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Introduction

Apparu en 1974 en France (Lenoir 1974), le concept d’exclusion est devenu ces dernières années d’une utilisation très fréquente, aussi bien dans les milieux de recherche que dans les milieux d’intervention. C’est un concept qui permet d’expliquer les diverses formes d’inégalité et les phénomènes de rupture et de crise identitaire. Le succès qu’il a connu est en grande partie lié « à la prise de conscience collective d’une menace qui pèse sur des franges de plus en plus nombreuses et mal protégées de la population » (Paugam 1996 : 15). Dans ce qui suit, nous allons d’abord tenter de démontrer comment le concept retenu a été approché dans le champ spécifique de la gérontologie. Dans un deuxième temps, il sera question de démontrer comment la retraite, dans le contexte particulier de la société tunisienne, ouvre la voie à l’exclusion. Mentionnons au départ que ladite société a commencé depuis une vingtaine d’années à connaître l’arrivée de ses premières générations de retraités et elle verra le poids de cette catégorie de la population devenir de plus en plus important pour lui poser de nouveaux problèmes.

Il s’agit, dans cet article, de faire le bilan de l’état d’exclusion vécue par certaines personnes retraitées en Tunisie, à partir d’une recherche que nous avons entreprise sur l’état de l’intégration des personnes âgées tunisiennes (Labidi 2003). Dans une première partie, nous allons rappeler brièvement notre approche méthodologique et mettre la question de la vieillesse en Tunisie dans son contexte. Dans une deuxième partie, il sera question d’analyser les différentes dimensions de l’exclusion des personnes retraitées en Tunisie.

Approche méthodologique

La recherche en question est une étude exploratoire qualitative réalisée dans le district de Tunis. Pour opérationnaliser notre démarche, nous avons recueilli une douzaine de récits de vie de personnes âgées de 60 ans et plus, vivant à domicile, appartenant au milieu rural et au milieu urbain. Il s’agit d’un échantillon non probabiliste composé de cinq femmes et de sept hommes choisis selon l’échantillon de cas typiques reflétant la réalité de l’ensemble de la population âgée tunisienne. Il s’agit de personnes à qui nous avons expliqué les objectifs de la recherche et qui ont accepté volontairement de nous livrer leurs expériences.

La taille de l’échantillon a été déterminée à partir du critère de la saturation. Celle-ci est un critère de la constitution de l’échantillon qui peut se produire lorsque le chercheur se rend compte qu’à un certain temps de la collecte des données, rien de nouveau, de plus significatif et de différent ne vient s’ajouter aux données recueillies. Par ailleurs pour le chercheur qui opte pour la méthode des récits de vie, « le nombre ne fait rien à l’affaire, c’est la qualité et la profondeur qui comptent, c’est là qu’on peut atteindre la signification profonde des choses » (Santerre 1989 : 35).

Pour la collecte des informations recherchées, nous avons choisi comme instrument la technique d’entretien semidirigée, et ce, en utilisant un protocole d’entrevue. En ce qui concerne l’analyse des données recueillies, elle a été faite selon la méthode de l’analyse qualitative du contenu, en trois phases. Dans un premier temps, nous nous sommes consacrés à une analyse préliminaire, ensuite nous avons procédé à une opération de codage; dans une troisième phase, nous avons procédé à la catégorisation en fonction des principaux thèmes de la recherche.

L’analyse qualitative des données obtenues nous a permis de nous rendre compte de la diversité des images de l’exclusion des personnes retraitées en Tunisie. Cette réalité peut être saisie à travers un ensemble de dimensions que nous analyserons dans la deuxième partie de ce travail.

Le concept d’exclusion dans le champ de la gérontologie

Dans le champ spécifique de la gérontologie, on ne trouve pas une définition précise du concept d’exclusion. Selon Zay, qui parle de l’exclusion culturelle, celle-ci désigne dans le domaine de la gérontologie sociale « la mise à l’écart de la population âgée » (1981 : 216). Quant à Guillemard, elle n’utilise pas le terme exclusion, mais elle parle plutôt d’expulsion de la société. Cette situation correspond au modèle de pratique en situation de retraite qu’elle désigne par « la retraite-retrait ». Il s’agit de la situation où le non-travail se traduit pour la personne âgée concernée par une rupture par rapport aux processus fondamentaux de la société. Elle écrivait dans ce sens :

Il n’est plus question pour lui de participation à une production collective ou d’appropriation collective. Son comportement n’est plus social, il est naturel...Les comportements quotidiens liés à cette pratique seront presque exclusivement constitués d’actes réflexes destinés à l’entretien de la vie...Nous n’observons aucune conduite exprimant une quelconque insertion sociale (participation à une association, contacts sociaux, activités paraproductrices). Le champ social est réduit à l’extrême et le biologique domine l’ensemble des conduites.

1972 : 35

Enfin, Brault (1994) considère que dans les sociétés modernes c’est la définition sociale du vieillissement qui prévaut. Elle retient quatre principales manifestations pour concrétiser l’exclusion pendant la vieillesse. Il s’agit du camouflage, de la ségrégation résidentielle, de la violence et de l’âgisme. D’abord, en ce qui concerne le camouflage, il s’agit de la tendance qu’on peut trouver chez les personnes âgées à dissimuler, en utilisant différentes stratégies, les signes visibles de leur vieillissement. Ces derniers sont perçus de façon négative par le reste de la société qui est porté par les traits de la beauté et de la jeunesse. Parlant des différents comportements de camouflage, Brault écrit :

Globalement, ces comportements peuvent s’expliquer par le regard peu indulgent que la société porte sur ces dernières étapes de la vie qui nous renvoient une image inversée d’un «monde jeune et bronzé» où le culte du corps et de la jeunesse déclasse aisément les avantages de la sagesse et de la maturité.

1994 : 702

S’agissant de la ségrégation résidentielle, elle se manifeste par l’adoption d’un modèle d’habitat qui sera exclusivement réservé aux personnes retraitées. Ainsi, celles-ci se trouvent dans un environnement où le contact et les échanges avec les autres générations sont extrêmement réduits. À ces deux manifestations de l’exclusion s’ajoute la violence. Celle-ci peut prendre une dimension psychologique tel que l’abus de confiance, ou encore une dimension physique qui s’exprime par les sévices corporels. Selon Brault, la violence, indépendamment de sa forme, constitue l’une des formes les plus extrêmes de l’exclusion, car « elle signifie toujours un désir ou une volonté latente de détruire son objet, la victime » (1994 : 705). Enfin, s’agissant de l’âgisme en tant que manifestation de l’exclusion des personnes âgées, il désigne l’ensemble des attitudes négatives et hostiles envers les personnes âgées. Celles-ci seront ainsi privées des fonctions sociales reconnues et valorisantes.

