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Le présent numéro de Reflets se veut une contribution à une réflexion inépuisable qui dynamise le travail social et le divise à la fois. Venue de l’extérieur de la discipline — j’ai une formation en anthropologie médicale —, je suis plongée dans ce questionnement viscéral maintenant que je suis professeure dans une école de service social. Cet enjeu m’est apparu avec de plus en plus d’insistance et de conviction à travers mes cours, à travers les préoccupations et les intérêts des étudiants et à travers les discussions avec les collègues. Ce questionnement va parfois jusqu’à opposer deux camps qui se protègent l’un de l’autre, chacun se considérant comme gardien et porteur de piliers de la discipline.
Cette tension dynamique au sein du social est d’autant plus intéressante et vivante qu’elle pousse à réfléchir, à clarifier l’intention éthique que portent dans ce champ l’enseignement et la recherche. Tout cela n’est pas étranger au fait que le travail social se retrouve inévitablement confronté aux enjeux majeurs de nos sociétés modernes avancées, par le biais de la souffrance sociale qu’il se donne pour mission de pallier, à la fois ici et maintenant, et sur un fond de transformations structurelles. L’urgence d’agir talonne quotidiennement la discipline. C’est ce qui alimente à la fois son engagement… et sa cécité[1].
Dans le contexte social, économique et politique actuel, cette urgence d’agir, de se responsabiliser et de s’engager dans le changement social concerne de plus en plus d’autres disciplines dont les notions d’inégalités, de souffrance, de soin et d’accompagnement sont des axes moteurs.
Ainsi, le texte d’introduction de ce numéro dédié à des expériences d’interdisciplinarité dans le domaine de la santé et des services sociaux propose un parallèle entre trois champs disciplinaires : le travail social, la médecine et l’anthropologie médicale appliquée. Chacun de ces champs est confronté à sa manière aux mêmes enjeux sociopolitiques et se développe à travers des débats similaires. En juxtaposant ces tiraillements internes, cela risque de brouiller les frontières qui limitent la question à chaque champ isolément, de changer l’éclairage en quelque sorte, pour ouvrir la réflexion et la situer dans la conjoncture d’une époque qui se donne à lire précisément dans ces tensions. Il s’agit en fait d’une tentative de jeter des ponts entre les disciplines qui ont en partage ce courage de poser et d’articuler une posture critique tout en formant des praticiens qui, sur le terrain, dans la vie de tous les jours, sont appelés à comprendre et à agir pour soulager la douleur, la souffrance, le malheur ou la détresse.
Le service social : deux disciplines ou deux perspectives?
Dans son récent ouvrage Repenser le Service social (2011), Nérée St-Amand campe à sa manière les origines historiques et idéologiques du service social et de la division qu’elles suscitent. Il y présente Jane Addams et Mary Richmond, deux femmes remarquables qui se sont dévouées à soulager la souffrance qui affligeait les classes défavorisées de l’Amérique industrielle au début du 20e siècle, pendant et après la Grande Guerre. Chacune avec sa trajectoire personnelle, sa réflexion et son action, mais avec des affinités de pensée et de spiritualité, a fourni des apports substantiels dans le domaine de l’intervention sociale, des apports qui, du point de vue critique de l’auteur, comportent de profondes nuances. Sans reprendre sa thèse, j’évoquerai les trois éléments clés qu’il situe au coeur de la différenciation : l’origine de la souffrance, la manière de la soulager et le souffle qui porte l’action de ces deux pionnières.
St-Amand présente d’abord Mary Richmond[2] pour qui l’origine de la souffrance se trouve dans la personne. C’est donc en intervenant auprès de chaque individu souffrant ou en difficulté qu’il est possible de susciter une prise de conscience qui mène à un changement de comportement, à une prise en charge par chaque personne de ses conditions d’existence. Cela fait appel à la capacité et à la responsabilité de chacun d’intervenir sur sa propre vie. Une intervention individuelle où se développe une relation de confiance réciproque amènera la personne affligée à découvrir ce qui est bon pour elle et pour ses proches. Cette approche est en rapport avec une double vision de la souffrance et de la détresse : une vision médicale — le mal peut être circonscrit, diagnostiqué, traité et guéri — et une inspiration judéo-chrétienne — les forces du mal sont en nous et nous nous devons de les combattre; il est possible de les vaincre à force de volonté, de vertu et de prière. Ainsi, la personne est la cible de l’intervention tout en étant désindividualisée dans la mesure où elle est appréhendée à partir de sa correspondance à un profil catégorisé ou encore associée à un groupe « à risque » décrit comme étant en danger ou comme dangereux. Dans cette perspective, ce qui contrarie St-Amand et tous ceux qui partagent ses réticences à cette approche, c’est que dans les visions médicale et judéo-chrétienne, les personnes se retrouvent coincées d’une certaine manière dans des dispositifs de pouvoir — pronostics, diagnostics, suivis, interventions/traitements, mesures/évaluations des changements de comportements — se préoccupant avant tout du contrôle des éléments qui pourraient perturber la morale et l’ordre social. Abordée sous cet angle, on se demande alors dans quelle mesure la personne est ici considérée comme responsable de sa condition d’affligée.
