctionnant de manière transversale, le modèle de renforcement des capacités a donc pour finalité l’amélioration du niveau de bien-être que ce soit sur le plan individuel ou sur celui du territoire. Son « application (…) permet de mieux identifier les opportunités accessibles aux individus sur un territoire donné et, en retour comment les capacités individuelles contribuent aux dynamiques territoriales » (Dissart et coll., 2013, p. 239).
Les capacités examinées dans le cadre de cet article — à savoir : la vie relationnelle, le capital social, la participation sociale, l’empowerment, la résilience et le réseautage — sont étroitement liées les unes aux autres et, de ce fait, exercent une synergie tant sur les individus que sur la dynamique de développement territorial (Nader, 2012). De par les diverses actions et les initiatives déployées par les différents acteurs et actrices, ces capacités se répercutent inévitablement sur la gestion territoriale du vieillissement et, donc, influent sur la qualité de vie des aînés.
La vie relationnelle renvoie aux diverses formes de liens sociaux et à « la qualité des relations sociales » (Au et coll., 2020, p. 2) que l’on retrouve au sein d’une communauté. Elle est tributaire des interactions inhérentes à la proximité spatiale et sociale, au sentiment d’appartenance ainsi qu’à l’interconnaissance, c’est-à-dire au réseau relationnel qui anime les membres de cette communauté (Klein, 2018; Slaug et coll., 2019). En milieu rural, les valeurs personnelles réfèrent constamment au petit groupe social dans lequel l’individu est étroitement inséré. La sociabilité, la solidarité, les liens de parenté et d’amitié, l’étendue des relations, le sens de la communauté, la réciprocité des intérêts, le parcours de vie et la religion, participent à la construction des rapports sociaux des individus, conditionnent leurs comportements en plus de « produire des “configurations d’appartenance” spécifiques associant des lieux et des liens » (Gucher, 2014, p. 124). La force du tissu social montre bien toute l’importance que prend la vie relationnelle en milieu rural. Ce tissu social est profondément marqué par l’importance des liens familiaux dans l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées (Isaacson et coll., 2020).
Falk et Kilpatrick (2000) définissent le capital social comme étant :
[la] résultante d’interactions sociales qui contribuent au bien-être socio-économique d’une communauté. Ces interactions s’appuient sur les connaissances et les ressources de cette communauté dont les membres utilisent et construisent simultanément les ressources de capital social. La nature de celui-ci dépend de divers facteurs tels que la qualité des interactions internes et externes, le contexte historique, les perspectives d’avenir, la réciprocité, la confiance, les valeurs et les normes partagées par les membres de cette communauté
p. 103-104, traduction libre
Selon Sirven et Debrand (2013), le capital social « est considéré comme un facteur potentiellement décisif dans le cadre des stratégies du “bien vieillir” ou du “vieillissement en bonne santé” (…) » (p. 61). Dès lors, il aurait des effets bénéfiques sur la santé des personnes âgées (Bai et coll., 2020). Pour Boen (2020), les aînés « qui vivent dans un environnement riche en capital social, ou qui sont riches en capital social, deviendraient plus sereins grâce au soutien qui leur est offert par leur environnement social et, par conséquent, seraient mieux à même de faire face aux défis de la vie » (p. 668, traduction libre).
Concept multidimensionnel, voire polysémique, la participation sociale comporte deux dimensions qui, dans les deux cas, impliquent une action. Sur le plan individuel, elle renvoie à la « responsabilité de chacun de faire sa part, son devoir de citoyen, de s’informer, de faire valoir ses points de vue, de s’engager et de contribuer à la mesure de ses capacités à améliorer les conditions d’existence » (Matte et Jones, 1997, p. 90). Sur le plan collectif, la participation sociale désigne l’implication des individus au sein d’une organisation structurée, c’est-à-dire qui exclut les formes d’engagement de nature domestique ou familiale, gravitant autour des sphères associative, caritative, religieuse, communautaire ou culturelle, et dont les objectifs sont clairement définis (Levasseur et coll., 2010; Quéniart et Charpentier, 2010). Prenant le plus souvent la forme de bénévolat, dont les vertus, tant pour la société que pour les aînés eux-mêmes, ont été mises de l’avant par de nombreux chercheurs (Haski-Leventhal, 2009; Malet et Bazin, 2011; Richard et coll., 2006), la participation sociale est conditionnée par plusieurs facteurs, dont l’état de santé, le sentiment identitaire, la qualité des liens sociaux, du capital social et de la vie relationnelle, le vécu professionnel, la situation sociopolitique et économique, l’éducation, les traits de personnalité, l’augmentation de l’espérance de vie, les goûts, les intérêts, les différences culturelles, le désengagement de l’État, les aspirations, la valorisation du bénévolat, l’environnement (familial et relationnel), l’offre de transport, le pouvoir d’agir, la volonté de demeurer actif ainsi que le temps libre. Les diverses formes d’implication sociale diffèrent aussi selon le genre et l’âge (Baeriswyl, 2018; Raymond et coll., 2008). Sur le plan de ses retombées, Matte et Jones précisent que la participation sociale permet de « mettre en action les forces vives de l’individu, ses ressources, ses capacités d’initiative et d’engagement » (1997, p. 90). En établissant un contact avec l’autre, elle contribue à entretenir des interactions sociales et à renforcer la cohésion sociale, d’où son imbrication avec les notions de réseau, de sentiment d’appartenance et de capital social (Bonneau et Dupéré, 2020; Naud, 2015; Tavares, 2013).
