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Introduction
Toute communauté francophone en situation minoritaire connaît sa part de défis quand vient le temps d’accéder à des services de santé offerts dans sa langue. À l’initiative de médecins, de citoyennes et citoyens et des membres du Conseil de la municipalité de Clare (sud-ouest de la Nouvelle-Écosse), le Centre de santé de Clare a été inauguré en mai 2008. Ce centre multiservice constitue une expérience originale et unique à plus d’un titre pour les régions rurales francophones éloignées.
Le présent article porte sur cette expérience d’offre de services de santé en français. Une mise en contexte servira d’abord de survol de la réalité francophone en Nouvelle-Écosse, particulièrement en ce qui concerne l’offre de services en français dans le domaine de la santé. Suivront les paragraphes consacrés au Centre de santé de Clare en tant que tel. En quoi innove-t-il? Cette expérience unique, initiée « par le bas », peut-elle se répéter dans d’autres régions? En filigrane à cet article se pose la question des moyens possibles d’améliorer l’accès à des services de santé pour les communautés francophones minoritaires.
La mise en contexte
Selon le recensement 2006 de Statistique Canada, 33 700 des 903 000 habitants de la Nouvelle-Écosse sont des francophones, dispersés partout dans la province. Les Acadiens et les autres francophones habitent principalement dans l’île du Cap-Breton, l’ile Madame, la région de Pomquet, la région de Halifax, la vallée d’Annapolis et le sud-ouest de la province. Dans cette dernière région, le long de la Baie Sainte-Marie, la municipalité de Clare compte 8 319 habitants dont les deux tiers sont francophones. Un cas unique en Nouvelle-Écosse, les réunions du Conseil municipal s’y déroulent même en français. L’économie est relativement diversifiée, gravitant autour de la pêche et des services.
Adoptée en 2004 par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse la Loi sur les services en français a pour objet :
de favoriser la préservation et l’essor de la collectivité acadienne et francophone;
« de pourvoir à la prestation, par les ministères, offices, organismes gouvernementaux, sociétés d’État et institutions publiques désignés, de services en français destinés à la collectivité acadienne et francophone. 2004, c. 26, art.2. »(nslegislature.ca/legc/statutes/frenchla.htm)
Le gouvernement « encourage » les organismes à offrir des services si nécessaire. Un rapport est publié chaque année pour mesurer les progrès. Il semble y avoir une volonté politique. Cependant, l’offre active de services en français n’est pas obligatoire. Les rares études menées sur le sujet montrent que dans le domaine hospitalier, notamment, il n’y a pas d’offre active. D’énormes progrès restent à accomplir pour que les organismes en arrivent à dispenser des services de santé de qualité en français (Forgues, et collab., 2011).
La genèse du Centre de santé de Clare
À l’origine du Centre se trouvent deux événements. En 2003, les médecins de la région sont débordés. Ils prennent l’initiative de rencontrer le Conseil municipal afin de tirer la sonnette d’alarme. Non seulement la région ne parvient-elle pas à attirer de médecins, mais elle en perd; et ceux qui restent sont débordés. Dans une communauté où les gens se connaissent et ont parfois des liens de parenté, la pression est forte sur les médecins. Le message de ces derniers est clair : il faut adopter des mesures radicales, faute de quoi la communauté risque de perdre encore plus de médecins. Au même moment, les citoyens commencent aussi à se plaindre auprès des conseillers municipaux. La santé est de juridiction provinciale, mais les citoyens se sentent plus proches de leur conseiller municipal que de leur député, dont le mandat couvre un territoire plus vaste. L’offre de services de santé en français n’est pas satisfaisante.
Le Conseil municipal répond aux doléances de la population et des médecins en créant en 2005 un Comité de recrutement. Composé de 14 membres de tous les arrondissements, ce comité se pose une question bien simple : qu’est-ce qui attire les médecins en région rurale francophone éloignée? Les incitatifs financiers étant à peu près les mêmes dans toutes les régions, ce facteur ne semble pas être le plus déterminant. Pour les jeunes médecins, ce qui prime, c’est la possibilité de travailler en français et de concilier leur vie familiale et professionnelle. L’ensemble des médecins et des professionnelles ou professionnels de la santé consultés ont souligné l’importance de briser l’isolement professionnel. L’environnement physique et l’accès à un endroit moderne, convivial et pratique ont aussi été évoqués. Enfin, les charges administratives pèsent lourd sur les médecins qui pratiquent seuls en région rurale. Certains ont manifesté le désir de se dessaisir de certaines tâches, telles que les commandes, le loyer ou l’entretien.
