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Le présent article porte sur une démarche pédagogique utilisée au cours de l’automne 2013. Elle visait à amener un groupe de vingt étudiantes ou étudiants de troisième ou de quatrième année du baccalauréat spécialisé approfondi en service social de l’Université d’Ottawa à acquérir et à développer des connaissances théoriques et des compétences pratiques en recherche sociale[1].
Préparation du contenu du cours et objectifs pédagogiques
À titre de professeure à temps partiel, je donnais pour la première fois le cours obligatoire Méthodologie de recherche communautaire et recherche-action en service social. J’avais quelques appréhensions face à la motivation ou à l’intérêt des étudiantes ou étudiants quant à la matière à aborder, leur insatisfaction ayant atteint ma porte à quelques occasions ces dernières années. Ainsi, étant d’abord une travailleuse sociale, j’ai décidé comme approche de leur permettre de s’approprier le contenu du cours, de participer à sa création. Par conséquent, avant de développer mon syllabus, j’ai décidé de sonder des étudiantes et des étudiants inscrits au programme. Certains avaient déjà suivi le cours, d’autres allaient le faire. Les impressions qui ont transparu de ces discussions informelles furent relativement contrastées. D’une part, celles et ceux qui étaient en fin de parcours académique et qui souhaitaient intégrer le marché du travail dès l’obtention de leur diplôme, doutaient de la pertinence d’inclure ce cours à leur cursus universitaire. Ils considéraient dans une large mesure que le contenu n’avait aucune incidence pratique. Des enjeux en lien avec son utilité et le développement des compétences nécessaires au métier de travailleur social étaient fréquemment évoqués pour justifier leur réticence. De leur côté, les étudiantes ou les étudiants qui souhaitaient être admis éventuellement à la maîtrise en service social avaient des attentes élevées et une motivation personnelle liée à leurs objectifs d’étude et de carrière. Ils espéraient pouvoir développer des compétences concrètes, qui leur permettraient d’effectuer leur propre recherche-terrain au cours d’études supérieures. Ainsi, afin d’offrir une expérience d’apprentissage pouvant correspondre autant que possible à l’ensemble des besoins qui m’ont été manifestés, j’ai proposé au groupe d’effectuer collectivement une recherche qualitative.
Qui plus est, ayant été informée que Reflets préparait un numéro traitant de la formation pratique en service social, nous avons décidé d’effectuer notre recherche sur ce même sujet. Les objectifs pédagogiques de cet exercice étaient nombreux et susceptibles de varier d’une étudiante ou d’un étudiant à l’autre. Cependant, il était essentiel de faire en sorte que chaque étape de la recherche corresponde à une expérience pratique, vécue, concrète afin de démystifier le processus. Chaque séance permettait d’établir des liens entre les connaissances théoriques plus formelles et leur application. Le savoir-faire des étudiantes et des étudiants était donc mis à contribution et développé à chaque étape de la recherche.
Organisation des séances et déroulement de l’exercice
Au début du semestre, chaque étudiante ou étudiant devait effectuer une recherche bibliographique consistant à me faire parvenir au moins trois articles scientifiques abordant le sujet de la formation pratique en service social. Leur premier constat a été de prendre conscience du peu d’études sur cet aspect pourtant crucial de leur formation. Nous avons donc décidé d’ouvrir notre recension des écrits à d’autres disciplines, telles que l’éducation et la criminologie. Parmi les textes recensés, j’ai sélectionné ceux qui étaient les plus pertinents à notre démarche et je les ai distribués, un article pour chaque étudiante ou étudiant. Ils devaient individuellement en faire une lecture approfondie, le résumer, le rendre disponible sur la plateforme virtuelle du cours et le présenter oralement devant le groupe en relevant les éléments les plus importants du texte. À la suite des vingt présentations, grâce auxquelles nous avons obtenu un aperçu des connaissances actuelles sur le sujet, une discussion a permis de mettre en commun les thèmes abordés, d’entrevoir les conclusions proposées et d’identifier des avenues n’ayant pas encore été explorées. Trois catégories d’articles ont alors été identifiées : ceux qui décrivaient les modalités d’acquisition de connaissances en contexte de formation en alternance; ceux qui ciblaient plus particulièrement l’acquisition de connaissances lors de la formation pratique; et ceux qui identifiaient les éléments nécessaires à la réussite d’un stage.