Quelques données démographiques sur la population âgée en Tunisie

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’augmentation du taux de vieillissement n’est plus une problématique limitée aux seuls pays industrialisés. Depuis quelques années, elle s’est étendue pour concerner de façon progressive les sociétés dites en voie de développement telles que la Tunisie. En effet, l’examen des données démographiques concernant la société tunisienne nous permet de constater qu’elle a pris le chemin du vieillissement. Selon les résultats du recensement général de la population et de l’habitat de 2004, la population tunisienne comprend 926 444 personnes âgées de 60 ans et plus, soit un taux de 9,3 %. Ce taux était de 5,5 % en 1966, de 5,8 % en 1975, de 6,7 % en 1984 et de 8,3 % en 1994. Les projections démographiques fournies par la même source indiquent l’allure croissante du nombre des personnes âgées parmi la population totale. Il pourrait atteindre en l’an 2030, 2 060 000 personnes, soit un taux de 15 %. Par ailleurs, l’augmentation du poids de la population des aînés s’est accompagnée d’une baisse du poids de la population âgée de moins de 15 ans qui est passée de 46,5 % en 1966, à 34,8 % en 1994 et à 30,9 en 1999 (I.N.S. 2000). Pour situer davantage le contexte de la vieillesse en Tunisie, nous nous intéresserons dans les sections suivantes à l’analyse des activités économiques et des sources de revenus de la population âgée tunisienne.

Selon les données fournies par l’Institut National de la Statistique, nous constatons que 172 500 personnes âgées continuent à exercer des activités économiques, soit un taux de 20 % parmi la population âgée. Cependant, ce qui est important de signaler c’est que la grande proportion de ces personnes se concentre dans le secteur agricole avec un taux de 65 %; en second lieu, vient le secteur commercial où on trouve 112 000 personnes âgées, soit un taux de 14 % parmi l’effectif total des personnes âgées de 60 ans et plus qui continuent à exercer des activités économiques. Bien sûr, les personnes âgées ne peuvent maintenir leurs activités pour une longue période avec la même intensité. Il est évident qu’avec l’avance en âge, l’activité de la personne diminue en qualité et en quantité.

Par ailleurs, indépendamment de sa nature, l’activité économique exercée par la personne âgée contribue au maintien de ses forces physiques, de son équilibre psychologique et de son réseau social. Elle lui permet également de disposer d’un certain revenu qui lui confère une autonomie financière et préserve son statut social. Mais, si telle est la situation des personnes âgées exerçant une activité économique, d’où provient le revenu du reste de la population en question? Pour répondre à cette question, nous proposons le tableau suivant :

Tableau 1

Répartition des personnes âgées tunisiennes selon la source du revenu

Répartition des personnes âgées tunisiennes selon la source du revenu

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Selon ce qui se dégage de ce tableau, la grande proportion des personnes âgées de 60 ans et plus disposent d’une source de revenus qui ne provient pas de l’exercice direct d’une activité économique, d’une pension de retraite ou d’une assistance sociale. Cela démontre l’importance des sources informelles pour la personne âgée et en particulier la famille. Celle-ci, malgré les différents changements qu’elle a connus, continue à assumer une grande responsabilité à l’égard de ses membres âgés. Nous remarquons également l’importance de l’effectif des personnes qui reçoivent une assistance sociale dans le cadre du programme national d’aide aux familles nécessiteuses, programme qui a démarré en 1986. Cette assistance, malgré son montant très modeste, est très avantageuse pour aider la personne âgée pauvre et sans soutien à disposer d’un revenu minimum qui préserve son identité et sa dignité.

Enfin, mentionnons que la pension de retraite en tant que source de revenus pour le tiers de la population âgée occupera dans les prochaines années une place importante. Les prochaines décennies connaîtront de grands départs à la retraite, ce qui permettra aux personnes concernées de disposer d’un revenu stable. Rappelons que le régime de sécurité sociale a été introduit en Tunisie à partir des années soixante et que ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt qu’ont commencé les départs à la retraite et, par conséquent, l’apparition du statut de retraité dans la société tunisienne. Le système de retraite est géré par deux structures : La Caisse Nationale de Retraite et de Prévoyance Sociale (CNRPS) est responsable de la gestion des pensions de retraite pour les agents et fonctionnaires du secteur public alors que la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) est l’organisme qui assume la gestion des pensions de vieillesse pour le secteur privé. Qu’il s’agisse d’un secteur ou de l’autre, le bénéfice de la pension est tributaire de la cotisation au régime de sécurité sociale pendant l’exercice de l’activité professionnelle. L’âge normal de départ obligatoire à la retraite est de 60 ans et la durée minimale de cotisation est de 15 ans.

En définitive, indépendamment de son origine, le revenu permet à la personne âgée de réaliser son indépendance économique, de subvenir à ses besoins fondamentaux et de pouvoir maintenir son intégration. La pauvreté pendant la vieillisse est un grand handicap. Elle porte atteinte de façon considérable à la qualité de vie de la personne vieillissante et la met dans une situation de dépendance financière qui finira par prendre la forme d’une dépendance psychologique et sociale qui met en péril l’image et le statut de la personne âgée dans la famille et dans la société et contribue indirectement à son exclusion.

Analyse des dimensions de l’exclusion des personnes retraitées en Tunisie

La faiblesse du capital matériel et symbolique

La personne qui ne dispose pas de moyens suffisants pour satisfaire ses différents besoins et pour accéder au marché des biens et des services éprouve des difficultés à réaliser son intégration sociale. En effet, pour la personne âgée, l’absence d’un capital, qu’il soit matériel ou symbolique, s’exprime par une certaine mise à l’écart de la société.

La faiblesse du capital matériel chez certaines personnes retraitées est un facteur d’exclusion; elle se traduit par une faiblesse de revenu, c’est à dire de la pension de retraite, mais aussi par des mauvaises conditions de vie qui seront à l’origine d’une dégradation de l’image de la vieillesse et d’une certaine mise à l’écart du vieux.

Une fois à la retraite, certaines personnes âgées tunisiennes vont constater la baisse radicale de leur revenu. Cela les engage dans une nouvelle situation caractérisée par la faiblesse de leur capital matériel qui sera à l’origine d’une détérioration accélérée de leur niveau de vie habituel. Elles seront donc plus vulnérables à l’exclusion. C’est ce qui ressort des propos suivants recueillis auprès d’un retraité provenant du milieu urbain :

« Quand est-ce que l’individu vieillit et s’affaiblit? C’est lorsqu’il ne travaille plus et que son revenu diminue avec la retraite; il se trouve obligé de payer le loyer qui augmente d’une année à l’autre, alors il devient très occupé par sa situation. »

Cette faiblesse du revenu en tant que facteur d’exclusion sera consolidée pour les personnes concernées par la faiblesse du taux de l’augmentation du montant de la pension face à un coût de vie qui augmente de façon constante.

Sur un autre plan, la faiblesse du capital matériel intensifie le sentiment d’exclusion de la personne retraitée surtout dans les cas où elle est conjuguée avec une faiblesse du capital relationnel, et ce, dans la mesure où elle l’empêche de pouvoir faire un projet économique une fois qu’elle est mise à la retraite.