Mary Richmond a grandi dans la pauvreté et la précarité; elle s’est appliquée à observer les personnes aux prises avec des conditions de vie difficiles pour trouver des solutions à leur souffrance, théoriser des modes d’intervention qui les délivreraient — et implicitement, délivreraient la société — du poids de leur précarité et de leur marginalité.
St-Amand présente ensuite Jane Addams[3] dont l’origine est tout autre. Issue d’une riche famille d’industriels, sa sensibilité à la souffrance humaine et son engagement dans le changement nécessaire pour l’alléger ont pris une orientation différente de celle de Richmond. Si le point de départ a été le même, à savoir la détresse que vivent des personnes vivant des formes de pauvreté et d’exclusion sociale, sa compréhension du phénomène déborde la vie et la conduite des individus. Addams prend conscience que ce qui projette les personnes dans des situations de souffrance les dépasse en grande partie. S’il faut s’occuper des individus ou des groupes, on ne peut le faire de manière efficace sans remonter à la source de leurs souffrances, qui sont produites par des choix politiques, des structures sociales qui maintiennent des personnes et des groupes dans des conditions auxquelles ils ne peuvent que difficilement se soustraire. Dans cette perspective, le champ d’action d’Addams déborde très vite celui des personnes identifiées comme vivant des difficultés ou comme étant des problèmes sociaux. Elle se rend ainsi compte qu’en tant que groupes, les femmes, les immigrants, les travailleurs partagent des contraintes économiques, sociales et culturelles qui perpétuent des inégalités et les maintiennent dans des conditions d’existence particulièrement difficiles.
Tout comme la pauvreté, la précarité, l’exclusion et la violence puisent leur origine au coeur même des structures sociales; pour Addams, la manière d’y faire face fut la mise sur pied d’un lieu de rencontre, de réflexion, de création et d’action : la maison Hull House. Pour cette pionnière, l’intervention est dans la création de solidarités sociales, suivant le principe d’inclusion, sans distinction en fonction du milieu socioéconomique, de l’âge, du sexe ou de l’origine culturelle. La contribution d’Addams a été un profond engagement social et politique auprès des femmes, des immigrantes et en faveur de la paix. Pour elle, le sexisme, le racisme et la guerre, entre autres, engendrent de la souffrance sociale. C’est dans la compréhension de leurs mécanismes qu’il est possible d’agir pour en alléger les effets sur les personnes ou sur les groupes et de transformer les structures qui les produisent et les perpétuent[4].
Ce que je retiens de cette double analyse de St-Amand, au-delà des enjeux qu’elle révèle pour la formation et la pratique du service social, c’est la position qui a inspiré chacune de ces femmes pour réfléchir et pour agir : d’une part, une expérience de la pauvreté et de la précarité, et de tout ce que cela comporte quand elles sont vécues de l’intérieur, et d’autre part — à l’inverse, pourrait-on dire —, un accès au voyage, une ouverture sur le monde, donc à une perspective transnationale de l’exclusion et des inégalités sociales. De la proximité et de la distanciation de la souffrance humaine et sociale a émergé une discipline d’intervention et d’engagement dans la vie de tous les jours.
Cette double posture qui caractérise le travail social se transpose parfaitement à la médecine et à l’anthropologie médicale appliquée. Par ailleurs, les praticiens et les chercheurs au sein de ces trois disciplines étroitement concernées par la souffrance sociale n’envisagent pas tous dans les mêmes termes leur contribution dans le monde actuel. La diversité des angles de vue découle d’un ensemble d’interrelations entre diverses composantes : elle peut provenir — mais pas seulement et pas toujours — du lien avec l’intervention et du rôle joué au sein de la pratique dans la vie de tous les jours. Elle peut aussi être en rapport avec les positions dans la hiérarchie sociale et professionnelle et des relations entretenues avec les institutions de soins de santé et de services sociaux. On peut également l’attribuer à la pluralité des repères théoriques et des approches méthodologiques avec lesquels travaillent les chercheurs, à partir de leurs sensibilités personnelles. C’est dans cette complexité et cette diversité jamais fixe ni définitive que se forment et se transforment les connaissances qui fondent les discours et les pratiques. En quels termes ces différentes visions des chercheurs et des praticiens se formulent-elles en médecine et en anthropologie médicale appliquée? Comment apparaissent-elles au sein de ces disciplines qui, à l’instar du travail social, sont sensibles à la souffrance de l’Autre, aux inégalités et aux injustices?
