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Introduction
À la fin du siècle dernier, l’économie mondiale a connu un de ses changements les plus profonds: la globalisation, dont l’aspect fondamental consiste en la consolidation du modèle néolibéral au niveau mondial. Dans les pays du Tiers Monde, les institutions internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont joué un rôle important dans la diffusion du modèle néolibéral à travers les Politiques d’ajustement structurel (PAS) appliquées à des pays affectés par la crise de la dette extérieure.
Ce modèle considère la croissance économique comme objectif du développement, en accordant de l’importance aux indicateurs macroéconomiques, sans prendre en considération les coûts sociaux et écologiques ni, par conséquent, les effets négatifs sur la population.
Pour réduire l’inflation et le déficit du gouvernement et favoriser la croissance économique, les PAS emploient des mesures comme la réduction des dépenses publiques, la réforme fiscale, la dévaluation de la monnaie nationale et la réduction des barrières commerciales. Cela entraîne des conséquences sociales graves, spécialement pour les couches les moins favorisées de la société, surtout pour les femmes, car ces politiques renvoient aux foyers toute la charge de la reproduction sociale.
1. Processus de localisation des industries vers les pays en voie de développement et choix de la main d’oeuvre féminine
Les Politiques ou Programmes d’ajustement structurel ont comme éléments essentiels l’ouverture de l’économie nationale à l’extérieur (libéralisation des importations et promotion des exportations) et l’encouragement de l’investissement étranger.
Le modèle économique néolibéral implique une forte compétitivité au niveau international qui, avec la facilité des mouvements du capital, lance ce dernier à la recherche de coûts de production les plus bas. Ce qui a comme conséquence le transfert de la production industrielle à base de travail intensif des pays industrialisés vers des pays à bas salaires et avec peu de réglementations du travail. La recherche des aires sans contrôle environnemental et surtout de la main d’oeuvre à bon marché, abondante, peu exigeante et habituée à des tâches routinières, a donné lieu à des politiques de délocalisation des entreprises vers des pays en voie de développement et surtout à une « nouvelle préférence de l’emploi féminin, spécialement dans les processus de travail intensif où les coûts de la main d’oeuvre représentent une proportion importante du total des coûts de production» (Beneria, 1991).
Pourquoi cette nouvelle préférence de la main d’oeuvre féminine? L’emploi des femmes, malgré les différences qui puissent exister selon les cas, présente des caractéristiques semblables. Le transfert de la production à d’autres pays et la réorganisation du processus de travail qui l’accompagne entraînent l’emploi d’une main d’oeuvre:
plus petite en quantité absolue,
plus féminisée,
plus jeune,
avec un coût de travail généralement de beaucoup inférieur et une productivité similaire sinon plus élevée,
dans des conditions de travail défavorables et précaires,
non syndiquée ou avec une organisation syndicale faible.
Selon L. Beneria, une première explication du pourquoi de cette nouvelle préférence réside dans le fait qu’il s’agit de la force de travail la moins coûteuse qu’on puisse trouver dans chaque pays (quand la comparaison est nationale) ou au niveau global (quand on compare différents pays).
Une deuxième explication consiste en l’analyse des caractéristiques de genre ou les qualités prétendues ou vraies attribuées aux femmes. Ces caractéristiques se réfèrent à différents facteurs :
des facteurs qui facilitent le contrôle de cette force de travail : soumission, docilité, capacité de suivre les ordres de la part des femmes, non participation aux activités syndicales (due principalement au contrôle masculin des syndicats et aux obligations domestiques);
des facteurs en relation avec la productivité comme les arguments concernant l’habileté des femmes surtout dans la production d’objets minuscules ou qui requièrent un certain soin ou patience.
des facteurs relatifs à la flexibilité de la main d’oeuvre féminine surtout chez les jeunes dans le sens où elles acceptent des contrats de travail à court terme, non renouvelables, à temps partiel ou instable. Ce qui permet aux entreprises non seulement d’éviter des problèmes de renvoi et de santé spécialement dans les cas des problèmes liés à la contamination et au surmenage physique et mental mais aussi d’empêcher les cumuls des avantages liés à un travail stable et continu.
Une question s’avère nécessaire face à ce processus de féminisation de la force de travail d’une partie importante de la production transnationale : ce nouvel emploi représente-t-il une source d’émancipation et d’autonomie face aux institutions patriarcales propres à chaque pays ou au contraire une source d’exploitation et de discrimination?