Cette discussion nous a permis de préciser notre intérêt de recherche et de déterminer nos questions. Il est à noter que ces dernières, formulées à la lumière de notre revue de la littérature, étaient également au centre des préoccupations des étudiantes et des étudiants qui, pour la plupart, achevaient leur parcours universitaire et devaient intégrer le marché du travail dans un avenir rapproché. Bien que ce moment était très attendu, plusieurs ont manifesté des doutes face à leurs compétences et se questionnaient sur la transférabilité du savoir acquis au cours de leur formation. Ainsi, ont-ils choisi de se pencher plus spécifiquement sur l’organisation et le déroulement de leur formation :
Est-ce que notre formation nous permettra réellement de devenir des intervenants compétents? Est-ce que nos stages, et par le fait même, notre formation pratique, seront suffisants pour nous préparer à la réalité du marché du travail? Est-ce que l’alternance des formations théorique et pratique nous permettra de lier ces deux types de savoirs ensemble afin de les utiliser conjointement et efficacement? Nous seront-ils équitablement utiles?
Le groupe souhaitait donc identifier les possibilités et les manières de lier leur savoir théorique — que plusieurs considéraient comme trop présent dans leur cursus et de peu d’utilité dans la pratique — à leur savoir pratique, au sein d’un programme de service social. Également, il espérait découvrir de quelles manières le savoir théorique influence ou alimente — s’il le fait — le savoir pratique sur le terrain. À travers une série d’exercices pratiques en salle de classe, les interrogations des étudiantes et des étudiants furent transformées en trois questions auxquelles ils tentèrent de répondre en s’appuyant sur la revue de littérature, formulant ainsi les hypothèses de notre recherche. Parallèlement à ces démarches, une portion de chacune des séances était consacrée à l’acquisition de connaissances théoriques liées aux exercices pratiques, l’application du savoir rendue ainsi explicite.
La construction d’un cadre théorique a été pour le groupe l’étape la plus difficile à comprendre, à maîtriser et à développer. En dépit de plusieurs activités d’apprentissage effectuées dans cette optique, telles que l’identification et analyse des cadres théoriques de recherches déjà incluses dans notre revue de la littérature, et de pistes de réponses que je leur fournissais en identifiant des auteurs ou des théories pour appuyer la formulation de nos hypothèses, cette étape de la démarche est demeurée quelque peu obscure pour plusieurs. Il aurait peut-être été préférable que je leur propose un cadre théorique. En revanche, lors de l’étape d’analyse des données, la majorité a saisi l’importance de se référer au cadre théorique précédemment développé pour interpréter les résultats.
Le concept de compétence tel que défini par Le Boterf (1998) a été utilisé, entre autres, pour guider leur étude. Selon cet auteur, il ne suffit pas de posséder des connaissances ou des capacités pour être compétent. La compétence est un processus à la fois collectif et individuel. Elle se déploie dans la pratique, elle se réalise dans l’action. Plus que le savoir, le savoir-être ou le savoir-faire, elle représente le « savoir agir », terme que les étudiantes et les étudiants ont conséquemment utilisé pour décrire la capacité d’un individu à sélectionner au sein de l’ensemble de ses savoirs, tant personnels que sociaux, celui ou ceux qui lui seront utiles dans l’immédiat, tout en réfléchissant aux raisons pour lesquelles ils les emploient. Ce concept suggère par extension que la complémentarité des apprentissages découlant de la formation en alternance est bénéfique au développement de compétences, permettant l’acquisition de savoirs personnels et sociaux. De plus, l’alternance encourage la réflexivité qui est essentielle au développement de compétences professionnelles. Ce concept reflétait les intuitions des étudiantes et des étudiants et répondait en partie à leurs inquiétudes quant à leur habilité à s’adapter au marché du travail par le biais du programme de service social de l’Université d’Ottawa, tel qu’il est actuellement structuré.