À la fois une intervention générant un résultat, une habileté et un processus, la notion d’empowerment est directement en lien avec la théorie « personne-environnement » de Lawton (Mallers et coll., 2014). Le concept renvoie à la capacité des individus (ou des communautés) à influencer, dans le cadre d’une situation donnée, le comportement des autres personnes dans l’optique d’atteindre un objectif commun (c’est-à-dire d’améliorer la qualité de son environnement), celui-ci correspondant le plus souvent à une volonté de prise en main (El-Batal et Joyal, 2015; Ninacs, 2012). L’empowerment conduirait les individus à se positionner en tant qu’acteurs du processus de transformation sociale au sein de leur milieu suivant une perspective de justice sociale (Grenier et Simard, 2011; Ninacs, 2012). Les conditions et les services offerts par l’environnement, les connaissances individuelles, les capacités physiques et cognitives, le niveau de revenu, les disparités géographiques, les barrières cultuelles et technologiques, les interventions sociales et la stigmatisation sont autant de facteurs qui déterminent le degré d’empowerment des personnes qu’elles soient âgées ou non (Bédard et Beaulieu, 2015; Levasseur et coll., 2012; Ninacs, 2012). Pour de nombreux auteurs (Morrissey, 2000; Prévil, 2009; Rich et coll., 1995), l’empowerment correspondrait à l’étape ultime de la participation sociale, « les parties prenantes demeurant mobilisées dans toutes les phases et sous tous les aspects de la construction du projet territorial » (Prévil, 2009, p. 7). Suivant pareil constat, il va de soi que « participation sociale » et « empowerment » sont deux notions étroitement imbriquées (Ndiaye, 2010). Outre la participation sociale, l’empowerment fait intervenir plusieurs dimensions sous-jacentes au renforcement des capacités. Il s’agit, selon Ninacs (2002), de la circulation et de la transparence de l’information et du sentiment identitaire. Par exemple, plus le sentiment d’appartenance d’un individu à l’égard de sa communauté est élevé, plus il sera enclin à participer à son développement et à renforcer ses capacités d’agir dans l’atteinte de cette même fin (Ndiaye, 2010). Besançon et coll. (2013), de leur côté, insistent sur la contribution de l’empowerment à l’accroissement de la résilience.
La résilience est un concept que se sont approprié, depuis les dernières années, plusieurs champs disciplinaires. Elle est souvent présentée comme la capacité de « rebondir après des expériences difficiles » (Gupta, 2020, p. 344). En lien avec le renforcement des capacités des aînés, la résilience désigne les stratégies d’adaptation, se manifestant surtout, mais non exclusivement en période de crise, mises en place dans le but de préserver leur qualité de vie et, par conséquent, de celle de leur environnement (Perry et coll., 2014; Tisseron, 2014-2013). La résilience implique « […] une dynamique développementale et interroge sur la place du développement chez le sujet âgé » (Ribes, 2006, p. 12-13). L’avancée en âge ferait en sorte que les aînés seraient moins résilients. Toutefois, les stratégies d’adaptation qu’ils déploient seraient davantage efficaces (Ribes, 2006; Ribes et Poussin, 2014). Outre l’âge, les diverses expériences vécues par l’individu, son réseau et l’estime de soi sont autant de déterminants de la capacité de résilience (Colins et Smyer, 2005; Ribes, 2006).
Le réseautage permet aux individus de s’épanouir, d’atteindre un certain niveau de satisfaction dans le but de répondre à leurs besoins ou de les satisfaire (Proulx, 1992; Yu, 2019). Par conséquent, il fait intervenir la notion d’empowerment puisque « la capacité à se sentir inclus dans les réseaux sociaux renforce un sentiment de pouvoir à partir d’une emprise sur l’environnement familier et d’une valorisation sociale dans ce contexte particulier » (Bruey et coll., 2012, p. 139). Il s’ensuit que le maintien de réseaux sociaux s’avère nécessaire pour favoriser le bien-être des personnes âgées (Haski-Leventhal, 2009; Klein, 2018). Ainsi, « le maintien de liens sociaux actifs (…) serait la façon la plus bénéfique de vieillir » (Asiamah et coll., 2020, p. 78, traduction libre). Chez les aînés, en particulier les aînés dépendants et à mobilité réduite en raison de l’absence d’un moyen de transport, le réseautage est le plus souvent circonscrit à l’échelon local. En outre, à l’instar de la résilience, le réseautage tend à diminuer avec l’âge (Charpentier et Soulières, 2006). Il traduit le renforcement des capacités de l’individu en plus de se répercuter positivement sur sa qualité de vie. Il permettra, par exemple, aux personnes âgées vivant en milieu rural, de suppléer (du moins partiellement) à la carence en matière de services en faisant appel aux membres de leur réseau, et en particulier, à la famille, aux voisins et aux amis (Klein, 2018; Krout, 1998).