La médecine et la santé : pour soigner ou contrôler?
Le versant critique de la médecine est essentiellement développé dans les sciences sociales de la médecine (social sciences and medicine) qui incluent des praticiens cliniques. On s’indigne du pouvoir conféré à l’institution médicale et de la fonction de contrôle que prend la notion de santé dans nos sociétés modernes avancées. À commencer par Ivan Illich qui, dans les années 1970, sonne l’alarme sur les effets iatrogéniques — les maux physiques, sociaux et structurels — d’une présence médicale autoritaire qui s’est imposée comme la seule voie par laquelle il devenait possible de penser et d’agir sur la santé (Illich, 1970). Lorsqu’au tournant du 21e siècle il reconsidère les discours et les pratiques médicales, il infléchit son discours et se joint à de nombreuses voix qui s’inquiètent de la dictature de la SANTÉ, cette fois comme fin en soi, objectif ultime et surtout, comme étalon de normalisation sociale (Illich, 2000). La notion de santé, avec en interface celle des risques pour la santé — mentale, physique, sociale, économique ou politique — s’était répandue au point de devenir une nouvelle grammaire sociale (Soulière, 2009).
De ce versant critique, on dénonce les nouvelles pathologies qui ne cessent d’apparaître, en même temps que de nouveaux médicaments (Colin, 2007) et de nouvelles catégorisations en groupes à risque de développer ces nouveaux maux. Or donc, s’il y a quarante ans le trop de médecine était au coeur du discours critique, le trop de santé suscite aujourd’hui une polémique entourant l’impact de son empreinte dans la définition des idées, des représentations et des pratiques (Cognet, 2007). La santé parfaite, la performance et la perfectibilité des corps et des esprits sont autant de principes incorporés par les individus, tant pour guider les comportements que pour se situer et se penser par rapport à la norme sociale (Yaya, 2009). L’institution médicale, qui englobe l’ensemble des volets santé et services sociaux, se retrouve comme le moteur des nouvelles formes d’exercice de pouvoir, de gouvernementalité qui caractérisent son autorité actuelle.
Le discours critique des sciences sociales de la médecine attire aussi l’attention sur le fait que les établissements se voient coincés dans le tournant économique des sociétés modernes avancées. Ils sont entrés dans la logique managériale de performances institutionnelles, tant pour réussir à équilibrer leur budget que pour « briller parmi les meilleurs », rester compétitifs sur le marché international des hôpitaux universitaires. De manière accélérée et intensifiée depuis les années 1990, le domaine de la santé se livre au credo néolibéral de développement technologique, de production de richesse, de marchandisation et de privatisation. La santé se transforme graduellement en une marchandise offerte aux entreprises et à l’enrichissement privé. Si les sommes consacrées à la santé augmentent, elles sont de plus en plus investies dans des infrastructures et dans de la biotechnologie : superhôpitaux, équipements hypersophistiqués et médicaments. La pratique de la médecine s’engonce dans des impératifs contradictoires de faire plus avec moins, de se penser en termes de coûts/bénéfices, pendant que les investissements dans des mesures sociales produisant à long terme de réels changements sont graduellement éliminés[5].
Dans la vie de tous les jours des services sociaux et de santé, des unités de soins, des établissements de services spécialisés, il y a des personnes aux provenances, aux profils et aux histoires multiples et variés. Elles donnent naissance après une césarienne, elles consultent pour des maux de ventre, elles vivent avec un trouble de développement, un handicap physique ou intellectuel, elles sont malades et veulent guérir et recevoir des soins. Elles souhaitent être entendues et respectées dans ce qu’il y a de plus intime pour elles, de plus fondamental. Ces moments de passage comme l’annonce d’un diagnostic, l’affaiblissement causé par la maladie, les traitements, la convalescence et la fin de vie sont des occasions clés de l’existence où se manifestent, se transforment et se consolident les appartenances sociales et culturelles.
Et il y a des soignants et des intervenants qui ne demandent qu’à être là, présents aux personnes qui ont besoin de leur aide. Ils ont comme objectif de les aider à guérir. Ils cherchent à les accompagner dans la traversée d’une expérience marquante ou douloureuse, à alléger leur souffrance, voire à les en soulager. Ils le font avec les outils de leur formation d’infirmière, de médecin, de préposée ou de travailleuse sociale, avec leur humanité et leur engagement. Sans cesse, ils essaient de faire entendre les limites de leur pratique dans les conditions de précarité actuelle conjuguées à la pression de production et d’efficace rationalisation. Comme ils sont en première ligne auprès des malades, occupés dans ces enjeux et ces défis que leur pose leur quotidien, ils sont souvent la cible des frustrations face aux apories d’une institution pour qui la maladie n’est plus la raison d’être, mais l’obstacle à sa santé financière.