Le groupe a donc postulé que dans le cadre d’une formation en alternance, le superviseur de stage — qui accompagne quotidiennement l’étudiante ou l’étudiant lors de son expérience pratique — est l’acteur le mieux placé pour illustrer les liens existant entre le savoir théorique acquis en salle de classe, le savoir pratique développé dans les stages et la réalité du terrain. D’où l’importance de la formation pratique en service social. Le groupe a aussi postulé que les travailleuses et travailleurs sociaux emploient dans leur profession plusieurs types de savoirs, découlant à la fois de leurs apprentissages théoriques et de leurs expériences pratiques, mais que les connaissances acquises lors des stages influenceront davantage l’exercice de leur métier. Afin de vérifier leurs hypothèses, le groupe a décidé d’interroger des travailleuses ou travailleurs sociaux qui ont complété leur parcours universitaire et qui occupent un emploi dans le domaine de l’intervention. À cet effet, nous avons déposé une demande d’approbation éthique, laquelle nous a été accordée. Aborder l’éthique en recherche sociale par le biais du formulaire de demande d’approbation éthique de l’université s’est avéré très enrichissant pour le groupe, car le respect des règles de déontologie a pu se traduire en réflexions critiques sur le processus; des démarches tangibles ont pu être identifiées et leur rôle essentiel a pu aisément transparaître à travers les discussions.
Nous avons choisi d’utiliser une méthodologie qualitative. Chaque étudiante ou étudiant a participé à la collecte de données en recrutant une participante ou un participant en vue d’un entretien semi-dirigé. Notre population cible était constituée de personnes répondant aux critères de sélection suivants : être majeure et apte; travailler actuellement dans un poste nécessitant une formation universitaire en sciences sociales; détenir un baccalauréat ou une maîtrise en service social. Notre échantillon non probabiliste de vingt personnes a été constitué par choix raisonné. La plupart des étudiantes ou étudiants ont invité leur superviseur de stage à participer à la recherche. L’entretien semi-dirigé devait durer environ 45 minutes et porter sur la formation en alternance en service social, et ce, en utilisant un guide d’entretien collectivement construit. Divisé en trois sections (le parcours académique, le parcours professionnel et le rôle de formateur ou de superviseur professionnel), le guide contenait plusieurs questions ouvertes.
L’entretien terminé, chacun produisait une fiche synthèse relatant son contenu le plus fidèlement possible. Les fiches ont été rendues disponibles sur la plateforme virtuelle du cours et ont été nécessaires à l’analyse des résultats. Chacun a également présenté oralement son expérience en vue de la mise en commun des données recueillies. Le groupe a ensuite travaillé à l’identification de catégories qui permettraient de produire une analyse de contenu thématique des résultats.
Le groupe a beaucoup apprécié l’étape de la collecte de données, mais il a tout de même fait face à quelques situations inattendues. Bien que le recrutement de participantes ou participants ait d’abord semblé relativement simple aux yeux des étudiantes et des étudiants, certains ont rencontré des difficultés. Par exemple, l’horaire des uns ne correspondait pas à celui des autres et la date de l’entretien devait constamment être repoussée. Bien que très larges, les critères de sélection ont parfois compliqué la tâche de trouver une intervenante ou un intervenant social, plusieurs d’entre eux ne possédant pas de baccalauréat en service social. Parfois, le lieu de rencontre n’était pas propice à un entretien semi-dirigé. Rencontrer une participante ou un participant dans son lieu de travail et pendant ses heures de travail impliquait souvent que l’entretien devait être fréquemment interrompu. Bien qu’estimés au départ à 45 minutes, les entretiens ont duré de vingt minutes — pendant lesquelles très peu d’information a pu être obtenue — à plus de quatre heures, l’étudiante ou l’étudiant n’étant pas parvenu à encadrer la volubilité de la personne interviewée. À la frustration de certains, quelques participantes ou participants n’ont simplement pas répondu à leurs questions et ont plutôt choisi d’orienter l’entretien sur des sujets n’ayant que peu de liens avec les thèmes préparés. Le fait que les étudiantes et les étudiants ont partagé oralement leur expérience avec le groupe leur a permis de se comparer entre eux, de s’outiller et d’établir des liens, par exemple, entre un entretien de recherche et une première rencontre avec un usager. Lors de l’ouverture d’un dossier, la capacité à recueillir les bonnes informations permet de mieux comprendre les besoins et la situation de la personne qui est devant eux.