Dans le contexte de la société tunisienne, à l’image des autres sociétés en voie de développement, les modalités d’accès à certains services publics telles que le fait d’avoir l’agrément pour pouvoir élaborer un projet économique, restent trop rigides et soumises à des démarches administratives compliquées et bureaucratisées. En raison de cette situation, les réseaux de relations amicales et familiales continuent à être des voies privilégiées pour pouvoir accéder à certains services, tels que l’appui pour mettre en place un petit projet. Ainsi, la personne âgée ayant un faible capital relationnel, qui vient s’ajouter au capital matériel faible, se trouve exclue de toute opportunité de pouvoir se lancer dans un projet économique lui permettant de contribuer au circuit de production et ainsi de maintenir son intégration sociale. C’est ce qu’illustre le propos suivant recueilli auprès d’un retraité appartenant à la classe moyenne :

« On te dit que tu peux faire un projet de profession libérale, mais on ne te donne pas l’autorisation, ils la donnent aux personnes ayant beaucoup d’argent et de relations… »

Dans d’autres situations, le fonctionnement du réseau des relations facilite également l’accès aux autres services, tels que le service de la santé. Il agit comme un élément facilitateur, mais aussi comme un accélérateur qui permet d’activer les démarches, voire de transgresser les règles quand cela est nécessaire.

L’absence d’un capital relationnel peut également être à l’origine d’une exclusion d’un privilège auquel une personne retraitée peut aspirer, tel que la participation aux festivités organisées à l’occasion de la Journée internationale des personnes âgées.

En somme, il ressort de l’analyse que l’absence du capital, qu’il soit matériel ou symbolique, est un important facteur d’exclusion. Pour certains vieux, l’absence d’un capital relationnel vient s’ajouter à la faiblesse du capital matériel, ce qui ne peut que renforcer la vulnérabilité à l’exclusion dans un contexte caractérisé par le retrait progressif de l’État, par l’augmentation continue du coût de la vie et par l’émergence de nouveaux besoins.

Le manque de préparation à la retraite

En Tunisie, à l’instar de plusieurs autres pays en voie de développement, le régime de retraite a été introduit de façon tardive, en 1959 pour le secteur public et en 1960 pour le secteur privé. La mise à la retraite se fait encore sans préparation et certaines personnes éprouvent des difficultés à organiser le reste de leur vie. Ce manque de préparation à la retraite, constaté dans d’autres sociétés africaines (Kane 1996), est vécu de différentes manières par certains de nos répondants concernés.

D’abord, pour les uns, c’est l’absence de toute information qui puisse les préparer à la baisse de leur revenu qui accompagne le départ à la retraite. Cette baisse de revenu, même si elle n’est pas très importante, entraîne une baisse du standing de vie qui est déjà, à notre avis, à son seuil minimum, en raison des salaires relativement bas associés aussi bien au secteur privé qu’au secteur public. Par ailleurs, la baisse du revenu avec l’accès à la retraite, si minime soit-elle, est importante pour les personnes concernées, puisqu’elle est conjuguée à l’absence totale d’une préparation intégrale à la retraite. Ainsi, les personnes concernées vont éprouver des difficultés à maintenir un niveau de vie auquel elles sont habituées. Voici ce que nous dit à ce sujet une retraitée du milieu urbain populaire :

« Je ne sais pas pourquoi la pension est très faible par rapport au salaire, et moi je ne m’attendais pas du tout à cela. Le jour où j’ai reçu ma pension, c’était pour moi un choc. Mais, au moins, ils devaient nous avertir et nous informer à l’avance, pour qu’on sache qu’est-ce qui nous attend et pour qu’on s’organise en conséquence. »

Pour d’autres personnes, c’est l’adaptation au statut de retraité qui pose un problème, en raison du départ à la retraite sans aucune préparation. En effet, le manque de préparation psychologique fait que la mise à la retraite est vécue comme une expérience pénible qui a pour effet de perturber le fonctionnement normal de la personne concernée. Habituée à un rythme de vie ordonné par le monde du travail, il n’est pas facile pour la personne de pouvoir s’organiser rapidement sans travail si elle n’a pas été suffisamment préparée ou encore, si cette rupture avec le monde du travail n’a pas été faite de façon progressive. C’est ce qui ressort des propos suivants recueillis auprès d’un retraité appartenant à la classe moyenne :

« Le fait d’interrompre son travail tout d’un coup c’est très mauvais. J’aurais bien aimé qu’ils me donnent à l’âge de 60 ans plus de liberté dans le temps de travail, mieux, que j’arrête de travailler une fois pour toutes et tout d’un coup. »

En plus du manque de préparation psychologique à la retraite et l’intervention brusque de la rupture avec le monde du travail, certains retraités rencontrent des problèmes d’ordre administratif qui se manifestent par le versement tardif de la pension de retraite. En effet, en raison de procédures bureaucratiques et du manque de coordination entre l’organisme employeur et les caisses de retraite, certaines personnes ne perçoivent leur première pension qu’après une certaine période d’attente, qui peut être plus ou moins longue selon la nature du dossier.

D’autres personnes, une fois mises à la retraite et découvrant la faiblesse de leur pension, se rendent compte qu’une période de leur travail effectif n’a pas été couverte par le régime de retraite. Cela pourrait s’expliquer soit par les difficultés de la gestion du système de sécurité sociale au début de son application, soit par la mobilité professionnelle au début de la carrière où les gens ont été beaucoup plus préoccupés par la recherche d’un travail stable. C’est ce que nous dit, à ce sujet, un répondant provenant du milieu urbain populaire et ayant travaillé dans le secteur public :

« Au début, j’ai travaillé durant quatre ans, mais je n’ai pas été affilié et pourtant c’était avec l’État. Je les ai perdues. Peut-être que j’aurais pu avoir une pension meilleure que celle que j’ai actuellement. »

Pour certains retraités tunisiens, le manque de préparation à la retraite se conjugue aux mauvaises conditions de déroulement du départ à la retraite en tant que procédure administrative. Les modalités appliquées à ce sujet expriment une mise à la retraite en tant qu’exclusion, et ce, dans la mesure où elles ne tiennent pas compte des besoins psychosociaux de l’individu. C’est ce qu’illustrent les propos suivants :

« Dans notre administration, la façon avec laquelle on t’informe de ton départ à la retraite est très mauvaise. On t’envoie un papier à remplir et dans lequel on te dit qu’à telle date, tu vas partir à la retraite. Et c’est tout. Je ne sais pas si on pense que c’est quelque chose de très simple ou quoi; ils ne savent pas que l’être humain a des sentiments et qu’il a besoin d’une certaine considération. Le départ à la retraite, cela perturbe énormément. »

Enfin, dans le contexte de la société tunisienne, et vu que la retraite est un nouveau statut et que les entreprises et les administrations ne sont pas encore habituées à la gestion des mouvements de départ à la retraite, les cérémonies de départ à la retraite sont organisées par les cellules professionnelles du parti au pouvoir et non par le service du personnel ou de l’action sociale. Ainsi, ce n’est pas toutes les personnes qui vont partir à la retraite qui voient leur carrière professionnelle couronnée par une cérémonie qui, malgré ses limites, reste importante pour faire preuve de reconnaissance et de considération à la personne concernée. D’autant plus qu’elle peut avoir pour effet d’atténuer, de façon si minime soit-elle, le sentiment d’exclusion et de dévalorisation déclenché par la mise à l’écart du marché du travail. Mais, vu l’absence de règles précises définies par l’administration pour l’organisation de ces cérémonies, seules les personnes qui sont actives dans la cellule du parti politique au pouvoir et qui entretiennent de bonnes relations avec son chef peuvent bénéficier de ce privilège.