Comment rester vigilant et conscient des enjeux sociaux, économiques et politiques qui parasitent la pratique de la médecine, et plus largement des interventions dans le domaine de la santé et des services sociaux, tout en reconnaissant l’intention humaniste et l’engagement des soignants et des professionnels de première ligne? Comment exercer la liberté de penser et dénoncer les discours et les pratiques institutionnels tout en honorant les savoirs expérientiels des professionnels et en entendant leurs préoccupations de parfaire leurs pratiques et de s’ouvrir à la diversité sociale et culturelle des personnes qui ont recours à leurs services? Comment jeter des ponts entre ces deux versants, critique et clinique, de la santé et des services sociaux?
L’anthropologie médicale appliquée : au service de qui, de quoi?
Ces questions brûlantes, autant du fait de leur légitimité que de leur évocation en termes d’opposition ou de contradiction, se retrouvent au coeur des débats en anthropologie médicale appliquée. Par définition et par tradition, l’anthropologie médicale, ou anthropologie de la santé, développe ses objets de recherche ou contribue à l’application des résultats en étroite collaboration avec les cliniciens, les professionnels de la santé et parfois, les travailleurs sociaux. Elle se définit aux confins de la théorie et de la pratique et entrelace ses préoccupations avec celles des intervenants en santé : la prévention et la promotion de la santé, l’accessibilité des soins, la relation soignant-soigné et la réponse adéquate et efficace aux demandes de soins, d’aide et de soutien des personnes souffrantes, malades ou en détresse.
Les fondements des débats qui dynamisent et divisent l’anthropologie médicale sont d’ordre épistémologique : dans quelle mesure la compréhension anthropologique de la santé et de la maladie est-elle influencée par la perspective biomédicale, laquelle est une approche de la médecine parmi d’autres? Des facteurs biologiques et environnementaux d’une part, et des forces politiques, des relations de pouvoir, des contextes sociaux, économiques et culturels d’autre part, quels sont ceux qui influencent prioritairement la santé et la maladie? Voilà le coeur de l’inépuisable débat ayant cours dans ce champ professionnel.
Cela se pose en termes de problématiques internes qui interpellent le positionnement des anthropologues médicaux face à la biomédecine et leur rôle dans les institutions de santé.
Plusieurs d’entre eux ont travaillé de concert avec les épidémiologues en santé publique aux niveaux local et international (Massé, 1996; Desclaux, 2000). Tout en se reposant sur les études populationnelles faisant état des taux d’incidence et de prévalence des maladies en lien avec différents facteurs de risque — biologiques et environnementaux —, ils ont fait valoir l’importance de porter attention aux spécificités culturelles et sociales entourant l’expérience de la maladie, aux logiques émiques ou aux savoirs populaires qu’utilisent les personnes malades et leur entourage pour expliquer les causes et les moyens de prévenir ou de soigner le mal qui les afflige (Massé, 1996; Desclaux, 2000; Bibeau et Vidal, 2002).
D’autres anthropologues médicaux se sont investis dans l’appui au travail clinique dans les institutions et les organismes de santé (Good, 1994; Kleinman, 1995). Ils ont travaillé à traduire en recommandations pratiques pour l’intervention les éléments culturels significatifs et essentiels à la bonne marche vers la guérison et la santé des personnes malades (Laplantine, 1988; Helman, 1990). Cela couvre des aspects aussi diversifiés que les relations dans le couple, la famille ou entre les générations, les conceptions corporelles, les représentations sociales et culturelles de la santé et de la maladie, des croyances et des tabous entourant des maladies spécifiques, le VIH sida, entre autres (Desclaux, 2000).
La rencontre de l’Autre en tant qu’expert de lui-même, en tant que précieuse source de connaissance est au coeur de la recherche et de la pratique anthropologiques. L’application des savoirs ethnographiques dans le champ de la santé est un patient travail de traduction et de déplacement qui rencontre de nombreux défis de légitimité et d’insertion dans une institution fortement gardée par un système de valeurs fortement ancré.