À partir de ces constats, deux choses s’imposent aux membres du comité. D’une part, il faut se doter d’une politique de recrutement audacieuse allant au-delà de l’offre de primes; d’autre part, il est devenu évident que cette politique serait vouée à l’échec sans la construction d’un centre médical moderne pouvant accueillir plusieurs médecins et offrir des services en français à la population. Le nouveau concept doit aller au-delà de l’approche du guichet unique et offrir quelque chose de différent.
Un deuxième comité est créé en 2006 pour mener et superviser le projet de construction de Centre proprement dit. Composé de quatre membres de la communauté et de quatre conseillers municipaux, ce second comité a également pour mandat de formuler des recommandations à l’intention du Conseil municipal. Après une étude de faisabilité menée par un consultant, la construction commence au printemps 2007 et le Centre ouvre ses portes le 12 mai 2008. Financée à partir des réserves que la municipalité a mises de côté et d’un prêt de 2 millions de dollars, la construction aura coûté 4,2 millions de dollars. Le budget de fonctionnement du Centre est assumé totalement par la municipalité.
Le fonctionnement du Centre de santé de Clare
Le Centre est situé dans un immeuble moderne dont la construction a été essentiellement financée par la municipalité (la population ayant apporté une contribution de moins de 5 %). Le Centre peut accueillir six médecins; depuis son ouverture, quatre y travaillent à temps plein. Le Centre emploie également une infirmière praticienne à temps plein et vient d’être accrédité pour recevoir des internes. Des agences gouvernementales y louent des bureaux et offrent divers services à la population.
Les deux tableaux ci-dessous donnent, l’un, la structure de fonctionnement du Centre, l’autre, un aperçu des services qui y sont offerts. On peut y voir qu’outre la consultation auprès de médecins, il abrite les services de santé publique, de santé mentale et de soins continus. Il offre aussi des services connexes; un pédiatre, une diététicienne, un infirmier en soins cardiovasculaires et une infirmière généraliste y tiennent des permanences à intervalles réguliers. Une salle de conférence multimédia et conviviale est mise à la disposition des médecins et peut aussi accueillir divers ateliers. La structure dispose d’un système de vidéoconférence qui sert à des ateliers de formation et qui permet aux médecins de consulter au besoin leurs pairs de n’importe où au pays. Enfin, le Centre dispose d’une salle pour les opérations chirurgicales mineures, utilisée pour les situations d’urgence. Les médecins du Centre ont mis sur pied un système de garde souple et innovateur, en vertu duquel les patients peuvent d’abord consulter le médecin par téléphone. Si nécessaire, les médecins se déplacent pour rencontrer les patients au Centre. Les fins de semaine et les jours fériés, un médecin tient une permanence de trois heures au bureau.
Un centre innovateur
À première vue, un centre multiservice est ce qu’il y a de plus commun dans toutes les régions rurales et dans les quartiers défavorisés des centres urbains. En quoi le Centre de santé de Clare est-il différent des autres? S’agit-il d’un concept unique? Voici les facteurs qui de notre point de vue rendent le concept, sinon unique, du moins porteur.
Un financement local : Tout d’abord, le Centre a été entièrement financé par le Conseil municipal et les membres de la communauté. Rappelons que la santé est sous juridiction provinciale. La totalité des centres médicaux des provinces de l’Atlantique est financée par le gouvernement provincial. L’initiative vient « du haut ». Dans ce cas, la municipalité n’a profité d’aucune subvention ni d’aucune exonération; elle n’a pas non plus bâti le Centre dans le cadre d’un quelconque programme de renouvellement des infrastructures.
Une gestion de projet par la communauté : Le Conseil municipal, assisté de membres de la communauté, a supervisé la construction de l’immeuble sans dépassement des coûts et dans le respect des délais. Des citoyennes ou citoyens et des médecins ont été étroitement associés à l’ensemble des étapes du projet. Dans l’expérience décrite dans cet article, l’initiative vient du « bas », à savoir, de la population concernée. Selon nous, il s’agit de l’élément qui concourt le plus à rendre le Centre unique. L’expérience est toujours en cours, mais d’ores et déjà, on y constate une démarche innovatrice et volontariste. On règle un problème sans attendre de subventions ou des décisions des tribunaux ou des paliers supérieurs de gouvernement. Une communauté prend son destin en main pour régler un problème criant.