Comme nous l’avons signalé auparavant, le fait d’être privé d’un capital relationnel est un facteur d’exclusion. L’absence de ce capital joue aussi dans le monde du travail et consolide le sentiment que le départ à la retraite est une forme d’exclusion.

En clair, nous pouvons dire que le manque de préparation à la retraite, les problèmes administratifs que rencontrent les personnes concernées ainsi que les conditions dans lesquelles se déroule le départ à la retraite ne favorisent pas le maintien de l’intégration. Le fait d’être traité sans égard exprime un manque de considération et une certaine dévalorisation, ce qui peut être vécu comme une exclusion. L’ensemble de ces éléments traduit une mise à l’écart pour la personne d’un monde auquel elle est habituée sans la préparer pour faciliter son adaptation avec le nouveau monde caractérisé par l’absence de l’activité professionnelle.

La retraite

Pour certains retraités tunisiens, ce n’est pas uniquement le processus de départ à la retraite qui est vécu comme un processus d’exclusion, mais aussi, le vécu de la retraite en tant que tel qui est considéré comme une séparation du monde des actifs et comme une privation des avantages qui lui sont rattachés. Les propos suivants recueillis auprès de répondants appartenant à la classe aisée illustrent ce que nous venons d’avancer :

« Je pense que la vieillesse c’est le commencement de la fin, c’est la préparation pour la mort. Pour moi, être sans travail, c’est tout perdre. C’est faux de croire que le travail c’est juste le salaire. Il me semble que le travail est très enrichissant pour l’individu sur plusieurs autres aspects, surtout lorsque tu occupes un bon poste, c’est très valorisant dans notre société. »

La situation de retraite exprime une forme d’exclusion, même pour les personnes qui éprouvent au début un certain plaisir dans la vie de retraité, mais avec le temps, et une fois qu’elles ont pu profiter de leur liberté pour une certaine période, elles se rendent compte de l’état de mise à l’écart qu’elles sont en train de vivre par rapport au reste de la société.

La retraite pourrait être assimilée également à une situation d’exclusion et de discrimination. Car à l’opposé de certains pays où le départ à la retraite n’est pas du moins officiellement obligatoire, en Tunisie, le départ à la retraite est obligatoire à partir de l’âge de 60 ans, et ce, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, et pour tous les niveaux hiérarchiques. Soulignant l’aspect excluant et discriminatoire de la retraite obligatoire, Guillemard écrit :

…aucune fonction positive n’est attribuée à la vieillesse. La mise à l’écart correspond à un rejet. La dernière étape de vie est définie par l’oisiveté. La mise à la retraite marque le début de la discrimination. L’institution de la retraite obligatoire à âge chronologique fixe est donc un élément de la politique de notre société.

1972 : 20

Selon la réglementation en vigueur en Tunisie, une personne ne peut être retenue dans son poste de travail après l’âge de 60 ans qu’à la suite de l’autorisation des autorités compétentes et, d’une manière générale, seuls les hauts cadres de l’administration et les professeurs universitaires peuvent avoir ce privilège pour permettre aux secteurs concernés de faire face à un manque de personnel expérimenté et qualifié. Ainsi, pour les personnes qui se trouvent obligées de mettre fin à leur activité professionnelle une fois arrivées à l’âge de 60 ans, la retraite pourrait exprimer une exclusion dans la mesure où l’âge est le seul critère qui intervient sans tenir compte du désir, de la volonté et des capacités physiques de la personne. Voici ce que nous dit à ce sujet un retraité appartenant à la classe moyenne :

« Il me semble que la loi sur la retraite n’est pas bonne. Ce n’est pas bien d’imposer à la personne de quitter son travail, alors qu’elle désire encore travailler après l’âge de 60 ans. À mon avis, il vaudrait mieux laisser la personne libre de choisir le moment de son départ à la retraite. Ce n’est pas bien d’imposer. Tu as le sentiment d’être renvoyé et de ne plus avoir de la valeur. »

Indépendamment du caractère obligatoire de la retraite, qui traduit une forme déguisée d’une mise à l’écart du marché du travail, et donc une certaine exclusion, les personnes mises à la retraite prennent progressivement conscience de la distance qui les sépare du reste de la société. C’est ce qu’illustrent ces propos :

« Avec la retraite, tu n’as plus droit aux crédits bancaires ou aux prêts personnels octroyés par la caisse de sécurité sociale. Donc, vraiment, tu es pénalisé. »

En plus de ces différents éléments relatifs à l’institution de la retraite comme mécanisme qui organise la perte du statut professionnel, les retraités en Tunisie perdent toute possibilité de pouvoir accéder à certains services qui sont reconnus aux personnes actives, d’où leur sentiment d’être exclus.

En n’ayant plus la possibilité de pouvoir recourir aux possibilités de financement pour faire face aux dépenses exceptionnelles qu’elle peut avoir en raison des événements particuliers tels que les fêtes ou les problèmes de santé, la personne retraitée verra la distance qui la sépare du reste de la société s’agrandir. Elle prend de plus en plus conscience de l’état de sa mise à l’écart en raison de la perte de son statut professionnel et de son âge. Par ailleurs, le fait de ne plus pouvoir recourir aux possibilités de financement accordées aux actifs témoigne de la perte de solvabilité chez les personnes retraitées. Cela traduit une certaine mise à l’écart avec le départ à la retraite.

Les manifestations de l’exclusion due à la retraite sont également constatées dans d’autres situations. En effet, les retraités voient leur exclusion s’intensifier par l’interdiction qui leur est imposée d’exercer une activité professionnelle dans le secteur organisé. Cela fera l’objet de la partie suivante.

L’interdiction du travail après la retraite

Selon la réglementation en vigueur en Tunisie, il est interdit aux personnes retraitées d’exercer une activité rémunérée aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Il est également interdit aux employeurs d’embaucher des personnes retraitées, à moins d’avoir l’autorisation préalable des autorités compétentes.

L’interdiction de travailler après la mise à la retraite traduit une certaine forme de mise à l’écart et de discrimination à l’égard des retraités. Il s’agit en fait d’un facteur excluant qui vient s’ajouter aux autres facteurs que nous avons exposés ci-dessus.

D’un autre point de vue, la personne retraitée qui accepte de retourner sur le marché du travail pourrait le faire dans le secteur non organisé, qui ne fait que véhiculer davantage son processus d’exclusion. Un tel secteur constitue un espace marginal dans la mesure où il fonctionne dans des conditions qui ne garantissent à ses employés aucune couverture sociale contre les éventuels risques sociaux. Il échappe également aux normes d’organisation du travail et offre généralement des salaires qui n’obéissent pas aux normes fixées par la législation.