Dans l’autre versant de la discipline, les anthropologues médicaux critiques croient qu’il est impensable d’oeuvrer dans le champ de la santé sans reconnaître la position hégémonique de la biomédecine et des relations de pouvoir qu’elle impose forcément (Scheper-Hughes, 1990; Singer, 1990). Ils rappellent qu’à ses origines, l’anthropologie avait entretenu des rapports obscurs avec le colonialisme : à qui servaient les informations que recueillaient les premiers anthropologues dans les colonies anglaises, chez les Indiens d’Amérique, notamment? Était-ce pour leur émancipation ou pour leur manipulation par le pouvoir colonial? Aujourd’hui, la même question se pose concernant les anthropologues médicaux qui sont engagés dans une mission de médiateurs culturels (cultural brokers) dans le milieu médical. Dans quelle mesure répondent-ils aux besoins des praticiens qui souhaitent amener les patients à adhérer à leurs traitements, à adopter les « bons » comportements? Les anthropologues se situent entre deux cultures, celle de l’institution biomédicale et celle des patients qui se réfèrent à des réseaux de signification entourant les malaises, les maladies et les handicaps qui le plus souvent échappent aux praticiens. Où et comment se positionnent les anthropologues lorsque les intérêts et les objectifs des patients ne coïncident pas avec ceux des médecins ou de l’institution? En fonction de quels intérêts le font-ils? Peuvent-ils vraiment travailler dans une institution sans encourager les pratiques dominantes? De quelle liberté professionnelle et intellectuelle disposent les anthropologues médicaux dans les chasses gardées de la biomédecine? Sont-ils toujours les bienvenus s’ils en remettent en question les prémisses épistémologiques — la dichotomie corps-esprit par exemple —, s’ils dénoncent les relations de pouvoir inhérentes à la pratique, s’ils attirent l’attention sur les contradictions et les incohérences dont ils sont témoins?
Un véritable travail engagé signifie pour les anthropologues médicaux critiques un constant recadrage économique et politique des questions de maladie et de santé, de même que de services sociaux (Scheper-Hughes, 1990; Singer, 1990). D’abord, cela exige de les mettre en rapport avec ce que font les pouvoirs économiques et politiques sur le corps et l’âme des personnes et des groupes — avec une puissance particulièrement intense dans les économies capitalistes globalisées (Kleinman, et collab., 1997). Cette tendance « understands health issues in light of the larger political and economic forces that pattern interpersonal relationships, shape social behavior, generate social meanings, and condition collective experience » (Singer, 1990, p. 181). Cela amène à insister sur la concomitance du biologique, du social et du politique dans la production de la santé et la maladie. En ce sens, la maladie « is not a straightforward outcome of an infectious agent or pathophysiologic disturbance. Instead, a variety of problems-including malnutrition, economic insecurity, occupational risks, bad housing, and lack of political power-create an underlying predisposition to disease and health » (Wallerstein, 1974, dans Singer, 1990, p.182)
Cet engagement des anthropologues critiques implique aussi de prendre en compte l’expérience de la personne souffrante dans son unicité et sa particularité. La maladie et la souffrance sont des formes d’expériences de l’existence humaine qui ne doivent pas disparaître derrière l’attention portée aux seules dimensions politiques, économiques et sociales. Finalement, la prise en compte de l’expérience subjective — ce que vit la personne et le sens qu’elle lui donne — est d’autant plus importante qu’une véritable anthropologie critique appliquée appelle à un dialogue étroit et constant entre l’expérience individuelle et collective de la maladie et les contextes macrosociaux qui la façonnent et en délimitent le cadre et le sens donné (Scheper-Hughes, 1990). Plutôt que de formuler des problèmes de recherches en lien avec l’un ou l’autre des niveaux, sociopolitique ou expérientiel, les étudier en interrelation permet de mieux saisir les enjeux structuraux qui interfèrent dans la production et l’interprétation de la maladie, des malaises, des problèmes individuels et collectifs et inversement, de mieux comprendre comment d’une part ces expériences individuelles et collectives amènent à voir les multiples stratégies de résistance et d’autre part, comment elles participent à une reformulation constante des discours de vérité produits par les données en chiffres.
Comment tenir compte de cette tradition disciplinaire et de cet ancrage critique tout en étant partenaires des professionnels de la santé et des intervenants sociaux dans des unités de soins et des établissements de santé et de service social? Comment réconcilier un courageux positionnement politique et le profond désir d’ouverture à l’Autre, de compréhension mutuelle pour faciliter la pratique clinique et le travail d’intervention?
Toutes ces questions ne nous ramènent-elles pas à l’héritage des pionnières du travail social, Mary Richmond et Jane Addams?
