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Introduction

On se demande couramment à quoi ressemblent aujourd’hui les adolescentes et adolescents. Une telle interrogation est souvent la traduction d’une inquiétude au sujet de nouveaux comportements qui échappent à la compréhension de la société en général, et parfois même de celles et de ceux chargés de « s’occuper » de l’adolescence : parents, enseignantes et enseignants et experts de tous ordres. Mais cette interrogation renferme aussi une dimension essentielle à la compréhension de cette période de la vie, c’est-à-dire, qu’elle peut être vécue différemment d’une période historique à une autre, voire d’une société à une autre, malgré un discours fortement dominant à son sujet. Dès l’origine des écrits scientifiques modernes sur l’adolescence est apparue la notion de « crise » d’identité[1]. Celle-ci a depuis été érigée en un mythe selon lequel elle est partagée par tous les individus quittant l’enfance et essayant de se concevoir comme adultes. Bien que l’adolescence soit effectivement une période de travail identitaire intense, comme le souligne Erikson (1968), on oublie souvent qu’elle n’implique pas toujours des crises importantes et, qui plus est, que le travail identitaire s’effectue en lien avec des expériences de vie et le passage de certaines transitions qui sont toujours le reflet de la société globale. La question se déplace alors vers un pôle éminemment social : à quoi ressemble la société dans laquelle vivent les adolescentes et les adolescents aujourd’hui?

Cet article veut aborder cette question du point de vue du rapport que les adolescentes et adolescents entretiennent avec deux institutions clés de la société actuelle et auxquelles, en Amérique du Nord, les parcours de vie à l’adolescence sont intrinsèquement liés : celles de l’école et du marché du travail. Plus spécifiquement, l’objectif de l’article est de mieux comprendre, au moyen de l’analyse d’entretiens menés dans le cadre d’une étude exploratoire, la signification de l’école et du travail pour des jeunes qui sont en emploi et aux études secondaires. Que pensent ces jeunes de l’école et du travail? Quelle place ces institutions prennent-elles dans leurs vies? Pourquoi travailler alors que les études et les relations sociales avec les amis et les parents paraissent si importantes à l’adolescence? Quelles sont les conséquences des rapports que ces jeunes entretiennent avec l’école et le marché du travail sur les autres dimensions de leur vie et sur leurs attentes à l’égard de ces institutions?

Problématique

La problématique de cette étude montre que dans un contexte d’incertitude par rapport à leur avenir et dans une société où est valorisée la consommation, les jeunes peuvent ressentir fortement les attraits du marché du travail comme un moyen de « construire des certitudes ». Mais le travail n’est pas dépourvu d’effets négatifs, notamment en regard des relations sociales.

Selon plusieurs observateurs, la société actuelle est marquée par la rapidité des changements sociaux et par la nécessité pour les individus de se positionner individuellement dans un contexte où leurs parcours de vie semblent de moins en moins balisés par des normes et des institutions sociales. Ce constat est des plus importants si l’on considère que les parcours de vie des individus ne font pas que suivre des sentiers tracés par les normes liées à l’âge biologique; ils sont aussi — et surtout — ancrés dans l’histoire et les institutions sociales (Elder et coll., 2004 : 4). Or, de nombreux sociologues proposent que l’accélération récente des transformations sociales rend caduques plusieurs certitudes associées aux institutions et aux groupes sociaux caractéristiques de l’évolution de la société au XXe siècle (Baumann, 2001; Beck, 1992; Giddens, 1991). Ces théories de la « modernité avancée » soulignent que les déterminismes, basés sur des conceptions précises de la fonction sociale des institutions de l’école et du marché du travail (conçues comme voies dominantes de l’intégration) et du mariage (vu selon des normes traditionnelles de rapports sociaux de sexe) ainsi que sur l’appartenance à des groupes sociaux (classe sociale, milieu de vie, etc.), cèdent la place à une plus grande liberté des sujets dans l’orientation de leurs parcours de vie. Mais cette liberté doit aussi se déployer dans un contexte d’incertitude généralisée, les balises données par les institutions étant devenues largement inopérantes par rapport aux parcours de vie qui se diversifient et manifestent d’incessants retours, arrêts et recommencements, notamment au cours de la jeunesse (Mitchell, 2006).

Ainsi, les transformations subies au sein de la modernité avancée influencent l’identité des individus; celle-ci se construit davantage face à une diversité d’options et de possibilités dans un contexte d’incertitude (Giddens, 1991) et l’individu est dorénavant contraint de se définir, de faire ses propres choix (Bauman, 2001). Si certains ont vu dans cette individualisation une émancipation complète des parcours individuels menaçant la cohésion sociale, Beck (1992) a plutôt démontré que l’individu subit toujours une forte pression sociale. Afin de « réussir sa vie », il n’a d’autre choix que d’ancrer son parcours de vie dans des structures institutionnelles (écoles, marché du travail, etc.) qui ont changé et qui sont parfois défaillantes du point de vue des parcours qui ont tendance à se diversifier. L’individu doit aussi tenir compte de nouvelles normes, qui continuent de façonner les règles du jeu. Mais ce rapport n’est pas unidirectionnel, car l’individu contribue aussi à (re)construire la société par son action réflexive (Giddens, 1991). En ce sens, le sujet est amené à construire, d’une manière plus ou moins consciente, ses propres « certitudes biographiques », sur la base de modèles existants de normalité (Zinn, 2004). Ainsi, confronté à l’incertitude de son propre avenir, l’individu peut ressentir l’obligation d’acquérir des atouts matériels, financiers ou liés à des expériences (en emploi notamment) qui pourront lui servir plus tard; il peut aussi ressentir l’urgence de s’inscrire le plus rapidement possible dans une trajectoire de vie stable, par exemple, par l’obtention d’un emploi. Des certitudes biographiques peuvent aussi se construire dans la sphère relationnelle, notamment par la mise en couple.