Enfin, nous entendons par « services de proximité » ceux dispensés physiquement le plus près possible du lieu où habite une personne en vue de répondre à un besoin individuel ou collectif (Simard, 2005). Ces services se caractérisent, certes, par leur accessibilité géographique, mais aussi par le rapport personnalisé de la relation agent/usager (Simard, 2005). Les services de proximité exercent cinq types de fonctions : (1) utilitaire où le service représente une réponse à besoin pour lequel il a été implanté; (2) structurante en raison de la place qu’il occupe dans la vie socio-économique; (3) identitaire qui reflète à la fois l’appartenance, la vie relationnelle, l’intégration à la communauté et le dynamisme du milieu; (4) intégrative qui met en exergue la dynamique de construction et d’intégration des liens au sein même de la communauté et à l’extérieur de celle-ci et (5) économique qui exerce une contribution en termes de développement que ce soit au chapitre de la création d’emplois ou à celui des effets d’entraînement générés sur d’autres activités (Dugas, 1994; 1993; Simard, 2005).
Cadre opératoire
Justification et présentation des localités à l’étude
Le choix des localités à l’étude s’est effectué en étroite collaboration avec l’Association francophone des aînés du Nouveau-Brunswick. Ces deux localités correspondent à des districts de services locaux (DSL)[3]. Par conséquent, elles abritent une population relativement dispersée et disposent de très faibles moyens en matière de gestion territoriale. Elles comportent une population majoritairement francophone dans une province où cette dernière est minoritaire. De petite taille démographique, les localités de Robertville et St-Wilfred ont profondément été affectées par l’érosion de leurs services de proximité. Elles sont aussi enclines au vieillissement. Par ailleurs, elles font preuve d’un fort dynamisme communautaire.
Située à 12,4 kilomètres au nord-ouest de la ville de Bathurst, la localité de Robertville fait partie du comté de Gloucester. Sa population est passée de 733 à 935 habitants entre 1981 et 2016[4]. Cette augmentation de 27,6 % est probablement imputable à la consolidation du rôle de banlieue qu’exerce Robertville par rapport aux agglomérations de Bathurst et de Beresford, ainsi qu’au retour de retraités au sein du milieu. La localité de Robertville est très affectée par le vieillissement, la proportion de personnes âgées de 65 ans ou plus ayant connu une augmentation de l’ordre de 17,6 points de pourcentage entre 1981 et 2016 comparativement à 9,8 points pour la province. Bien que la localité de Robertville ne soit véritablement pas marquée par la dévitalisation rurale, elle est confrontée à l’érosion progressive de ses services de proximité.
Faisant partie de la paroisse d’Alnwick, la localité de St-Wilfred est située à 47,4 kilomètres de Tracadie et à 40,8 kilomètres de Miramichi. Affectée par le dépeuplement, un taux de chômage chronique et la perte de nombreux services, St-Wilfred, dont la population s’établissait à 765 habitants en 2016, présente toutes les caractéristiques d’un milieu rural en fragilisation. Entre 1981 et 2016, St-Wilfred a perdu plus du tiers de sa population. La localité est aussi affectée par le vieillissement, la proportion d’aînés s’étant accrue de 11,4 points de pourcentage comparativement à 9,8 points pour la province entre 1981 et 2016.
Méthode d’analyse, approche préconisée et collecte des données
Les représentations sociales des acteurs et actrices constituent l’approche que nous avons retenue dans cet article. À l’instar de Klein, nous croyons que ce cadre opératoire permet de « rendre compte à la fois des interactions entre acteurs et la manière dont se sont formées les opinions des acteurs principalement intéressés : les personnes âgées » (Klein, 2018, p. 42).
Deux instruments d’analyse ont été retenus. L’un a consisté à réaliser 17 entrevues semi-dirigées (huit à Robertville et neuf à St-Wilfred) auprès de dix acteurs et actrices oeuvrant au sein des milieux communautaire et gouvernemental dans chacune des deux localités. Notre échantillon a été constitué dans le but d’assurer le maximum de points de vue pour chaque catégorie d’acteurs et d’actrices (Lambelet et coll., 2017).
Le deuxième instrument visait à évaluer la perception des aînés en ce qui a trait à la gestion territoriale du vieillissement quant à l’amélioration de leur qualité de vie. Cette évaluation s’est effectuée par l’entremise d’un groupe de discussion dans chacune des deux localités.
Après avoir obtenu le consentement du comité éthique de la recherche sur les êtres humains de l’Université de Moncton pour tout ce qui concerne les modalités relatives à notre recherche, nous avons contacté les responsables des clubs de l’Âge d’or des deux milieux à l’étude, qui nous ont servi de personnes-ressources. Ceux-ci nous ont fourni les coordonnées des élus locaux, celles des différents acteurs et actrices qui oeuvrent auprès des personnes âgées ainsi que le nom d’aînés impliqués au sein de leur milieu respectif qui accepteraient de participer à un groupe de discussion. Dès lors, l’échantillonnage par « boule de neige » a été préconisé comme méthode de recrutement, cette dernière permettant de cibler les participants et les participantes en fonction des objectifs de l’étude (Fortin et Gagnon, 2015).