Mais l’interdiction de travailler pour les retraités n’est pas le seul facteur excluant. À cela s’ajoute la complexité de l’appareil administratif qui ne facilite pas aux personnes désireuses de retourner au marché du travail de s’installer de façon indépendante comme il leur est permis par la loi. Les propos suivants expriment ce que nous venons d’avancer :

« Après que j’ai été mis à la retraite, j’ai tout fait pour obtenir une autorisation pour une “louage” [pratique de transport collectif] ou pour ouvrir un café. Mais, cela fait sept ans que j’attends. »

En somme, il ressort de ce qui précède que l’interdiction de travailler pour les retraités et les obstacles administratifs qu’ils rencontrent pour développer des projets économiques expriment une certaine mise à l’écart du circuit de production économique. Ils agissent comme des facteurs d’exclusion.

La crise d’identité : une image négative de soi

La crise d’identité qui se traduit par une image négative de soi est un facteur d’exclusion dans la mesure où la personne âgée en général, en raison des différents changements qu’elle connaît, ne parvient pas à sauvegarder la continuité d’elle-même. Donc, elle n’est plus en mesure de réaliser son intégration comme avant et ne peut maintenir son comportement et son mode de vie habituel.

Pour la personne âgée tunisienne qui a été sur le marché du travail organisé, l’image négative de soi en tant que facteur excluant s’exprime par un sentiment de dévalorisation de soi, sentiment dû à la perte d’un statut social profondément marqué par l’activité professionnelle et ce, à la suite du départ à la retraite. C’est ce qu’illustrent les propos suivants provenant d’une retraitée du milieu urbain :

« Lorsqu’il m’arrive d’écouter des gens parler de leur travail, je sens qu’il y a quelque chose qui me manque. Je sens que j’ai perdu quelque chose et que je suis inférieure aux autres. »

L’image négative de soi chez certains retraités provient de la perte du statut professionnel, c’est-à-dire la perte d’un élément fondamental qui a, sur une longue période de temps, façonné l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et leurs rapports avec les autres.

Dans d’autres situations, l’image négative de soi chez certains retraités est vécue de façon intense. Car, la personne éprouve le sentiment d’être rejetée après qu’on l’a exploitée et qu’on a profité de la meilleure chose qu’elle possédait avant d’atteindre l’âge de mise à la retraite, soit sa force physique. Voici ce que nous dit un retraité appartenant à la classe populaire du milieu urbain : « Ils nous ont jeté comme quelqu’un qui jette le noyau d’une date ou d’une olive après avoir mangé l’essentiel ».

L’image négative de soi qui accompagne la perte du statut professionnel s’exprime également par l’importance que les personnes concernées accordent au travail et la valeur qu’ils lui attribuent pour la vie en société.

Cette attitude positive à l’égard du travail, en tant que moyen d’identification et de valorisation et en tant que mode privilégié pour permettre l’expression et la réalisation de soi dans la société, ne fait, à notre sens, qu’intensifier le sentiment d’être exclu. Ainsi, la perte du travail à la suite de la mise à la retraite représente pour les personnes concernées une expérience douloureuse et humiliante. C’est ce qui ressort des propos suivants : « Rien ne permet de me sentir en pleine société que le travail. Toutes les autres activités, c’est de la poudre aux yeux ».

Pour d’autres personnes, la perte de l’identité qui accompagne la cessation de l’activité professionnelle se manifeste par l’incapacité de la personne à maintenir son estime de soi et à vivre l’expérience de la perte du rôle professionnel sans que soit détruite l’image qu’elle a d’elle-même, comme l’expriment à ce sujet un retraité du milieu urbain aisé :

« Même sur le plan de l’apparence, avant je m’intéressais beaucoup à mon aspect extérieur. Vous savez, la discipline dans le secteur bancaire, surtout lorsque tu es directeur, tu dois donner l’exemple dans les différents détails : l’horaire, la tenue vestimentaire, etc. Actuellement, je ne m’intéresse même pas à moi-même. Ce n’est plus comme avant. Malgré les exigences, je me trouvais le temps pour m’occuper de moi-même. Actuellement, je me néglige beaucoup. »

Ainsi, la perte du rôle professionnel se traduit chez certaines personnes par l’abandon de l’image de soi qu’elles ont bâtie tout au long de leur carrière professionnelle, image qui leur a facilité, pour une longue période, l’interaction positive avec l’environnement social et donc, qui était pour elles un élément fondamental d’intégration sociale.

Étant donné que l’image de soi est étroitement liée à l’ensemble des situations d’interaction sociale dans lesquelles la personne est impliquée, pour certaines personnes, l’image négative qu’elles ont d’elles-mêmes se constitue et s’exprime à travers leurs expériences relationnelles, expériences qui leur envoient le message qu’elles ont moins de valeur et n’ont plus la place qu’elles avaient autrefois.

De ce qui précède, il ressort qu’avec la mise à la retraite, certains retraités tunisiens constatent que la valeur acquise auprès des autres grâce au rôle professionnel qu’ils ont accompli, est en train de s’affaiblir progressivement. À travers les différents messages qui leur sont transmis par leur entourage, ils se rendent compte qu’ils ne sont plus ce qu’ils étaient, qu’ils n’ont plus la même signification qu’ils avaient autrefois, d’où leur perte d’identité. Leur intégration sociale ne peut plus être la même.

Enfin, la perte d’identité, en tant que facteur d’exclusion peut se manifester dans le sentiment d’être oublié par les autorités. Voici ce que dit à ce sujet un retraité du milieu urbain populaire : « On est vraiment oublié et négligé. On n’a plus de valeur, on ne sert à rien. On dirait qu’ils nous ont mis à la retraite pour se venger de nous… »

En Tunisie, étant donné que la retraite est un nouveau phénomène, et que le nombre de retraités n’est pas encore assez important pour constituer une catégorie sociale problématisée, on constate jusqu’à cette date l’absence de programmes socioculturels en faveur de cette catégorie de la population âgée. Mise à part la couverture sanitaire qui est assurée par les caisses de retraite, les retraités sont livrés à eux-mêmes et ne font l’objet d’aucun programme d’intervention de la part des autorités. L’Association Tunisienne des Retraités, malgré ses efforts, reste incapable, en raison de ses moyens limités, de pouvoir mettre en place une politique d’intervention sociale et culturelle en faveur des retraités. Ainsi, les personnes retraitées, vu qu’elles appartiennent à la génération qui a vécu et a grandi dans le contexte de la société tunisienne colonisée et qu’elles ont contribué par leur travail au développement de la société, se sentent lésées et non pas suffisamment récompensées pour les efforts qu’elles ont accomplis. Ce sentiment d’être oubliées traduit la position sociale inférieure des personnes retraitées et exprime une certaine exclusion par rapport aux autres catégories de la société.

Pour d’autres retraités, la mise à l’écart provient du sentiment d’être oubliés par le milieu professionnel auquel la personne était rattachée avant son départ à la retraite. Voici ce que dit à ce sujet un retraité du secteur de l’enseignement : « Mon administration m’a totalement oublié, pour eux moi je n’existe plus, je suis décédé ».