Quels indices avons-nous du fait que les adolescentes et adolescents se trouvent aujourd’hui dans une position de devoir choisir et de construire des certitudes face à un contexte d’incertitudes? L’indication la plus claire concerne sans doute le contexte complexe de la transition entre l’école et le marché du travail. Depuis quelques années en Ontario, une norme et un discours explicites, voire des règles, ont émergé afin de favoriser le prolongement de la scolarité. Sous prétexte de former une main-d’oeuvre pouvant répondre aux exigences d’une économie du savoir, le gouvernement ontarien encourage fortement et contraint même (au secondaire) la persévérance scolaire et la poursuite des études. Ce discours s’appuie notamment sur des données qui illustrent clairement la moins grande réussite des plus faiblement scolarisés sur le marché du travail, tant en termes de revenus que de participation en emploi (Statistique Canada, 2003 et 2004). Des voies de formation technique ont été mises en place pour les élèves ayant plus de difficultés à l’école et les autres sont de plus en plus incités à prévoir une formation postsecondaire au niveau collégial ou universitaire, au lieu d’intégrer rapidement le marché du travail. Or, cette nouvelle norme du prolongement des études se traduit pour beaucoup de jeunes qui ne poursuivront pas leurs études par une incertitude importante en regard de leur insertion professionnelle. Feront-ils partie du lot des chômeurs ou des faiblement rémunérés qui n’ont pas continué leurs études au niveau postsecondaire? Et comment éviter les voies de garage qui mènent à ces situations?

Pour celles et ceux qui comptent poursuivre leurs études, cette nouvelle norme impose un investissement financier important qui ne conduit pas nécessairement à une intégration sans entraves au marché du travail. Les coûts croissants de la formation postsecondaire inquiètent alors beaucoup d’adolescentes et d’adolescents et leurs familles, d’autant plus que ces coûts peuvent se répercuter dans la période suivant les études, sous la forme d’endettement. En dix ans, soit de 1994-95 à 2004-05, les frais de scolarité annuels moyens au Canada sont passés de 2 500 $ à 3 800 $; en Ontario, ils atteignent désormais près de 4 500 $ (Statistique Canada et Conseil des ministres en éducation, 2005). L’avenir financier des jeunes adultes est alors souvent hypothéqué par une lourde dette étudiante. Ainsi, 41 % et 45 % respectivement des personnes diplômées des collèges et du baccalauréat universitaire en 2000 — soit cinq ans avant que les frais de scolarité n’atteignent leur niveau actuel — avaient à rembourser un prêt étudiant gouvernemental, représentant une dette moyenne de 12 600 $ au niveau collégial et de 19 400 $ au niveau universitaire (Allen et Vaillancourt, 2004). Soulignons aussi qu’une transition linéaire vers un emploi stable dans le domaine d’études n’est pas assurée pour les diplômés. Aujourd’hui, la montée des taux de chômage chez les jeunes adultes dont la société a été témoin à partir des années 1980, a cédé le pas à l’allongement de la période de transition vers la stabilité en emploi, lié principalement à la précarité des emplois disponibles pour les jeunes (CCDS, 2006).

Dans ce contexte d’incertitude par rapport aux bienfaits de l’éducation couronnée d’un diplôme d’études secondaires ou postsecondaires, plusieurs adolescentes et adolescents ressentiraient une forte pression pour anticiper des difficultés et se mettent rapidement sur le marché du travail, et pas seulement pendant la période des vacances d’été. En 2004-2005, près du tiers (31 %) des élèves du secondaire âgés de 15 à 17 ans occupaient un emploi pendant l’année scolaire (Usalcas et Bowlby, 2006). Bien que ce taux ne soit pas le plus élevé des dernières décennies[2], il demeure un phénomène important, plus particulièrement vers la fin du cursus secondaire. Une enquête menée en 1999 montre qu’au cours de leur dernière année du secondaire, un peu plus de 6 élèves sur 10 travaillent (Bowlby et McMullen, 2002 : 40). L’acquisition d’expériences de travail en vue d’une meilleure insertion en emploi et la constitution d’économies pour des études postsecondaires forment des motifs importants pour combiner emploi et fréquentation scolaire chez les adolescentes et adolescents (Roberge, 1997).

Dans le contexte très semblable de l’Australie, Wyn et Woodman (2006) soulignent que l’incertitude oblige les jeunes à devenir plus responsables d’eux-mêmes et à faire des choix individuels les mieux éclairés possible. En même temps, ils souhaitent atteindre un certain équilibre entre le besoin de prévoir leur avenir et leur désir de s’engager au présent dans des activités qui leur permettent justement de faire face aux demandes de l’avenir et de profiter de la vie. Les relations avec des personnes dignes de confiance, comme les amis et les parents, sont à cet égard importantes parce qu’elles permettent une certaine médiation dans les processus de construction du parcours de vie et d’équilibrage entre le présent et l’avenir (ibid.)