Cette plongée dans les doubles versants, critique et clinique, qui caractérisent le travail social et qui pénètrent aussi la médecine et l’anthropologie médicale appliquée donne une idée de ce qui (pré)occupe les disciplines qui participent d’une manière ou d’une autre à alléger la souffrance de l’Autre aujourd’hui en 2012. En juxtaposant les trois, on peut apercevoir que les leviers qui articulent les apparentes ruptures les traversent toutes. Le double positionnement, qui se vit souvent comme un tiraillement interne, se retrouve en fait dans toutes ces disciplines dont les notions d’inégalités, de souffrance, de soin et d’accompagnement sont des axes moteurs. Maintenant, comment appréhender ces tensions, ces profonds écarts parfois, en termes de possibles rapprochements intra et interdisciplinaires?
Les disciplines sont délimitées par leurs traditions respectives tout en étant bousculées par les changements constants et rapides dans les sociétés modernes avancées. Qu’on l’entende ou non, les traditions disciplinaires sont continuellement appelées au décentrement, à la souplesse, à l’ouverture et à la création pour réfléchir, comprendre et agir dans un monde en transformation, un monde paradoxal, à la fois plus libre et plus contrôlé, plus développé en technologie et plus menacé par les effets de ces mêmes avancées, producteur de plus grandes richesses et générateur de plus grandes inégalités; un monde mondialisé, de plus en plus complexe et diversifié, économiquement, socialement et culturellement.
La polarisation entre les perspectives critique et pragmatique au sein des disciplines oeuvrant à proximité de la souffrance humaine et sociale a-t-elle toujours existé? Peut-être, sans doute. Seulement, s’il s’en dégage aujourd’hui un sentiment d’urgence, c’est que les forces politiques en présence agissent d’une part en fonction de priorités qui ne concernent pas ou très peu les personnes et les groupes qui ne participent pas de plain-pied à la production et à la consommation. D’autre part, et c’est là le plus intéressant pour les travailleurs sociaux, un vaste mouvement de résistance et de conscience prend forme et se consolide, chez les jeunes surtout, ailleurs et ici. Lorsque cette trame de fond critique traverse l’analyse de l’ensemble des phénomènes sociaux, des enjeux, quels que soient le champ ou la discipline, il devient possible de penser à de véritables transformations structurelles et à croire à un changement social. Ne serait-ce pas là la voie de la rencontre interdisciplinaire? Dans une éthique de conscience partagée où les notions de liberté, d’égalité, de partage, de justice et de dignité serviraient de cadre pour guider les discours et les pratiques? Pendant ce temps, tous les jours, dans l’intervention auprès des personnes qui vivent de la souffrance, de la discrimination, de l’exclusion, les intervenants en santé et en services sociaux comprennent leur apport sur un horizon qui ne se limite pas à guérir ou à extraire un mal, mais qui participe dans une rencontre égalitaire à redonner à chaque personne sa liberté et sa dignité.
Présentation du numéro et des contributions
Ce numéro est consacré en grande partie[6] aux travaux de l’unité de Pédiatrie interculturelle (UPI) du CHU Sainte-Justine de Montréal. Il comporte aussi des résultats d’études menées en Ontario et au Québec par des travailleuses sociales dans le cadre de leur maîtrise ou de leur doctorat dans le domaine de la santé et des services sociaux.
L’expérience de collaboration interdisciplinaire de l’UPI est un exemple parmi d’autres où, sur le terrain, au-delà des postures institutionnelles officielles, nombre de cliniciens manifestent une réelle ouverture aux sciences humaines et sociales. Ils constatent les limites d’une formation strictement biomédicale et découvrent dans ce mariage des avenues de compréhension et de résolution des problèmes auxquels ils doivent faire face, et ce, particulièrement dans un établissement de soins tertiaires qui dessert une population d’une grande diversité sociale et culturelle. Depuis près de dix ans, des rencontres, des formations, des présentations, des consultations interculturelles, des journées d’étude s’organisent et des projets de recherche y sont menés. Avec le temps, un travail d’influence réciproque s’opère. Les enjeux de pratiques sont au coeur des objets de recherche des anthropologues : pourquoi les familles haïtiennes ne consultent-elles pas les cliniques de gastroentérologie? Comment améliorer le partage de décision entre le soignant et le soigné dans le choix des interventions? Comment les médecins perçoivent-ils leur rôle auprès des malades? Et les praticiens apprennent et constatent que les réalités ne se mesurent pas toutes — ou seulement — en chiffres et ne se valident pas seulement par le microscope, le scan ou la résonnance magnétique.
Les articles présentés dans ce numéro de Reflets constituent chacun à sa façon une rencontre interdisciplinaire qui met en dialogue les représentations et l’expérience des personnes dans le souci d’une meilleure compréhension ou d’une transformation des pratiques cliniques et d’intervention.