Le rapport négatif qu’entretiennent les retraités avec leur administration d’origine, et le sentiment d’être oubliés qu’ils éprouvent, renforcent davantage la dévalorisation de leur expérience et donc leur exclusion.

En résumé, nous pouvons dire que le système de valeurs que véhicule l’environnement social dans lequel évolue la personne retraitée et l’importance que celle-ci accorde au travail sont à l’origine d’une détérioration de son identité et par conséquent d’une désorganisation de l’image et d’une représentation dévalorisante de soi. Avec la perte de leur statut professionnel, certains retraités constatent la valeur et la place qui leur sont reconnues dans l’organisation socioculturelle. Ainsi, ils se sentent exclus et marginalisés. Cette situation nous semble être totalement différente de ce qu’on peut trouver dans les sociétés occidentales où les personnes retraitées parviennent à maintenir leur intégration et, par conséquent, leur statut social. Par leur implication sociale, leur travail bénévole et par l’ensemble des avantages et des services socioculturels et sanitaires mis à leur disposition, les retraités occidentaux rencontrent moins de problèmes identitaires.

La crise d’appartenance sociale

Avec la détérioration de l’identité qui accompagne l’accès à la retraite, certaines personnes constatent que leur appartenance sociale n’est plus ce qu’elle était. Elle se trouve affectée par l’ensemble des pertes qu’elles ont subies. Dans ce qui suit, nous allons nous consacrer à l’étude de la crise d’appartenance sociale en tant que facteur qui favorise le sentiment d’exclusion qu’éprouvent certaines personnes retraitées en Tunisie. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au sentiment d’être étranger par rapport à la société actuelle, puis il sera question de développer l’ennui et la solitude en tant que dimensions qui expriment la crise d’appartenance sociale.

Le sentiment d’être étranger à la société

Dans certaines situations, il n’est pas nécessaire qu’une personne soit effectivement étrangère à telle ou à telle société pour éprouver des difficultés d’intégration et être par conséquent objet d’exclusion. Tout en appartenant de façon objective à la société, elle peut éprouver le sentiment d’être étrangère. En d’autres termes, elle mènera une vie caractérisée par le sentiment « d’être dehors tout en étant dedans ». C’est ce qu’illustrent les propos suivants : « Ce temps-là, je ne comprends pas ».

En raison des différents changements socioculturels qu’a connus la société tunisienne, certaines personnes âgées retraitées découvrent la distance qui les sépare des autres générations et de toute la réalité sociale. Se trouvant dans une société caractérisée par l’émergence de nouvelles normes et de nouveaux rapports sociaux, certaines personnes vieillissantes en Tunisie se rendent compte qu’elles ne peuvent vivre leur vieillesse comme leurs parents l’ont vécue et qu’elles sont sans communauté d’expériences avec les autres générations, en particulier les jeunes qui représentent la majorité de la population.

En raison des changements qu’a connus la famille et de l’état de disparité culturelle qui affecte la société, certaines personnes retraitées en milieu urbain éprouvent le sentiment d’être étrangères à la réalité actuelle qui caractérise leur environnement social. Les expériences et les connaissances qu’elles ont acquises la vie durant ne sont plus valables dans un contexte de mutation. Par leurs attitudes à l’égard des temps modernes, les personnes concernées témoignent de l’affaiblissement de leur sentiment d’appartenance à la société et expriment par conséquent l’état d’exclusion qu’elles ont le sentiment de vivre. Parlant de la crise d’appartenance de la personne âgée Laforest écrit dans le même ordre d’idées :

…de plus en plus, elle se sent comme étrangère parmi les siens. Elle a l’impression que le courant de la vie continue sans elle, et qu’elle est réduite à un rôle de spectatrice. Désormais, elle parle de son temps comme d’un temps révolu; le temps actuel de la société n’est plus son temps à elle.

1989 : 141

Pour d’autres personnes, le sentiment d’être étrangères à la société, en tant qu’indice de la crise d’appartenance qui exprime l’état de l’exclusion ressentie, se conjugue au sentiment de ne pas être respectées par les autres et d’être dépassées dans le contexte d’une société de plus en plus dominée par les jeunes et par la recherche de tout ce qui fait partie de la modernité. C’est ce qui se dégage des propos suivants :

« Ils [les jeunes] sont devenus de moins en moins respectueux à l’égard des personnes âgées. Pour eux, nous les vieux, on est quelque chose de l’antiquité. »

En effet, le manque de respect dont font l’objet certaines personnes âgées traduit la place qui leur est reconnue dans la société. Il exprime leur faible acceptation par les autres, par le reste de la société. Ainsi, leur rapport à l’environnement social se trouve profondément perturbé et leur sentiment d’appartenance se réduit à ses degrés les plus faibles, d’où leur sentiment d’être exclues.

L’ennui

L’ennui est une situation qui exprime l’état d’exclusion que vivent certaines personnes âgées, et ce, dans la mesure où il traduit leur rapport négatif à l’environnement social et donc l’affaiblissement de leur sentiment d’appartenance. Selon Laforest, l’ennui peut se définir « comme un sentiment de ralentissement du mouvement du temps » (1989 : 143). Voici ce que nous dit une femme retraitée du milieu urbain moyen :

« Au début, j’ai été contente. Mais, au fur et à mesure que j’avance dans le temps, je découvre le grand vide dans lequel je vis. Les journées sont devenues pour moi très longues. J’ai beaucoup d’ennui, combien de temps je vais rester sans rien faire, d’autant plus que je suis seule. »

En effet, le manque d’activité pendant la retraite, dû à l’absence d’activité professionnelle, entraîne chez certaines personnes une désorganisation dans l’usage du temps quotidien. Cela dit, le temps libre qui caractérise le vécu quotidien de la personne âgée perd toute signification, car il se définit par rapport à soi-même et non par rapport au temps du travail. Comme nous l’avons mentionné auparavant, le travail dans la société moderne est la base sur laquelle se fonde la vie de l’être humain en ce sens qu’il permet à l’individu de satisfaire un ensemble de besoins psychosociaux.

Ainsi, la mise à l’écart du marché du travail pour des raisons de santé ou en raison de l’âge développe chez les personnes concernées un profond sentiment d’ennui et de désoeuvrement. Cette situation, qui s’exprime par la longueur du temps, aura des effets néfastes sur le fonctionnement normal de la personne. Elle perturbe son équilibre psychosocial, voire son existence. Selon Laforest :

Une personne qui s’ennuie ressent comme un vide intérieur et une tristesse sans objet précis qu’elle décrit le plus souvent en disant que « le temps ne passe pas vite » ou que les « journées sont longues ». Ces expressions populaires sont justes; elles expriment bien ce qu’est en réalité l’ennui comme expérience vécue. L’ennui est un sentiment qui résulte d’une altération de notre rapport avec le temps.