Or, pour beaucoup d’adolescentes et d’adolescents, les relations sociales elles-mêmes ne vont pas de soi, les groupes de pairs pouvant juger très sévèrement ceux qui ne se conforment pas à certains codes ou normes du groupe. Dans une société où le contexte culturel et social qui façonne l’expérience des jeunes est profondément consumériste (West et coll., 2006; Schor, 2004), la construction de relations sociales à l’adolescence renvoie très souvent à la capacité individuelle de consommer sans intermédiaire parental. Cette consommation serait fortement valorisée chez les adolescentes et adolescents qui cherchent ainsi à affirmer leur individualité et leur autonomie, et à s’intégrer socialement (West et coll., 2006). Pour plusieurs jeunes, le travail constitue la meilleure manière de satisfaire ces « besoins », besoins qui ne sont pas tant matériels que sociaux (ibid.), c’est-à-dire liés à un désir d’être acceptés par le groupe de pairs et de participer avec lui à certaines activités qui requièrent de l’argent ou des articles précis (des sorties, des équipements digitaux et numériques, des vêtements, etc.)[3]. Mais étant donné le temps consacré au travail à l’extérieur de l’école et les autres engagements des jeunes, des relations de confiance peuvent-elles se développer dans ce contexte? Ne risquent-elles pas de devenir ou de demeurer superficielles?

On pourrait retenir du contexte que nous venons de décrire que les jeunes au secondaire, en cherchant à construire des certitudes par rapport à l’avenir, entretiennent des rapports très utilitaires avec l’école et le marché du travail. L’institution scolaire permet de mieux se préparer au marché du travail, voire aux difficultés d’insertion professionnelle qu’il pose. Paradoxalement, l’emploi à l’adolescence est perçu comme un moyen d’intégration sociale (par la consommation que permet le revenu) et un gage d’expérience pour accéder plus facilement au marché du travail lorsque les études seront terminées. Cette multiactivité à l’école et au travail pourrait aussi avoir un effet négatif sur la qualité de vie relationnelle des jeunes. Mais d’autres points de vue sont-ils perceptibles? Existe-t-il des situations où les jeunes trouvent un sens plus riche à leur fréquentation scolaire et leur participation au marché du travail? Les analyses présentées dans les pages qui suivent permettent de montrer ce que pensent des adolescentes et adolescents de l’école et du travail. Nous mettons en évidence le fait que leurs motivations pour le travail sont habituellement teintées d’optimisme alors que face à l’école, leurs discours sont beaucoup plus critiques. Aussi, nous montrons que les effets de leurs engagements sur leurs relations et plus généralement sur leur qualité de vie, ne sont pas toujours des plus positifs. Face à ces discours, nous proposons en conclusion quelques pistes à explorer pour répondre aux préoccupations soulevées tout en conservant la possibilité pour les jeunes de s’initier aux exigences du marché du travail.

Méthodologie et échantillon

La recherche a été menée au printemps 2005 auprès d’élèves d’une école secondaire francophone de la région d’Ottawa[4] dans le cadre d’une enquête exploratoire visant à cerner la manière dont les adolescentes et adolescents décrivent leur propre bien-être en relation avec un certain nombre de thèmes, dont ceux du rapport à l’école, au travail et à la vie relationnelle. Un questionnaire ainsi qu’un guide d’entretien semi-structuré ont servi à la collecte de données auprès de répondants âgés de 16 à 18 ans. La sélection des sujets de la recherche s’est effectuée avec le soutien de l’équipe de travail social ainsi que des conseillères et conseillers en orientation de l’école. Vu le grand nombre d’élèves que ces spécialistes rencontrent, ainsi que la diversité des situations vécues par les jeunes en termes du rapport à l’école, des expériences d’emploi et des relations familiales et sociales, leur soutien fut sollicité pour recruter des élèves souhaitant participer à la recherche. Les spécialistes ont reçu la consigne explicite de recruter une variété de jeunes afin que l’échantillon final ne soit pas dominé par un seul type d’expérience scolaire ou de parcours de vie. Lors de rencontres entre les élèves et les spécialistes, les objectifs globaux de la recherche étaient présentés aux élèves au moyen d’un texte décrivant le projet. Pour les élèves qui le souhaitaient, leurs coordonnées ainsi que leur disponibilité ont été transmises à la chercheure responsable du projet. Une première rencontre individuelle était ensuite organisée afin que les élèves puissent décider de participer ou non à la recherche. Toutes les mesures ont été prises pour assurer le respect de chaque individu, la confidentialité de la démarche et le consentement libre et éclairé des sujets[5].

Dans l’ensemble, les rencontres pour la passation du questionnaire et l’entretien semi-structuré ont eu une durée de 60 à 90 minutes. Le questionnaire a permis de recueillir les données sociodémographiques d’usage (âge, sexe, relations familiales, scolarité et emploi des répondants et de leurs parents, revenus, etc.). Le guide d’entretien était structuré autour d’un certain nombre de thèmes sur lesquels les élèves étaient invités à s’exprimer librement du point de vue de leurs expériences et de leur interprétation de leur situation. Les thèmes suivants ont été abordés dans chaque entretien : l’école, la famille, les amis et la vie sociale, la santé physique et mentale, l’argent, la consommation et la sexualité. Aux fins de cet article, les verbatims des entretiens ont été soumis à une analyse de contenu par thèmes. Suivant les consignes de la codification élaborées par Strauss et Corbin (1998), nous avons d’abord établi des catégories de codification ouvertes, puis nous les avons spécifiées en retenant plus particulièrement les éléments de discours liés au rapport à l’école et au travail ainsi qu’aux réflexions des interviewés sur les effets de leur implication à l’école et au travail sur d’autres dimensions de leur vie. Enfin, nous avons développé une analyse fondée sur ces données qui permettent de lier le matériel d’enquête au questionnement sur la signification, dans un contexte d’incertitude par rapport à l’avenir, de l’école et du travail pour des jeunes en fin d’études secondaires.