Ainsi, la revue s’ouvre sur une entrevue dans laquelle Gilles Bibeau et Fernando Alvarez, deux professionnels profondément engagés — l’un est anthropologue, l’autre médecin — racontent leur motivation à promouvoir et à faciliter l’humanisation des soins dans un contexte de pluralisme social et culturel, et ce, dans un centre hospitalier hautement développé sur le plan technologique, le CHU Sainte-Justine. Des ancrages, des parcours, des convictions! Et surtout, une mission commune de jeter des ponts entre la pratique clinique et l’intervention et la constante réflexion philosophique et politique.
Puis, Marie-Claude Bourdon nous propose une exploration du concept de guérison auprès de pédiatres spécialistes de Sainte-Justine. Les médecins se perçoivent-ils comme des guérisseurs? Qu’est-ce que cela suppose, « guérir » un patient? Les médecins que Bourdon a rencontrés gardent leur distance face à cette identité de « guérisseur », d’abord du fait de sa connotation non scientifique, mais aussi du fait de la conscience des limites de leur pouvoir de guérir. Pourtant, souligne la chercheuse, la conception de leur rôle de médecin recoupe étrangement celle du rôle du guérisseur tel qu’il apparaît dans la littérature anthropologique. Bourdon nous présente ici un franc dialogue avec des pédiatres autour des thèmes du don, de la transformation et du pouvoir, thèmes étroitement liés à la théorie de la guérison.
Marylène Dugas et Nils Chaillet enchaînent dans un tout autre registre. Postdoctorants au département Obstétrique-Gynécologie du CHU Sainte-Justine, les auteurs présentent les résultats d’une consultation menée auprès de nouvelles mères ayant eu un accouchement vaginal après un premier par césarienne. L’étude avait comme objectif de valider un outil de mesure de la satisfaction des parturientes face au processus de décision partagée utilisé par le Département. Leur contribution à l’humanisation des services de gynécologie-obstétrique, consistant à placer la patiente au coeur des décisions la concernant, soulève des enjeux très actuels sur la relation soignant-soigné. Dans un contexte social de surinformation issue d’une grande diversité de sources et dans un contexte économique où les compagnies qui assurent les actes médicaux se font de plus en plus exigeantes pour réduire les risques de poursuite, le soignant et le soigné ne sont pas seuls à établir l’alliance thérapeutique. Un processus systématique de consultation semble toutefois porter fruit et favoriser la satisfaction des mères, tout en reconnaissant la diversité de leurs attentes.
Liliana Gomez se penche, elle, sur la communauté haïtienne de Montréal. Dans le cadre de son mémoire de maîtrise, elle a mené au département de Gastro-entérologie du CHU Sainte-Justine une recherche portant sur les maux de ventre chez les immigrants de cette communauté. Comment explique-t-on les maux de ventre chez les enfants haïtiens? Quelles stratégies de soins et de guérison privilégie-t-on? Pourquoi les services de santé sont-ils considérés comme une aide de dernier recours? Tout en informant sur les référents culturels valorisés dans la communauté haïtienne, la riche analyse de Gomez met en garde contre la surculturalisation des choix et des conduites des personnes issues des groupes ethniques minoritaires. Elle souligne que les familles haïtiennes interprètent de différentes manières les maux de ventre de leur enfant et optent pour diverses stratégies thérapeutiques. On ne peut donc présumer de la manière dont réagira une personne, à partir de son origine. Les conditions d’existence, le temps passé dans le pays d’accueil, le parcours migratoire, l’âge, le sexe sont autant de facteurs qui contribuent à façonner l’expérience des familles et à moduler le processus de transformation et de redéfinition à partir de deux systèmes de référence. Cela exige de la part des cliniciens de prendre le temps d’écouter et d’entendre le système de sens et d’action de chaque personne, qu’elle vienne d’ici ou d’ailleurs.
Dans le dernier article du dossier, Geneviève Saulnier, doctorante en service social à l’Université d’Ottawa, présente une ébauche de son projet de doctorat alimenté par une expérience de formation en intervention interculturelle auprès d’intervenant du Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement au Pavillon du Parc. Cette démarche de recherche collaborative illustre bien les dispositifs de production de connaissances où se rencontrent et se bonifient mutuellement les savoirs expérientiels et les savoirs théoriques.
La rubrique Des pratiques à notre image propose deux articles portant sur la pratique de l’intervention sociale dans le domaine de la santé et des services sociaux. Les auteures y conjuguent une perspective critique et une approche phénoménologique mettant en interrelation les enjeux de pouvoir et l’expérience des femmes qu’elles ont rencontrées. Elles en retirent des données inédites qu’elles reformulent en recommandations pour l’intervention sociale.