Notre groupe de discussion se composait de 11 personnes (sept femmes et quatre hommes) à St-Wilfred, et de sept participants et participantes (quatre femmes et trois hommes) à Robertville. Leur âge variait entre 65 et 73 ans à Robertville et entre 65 et 86 ans à St-Wilfred. Deux personnes occupaient toujours un emploi à temps plein à St-Wilfred alors que toutes les autres étaient à la retraite, et ce, tant à St-Wilfred qu’à Robertville. Le tableau qui suit fait état de la ventilation des entrevues semi-dirigées effectuées avec les différentes catégories de participants et participantes au sein des deux localités à l’étude.
Les entrevues se sont tenues entre le 9 et le 13 mai 2017 à Robertville et du 23 au 26 mai 2017 à St-Wilfred. Les propos des participants et participantes ont été enregistrés. Les entrevues individuelles ont pris fin lorsque les répondants et répondantes ne nous fournissaient plus d’éléments nouveaux. Notre grille d’analyse à l’intention des acteurs et actrices locaux et communautaires se composait de 24 questions visant à mesurer le capital social, la participation sociale, l’empowerment, la résilience et le réseautage des personnes âgées. Constitué de 12 questions, notre schéma d’entrevue à l’intention des aînés visait à encourager les participants et les participantes à faire état de leur expérience par rapport à leur situation. Les questions posées ont porté sur les avantages et les inconvénients pour une personne âgée de vivre au sein de son milieu, sur la disponibilité et l’accessibilité des différents services offerts ainsi que sur le niveau de satisfaction de la personne âgée à l’égard de ces derniers.
Nous avons réalisé une activité de dissémination des données recueillies lors de nos entrevues et de nos groupes de discussion pour chacune des deux localités à l’étude. À St-Wilfred, les participants et les participantes ont confirmé que peu de changements eu égard aux différentes composantes relatives au renforcement des capacités étaient survenus entre le moment où nous avons réalisé la cueillette des données et la présentation des résultats. À Robertville, les participants et les participantes ont effectué diverses interventions au sujet de l’érosion des services de proximité, du repérage des aînés souffrant d’isolement, de la dynamique communautaire et du sentiment d’appartenance.
Nous avons effectué une transcription intégrale des propos recueillis auprès des participants et participantes de notre étude que ce soit lors des entrevues, lors du groupe de discussion ou lors de l’activité de dissémination. Après une relecture, nous avons procédé à une analyse inductive des données en effectuant un regroupement hiérarchique en fonction des différents thèmes et sous-thèmes déterminés à partir de notre grille d’analyse, ceci afin de permettre une lecture transversale du matériau recueilli (Bardin, 2013; Blais et Martineau, 2006).
Résultats
L’analyse des résultats est effectuée en considérant de manière comparative les deux localités à l’étude eu égard aux diverses composantes relatives au renforcement des capacités.
D’entrée de jeu, précisons que l’interconnaissance représente un point commun aux deux milieux à l’étude (Lefebvre, 2010; Mallon et Gucher, 2007). Cette interconnaissance est certainement imputable au fort dynamisme communautaire et à l’entraide qui semble régner tant à Robertville qu’à St-Wilfred (Gucher, 2013a; Peace, 2013). « Dans le voisinage, tout le monde s’entraide. De l’entraide, ce que j’ai vu dans ma vie, c’était vraiment à Robertville que ça se passait » (entrevue no 3). Cette entraide se manifeste par de l’assistance mutuelle entre les personnes âgées elles-mêmes, entre les aînés plus actifs et ceux dépendants ainsi qu’entre les plus jeunes et les personnes âgées. L’entraide entre voisins prend diverses formes, que ce soit pour le support à la construction de maisons, la surveillance du domicile en l’absence (ou non) des propriétaires, le déneigement, le déglaçage lors de tempêtes de neige ou de verglas, le transport des aînés à faible mobilité, l’assistance aux personnes âgées malades (offerte notamment par les prêtres, les religieux, les religieuses et les Filles d’Isabelle), la livraison de nourriture à domicile, la collecte de fonds et l’échange de divers services. Pour certaines personnes âgées, l’entraide ferait littéralement partie de leur quotidien. « On a une résidence où habite une madame qui est terriblement généreuse. Pour les personnes qui ne peuvent pas sortir, elle va faire leurs commissions tous les jours. Il y a beaucoup d’entraide de ce côté-là » (entrevue no 5). De leur côté, les aînés ont mis l’accent sur le dynamisme de la vie relationnelle et les possibilités de réseautage qu’offre la communauté, ce qui accroît du coup leur pouvoir d’agir (Bickel et Hugentobler, 2018; Raymond et coll., 2012). « Les personnes âgées ont du vécu, de l’expérience. Elles ont toutes fait du travail communautaire. Tout le monde a été impliqué dans les organisations. Ce sont des gens actifs qui restent ici » (entrevue en groupe de discussion). Or, le tissu relationnel et le réseautage font partie intégrante du concept de capital social et, plus spécifiquement, du modèle d’autodétermination qui renvoie aux soutiens sociaux, au lien de confiance, aux sentiments d’appartenance et de réciprocité qui améliorent la qualité de vie des aînés (Annear et coll., 2014; Tavares, 2013). À ces éléments, s’ajoutent, dans le cas de Robertville, la proximité par rapport à Bathurst, la diversité populationnelle et l’offre de logements (Chaudet, 2012; Nader, 2012). Élément de caractérisation du fait rural, l’interconnaissance, à St-Wilfred, se traduit surtout par diverses formes d’entraide et de réciprocité, dont les relations de voisinage, les traditionnels « coups de main » et les différentes formes de supports offerts par la famille (Bonneau et Dupéré, 2020; Mallon 2013). Pour certains acteurs et actrices, la vie relationnelle, à St-Wilfred, a même valeur d’exemplarité à l’échelle de la province. « Compte tenu du fait qu’ils n’ont rien, si on mesurait la quantité d’infrastructures qu’ils ont et le dynamisme communautaire comme un ratio, ça exploserait. C’est exceptionnel » (entrevue no 11).