L’échantillon est composé de huit élèves, dont cinq filles et trois garçons, tous inscrits aux études secondaires et âgés de 16 à 18 ans, la moyenne d’âge étant de près de 17 ans[6]. Trois élèves sont âgés de 16 ans, trois de 17 ans et deux de 18 ans. Au moment de l’entretien, la moitié des élèves terminent leur 11e année et l’autre moitié la 12e année. Deux des participants font partie du programme études-emploi, une participe à un programme enrichi et les cinq autres sont inscrits au programme régulier.

La configuration familiale au domicile des répondantes et répondants présente une diversité de situations, mais seules trois personnes vivent avec leurs parents biologiques, les autres ayant connu la séparation de leurs parents et une reconstitution du noyau familial. Trois personnes habitent avec leur mère et le nouveau conjoint, une autre avec sa mère seulement et une dernière avec sa tante. Dans un seul cas, le père a été perdu de vue. Toutes et tous ont des frères, des soeurs ou des demi-frères ou demi-soeurs.

Tous les jeunes interviewés ont un emploi à temps partiel non lié aux études au moment de l’entrevue, à l’exception d’une répondante qui, au moment de la collecte de données, ne travaille pas, mais est inscrite au programme études-emploi où elle a effectué des stages en milieu de travail. Ce niveau de participation au marché du travail excède celui généralement observé au Canada pour les 15-17 ans qui sont aux études (31,2 %) (Uscalas et Bowlby, 2006). Tous les répondants en emploi travaillent dans le secteur des services. La moyenne des heures travaillées est de 17,6 heures par semaine, ce qui est au-dessus de la moyenne canadienne pour cette même catégorie de jeunes, soit 13,3 heures par semaine (ibid.). Enfin, le salaire horaire moyen des répondantes et répondants est de 8,76 $. Il se situe au-dessus du salaire minimum étudiant en Ontario au moment de la recherche, soit 6,95 $ l’heure (Ministère du Travail, 2007), et est plus élevé que le salaire horaire moyen de l’ensemble des jeunes Canadiens âgés de 15 à 17 ans, travaillant et fréquentant l’école en 2004-2005, soit de 7,82 $ (Uscalas et Bowlby, 2006).

L’école secondaire : mal adaptée, ennuyante et contraignante… mais nécessaire

En général, les répondantes et répondants semblent avoir intégré le discours sur l’importance du diplôme secondaire pour la poursuite des études ou l’insertion en emploi. Mais rares sont les interviewés qui affirment aimer aller à l’école pour apprendre. Leurs motivations sont davantage axées sur la sociabilité et l’avenir, alors que la formation occupe une place très faible — et peu favorable — dans leurs discours. Certains affirment aller à l’école uniquement pour « aller chercher mon diplôme et ensuite aller au collège. » (Josée) alors que d’autres aimeraient avoir déjà terminé. Ainsi, les jeunes interviewés reconnaissent l’utilité de leur parcours scolaire en fonction de l’avenir sans nécessairement l’apprécier au présent. Roger affirme : « Je trouve ça plate, mais il faut que je le fasse pour avoir quelque chose de bon dans mon futur ». Pour la plupart, l’école secondaire se profile comme un milieu contraignant et mal adapté à certaines de leurs réalités, qu’ils sont obligés de fréquenter, mais qui demeure malgré tout une forme d’assurance par rapport à leur avenir personnel.

En termes de temps, l’école occupe une place majeure dans la vie à l’adolescence. Les jeunes y passent près de la moitié de leur temps d’éveil, et ce, au moins dix mois par année. Mais plusieurs jeunes interviewés perçoivent que le temps scolaire empiète sur leur propre horaire et qu’une meilleure gestion de l’horaire de l’école leur permettrait d’exercer plus de contrôle sur leur vie. Certains s’ennuient à l’école parce qu’ils jugent leurs cours trop répétitifs ou sans intérêt. Julie mentionne que « […] les périodes sont trop longues pour ce qu’ils ont à enseigner alors à la fin t’as rien à faire […] je couperais le dîner pour finir l’école le plus vite possible. Ou juste venir deux jours par semaine et peut-être des périodes plus courtes s’ils [les enseignants] n’ont rien à dire ». Pour d’autres, l’école commence trop tôt (8 h 10) : « Notre école commence bien de bonne heure. J’aimerais ça que ce soit plus tard. T’aurais plus le temps pour dormir. Ça arrive souvent que je suis fatigué rendu à la fin de la journée. » (Roger). Pour d’autres encore, la journée scolaire devrait prendre fin plus tôt afin qu’ils puissent se consacrer plus rapidement à leurs devoirs et entreprendre par la suite d’autres activités. À cela s’ajoutent certaines critiques sur le trop-plein de devoirs — et non sur leur pertinence — par rapport au temps disponible pour les faire.

Pour combler des temps libres à l’intérieur de l’horaire scolaire et pour contrer l’ennui, mais aussi pour favoriser la camaraderie et les relations interpersonnelles et donner un autre sens à leur expérience scolaire, certaines répondantes, comme Maria, affirment que l’école devrait aussi favoriser le développement des jeunes comme des personnes pouvant contribuer au développement de la société :

« [Il ne faut] pas seulement développer notre pensée d’étude, il faut développer quand même la société. […] J’aimerais qu’il y ait plus de personnes qui se réunissent une journée, avec une radio étudiante ou quelque chose comme ça dans le foyer où on jouerait de la musique, pis tout le monde se parlerait ».