1989 : 142

Le sentiment d’ennui qui se développe chez certaines personnes âgées en raison de l’absence d’activité professionnelle se trouve renforcé par la perception négative que les personnes concernées se font des activités auxquelles elles s’adonnent pour meubler leur temps libre. C’est ce que nous dégageons des propos suivants :

« La personne qui ne travaille pas, qu’est-ce qu’elle va faire? Toutes les autres activités ne sont pas aussi importantes que le travail. Faire le magasinage, c’est une activité que même les enfants peuvent faire. »

En Tunisie, une fois à la retraite, certains hommes, surtout ceux dont l’épouse ne travaille pas à l’extérieur du foyer, vont s’adonner à l’activité de magasinage et aider leur femme en faisant toutes les courses qu’elle faisait avant. Cependant, cette activité et bien d’autres comme moyen pour combattre l’ennui, restent limitées et à faible signification sociale.

Le problème d’ennui n’est pas spécifique aux hommes. Nous le retrouvons également auprès de certaines femmes retraitées. Cela à l’opposé de ce qu’on est porté à croire, surtout lorsqu’il s’agit d’un contexte de société arabe et musulmane, que la femme au foyer a toujours de quoi meubler son temps. Une fois mises à l’écart du marché de travail, certaines retraitées éprouvent des difficultés à meubler leur temps libre par des activités habituellement réservées aux femmes au foyer et auxquelles elles s’adonnaient le temps qu’elles étaient sur le marché du travail.

Ainsi, en raison de l’absence de l’activité professionnelle, il se développe chez certaines personnes âgées qui ont été mises à l’écart du marché du travail par la prise de la retraite une pauvreté de l’existence. Celle-ci trouve son origine dans l’image que se font les personnes concernées des activités auxquelles elles peuvent s’adonner pour meubler leur temps, dans le sens où il s’agit d’activités qui ne leur permettent pas de maintenir le fil commun qui les rattache au reste de la société et au cours normal de la vie. À cela s’ajoutent bien sûr, et comme nous l’avons déjà exposé ci-dessus, la valeur et la signification profonde accordées au travail.

Enfin, il nous semble important de noter que l’ennui n’est pas une problématique spécifique à la dernière étape de la vie, mais qu’il touche à des degrés différents les autres stades de la vie. Cependant, il nous semble qu’il acquiert une importance particulière au cours de la vieillesse. À cette étape de la vie,

…nous découvrons que l’ennui n’est jamais conjuré une fois pour toutes; au contraire, il s’impose alors à notre conscience comme un spectre plus menaçant que dans les âges antérieurs.

Laforest 1989 : 143

L’ampleur du problème d’ennui pendant la vieillesse se trouve renforcée chez certaines personnes par un vécu caractérisé par la solitude et l’isolement. C’est ce que nous développerons dans la partie suivante.

La solitude

Dans la vie sociale, la fréquence et l’intensité des relations d’échange avec les membres de la famille, les voisins et les amis, représente pour l’individu un important facteur d’intégration sociale, dans la mesure où elle confirme son degré de participation à une identité collective, son acceptation ou son inclusion donc, son appartenance sociale. Avec le passage de l’âge adulte à la vieillesse, une catégorie de personnes retraitées constate que le réseau de relations sociales avec la famille et les amis se rétrécit progressivement pour finalement ne plus jouer son rôle en tant que facteur intégrateur. Dans le meilleur des cas, ce réseau se réduit à des visites courtes et espacées dans le temps.

La crise d’appartenance, en tant que facteur qui développe l’exclusion que vivent les personnes retraitées tunisiennes, se traduit pour certaines d’entre elles par un vécu caractérisé par l’isolement et la solitude. En effet, arrivées à la retraite, certaines personnes découvrent l’étroitesse du monde dans lequel elles sont plongées et qu’elles sont condamnées à continuer à vivre seules. Mais, d’abord, qu’est-ce que nous entendons par solitude?

Pour définir la solitude, Mayrat distingue entre la solitude objective, c’est-à-dire l’isolement, et la solitude subjective. Elle écrit dans ce sens :

La solitude objective ou isolement est un fait observable, c’est la privation de la compagnie humaine, la mise hors du circuit social. Cette solitude est parfois choisie, bien plus souvent subie. Mais elle est toujours relative et ne peut jamais être absolue de façon durable. La solitude subjective ou sentiment de solitude est un phénomène de vécu qui échappe à l’observation et au contrôle. Elle est de l’ordre du sensible, indubitable pour celui qui l’éprouve, incommunicable à autrui. C’est un état d’âme ressenti sur un mode émotionnel douloureux et angoissé. Éprouver un sentiment de solitude, ce n’est pas être effectivement seul, c’est se sentir seul même au milieu des autres, sans pouvoir établir avec eux une communication satisfaisante et se croire perdu, incompris, abandonné, réduit à soi-même.

1981 : 41

Laforest considère la solitude des personnes âgées comme l’une des principales problématiques de la vieillesse. Il la définit comme étant « un appauvrissement de la qualité de leurs relations sociales découlant de la diminution de leur communauté d’expériences vitales avec les leurs » (1989 : 148).

Ainsi, en tant que situation caractérisée par l’absence de contacts sociaux, qui permettent à la personne retraitée de satisfaire son besoin de sécurité et de communication, la solitude traduit un état d’exclusion. Voici ce que dit à ce sujet une retraitée provenant du milieu urbain moyen :

« Chaque jour je me rends compte que la solitude tue… Mes enfants se sont mariés. Mon mari, que Dieu le bénisse, est décédé. Je me trouve toujours seule. La solitude est quelque chose que je ne supporte pas. Il m’arrive parfois de détester la vie et de dire que la mort vaut mieux que la solitude. Vraiment la solitude est terrible... »

Pour certaines personnes retraitées, leur exclusion est vécue comme un état d’isolement. Dans le contexte actuel de la société tunisienne, et en particulier dans le milieu urbain, à l’instar de ce qui s’est produit dans les sociétés développées, la structure familiale traditionnelle s’est considérablement transformée. Dans ces conditions, certaines personnes retraitées, se retrouvent seules, à cause du départ des enfants après leur mariage, ou à cause de l’immigration. Cette situation de solitude pourrait être intensifiée par le veuvage et par des problèmes de santé.

La société tunisienne est en train de connaître un grand mouvement d’urbanisation conçu selon une architecture, en particulier dans ses grandes villes, qui répond davantage aux normes de la famille restreinte. Les nouveaux habitats, en particulier ceux situés dans les quartiers urbains planifiés, sont totalement différents de ceux qui obéissent aux normes traditionnelles de la famille élargie. Dès lors, certaines personnes retraitées continuent de vivre seules dans leur domicile, alors que leurs enfants s’installent de façon indépendante dans le quartier le plus proche de leur travail.

Dans les quartiers populaires non planifiés, l’isolement de certaines personnes retraitées se trouve intensifié par les mauvaises conditions de vie et le manque de capital matériel, comme nous l’avons exposé ci-dessus. Cette situation peut se traduire par une rupture totale avec le monde extérieur.