C’est un milieu qui n’est pas comme dans les grandes villes où parfois l’anonymat et l’isolement sont beaucoup plus présents. Dans ce petit milieu de vie, les gens ont tendance à plus se connaître et peuvent se supporter, s’entraider les uns les autres
entrevue no 16
Des points communs se dégagent aussi du discours des aînés de Robertville et de St-Wilfred quant à l’accès aux services. Dès lors, la proximité des lieux fréquentés sur une base régulière s’avère un facteur essentiel à leur bien-être (Vandersmissen, 2012). De leur côté, les personnes âgées de St-Wilfred ont évoqué le sentiment de proximité, l’entraide, la présence d’associations et de programmes à leur intention ainsi que la qualité de la vie comme principaux éléments de spécificité à leur milieu. Comme nous pouvons le constater, plusieurs de ces éléments sont, à l’instar de la situation observée à Robertville, directement en lien avec la notion de capital social qui constitue un facteur déterminant dans le déploiement d’une stratégie du bien vieillir (Savard et coll., 2013; Sirven et Debrand, 2013) de manière à maintenir une autonomie fonctionnelle, et ce, tant sur les plans physique, mental que social (Ganbe et Ducharme, 2006).
Force est de reconnaître que pour les acteurs et actrices, les aînés représentent une richesse incontestable pour leur milieu en raison de leur implication dans diverses sphères d’activités (Attias-Donfut, 2013; Buhnik, 2019) « leur permettant de vivre un vieillissement réussi » (Chaudet, 2012, p. 28). Ainsi, leur seule présence contribue à dynamiser la vie locale, à renforcer le capital social en plus de constituer un enrichissement collectif pour l’ensemble de la société (Mendoza-Nunez et Vivaldo-Martinez, 2019). C’est donc, dans cette perspective que les aînés « doivent être considérés comme des ressources pour leur famille, les communautés et les économies des milieux où ils résident » (Petitot et coll., 2010, p. 231). Il se dégage de nos enquêtes que les femmes et les personnes âgées de la « nouvelle génération », parce que mieux outillées, plus scolarisées et socialisées que leurs homologues de la génération précédente, participent plus activement à la vie sociocommunautaire et ce, tant à Robertville qu’à St-Wilfred, ce qui a un effet bénéfique sur le milieu (Levasseur et al., 2010; Rocheman et Tremblay, 2010). Par ailleurs, si les personnes âgées semblent impliquées au sein de leur milieu, ce n’est pas nécessairement le cas des plus jeunes. « Les jeunes de 50 ans pourraient être dans le club de l’Âge d’or. Mais ils disent qu’ils sont trop jeunes. Ils ne veulent pas s’impliquer » (entrevue en groupe de discussion). Néanmoins, les deux communautés peuvent compter sur l’implication de bénévoles. À cet égard, la pratique du bénévolat constitue, au sein des deux localités à l’étude, un élément incontournable de la vie relationnelle et du capital social en plus d’entraîner des impacts positifs sur la santé physique et psychologique des aînés (Charpentier et Quéniart, 2011; Raymond et coll., 2008). Au surplus, le bénévolat contribue au maintien des réseaux sociaux (Cook et Sladowski, 2012; Keating et coll., 2013). Il en est de même pour ce qui concerne l’entraide mutuelle qui se manifeste entre les personnes âgées de Robertville et de St-Wilfred, cette entraide constituant non seulement un facteur d’épanouissement des personnes âgées (Buhnik, 2019; Levasseur et coll., 2010), mais aussi un trait spécifique de la ruralité (Davin et coll., 2008). Tous ces facteurs environnementaux exercent une influence positive sur le dynamisme communautaire et sur la participation sociale (Chaudet, 2012; Levasseur et coll., 2010). Ayant valeur de symbole, certaines institutions exercent un rôle d’avant-plan dans l’animation de la vie communautaire et le renforcement du capital social (Simard, 2018). Ainsi, l’église constitue la pierre angulaire du dynamisme communautaire au sein des deux localités à l’étude, le bénévolat religieux étant particulièrement prisé auprès des aînés (Hodge, 2008; Prouteau et Wolff, 2007). « Robertville est une communauté qui est centrée autour de l’église et du club de l’Âge d’or » (entrevue no 2). « On a des personnes âgées qui s’impliquent au niveau des communautés chrétiennes. Parce que pour eux autres, c’est très significatif. Leur église, leur milieu communautaire ont une grande importance » (entrevue no 16). L’accès à cet espace de participation qu’est l’église favorise le pouvoir d’agir des aînés en plus d’assurer le maintien de services jugés essentiels (Baeriswl, 2018; Bonneau et Dupéré, 2020). En outre, la proximité par rapport aux services et aux espaces publics favorise l’implication des personnes âgées (Bonneau et Dupéré, 2020; Gucher, 2013b).