Une gamme complète de services en français : La gamme de services offerts par le Centre est très vaste; très peu de centres en offrent autant. Un patient peut, au-delà de la consultation, recevoir tous les services en français. En effet, la clinique offre des services d’urgence et sert surtout de mini hôpital où on pratique des opérations chirurgicales mineures. Dans un contexte où le système de santé provincial est engorgé, le Centre permet au gouvernement de faire des économies.
Un fonctionnement atypique : Une autre spécificité du Centre : son mode de fonctionnement. Le Centre est géré par la municipalité de Clare et ses employés relèvent de la greffière de la municipalité. Par ailleurs, la municipalité voit à l’achat de tous les équipements et du matériel dont les médecins ont besoin dans l’exercice de leur fonction. Le personnel du Centre est payé par la municipalité, qui s’occupe aussi de toute la logistique, y compris de la gestion du dossier des patients. Dès la fin de sa formation, un médecin peut commencer à y travailler dans un délai de vingt-quatre heures. La municipalité fournit aussi tous les services connexes à ceux des médecins, du secrétariat au déblaiement de la neige. Il ressort de notre rencontre avec les médecins que tout ce qu’ils ont à payer, c’est leur loyer. En somme, le médecin n’a qu’à se présenter au travail. Il n’a plus à se soucier de tous les autres aspects qui peuvent être problématiques quand on a un bureau, seul, dans une région rurale éloignée. Enfin, il est important de noter que les médecins se déplacent; ils se rendent à l’occasion au domicile des personnes immobilisées et ils offrent des services de consultation dans les foyers pour personnes âgées, à l’Université Sainte-Anne et au Centre pour personnes handicapées.
Un outil de renforcement de la vitalité : La littérature sur la vitalité ethnolinguistique (Landry, et collab., 2009) explique l’importance d’avoir et de promouvoir des institutions fortes. Le Centre contribue incontestablement à la vitalité de la région de la Baie Sainte-Marie à plus d’un titre. Il offre une gamme complète de services de santé en français. Du comptoir d’accueil et des téléphonistes aux médecins, en passant par les infirmières, tout le monde parle français et offre donc des services dans cette langue. Le Centre est devenu un point de ralliement. Il a permis de recruter des médecins francophones qui autrement ne seraient pas revenus dans la région. Il est aussi devenu un moyen de rétention des jeunes médecins. Enfin, il est aussi important de rappeler que l’étude la plus récente sur les facteurs qui expliquent l’utilisation des services gouvernementaux en français en Nouvelle-Écosse montre que les citoyens réclament des services en français, mais surtout qu’ils les utilisent quand ils sont disponibles (Deveau, et collab., 2010). Dans cette optique, l’offre active de services en français par le Centre de santé de Clare ne peut être que positive.
Dans la même optique, l’originalité du Centre est qu’il offre tous les services de santé en français dans une région rurale enclavée. Le Centre reçoit aussi de jeunes médecins francophones stagiaires et il en accueillera bientôt comme internes.
Le budget de fonctionnement : Le Centre ne s’autofinance pas à 100 %; l’objectif n’était pas d’en faire une source de profit. Les principales sources de revenus sont les loyers payés par les médecins et les différentes agences gouvernementales. De plus, des entreprises locales et des citoyennes ou citoyens font des dons. Le Centre innove dans la mesure où il se passe de subventions venant des paliers supérieurs de gouvernement. Il génère des revenus et la différence est comblée par le budget de la municipalité.
Un outil de recrutement et de rétention : On assiste à une concurrence féroce pour attirer les diplômés en médecine dans les régions rurales. Les incitatifs sont à peu près les mêmes partout. Il faut donc savoir se distinguer. Le fonctionnement du Centre est en lui-même un argument de poids dans le recrutement. Les jeunes médecins aiment beaucoup ne pas avoir à s’occuper de toute la dimension administrative en début de carrière. Un autre facteur qui motive les jeunes médecins est la possibilité d’y travailler en français. De ce côté, le Centre joue un rôle crucial. Tant les jeunes médecins que les plus âgés nous ont fait part d’un effet positif non prévu du Centre : pouvoir échanger en français avec des collègues! Enfin, l’accueil d’internes permettra de recruter plus facilement des médecins.