Ce souhait est formulé dans un contexte où les activités organisées par l’école tournent court parce qu’elles n’intéressent pas les jeunes, ce qui ne signifie pas un désintérêt. Mélissa, elle, mentionne qu’elle aimerait s’impliquer davantage lors de certaines activités, mais que les activités proposées par l’école sont peu attrayantes : « Ils devraient faire des sondages des fois puis nous demander qu’est-ce qu’on voudrait… ».

Si les répondantes et répondants indiquent que l’école manque de sensibilité face à leur situation et qu’elle n’arrive pas à tenir compte de leurs intérêts, c’est aussi parce qu’elle est perçue comme une institution contraignante. Les contraintes sont davantage ressenties sur le plan de l’autonomie, en forte demande à l’adolescence tant sur le plan de l’expression de soi (vêtements, maquillage, etc.) que sur celui des relations avec autrui, dont les adultes. Nombreux sont les chercheurs qui associent cette demande au développement nécessaire de l’identité pendant cette période de la vie (Adams et coll., 2002; Côté, 2000). Dans le cadre scolaire des répondants toutefois, l’impression de se faire traiter comme de jeunes enfants est omniprésente. Les élèves acceptent mal le fait que plusieurs enseignantes et enseignants n’arrivent pas à les considérer comme des adultes en devenir. « Les profs, ils devraient regarder les étudiantes comme [des] adultes ou [des] adolescents, pas les traiter comme des bébés, parce qu’on est au secondaire. » (Maria). Ce n’est qu’en contexte parascolaire que certains élèves affirment avoir pu développer une autre relation, plus équitable, avec les professeurs.

L’école exercerait également un contrôle important sur l’expression de l’autonomie sur le plan vestimentaire et corporel. Le code vestimentaire de l’école exige effectivement que les élèves portent un uniforme et interdit les perçages corporels ainsi que la teinture en couleurs trop vives des cheveux. Les règlements de l’école interdisent aussi d’y apporter des équipements électroniques tels que des ordinateurs portables et des iPod. Ainsi, les jeunes ont parfois l’impression d’être contrôlés par une panoplie de règlements qui les empêchent d’exprimer leur autonomie et leur identité. « Ici, il faut porter notre uniforme, mais on est des adolescents et on veut trouver une façon de s’exprimer, puis ça passe par le linge qu’on porte. » (Georges). Paradoxalement, certains jugent que l’impossibilité d’exprimer leur différence dans ces domaines constitue une manière de les contraindre à agir plus comme des adultes. Mais ce rôle d’adulte conformiste ne s’accompagne pas des libertés d’expérimentation que certains jugent nécessaires à l’adolescence, justement parce qu’il s’agit d’une période de la vie où les erreurs peuvent être « réparées » : « We can’t be kids. Ils nous demandent tout de suite d’être des adultes et dans 10 ans, c’est là qu’on va faire des affaires qu’on va regretter plus tard dans la vie ». Certains ont même l’impression que leurs pensées et leurs corps sont « emprisonnés » par leur école :

Y’a des choses que j’aimerais vraiment, c’est que j’aimerais ça pouvoir avoir des perçages et la couleur de cheveux. Parce que vraiment je ne vois pas de raisons contre, comme ça donne une mauvaise image. C’est mon corps. […] Y’a beaucoup de précautions et puis [l’objection] c’est toujours – ‘oui, mais si quelque chose arrive…’. Donc, on est quand même pris dans une cage. (Éric)

Enfin, en ce qui a trait à l’enseignement, plusieurs notent un décalage important entre les méthodes pédagogiques et les styles d’apprentissage de l’élève. L’école secondaire est généralement perçue par les élèves interviewés comme une institution qui exige la conformité à un type d’enseignement traditionnel, plus livresque et axé sur l’apprentissage intellectuel. D’autres affirment que les matières enseignées à l’école ne semblent pas avoir de pertinence par rapport au marché du travail. Mais cette perception globale n’est pas partagée par les deux répondants qui ont de la difficulté à effectuer leurs apprentissages de cette manière traditionnelle et qui participent au programme d’alternance études-emploi de leur école. Apprécié, ce programme leur permet d’intégrer un milieu de travail de leur choix, avec approbation et suivi de la personne responsable du programme. Dans le cadre de ce programme, les élèves alternent entre l’école, le matin et le travail en milieu de stage, l’après-midi. Du point de vue des répondantes et répondants, il s’agit d’un programme qui leur permet d’intégrer des concepts académiques à un emploi et qui leur sera utile à plus long terme. Mais ce programme n’offre aucune rémunération pour le travail effectué, ce qui contraindrait alors les jeunes qui y participent à voir un autre emploi s’ils veulent acquérir un peu d’autonomie financière.

En somme, dans le rapport assez négatif que les jeunes interviewés entretiennent avec l’institution scolaire, celle-ci conserve sa pertinence presque exclusivement en regard de ce qu’elle représente pour l’avenir. N’y trouvant pas un milieu pour s’épanouir, la plupart soulignent son rôle en vue de leur formation postsecondaire ou de leur insertion professionnelle. Les quelques commentaires positifs se limitent à des dimensions relationnelles du type « j’y retrouve mes amis » ou à des expériences scolaires vécues hors des murs de l’institution (activités parascolaires permettant de développer une meilleure relation avec certains membres du corps enseignant; programme d’alternance études-travail). En fait, ce n’est pas tant le contenu de la formation que les répondantes et répondants reprochent à leur institution, mais le contenant, c’est-à-dire la manière dont elle est livrée et les horaires et règlements qui les empêchent d’exercer une autonomie propre à leur âge.