Par ailleurs, les communautés de Robertville et de St-Wilfred ont à conjuguer avec l’isolement de certains aînés, dont le réseau se limite presque exclusivement à celui de leur famille immédiate (Hall, 2004; Rochman et Tremblay, 2010). L’ancrage territorial qui règne au sein de ces deux communautés « contribue à la permanence du sentiment d’appartenance des personnes âgées […] et soutient […] des formes inclusives du lien social » (Gucher, 2013 b, p. 102). Étant donné que la proximité géographique exerce un rôle fondamental dans le façonnement des relations sociales qu’entretiennent les aînés, il n’est donc pas étonnant de constater que ceux-ci ont développé un rapport singulier et étroit vis-à-vis de leur milieu (Angeon et Bertrand, 2009). « Le sentiment d’appartenance se manifeste par les personnes que l’on rencontre. Elles sont fières de dire qu’elles viennent d’ici » (entrevue no 7). Cet ancrage fait aussi figure de complément dans la prestation de services de proximité, lesquels sont délivrés à partir de réseaux tant formels qu’informels (Krout, 1998). Mais en même temps, force est de reconnaître que cette territorialité représente un obstacle au changement (Gucher, 2014; Ploton et Cyrulnik, 2014). Par conséquent, la capacité de résilience fait largement défaut, et ce, à Robertville comme à St-Wilfred. Cette faible résilience affecte surtout les aînés de l’« ancienne génération » (Ploton et Cyrulnik, 2014). Elle a été mise à mal lors de la restructuration des services de proximité, mais aussi par l’arrivée des nouvelles technologies d’information et de communication avec lesquelles les personnes très âgées éprouvent des difficultés d’adaptation (Dufay, 2018; Klein, 2018).
Quand tu appelles 1-800 et que l’on te dit de peser sur le 1 et sur le 2, c’est reconnu que finalement ça n’intéresse personne et encore moins les personnes âgées. Ça leur cause un stress. Elles se demandent pourquoi elles ne peuvent pas parler à une vraie personne (entrevue no 1). Tu veux parler à quelqu’un. Tu ne veux pas parler à AccèsD. Ce n’est pas la même chose »
entrevue en groupe de discussion
Les enfants, les membres de la famille immédiate et les voisins constituent les principaux modes de réseautage mis en place par les personnes âgées de Robertville et de St-Wilfred auxquels viennent se greffer différents réseaux informels. « La famille est toujours là. Oui, c’est vraiment la clé » (entrevue no 5). Un tel réseautage contribue à atténuer les chocs liés notamment à la perte de services, à façonner l’environnement des aînés en plus de combler certains de leurs besoins (Bruey et coll., 2012; Pagès, 2013).
Je n’ai jamais entendu dire qu’il y avait un aîné qui ne pouvait pas aller faire son épicerie ou aller poster une lettre ou des choses comme ça là. Il y a toujours quelqu’un quelque part pour s’occuper des aînés moins mobiles
entrevue no 15
La mobilisation des ressources humaines exerce donc un apport indéniable au renforcement des capacités des personnes âgées de notre corpus (Bruey et coll., 2012; Ménard et Le Bourdais, 2012). À Robertville, le réseautage est certes attribuable au dynamisme du club de l’Âge d’or. Dans le cas de St-Wilfred, il se matérialise par la sollicitation de ressources exogènes et endogènes ainsi que par l’établissement de partenariats intersectoriels, ces derniers se manifestant toutefois de manière occasionnelle. Les diverses associations que l’on retrouve en milieu rural favorisent ce réseautage en plus d’encourager la participation sociale des aînés (Garon et coll., 2012; Matte et Jones, 1997). En conséquence, ces associations ont un effet bénéfique sur la vie relationnelle et le bien-être émotionnel des personnes âgées leur permettant ainsi d’être des acteurs et actrices actifs de la société (Cliche et coll., 2012).
La participation sociale des aînés se traduit, dans le cas de Robertville, par l’organisation d’activités intergénérationnelles, lesquelles débordent, à certaines occasions, les frontières de la localité et s’incarnent davantage à l’échelle du territoire (Attias-Donfut, 2013; Paris et coll., 2015). S’inscrivant en porte à faux avec la montée de l’individualisme, les liens interrelationnels contribuent à renforcer la cohésion sociale et la solidarité en plus d’accentuer « le rôle des aînés en tant que garants d’une continuité culturelle » (Pagès, 2013, p. 68). La communauté peut compter sur la présence d’un noyau petit, mais fort, d’aînés particulièrement dynamiques. « Ce sont toujours les mêmes qui s’impliquent, mais ils sont toujours prêts à s’impliquer » (entrevue no 2). À St-Wilfred, la participation des personnes âgées à la vie sociocommunautaire gravite autour du gardiennage des petits enfants, des rencontres sociales, de l’aménagement paysager et de la pratique du hockey, autant de formes contrastées de l’implication des aînés à la vie locale (Gucher, 2014; Reimat, 2002). Les aînés de la « nouvelle génération » participent aux différentes activités organisées par les organismes communautaires, les aînés de l’« ancienne génération » étant davantage sédentaires et donc moins intégrées à la communauté (Haski-Leventhad, 2009; Nader, 2012). « Ils ont moins de capacité sûrement qu’ils peuvent moins en faire » (entrevue no 12).