L’aménagement de l’espace à la demande des médecins : En plus de son cabinet, les médecins disposent chacun de deux salles de consultation, une demande qu’ils ont exprimée lors des phases préliminaires du projet. Cet aménagement s’avère tout aussi convivial pour les patientes ou les patients que pour les médecins. Ces derniers, et c’est une des particularités du Centre, ont été consultés sur les plans de l’édifice, qui ont même été revus pour tenir compte de leurs suggestions.
Le Centre de santé de Clare : un modèle pour les autres communautés francophones?
Le Centre reçoit de plus en plus la visite de représentants d’autres provinces. Il est aussi sollicité par des médias. Paradoxalement, les centres « traditionnels » financés par le gouvernement viennent se familiariser avec le concept avant de bâtir leur propre projet. Mais ce concept est-il applicable ailleurs?
Il serait prématuré de répondre à cette question. En effet, comme l’avons vu, le Centre est né d’une situation de crise. Les médecins qui restaient étaient débordés et s’apprêtaient à quitter. Par ailleurs, la communauté de Clare abrite une université, ce qui facilite le recrutement des jeunes qui aspirent à poursuivre leurs études dans le domaine de la santé. En dépit du déclin démographique, la région a une assiette fiscale assez large grâce à la pêche et à l’industrie du vison. En somme, des circonstances particulières et quelques facteurs ont permis la construction du Centre. À défaut de vouloir reproduire le modèle, on peut profiter des quelques leçons qui s’en dégagent :
La coopération entre acteurs. Au lieu de travailler isolément, comme c’est souvent le cas, ils travaillent ensemble. Les citoyennes et les citoyens, le Conseil municipal et les acteurs du système de santé ont collaboré pour mener le projet à terme.
Un Conseil municipal proactif. À partir du moment où les médecins leur ont fait part de leurs difficultés, les membres du Conseil ont saisi la balle au bond et ils continuent de s’impliquer. Par exemple, ils viennent d’acquérir une maison voisine du Centre pour y loger les stagiaires et les futurs internes.
Le soutien de la population. Le comité responsable a fait un excellent travail en faisant participer les citoyens et en expliquant le projet. La communauté s’est approprié le projet.
La démarche des concepteurs du Centre. Une démarche hors des sentiers battus, tant en ce qui concerne la planification que le fonctionnement.
La rigueur des gestionnaires. Il y avait un risque, calculé, mais réel. Le fait que l’on parvienne à construire le Centre sans dépassement des coûts a rassuré les contribuables.
La transparence. Tout au long du projet, que ce soit à l’égard des coûts et des risques, entre autres, a assuré une transparence qui a permis d’aller de l’avant. Il s’agit sans aucun doute du facteur clé de succès, et de la leçon la plus importante.
Conclusion
L’expérience du Centre est jeune et toujours en cours. Le Centre a jusqu’ici permis de retenir les médecins tout en favorisant le recrutement de nouveaux. À cet égard, il atteint les objectifs fixés par les instigateurs du projet.
Les réalités régionales sont diverses. Il n’y a pas de solution toute faite qui convienne à chaque région, mais l’expérience décrite ci-dessus peut constituer un enseignement pour d’autres communautés francophones. Devant une diminution des ressources et des services, la communauté de Clare a fait montre d’ingéniosité et d’audace. Le Centre est un succès, car il dessert bien la municipalité. Il offre une gamme de services assez complète et dessert, entre autres, les centres pour personnes âgées ainsi que le Centre pour personnes handicapées. Il faudra attendre que l’expérience réalise son plein potentiel avec six médecins. Les défis restent énormes, comme viennent nous le rappeler les récentes compressions budgétaires. Celles-ci affectent la Régie régionale de santé et le Conseil de santé de Clare qui opèrent en français. Néanmoins, nous considérons ce projet comme une expérience pionnière fédératrice pour la communauté de Clare et porteuse d’espoir pour celles des autres régions où les francophones sont minoritaires.
Appendices
Remerciements
L’auteur remercie M. Ronnie Leblanc (préfet de la Municipalité de Clare), Mme Janice Bilodeau (administratrice du Centre de santé), ainsi que les docteurs Alain Blinn, Michelle Dow et Lionel D’Entremont qui ont généreusement accepté de répondre à ses nombreuses questions.
Bibliographie
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