Modalité d’évaluation
Chaque étudiante ou étudiant a eu à rédiger un travail — en deux parties à remettre à la moitié et à la fin du semestre — comportant toutes les sections d’un article scientifique : une revue de la littérature, une présentation des questions de recherche, la description du cadre théorique suivi des hypothèses, la présentation des résultats et l’analyse des données. L’objectif de ce travail était de vivre l’expérience d’apprenti chercheur qui, cela dit, doit contribuer à l’avancement des connaissances en diffusant ses résultats de recherche. Par la suite, avec l’appui des étudiantes et des étudiants, j’ai procédé à la rédaction d’une synthèse rassemblant leurs analyses. La grande majorité des exercices étant réalisés collectivement en salle de classe, les travaux individuels avaient plusieurs similarités, mais ils présentaient également des points de vue originaux et intéressants.
Grâce aux discussions de groupe, plusieurs étudiantes et étudiants, qui n’avaient au départ que peu d’intérêt pour la recherche en sciences sociales et qui considéraient l’exercice proposé éloigné du terrain, ont pu prendre conscience de leurs apprentissages et les partager avec leurs collègues. Graduellement, ils nous ont fait part de leur changement d’attitude ou de prise de position. En effet, la rédaction de rapports annuels, la rédaction de demandes de financement, les enquêtes auprès des usagers, les études effectuées au sein d’organismes pour mettre en lumière une problématique ou pour revendiquer des changements sociaux sont toutes des démarches du terrain ayant des ressemblances avec la réalisation d’un projet de recherche. L’utilité des connaissances théoriques et pratiques acquises au sein du cours a été maintes fois soulignée. D’ailleurs, lors de la remise du travail final, quelques étudiantes et étudiants qui n’avaient pas manifesté en début de semestre leur désir d’effectuer des études supérieures m’ont avoué leur intention de poursuivre à la maîtrise et ont souligné se sentir plus confiants à l’idée de rédiger un mémoire de recherche.
Développement de compétences d’enseignement
D’une grande richesse, cette expérience d’apprentissage m’a permis également de développer de nouvelles compétences; la direction d’une recherche créée et menée par vingt étudiantes ou étudiants du premier cycle universitaire comporte son lot de défis. Maintenir la motivation et l’implication du groupe a été très difficile par moments en raison du contexte dans lequel plusieurs se trouvaient : vie familiale, stage à temps complet, charge de travail élevée, etc. Globalement, cette démarche pédagogique m’a rapprochée des étudiantes et des étudiants; j’ai pu entendre de manière plus sensible leurs inquiétudes, leurs attentes et leurs objectifs et découvrir l’étendue de leur potentiel. Bien que je ne sache pas ce que l’avenir me réserve, que d’une année à l’autre, en tant que professeure à temps partiel, je ne peux connaître à l’avance mes charges de cours, cette expérience aura à jamais transformé ma façon d’enseigner la méthodologie et m’aura convaincue d’inclure autant que possible une dimension pratique à mon enseignement. J’ai voulu ici vous livrer le fruit du travail de mes étudiantes et étudiants, tel qu’ils l’ont réalisé, avec ses imperfections, ses inconsistances, mais aussi avec son audace et son ingéniosité. Dans l’espoir que ces lignes leur feront honneur et pourront adéquatement traduire l’estime que j’éprouve pour chacun d’entre eux, j’aimerais les remercier de m’avoir accompagnée dans mon propre apprentissage de pédagogue. Et je conclus le présent article en empruntant leurs propres mots : « Cette expérience a développé notre créativité, notre initiative, notre autonomie et surtout notre réflexivité ». Cette dernière — nous en avons vu l’importance à travers cet article — est une aptitude primordiale à l’apprentissage de notre profession.
Appendices
Note
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[1]
Les étudiantes et étudiants ayant participé à cette recherche sont : Josée Baron, Myriam Bélanger, David-Israel Falardeau, Brigitte Floyd, Dominique Giguère, Matthew Harding, Yusuf Farah Hodan, Michelle Kayla Jarrett, Francisca Kweto, Josée Lambert, Mélissa Lambert-Tenasco, Julie-Anne Legault, Danika Poirier, Mendel Présent, Mélissa Roy, Hasna Saad Alami, Pascale Jacynthe Taillefer, Josée Tremblay Périard, Andrea Elizabeth Vanwiechen et Elyssa Walker.
Bibliographie
- LE BOTERF, Guy (1998). Ingénierie et évaluation des compétences, Paris, Eyrolles, Éditions d’Organisation, 605 p.