Tandis que la vie relationnelle et le capital social se manifestent à Robertville par l’organisation d’activités, elles se matérialisent plutôt, dans le cas de St-Wilfred, par le développement de liens et de solidarités intergénérationnels (Attias-Donfut et Litwin, 2015). « Ça fonctionne très bien entre les jeunes et les vieux. Il y a beaucoup de monde qui s’implique : des jeunes, des vieux. Ils viennent tous » (entrevue no 17). Comparativement à la situation qui prévaut à St-Wilfred, le dynamisme communautaire semble moins fort à Robertville, en raison de sa proximité par rapport à Bathurst (Miller, 2017). À St-Wilfred, ce dernier prend essentiellement, mais non exclusivement, la forme de fêtes paroissiales et d’activités organisées par l’Accueil de jour[5], ce dernier organisme ayant suscité un enthousiasme contagieux tant de la part des différents acteurs et actrices que des personnes âgées (Klein, 2018). « L’Accueil de jour organise des activités et essaie toujours de faire quelque chose pour aider les aînés, les stimuler » (entrevue no 14). « Je pense que pour l’Accueil de jour et ces choses-là, on a beaucoup de réconfort. Ça me plaît » (entrevue en groupe de discussion). « On a l’Accueil de jour. C’est ça qui nous permet de continuer à fonctionner. C’est le seul endroit où l’on peut se retrouver. Ça nous fait une sortie » (entrevue en groupe de discussion).
À Robertville, le dynamisme communautaire s’exprime à travers différents événements organisés au profit de l’école, du club de l’Âge d’or et de l’église. En plus de favoriser le renforcement du sentiment d’appartenance, ces fêtes constituent un vecteur de création du lien social et de dynamisme de la vie relationnelle (Di Méo, 2005). Il semble se dégager, à Robertville, un lien étroit entre « identité citoyenne » et « empowerment », ce dernier étant susceptible d’influencer le comportement des aînés (Geboy et coll., 2012; Tavares, 2013). L’appartenance à un organisme sans but lucratif permet aussi de répondre à leur besoin de socialisation (Malet et Bazin, 2011). Bien que la localité de St-Wilfred se distingue par le dynamisme de sa vie communautaire, elle est aussi touchée par le syndrome du TLM (Toujours Les Mêmes) ainsi que par la solitude de certains aînés, ce dernier phénomène affectant davantage ceux, dont les enfants vivent à l’extérieur de la région (Havens et coll., 2004).
Je suis dans deux comités. C’est sûr que ce sont toujours les mêmes qui s’impliquent. À un moment donné, les gens finissent par devenir fatigués. Même pour les festivals, ils se repositionnent, parce que justement, il n’y a pas assez de bénévoles
entrevue no 18
Conclusion et recommandations
La gestion territoriale du vieillissement représente un défi incontournable en raison de ses nombreuses implications pour tout ce qui concerne l’amélioration de la qualité de vie des aînés. Ce défi se voit amplifié en situation minoritaire francophone, comme c’est le cas au Nouveau-Brunswick, une province caractérisée par la faiblesse de son armature urbaine, la dispersion de sa population, son caractère rural et le vieillissement de ses effectifs, autant d’enjeux structurels qui appellent des réponses musclées et, de surcroît, modulées aux réalités locales de la part des différents paliers gouvernementaux.
Tâche complexe, la gestion territoriale du vieillissement nécessite des approches innovantes en termes de dispensation de services de proximité, de logements, de loisirs, de maintien à domicile et d’adaptation (Paris et coll., 2013). Car c’est bien à l’échelle du territoire qu’il s’avère nécessaire de repenser la disponibilité et l’accessibilité des services de proximité à l’intention des aînés (Argoud, 2017; Blanchet, 2016). Ainsi que l’évoquent Argoud et coll. (2006), « la dimension territoriale doit permettre d’“inventer” des réponses singulières prenant en compte la globalité de l’individu dans sa trajectoire de vie » (p. 31). À cet égard, outre l’accès aux services, le transport et le logement, facteurs de socialisation et d’intégration, revêtent une importance toute particulière en milieu rural afin, dans le premier cas, de contrer l’isolement des aînés et, dans le second, de promouvoir le vieillissement sur place, ceci dans le but d’éviter leur migration vers les centres urbains et de stimuler l’économie résidentielle (Broussy, 2014; Vandersmissen, 2012). En aval, la mise en place de schémas de cohérence territoriale, tels que développés en France, apparaît une initiative porteuse qui pourrait être reproduite au Nouveau-Brunswick en vue de favoriser une meilleure coordination des actions gérontologiques (Klein, 2018).