Un rapport au travail généralement positif

Il n’est sans doute pas banal qu’une des dimensions de l’école la plus appréciée par nos répondantes et répondants concerne les liens entre celle-ci et le marché du travail. C’est dans leur rapport au travail que les interviewés rapportent le plus de satisfaction, du point de vue de l’expression de leur autonomie, de la possibilité de participer à la société de consommation et d’épargner pour l’avenir; elle apparaît aussi comme un moyen d’acquérir des expériences et des connaissances pour mieux assurer dans l’avenir une insertion plus stable et permanente sur le marché du travail. Ces perspectives favorables à l’emploi s’accompagnent toutefois de réflexions sur l’effet négatif du travail sur leurs relations sociales et leur santé physique.

Le travail constitue pour les répondantes et répondants un levier d’autonomie dans les relations avec leurs parents. L’emploi leur permet d’exercer presque quotidiennement certaines responsabilités et tâches dans un environnement non familial, contre rémunération. Cette activité qu’ils pratiquent habituellement seuls, contribue ainsi au développement de leur autonomie et leur accorde une certaine indépendance financière par rapport à leurs parents, desquels ils ont été complètement dépendants jusqu’au moment de travailler. L’autonomie se manifeste donc d’abord sur le plan financier, puisque les jeunes apprennent à répondre à leurs propres désirs de consommation et à leurs propres besoins. Les répondantes et répondants mentionnent l’importance de profiter de leurs revenus afin de se divertir et se procurer des articles à la mode. Ils prennent ainsi part au monde de la consommation (sorties, vêtements, achat de biens technologiques, etc.).

Mais les effets de cette autonomie ne se limitent pas à la participation à la société de consommation; elle s’étend aussi aux relations avec les parents. Le fait de travailler et d’avoir une certaine sécurité financière donne aux élèves plus de possibilités de contrôler une partie de leur propre existence. Plusieurs rapportent qu’ils ne se sentent plus à la merci des décisions monétaires de leurs parents parce qu’ils arrivent à se débrouiller financièrement sans leur aide : « Si je veux vraiment avoir quelque chose, je vais me l’acheter avec mon argent. » (Mélissa). Les jeunes découvrent alors qu’ils peuvent exercer grâce à l’emploi et aux revenus qu’il procure, une sorte d’autonomie que l’école ou la maison n’accorde pas aussi aisément.

Le travail revêt donc une importance essentielle pour ces jeunes : il s’agit d’un levier pour avoir de l’indépendance d’action, ce qui ne signifie pas pour autant une absence de prise de responsabilité. En fait, l’autonomie est cimentée par ces deux dimensions, soit celles des revenus et de la responsabilité, comme l’illustre le discours de Renée. Pour elle, si le travail « c’est l’indépendance », celle-ci se concrétise par une gestion responsable de l’argent. Il faut contrôler ses dépenses et rester maître de ses finances et biens matériels; de plus, pour se montrer autonome, il faut aussi savoir ne pas compter sur sa famille. Ainsi, bien que ses parents tentent de l’aider financièrement, elle préfère se débrouiller seule : « J’apprends rien quand ils m’aident. C’est toujours the easy way out. ».

Si la responsabilité financière se concrétise par la gestion du budget personnel, elle se manifeste également par les économies. Bien que toutes les personnes interviewées habitent encore au domicile parental, effectuent très rarement des dépenses journalières et profitent de leur argent davantage pour des sorties et acheter des articles « à la mode », plusieurs soulignent l’importance d’économiser une partie de leur salaire. Il s’agit d’une manière de faire face à l’avenir, soit pour faciliter certains projets, soit pour assurer une sécurité financière. Pour Georges, les économies doivent davantage servir à effectuer des projets personnels, même si ceux-ci paraissent assez incertains :

Même en me payant certains luxes, j’économise quand même une partie de mon chèque de paye pour, disons, si je veux aller au collège j’aurai la possibilité de me payer mon collège. Ou même là, si je ne vais pas au collège, ça peut être une mise de fonds pour une maison.

Pour d’autres, la sécurité financière se rapporte à des situations imprévisibles et plus difficiles. C’est le cas de Maria :

C’est pas important d’en avoir beaucoup, mais c’est important d’en avoir en réserve. C’est une sécurité. C’est bon d’en avoir parce que n’importe quand quelque chose peut arriver, et puis tu as besoin de cet argent.[7]

Le discours des jeunes interviewés sur le travail fait aussi une large place à l’acquisition d’habiletés et d’expériences qui, selon eux, ne peuvent se développer dans le monde scolaire. Ce discours est particulièrement fort chez les interviewés qui participent au programme études-travail et qui estiment que les « compétences manuelles » ne peuvent être apprises à l’école. Mais on comprend à l’analyse de tous les entretiens que c’est surtout un processus qui fait appel à la responsabilité et à l’autonomie qui est apprécié. Comme nous l’avons déjà mentionné, le travail permet aux répondantes et aux répondants d’exercer leur autonomie dans un milieu où ils ne sont ni des enfants, ni des élèves, mais des employés rémunérés. Le rapport à l’employeur, et parfois aux clients, donne ainsi l’occasion aux jeunes d’être perçus a priori comme étant responsables, perception qui se concrétise à travers l’apprentissage de certaines habiletés en milieu de travail. En général, les tâches qui leur sont confiées suivent un certain cheminement ayant pour but de leur permettre graduellement d’en exécuter d’autres plus exigeantes en termes de responsabilité. La progression des habiletés développées reflète alors un processus d’autonomisation et de prise de responsabilité reconnu par l’employeur sous la forme de confiance. Les jeunes y voient à juste titre une confirmation de leurs capacités et de leur valeur, ce qu’ils apprécient énormément : « J’aime quand ils [les employeurs] ont confiance en moi […]. Ça me fait sentir bien. » (Renée)