L’évaluation de ce processus doit tenir compte du moment et des conditions de chaque pays. J’ai essayé, pour ma part, de donner quelques éléments d’évaluation concernant les ouvrières interviewées.
Pour faciliter et attirer l’investissement étranger, les gouvernements des pays en voie de développement créent des zones franches et/ou accordent des licences et privilèges aux entreprises comme, par exemple, l’exonération fiscale ou la réduction des impôts à un minimum, la suppression des tarifs douaniers, certaines concessions au niveau du travail comme l’interdiction de syndicat ou l’octroi des salaires encore plus bas que ceux établis dans ces pays.
2. Le processus vers le Maroc et les facilités offertes aux entreprises étrangères
Les PAS imposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale au Maroc en 1983, dans le but de freiner l’accroissement de la dette extérieure et rétablir l’équilibre financier, a entraîné des mesures de libéralisation économique qui ont comme objectif le rétablissement des équilibres macroéconomiques et la restructuration du tissu industriel. Il s’agit essentiellement de : réforme fiscale, privatisation des entreprises publiques, élimination des subventions de produits de base, réduction des dépenses destinées aux secteurs sociaux (santé, éducation,…) et gel des salaires.
La politique de l’incitation à l’investissement étranger s’est concrétisée dans la Charte (ou le Code) de l’investissement, un cadre réglementaire adopté en 1995. D’autres textes législatifs et réglementaires interviennent pour en préciser le contenu et les modalités d’application. La promotion des exportations et la réduction des coûts d’investissement sont les principaux objectifs de la Charte. Ses éléments de base peuvent être résumés dans une série d’exonérations d’impôt direct et indirect (impôt sur le bénéfice, TVA, patente…).
Un fonds de promotion des investissements est prévu par la Charte permettant à l’État de prendre en charge une partie des coûts de l’investissement (réduction des prix des terrains, formation professionnelle, coûts de l’infrastructure externe…) et de financer une partie des zones industrielles à équipement insuffisant. En outre, la Charte offre la libre convertibilité ainsi que la liberté de transfert des bénéfices et des plus-values sans limitation ni pour le montant ni dans le temps.
3. Le marché et la législation du travail au Maroc
Le Code du travail fixe le temps du travail effectif (8 heures par jour et 48 heures par semaine), le repos hebdomadaire (24 heures consécutives comme minimum), les vacances annuelles (1 jour et demi par mois de travail), les charges sociales (17 % de la rémunération mensuelle brute), la prime d’ancienneté et surtout le Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) qui ne peut être inférieur à environ 8 dirhams l’heure (environ 0,8 euro). La législation marocaine en matière de travail reconnaît le droit au syndicalisme des travailleurs.
Mais, le Code est une chose et la réalité en est une autre. Dans le secteur privé, la loi et les réglementations sont en général ignorées par le gouvernement et les patrons. Les normes en matière de santé et de sécurité sont rudimentaires. Les inspecteurs du ministère de l’Emploi sont à la fois contrôleurs et conciliateurs dans les conflits. En plus, ils ne sont pas nombreux et ne disposent pas des moyens nécessaires pour bien accomplir leur tâche.
Le Maroc est aussi un pays où les violations de la loi en matière de travail des enfants sont fréquentes et où il existe des réglementations qui régissent le travail des enfants de 12 à 16 ans. Les filles et les garçons travaillent surtout dans les secteurs du textile, des tapis et des tanneries. Les filles sont aussi employées comme domestiques et perçoivent rarement des gages. Dans beaucoup de secteurs, le salaire minimum ne s’applique pas, surtout dans les secteurs informel et artisanal. Le gouvernement lui-même rémunère ses employés au-dessous du SMIG quand ils sont dans les grades les plus bas de la fonction publique. Ils représentent 8% des fonctionnaires de l’État.
En plus, les entreprises sont autorisées à embaucher des jeunes diplômés pour une période limitée avec un salaire inférieur au SMIG dans le cadre d’un programme d’emploi subventionné.
Le marché du travail se caractérise par un taux élevé du chômage : 22% en milieu urbain et 5,4% en milieu rural. Le chômage affecte surtout les femmes (28%).
En résumé, les données statistiques reflètent l’existence d’une réserve de main d’oeuvre essentiellement féminine, jeune et à la recherche d’un premier emploi qui correspond aux caractéristiques de la demande des entreprises étrangères.