De ce qui précède, nous pouvons dire que le départ des enfants, qu’il soit pour des raisons économiques ou sociales, exprime non pas uniquement l’émergence de nouvelles attitudes marquées par l’individualisme, mais aussi la transformation qu’est en train de connaître la famille traditionnelle de type élargie. Celle-ci permettait autrefois au parent âgé de demeurer entouré de sa progéniture en assumant un ensemble de fonctions adaptées à son âge. Soulignant le départ des enfants et ses répercussions sur les parents âgés, Laforest écrit :

Lorsque les enfants quittent la maison, leur famille d’origine éclate en plusieurs « noyaux », apparentés certes, mais indépendants les uns des autres. Le couple des parents âgés devient l’un de ces noyaux. Quel gérontologue n’a pas un jour ou l’autre entendu cette constatation mélancolique et résignée d’un couple âgé : la famille, ça se commence à deux... et ça se finit à deux!

1997 : 15

Dans l’étude réalisée par l’Institut National de la Santé Publique, les auteurs notent dans la section consacrée à l’analyse de l’environnement humain et des relations personnelles que 6,5 % des personnes âgées interrogées vivent seules (INSP 1996 : 93). Ce taux, malgré sa faiblesse, nous semble être significatif. Il traduit les effets du changement socioculturel en oeuvre en Tunisie sur certaines fractions de la population âgée. Il est également significatif, car la solitude se traduit pour certaines personnes par un repli sur soi et se trouve intensifiée par d’autres problèmes tels que la pauvreté, les mauvaises conditions de logement, mais aussi par le sentiment d’avoir échoué son projet filial.

Pour certaines personnes retraitées, outre la séparation avec les membres de la famille et en particulier avec les enfants, leur mise à l’écart du marché du travail les prive d’un important espace qui leur offre des occasions pour des rencontres et des échanges. Cette situation nous semble plus évidente chez les femmes dans un contexte de société arabo-musulmane où la liberté de la femme n’est pas encore chose acquise. De fait, à la retraite, la femme se trouve privée de la meilleure voie pour entrer en contact avec le monde extérieur et établir un riche réseau de relations sociales. Ainsi, sa sociabilité n’est plus ce qu’elle était et tout le monde extérieur sera réduit pour elle au simple espace de son domicile privé.

Par ailleurs, la solitude de certaines personnes retraitées ne trouve pas uniquement son origine dans un manque de contact avec les enfants et dans la mise à la retraite. Pour certaines personnes, c’est le manque d’insertion dans le voisinage qui contribue à leur solitude. Voici ce que dit un retraité du milieu urbain aisé : « Avec les voisins, je n’ai aucun contact, bonjour, bonjour et cela s’arrête là, chacun pour soi. »

Dans les nouveaux centres urbains en Tunisie, les liens coutumiers et les réseaux de voisinage, qui caractérisaient autrefois la société traditionnelle, se sont affaiblis. Ainsi, nous constatons l’émergence de nouvelles conduites caractérisées essentiellement par de nouveaux modèles de comportement, par l’individualisme et par la transgression des anciennes valeurs qui soutenaient autrefois les rapports entre les personnes, les familles et le voisinage. Ainsi, dans ce nouveau contexte, certaines personnes retraitées se trouvent privées d’une grande source d’intégration sociale, soit l’interaction positive avec le réseau primaire.

Enfin, pour une autre catégorie de personnes retraitées, ce n’est pas la privation objective d’êtres humains qui est à l’origine de leur isolement. Elles se sentent simplement seules au milieu de la famille. Leur vécu quotidien est caractérisé par une solitude plus profonde en raison de l’absence d’intérêts et de préoccupations communs avec le reste des membres de la famille.

Pour certains parents retraités qui continuent à vivre dans leurs familles, l’absence de communauté d’expériences avec leurs enfants et leurs petits-enfants les expose à mener une vie solitaire tout en étant entourés des autres. Laforest écrit en ce sens :

C’est à l’intérieur d’eux-mêmes qu’ils sont solitaires. Ils le restent au milieu d’une foule. Trop souvent même, ils le restent au milieu d’une réunion familiale, parmi leurs enfants qui parlent entre eux d’une vie qui n’est pas la leur.

1989 : 148

En résumé, il ressort de l’analyse précédente que la crise d’appartenance que nous pouvons constater auprès de certaines personnes retraitées s’exprime à travers le sentiment d’être étranger à la société, par l’ennui et par la solitude.

Le manque de loisirs

Même si la culture ambiante n’est pas encore aussi favorable au fait qu’une personne âgée se livre à des activités de loisirs, au point que dans certains milieux une telle occupation de temps est mal vue, il n’en demeure pas moins que certains parmi nos répondants nous ont fait part de l’absence des espaces de loisirs qu’ils peuvent fréquenter. Voilà ce que nous dit à ce sujet un retraité provenant du milieu urbain moyen :

« On ne donne pas beaucoup d’importance aux loisirs chez nous. Les jeunes ont les maisons de jeunes [centre d’animation et de loisirs], les maisons de cultures, les clubs sportifs, mais nous les vieux nous n’avons rien. »

Vu leur poids majoritaire dans la population totale, les jeunes en Tunisie ont à leur disposition un ensemble de structures et de programmes qui consacrent la culture des loisirs et des sports et qui sont gérés par des départements spécialisés. Dans ce contexte, les personnes âgées qui expriment le besoin de se distraire font face à une carence totale des espaces et des moyens de loisirs, abstraction faite des excursions qu’organise de temps à autre l’association des retraités au profit de certains adhérents. Ainsi, certaines personnes âgées se rendent compte qu’elles évoluent dans un contexte qui consacre la valeur de la jeunesse et qui valorise les espaces de loisirs et de culture qui sont essentiellement orientés vers la satisfaction des besoins spécifiques de cette catégorie de la population.

Par ailleurs, nous pensons que le sentiment d’exclusion qui se développe en raison de l’absence de moyens de loisirs pour les personnes retraitées, ne peut que s’intensifier lorsqu’elles constatent la diversité des possibilités de distraction offertes aux jeunes; une catégorie sociale qu’elles ont pris l’habitude de ne pas considérer. Ainsi, elles découvrent de plus en plus la place restreinte qui leur est faite dans le contexte d’une société en mutation composée en majorité par les jeunes. C’est dans ce sens que le manque de loisirs destinés aux personnes âgées se traduit chez certaines d’entre elles par le sentiment d’être exclues.

Conclusion

L’essentiel de l’analyse qui précède nous permet de constater les différents facteurs défavorables à l’intégration de certaines personnes retraitées dans la société tunisienne actuelle. En effet, le manque de capital matériel et relationnel, la mise à l’écart du marché du travail en raison de la retraite et des conditions dans lesquelles elle se déroule, l’image négative de soi, la crise d’acceptation et d’appartenance sont les différents facteurs qui sont à l’origine du sentiment d’exclusion, sentiment qu’éprouvent certaines personnes retraitées. Ainsi, on peut dire à la suite de cette analyse que la retraite, malgré ses aspects positifs de protection, peut être insuffisante pour garantir une bonne intégration de la personne âgée. En tant que système d’assurance vieillesse, elle nécessite un ensemble de mesures d’accompagnement qui peuvent limiter ses effets négatifs pouvant ouvrir la voie à l’exclusion.