L’auteure accorde une attention particulière aux formes de représentation de la réalité sociale; et pour situer son discours, elle recourt à un univers symbolique influencé par la thématique de La Peste d’Albert Camus. Dans la réalité de tous les jours, les symptômes de la « peste sociale » se traduisent par des phénomènes comme la pauvreté, l’instabilité économique, des difficultés liées à l’immigration, ou l’alcoolisme, la drogue, l’abus et les violences. L’insatisfaction chronique et les grands traumatismes subis par les victimes de ces événements malheureux de la vie révèlent le fait que la « peste sociale » est une situation tragique autant sur le plan individuel et familial que sur le plan social, politique et économique; cela s’observe dans ses causes et dans ses effets. Comme l’auteure le constate, « c’est une maladie si tentaculaire, si infiniment complexe, qu’aucun remède ne semble pouvoir guérir vraiment ceux qu’elle touche. » (p. 82) Si dans l’oeuvre de Camus, le docteur Rieux essaye de trouver le remède pour soigner la maladie, dans le cas de la détresse engendrée par la « peste sociale » la responsabilité de soigner revient au travailleur social, et pour les soins plus pointus, à d’autres spécialistes. Mais le travailleur social est soumis à plusieurs contraintes. Il doit travailler dans un ensemble où se rencontrent chefs, administrateurs, avocats, pédagogues, psychologues, médecins, et où il doit trouver le langage approprié pour comprendre, communiquer et agir de façon adéquate. Le travailleur social est aussi soumis à des contraintes bureaucratiques et au contrôle administratif. Et depuis le début de ce troisième millénaire, il est également soumis à des limites financières, car trouver des solutions aux problèmes sociaux se fait plutôt en fonction de l’argent disponible dans les caisses qu’en fonction des besoins des demandeurs de l’aide. Par cette comparaison avec la situation du docteur Rieux qui, dans l’oeuvre de Camus, n’avait plus un rôle de guérisseur et de secouriste, sa tâche étant plutôt de diagnostiquer et de fournir des renseignements, Reymond-Sieveking montre que le travailleur social qui est affaibli par la lutte contre la « peste sociale », se sent déconsidéré, robotisé, sans motivation et de plus en plus inutile. Ses compétences et sa formation sont moins valorisées et son activité se réduit à des tâches administratives. L’autonomie créatrice qui était à la base des institutions est remplacée par une routine bureaucratique. L’auteure note aussi que la dimension humaine est très importante, car on ne peut pas résoudre les symptômes de la détresse sociale seulement avec de l’argent, des théories ou de bonnes techniques d’intervention. Le travail collectif de tous les partenaires (demandeurs d’aide, spécialistes, responsables administratifs et financiers) est indispensable. L’atteinte des objectifs dans la résolution des problèmes sociaux, c’est un jeu d’échecs et de réussites qui peut avoir des effets pervers et des incertitudes et qui demande de la patience, du temps, de la persévérance et de l’humilité. Il n’y a pas de recette miracle ou de règles standardisées à suivre. Dans un regard rétrospectif de son parcours professionnel, l’auteure remarque qu’à la croisée des chemins entre ce double drame de la misère sociale et des rapports bureaucratiques se trouve le coeur humain, source de l’amour qui donne l’espérance pour la guérison des souffrants de la « peste sociale ». C’est un amour professionnalisé : il ne s’agit pas de souffrir avec la personne malheureuse, mais de participer activement à son effort pour surmonter ses souffrances et, si possible, les guérir. Cette forme d’amour altruiste qui ne cherche pas la réciprocité « s’inscrit dans l’ordre de la raison » et son partage se fait dans un espace professionnalisé où les …
Voyage solitaire dans la peste sociale, REYMOND-SIEVEKING, Anne-Marie (2010). Le Mont-sur-Lausanne, Édition Ouverture, 223 p.[Record]
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Gabriela Marcoci
Université Laurentienne