Si certaines dimensions du travail des jeunes interviewés ne leur plaisent pas, comme le caractère répétitif des tâches et les relations parfois pénibles avec les clients, la plupart justifient ces difficultés par le gain d’habiletés qu’elles permettent de réaliser. D’autres endurent ces problèmes par souci de professionnalisme. Les jeunes perçoivent alors ces gains comme des moyens de s’adapter aux réalités du monde du travail; bref, il s’agit pour eux d’expériences qui pourront leur être utiles plus tard. Roger manifeste clairement cette attitude. Caissier dans un magasin, il trouve son emploi répétitif et assez peu motivant. Mais il estime apprendre à connaître les rouages du service à la clientèle, notamment l’importance de faire bonne impression face au client : « Moi, je suis le dernier visage que les gens voient quand ils passent. Alors vraiment, si je veux donner une bonne impression pour qu’ils reviennent, pour qu’ils se sentent plus à l’aise… alors, je pense que je joue un bon rôle là-dedans ». Quant à Maria, ce sont les clients moins sympathiques auxquels il faut faire attention. Il est important de les tolérer pour montrer son sens de professionnalisme, voire pour donner l’exemple aux autres employés de l’entreprise :

Je trouve qu’au travail je veux donner l’exemple à tout le monde. […] Juste montrer que même si un client te fâche, [il faut] le laisser passer parce qu’il a peut-être eu une mauvaise journée [ou] il va te mettre de mauvaise humeur… si toi tu le laisses passer, les autres vont te regarder et puis ils vont dire ‘mon Dieu, elle a laissé passer ça’. Ils vont y penser la prochaine fois s’ils sont dans une situation comme ça.

Enfin, l’expérience de travail est jugée cruciale pour l’insertion professionnelle à l’avenir. Avoir eu un ou plusieurs emplois, avoir acquis des habiletés et avoir fait preuve d’autonomie et de responsabilité au travail, constituent pour les répondantes et répondants autant de garanties face aux perspectives d’emploi futures. Ces acquis forment une manière un peu plus concrète de se projeter dans l’avenir.

Mais le fait de travailler ne comporte pas que des dimensions positives. Ainsi, bien que les interviewés qui sont en emploi ont dû apprendre à mieux « gérer » leur temps et leurs horaires, il n’en demeure pas moins qu’ils ressentent une grande pression quant au temps dont ils disposent. Leurs horaires de travail sont souvent très variables et ils ont à cet égard peu de marges de manoeuvre. Il leur est souvent difficile de concilier école, travail, famille, amis et loisirs.

En fait, c’est le temps qu’occupe le travail dans leur vie qui pose des obstacles sur d’autres plans. La plupart des répondantes et répondants travaillent de quinze à vingt heures par semaine et, compte tenu des exigences assez imprévisibles de leurs horaires et du caractère incontournable de l’école, ce sont les temps consacrés aux activités sportives et aux relations qui finissent par en souffrir. Bien que la plupart des interviewés affirment avoir le temps de s’amuser et de voir leurs amis, ils estiment que leurs priorités vont d’abord à l’école et au travail. Comme l’affirme Julie, « Mon travail est en deuxième sur ma liste de priorité. L’école vient en premier et après c’est le travail, avant mes amis ». Pour d’autres, les relations familiales deviennent plus difficiles à maintenir. Roger, par exemple, trouve qu’il est maintenant plus ardu de conserver de bonnes relations avec sa famille que lorsqu’il ne travaillait pas. En répartissant son temps entre sa petite amie, son emploi et l’école, il avoue « négliger » les membres de sa famille. Aussi, les jeunes interviewés mettent de côté toute forme d’activité physique régulière, puisqu’elle renvoie à un temps relativement facile à supprimer ou qu’elle leur semble moins importante que les dimensions scolaires et relationnelles de leur existence.

Conclusion

Cette enquête exploratoire montre que les élèves du secondaire qui sont en emploi peuvent entretenir avec l’école un rapport essentiellement négatif, notamment quand ils perçoivent que l’école manifeste une incapacité de tenir compte de leur besoin d’autonomie et d’offrir aux élèves des activités qui contribueraient à valoriser le rôle de l’école dans leur vie. Le seul sens donné à leur expérience scolaire au secondaire est assez utilitaire : le diplôme leur permettra de poursuivre leurs études au niveau postsecondaire ou de trouver un meilleur emploi.

Lorsque ce point de vue est mis en opposition avec celui sur le travail, on voit apparaître des positions nettement contraires. Il se dégage du rapport au travail des interviewés non seulement une manière d’accéder à la société de consommation, mais plusieurs autres avantages. Le travail génère un levier d’autonomie dans la relation avec les parents, permet aux jeunes de développer des habiletés et d’obtenir une reconnaissance de leurs habiletés et de leur niveau de responsabilité, enfin, produit des gages d’avenir sous la forme d’économies et d’expériences de travail. En tenant compte de ces possibilités qu’offre le travail rémunéré, il n’est pas surprenant que les interviewés parlent si favorablement de leur emploi. Certains ne s’en priveraient sous aucun prétexte : « Même si mes parents étaient millionnaires, j’trouve que ça serait quand même important de travailler » (Renée). En somme, l’accès au marché du travail à l’adolescence semble répondre à la fois à une problématique liée à une période du cycle de vie et à un enjeu de contexte socioéconomique. L’emploi apparaît comme une manière de répondre à un désir pressant d’autonomie et une manière de conjurer les incertitudes de l’avenir. Par rapport à l’avenir, il nous paraît assez clair que le fait de travailler constitue une façon pour les jeunes de construire des « certitudes biographiques » fondées sur un modèle normatif existant, soit celui de l’insertion professionnelle (Zinn, 2004). Il ne faut donc pas se surprendre de l’investissement des élèves en fin de parcours secondaire dans le monde du travail.