Avec des bases économiques et matérielles réduites, pour des raisons d’enclavement et des raisons politiques, le nord du Maroc a été longtemps marginalisé. L’amplitude du chômage, qui affecte particulièrement les femmes et les jeunes, explique la place qu’occupent les différentes formes des économies marginale et informelle, l’exode interne et l’émigration internationale.
4. Objectifs et méthodologie
L’objectif de ce travail est de faire connaître les conditions de travail et les conditions sociales des femmes ouvrières dans une entreprise étrangère, T.K. Fish, de nationalité hollandaise, implantée dans la région de Tétouan depuis sept ans.
Trois autres entreprises sous-traitées ou succursales sont actuellement installées à Tanger et à Larache. T.K. Fish emploie environ 1 400 ouvriers dont 1 200 sont des femmes, ce qui représente 86% de l’ensemble des travailleurs. C’est un élément important qui justifie la nécessité de connaître et d’étudier la situation socio-économique de cet ensemble majoritaire de travailleuses. Cela coïncide avec l’intérêt que je porte au statut de la femme, préoccupée moi-même par une problématique me concernant en tant que femme marocaine impliquée dans des associations de femmes et de droits humains.
La première partie de ce travail présente quelques caractéristiques socioéconomiques de la région (la province de Tétouan) où est implantée l’entreprise hollandaise, T.K. Fish. Dans la deuxième partie, il s’agit de mettre en évidence l’évolution et l’importance de la participation de la femme marocaine dans la sphère économique du pays, bien que les statistiques ne reflètent pas l’amplitude de la réalité de la contribution économique des femmes. La problématique des ouvrières dans l’entreprise hollandaise, dans le cadre d’une approche genre, est analysée dans la troisième et dernière partie.
Pour réaliser ce travail, l’analyse quantitative a été pertinente, surtout pour la première et deuxième partie. Les sources d’information sont principalement les publications de l’Agence pour la promotion et le développement économique et social des préfectures et provinces du nord du Royaume (APDESPPNR), les publications et la page web de la Direction de la statistique du ministère de la Prévision économique et du plan.
Une des premières difficultés dans la réalisation de ce travail a été l’inexistence de données sur les entreprises étrangères implantées dans la région de Tétouan, spécialement sur T.K. Fish, et surtout sur les ouvrières dans le secteur industriel, particulièrement dans le secteur agroalimentaire de la région. Le manque de temps a empêché l’élaboration de questionnaires comme alternative possible pour la cueillette et la saisie des données. Cependant, une analyse qualitative basée sur une entrevue avec la direction de l’entreprise et des entrevues avec des ouvrières a été possible pour élaborer les deux dernières parties de ce travail.
Quant aux données sur les travailleuses, une fois de plus le manque de temps (un séjour de quinze jours au Maroc coïncidant avec une semaine de célébrations, la fête du Sacrifice) a limité l’enquête à trois entretiens en groupe avec les ouvrières de T.K.Fish. L’amie qui m’a servie d’intermédiaire, membre du syndicat de la CDT (Confédération démocratique du travail) et responsable de la section des femmes, m’a mise en contact avec les deux premières femmes interviewées. Pour le premier et le deuxième rendez-vous, j’ai dû attendre plus de deux heures au local du syndicat, en me posant beaucoup de questions. Cependant, j’ai pu interviewer six ouvrières malgré le peu de temps dont je disposais au Maroc: la première entrevue avec deux ouvrières, la deuxième avec quatre (dont une a déjà participé à la première entrevue) et la troisième avec une. La première s’est faite en présence de deux autres femmes, qui sont parties au bout d’un quart d’heure, et d’un jeune homme, délégué des travailleurs au sein de l’entreprise. Il est resté jusqu’à la fin, intervenant de temps en temps. Moi, j’avais l’impression qu’il était là pour contrôler ou superviser ce qui se disait. Plusieurs fois, une des filles interviewées se retournait vers lui (il était assis derrière elle) comme pour avoir son approbation sur ce qu’elle commentait. Deux premières entrevues (le groupe de deux et le groupe de quatre) ont été réalisées au local du syndicat et elles ont duré respectivement 40 minutes pour la première et 50 minutes pour la seconde. La dernière s’est réalisée au domicile de l’ouvrière, grâce à l’intermédiation d’une autre amie, qui m’a reçue avec hospitalité. Cet entretien a duré une quarantaine de minutes.