Ainsi, Christine Francoeur se livre à une touchante analyse de la construction sociale et culturelle du VIH sida et raconte comment des femmes immigrantes d’origine subsaharienne surmontent les peurs et les préjugés pour réaliser leur désir d’enfant malgré leur séropositivité.
De son côté, Sabina Grabowiecka livre une analyse des enjeux et des écueils possibles dans l’adaptation de services de santé à une population issue d’un groupe minoritaire. Elle attire notre attention sur l’importance qu’accordent les femmes lesbiennes au dévoilement ou au non-dévoilement de leur homosexualité et à la place qu’occupe l’orientation sexuelle dans la définition de leur identité. L’auteure s’applique à rendre le plus fidèlement possible l’expérience de ses répondantes. Elle arrive à la fois à dégager les relations de pouvoir normalisées dans les institutions de santé et à souligner la qualité des soins que ces femmes ont reçus.
Pour compléter la rubrique Des pratiques à notre image, Marc Ferron, anthropologue, massothérapeute et homéopathe, se livre à un exercice réflexif sur les fondements de sa pratique. Passionné et engagé dans sa communauté, son approche de sa pratique est harmonisée et prend son sens dans cet équilibre entre l’humain et la nature, et entre l’humain et les humains qui l’entourent.
Enfin, la rubrique Lu pour vous salue deux parutions récentes. D’abord, Jonathan Binet, un étudiant en service social à l’Université d’Ottawa, présente Regards sur les hommes et les masculinités qui est publié sous la direction de Jean-Martin Deslauriers, et collab. et dont Boris Cyrulnik a signé la préface. Puis, Marc Charon, professeur au département de sociologie de l’Université Laurentienne à Sudbury, nous présente le dernier ouvrage de Vincent de Gaulejac, Le travail, les raisons de la colère.
En vous souhaitant une bonne lecture!
Appendices
Notes
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[1]
Je fais référence ici à Edgar Morin. Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (1999), il invite à la vigilance dans l’application de connaissances qui nous semblent appropriées, sans avoir pris le temps d’en faire ressortir les enjeux, les taches aveugles et nos propres traductions culturelles, sociales, professionnelles ou générationnelles.
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Mary Richmond est née à Belleville en Illinois le 5 août 1861. Orpheline en bas âge, elle fut prise en charge par les aïeules de sa famille. Élevée dans des conditions de grande précarité matérielle, elle reçoit néanmoins un fort héritage d’affirmation et d’engagement à travers la résistance et l’implication de sa grand-mère et de sa tante dans le domaine social et politique (St-Amand, 2011).
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Jane Addams est née à Cedarville en Illinois — elle aussi — le 6 septembre 1860. Orpheline de mère à deux ans, elle est élevée par un père politicien et riche entrepreneur. À la mort de ce dernier en 1881, Jane vient de terminer ses études au Rockford Female Seminary, elle part voyager en Europe. À Londres, elle visite une maison de quartier, la Toynbee Hall, qui marque la suite de sa vie. De retour aux États-Unis, elle ouvre une maison semblable à Chicago — la Hull House — qui regroupe militants politiques, artistes et personnes en difficulté. Ses divers engagements sociaux et politiques lui vaudront le prix Nobel de la Paix en 1931. Seul prix Nobel décerné à une travailleuse sociale (St-Amand, 2011).
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Il ne serait pas juste de limiter le travail de Jane Addams à son seul militantisme politique. Au coeur de son action, la Hull House fut aussi un lieu où les personnes en difficulté venaient recevoir du soutien au quotidien. Sa particularité fut d’inscrire cette aide dans une logique de conscientisation et de consolidation des groupes plus particulièrement touchés par un ou plusieurs problèmes spécifiques, qui ne pouvaient être résolus que par une mobilisation collective autour de la dénonciation, de la défense de droits et de la réclamation de changements structurels, par exemple, la lutte contre le sexisme, le racisme et la guerre.
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On pense ici à toutes les coupures effectuées au cours des dernières années dans les programmes de soutien aux enfants et aux jeunes, aux personnes âgées, aux personnes en difficulté, aux populations vulnérables ou marginalisées. Tout cela justifié par les principes de rationalisation/restructuration des établissements d’éducation et de santé, et de réduction des dépenses publiques.
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Si l’UPI prend toute cette place dans ce numéro, c’est que depuis près de dix ans, elle expérimente la collaboration interdisciplinaire dans le domaine de la santé. Les motivations qui ont insufflé le projet au départ et les résultats des recherches menées dans cette perspective m’apparaissent comme des sources d’inspiration pour les intervenants sociaux qui oeuvrent ou se dirigent dans ce champ dans le contexte franco-ontarien, de plus en plus diversifié, socialement et culturellement.
Bibliographie
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