La gestion territoriale du vieillissement fait intervenir de nombreux acteurs et actrices provenant de milieux variés et de diverses sphères d’activité parmi lesquels les personnes âgées occupent un rôle central (Argoud, 2017). Parce qu’ils sont les mieux placés pour identifier leurs besoins, les aînés doivent se retrouver aux premières loges des décisions qui les concernent (Blanchet, 2013; Paris et coll., 2013). Comme le mentionne Hodge (2008), les personnes âgées
constituent une population hétérogène, autant sur le plan du revenu, des habiletés que des handicaps physiques et des âges […]. Il est tout simplement prudent pour les planificateurs de prendre ces différences en compte quand ils cherchent à susciter leur participation »
p. 245, traduction libre
Pour éviter le fonctionnement en silo, prévenir le fractionnement des interventions et promouvoir des conditions de vie égales pour tous les aînés, quelle que soit leur situation géographique ou linguistique, la coordination des actions entre l’État central, les collectivités locales et les différents acteurs et actrices qui gravitent autour des personnes âgées apparaît fondamentale (Broussy, 2014; Dumont, 2018). Cette coordination, qui promeut une vision moins sectorielle et segmentée des champs d’interventions, est d’autant plus importante dans le cas du Nouveau-Brunswick compte tenu de l’absence d’un échelon intermédiaire et d’un ministère spécifiquement dédié aux personnes âgées. Ce faisant, en amont, la création d’un délégué interministériel responsable de l’adaptation de la société néo-brunswickoise à la gestion du vieillissement semble impérative (Broussy, 2014). En second lieu, en raison des multiples enjeux que soulève le vieillissement en matière d’aménagement, il importe de reconsidérer la gestion de ce phénomène dans une perspective plus globale, transversale et évolutive de développement territorial de manière « à produire des environnements durables » (Negon-Poblète, 2012, p. 6) et ainsi favoriser l’amélioration de la qualité de vie des aînés (Klein, 2018; Miller, 2017). Une telle gestion se voit accentuée en situation minoritaire francophone où un leadership politique fort, aux échelons territoriaux supérieurs, est nécessaire afin de favoriser un vieillissement sur place, les municipalités ne disposant pas des outils nécessaires en vue d’atteindre un tel objectif (Rémillard-Boilard, 2019). Dans le cas particulier du Nouveau-Brunswick, s’ajoute également aux nombreux enjeux que pose la gestion territoriale du vieillissement, la persistance de fortes disparités en ce qui a trait à l’intensité du phénomène et aux caractéristiques géographiques de la province, d’autant plus que l’espace de vie des personnes âgées a tendance à se rétrécir avec la montée en âge (Charpentier et Soulières, 2006; Klein, 2018). Tous ces facteurs militent pour l’élaboration d’une stratégie territoriale du vieillissement qui s’inscrirait dans le cadre d’une approche transversale et prendrait en compte non seulement ces différents aspects structurels, mais aussi les composantes relatives au renforcement des capacités des aînés. Par ailleurs, il pourrait être intéressant, dans le cadre d’une prochaine recherche, de comparer les résultats des localités à l’étude à ceux ayant adhéré au réseau MADA, au nombre de 27 au Nouveau-Brunswick, en fonction de leurs contextes linguistique et géographique.
Appendices
Notes
-
[1]
Par cette expression, nous entendons un document qui dépeint les grandes orientations d’un territoire au chapitre de son environnement physique et humain en vue de coordonner les choix et les décisions des communautés.
-
[2]
Dans le cadre de ce texte, les personnes âgées (ou aîné.e.s) renvoient à celles de 65 ans ou plus, seuil conventionnel marquant, dans la plupart des pays, la sortie de la vie active. Ces dernières se divisent en deux groupes : les jeunes aîné.e.s (c’est-à-dire, étant de la deuxième ou de la « nouvelle génération ») correspondent aux 65 à 74 ans alors que les aîné.e.s de la première (ou de l’« ancienne génération ») comprennent les 75 ans et plus.
-
[3]
Au nombre de 265, les DSL sont des communautés non instituées en municipalités, dont les frontières coïncident généralement avec celles des paroisses. Dénudés de pouvoir, ils sont sous la juridiction du ministère des Gouvernements locaux. Ils offrent néanmoins des services de base tels que la protection contre les incendies, le ramassage des ordures et l’éclairage des rues.
-
[4]
Les données du recensement de 2016 pour la localité de Robertville sont disponibles sur le site de Statistique Canada à cette adresse : https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F. Celles du recensement de 1981 sont issues d’une compilation spéciale. Dans le cas de St-Wilfred, les données proviennent d’une compilation spéciale et ce, tant pour le recensement de 1981 que pour celui de 2016.
-
[5]
Financé par le ministère du Développement social, mais géré par le Centre de bénévolat de la péninsule acadienne, l’Accueil de jour est un service qui s’adresse aux personnes âgées de la péninsule acadienne, dont l’objectif est de favoriser la création de réseau d’échanges, de prévention, d’intervention et d’éducation, la promotion du vieillissement actif en lien avec les intérêts, les goûts, les habiletés et les capacités des aînés.
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