Il faut peut-être s’en inquiéter toutefois. Ainsi, bien que le travail pendant les études secondaires comporte des dimensions valorisantes et sécurisantes, il ne semble pas que cette activité soit sans conséquence. Plusieurs des jeunes que nous avons interviewés manquent de temps pour leurs relations ou l’activité physique et orientent leurs priorités d’abord sur l’école et le marché du travail. Guidés comme ils le sont par ces engagements, ils escamotent le temps consacré à des êtres chers, au premier chef la famille, mais aussi les amis. On peut alors se demander si ces jeunes ont assez de temps pour penser à autre chose que le travail (scolaire ou en entreprise) et pour vivre pleinement leurs relations. Cette interrogation est d’autant plus pertinente que les temps consacrés aux loisirs et aux relations paraissent indispensables dans un contexte social d’incertitude où l’individualisation des parcours est devenue la norme (Wyn et Woodman, 2006). Les jeunes ont besoin d’espaces et de temps pour profiter du présent et de relations « dignes de confiance » pour concilier ce désir et leurs préoccupations pour l’avenir (ibid.) En ce sens, bien que certaines recherches montrent que les valeurs relationnelles, dont la famille, demeurent au centre du système de valeurs des adolescentes et adolescents (Royer, 2006), on peut se demander si le travail ne finirait pas par instaurer dans la relation avec les parents une distance qui entrave l’accès au soutien que ces derniers sont en mesure d’offrir.

Sur un autre registre, on peut s’inquiéter des conséquences du rapport des jeunes à l’école et au travail sur les attentes à l’égard de l’institution scolaire. La valorisation de l’emploi par les jeunes que nous avons rencontrés et le regard négatif qu’ils posent sur l’école ne doivent pas mener à la conclusion que l’école doit mieux s’arrimer aux logiques du marché du travail et de l’insertion professionnelle. Il faut peut-être davantage répondre à la critique voulant qu’il y ait une sorte de perte de sens de l’expérience scolaire. Les répondantes et répondants suggèrent plusieurs pistes en ce sens, allant de l’offre d’activités scolaires qui sont plus engagées socialement et l’ajout de programmes qui combinent études et travail, à une meilleure reconnaissance des désirs d’autonomie des élèves et à un ajustement des horaires scolaires. Il faudrait sans doute tenir compte dans ces initiatives et ajustements des dimensions relationnelles de la vie des élèves en fin de parcours secondaire, ceux-ci estimant que leur multiactivité à l’école et au travail nuit au maintien de relations qui sont pourtant essentielles pour le développement de soi et pour envisager l’avenir.

Il faudrait bien sûr prendre toute la mesure du rapport à l’école et au travail des élèves en fin de secondaire. Dans des enquêtes à plus large échantillon, il serait intéressant de comparer plus systématiquement les apports de chacun de ces milieux en termes d’autonomie, d’habiletés, d’expériences, etc. Il serait aussi de mise d’interroger de façon plus exhaustive le rapport de ces jeunes au travail, en comparant notamment les emplois où le travail est très répétitif, faiblement rémunéré et peu qualifié à ceux qui requièrent plus de compétences et qui offrent un salaire plus élevé. Il faudrait aussi se pencher sur les initiatives éducatives qui comprennent des stages en milieu de travail. Certains milieux de stage de travail permettent-ils davantage de développer l’autonomie, les habiletés et le sens des responsabilités? Si oui, faudrait-il multiplier ces types d’initiatives? Quelles modalités de supervision et de rapport employeur-employé sont les plus pertinentes pour favoriser l’émergence de ces éléments? Faudrait-il offrir une rémunération dans le cadre des stages, pour permettre aux jeunes qui y participent d’exercer une certaine autonomie financière?

Enfin, en tenant compte des effets potentiellement nuisibles du travail — qui sont en grande partie attribuables au temps qu’il accapare et à l’imprévisibilité des horaires — il faudrait aussi s’interroger sur d’autres formes d’activités qui pourraient permettre aux jeunes de développer ces mêmes capacités. Des enquêtes sur l’apprentissage informel aux États-Unis tendent à montrer que la participation à des activités parascolaires au secondaire permet de développer les mêmes compétences que celles recherchées sur le marché du travail, dont celles de la résolution de problèmes, l’identification d’objectifs, l’effort au travail et la gestion du temps, tout en favorisant l’exploration identitaire et la réflexion nécessaires pendant l’adolescence (Hansen et coll., 2003; Youniss, 1999), ainsi que la mise en relation des jeunes. Le même constat pourrait-il être fait ici? Dans aucune de ces analyses éventuelles il ne faudrait oublier que l’adolescence aujourd’hui est marquée par une demande pressante d’autonomie et que notre société valorise surtout le travail et la consommation comme les moyens d’y arriver. Il y a là non seulement tout un programme de recherche, mais aussi d’importants défis à relever par rapport à la société dans laquelle vivent actuellement les adolescentes et adolescents.