L’entrevue avec la direction de l’entreprise portait sur des questions relatives aux caractéristiques générales et aux caractéristiques de production de T.K.Fish, comme l’époque de l’installation, le nombre de travailleurs, l’origine de la matière première et du matériel utilisé. Quant aux entrevues avec les ouvrières, un schéma des questions a été élaboré portant sur les thèmes suivants : les caractéristiques générales de l’ouvrière (âge, domicile, état civil…), les caractéristiques de la composition familiale (nombre de personnes au foyer, les revenus familiaux…), l’organisation du travail domestique, les caractéristiques du travail, la valorisation et la motivation du travail … tout en laissant entière liberté aux femmes.
Il me paraît important de signaler ma faible expérience dans la matière, ma grande émotion en écoutant les ouvrières, durant les entrevues et en écoutant les cassettes, et surtout le niveau élevé de conscience qu’ont démontré les ouvrières interviewées quant à leur situation sociale et économique. Ce fut pour moi une expérience magnifique car nous les femmes qui avons eu accès aux études dans un pays comme le Maroc, où l’accès des femmes à l’éducation est un privilège, croyons souvent et sans raison que nous détenons la vérité.
Mon ambition, pour ce travail et pour d’autres études à venir, est de pouvoir révéler, ne serait-ce que partiellement, les conditions sociales et de travail précaires et injustes des ouvrières, rarement objet d’analyse. Cette situation permet, aujourd’hui, aux institutions internationales de qualifier le Maroc comme « bon élève » ou « nouveau dragon » émergeant parmi les pays en voie de développement qui ont appliqué les Politiques d’ajustement structurel, au détriment de beaucoup de sacrifices de la part des travailleuses et des travailleurs du pays.
Caractéristiques socio-économiques de la province de Tétouan
La région des Préfectures et provinces du nord du royaume du Maroc (PPNRM) représente 7% du territoire national. Elle se caractérise par son aspect montagneux et par son littoral méditerranéen long de 530 km. La chaîne du Rif, un arc montagneux en forme d’amphithéâtre, l’isole du reste du pays.
Cependant, cette région a une situation stratégique vers l’Europe puisque la province de Tétouan se situe dans la partie occidentale des PPNRM. Elle est limitée au nord par le détroit du Gibraltar et la mer Méditerranée et à l’ouest par l’océan Atlantique. La ville de Tétouan est à 40 km de Ceuta, colonie espagnole, et à 60 km de Tanger, une des grandes villes du pays avec un aéroport international et un des plus importants ports du Maroc.
Indicateurs socio-économiques
une forte densité de population (133 habitants/km2 ),
une jeunesse de la population : les moins de 15 ans représentent 36,7% de la population,
un exode rural important
un taux de croissance annuel de la population, de l’ordre de 4,1%.
Jeunesse, accroissement naturel important et densité élevée confèrent à cette province un grand dynamisme démographique qui a des conséquences sur la demande et l’offre de la main d’oeuvre.
Les différents secteurs économiques
L’agriculture, activité principale, occupe 52% de la population active. Le secteur industriel de cette région dispose de 16,7% du total national des établissements industriels et emploie 13,4% de la main d’oeuvre industrielle nationale. Il participe seulement à 10,8% de la production totale, à 9,5% des exportations et bénéficie de 10% de l’ensemble des investissements.
La politique d’incitation aux investissements industriels a donné naissance à des zones industrielles dans la province de Tétouan et deux autres provinces voisines (Tanger et Larache). La majorité des entreprises ont été créées durant les années 80. La participation étrangère dans le capital social des unités industrielles englobe principalement le secteur agroalimentaire, le secteur textile et cuir ainsi que le secteur de l’industrie chimique et para-chimique. Ce capital étranger représente 78% du capital social total.
Le tourisme dispose d’une infrastructure insuffisante.
Cette partie du Maroc se situe dans une zone fortement enclavée à cause de l’insuffisance d’infrastructure économique et sociale. Elle est isolée par rapport au reste du pays et au sein même de la région et, plus particulièrement, la zone rurale et montagneuse est complètement isolée des pôles urbains.
La femme marocaine : intégration au marché de travail et nouveau rôle dans l’économie familiale
Des différentes études portant sur les femmes du Maghreb, on dégage une image stéréotypée avec, comme traits principaux : un bas niveau d’instruction, un accès précoce au mariage, une fécondité élevée et un faible taux d’activité.
Dans les faits, la place occupée par la femme dans la vie économique du Maroc est ignorée et surtout sous-estimée. On considère non seulement que le travail féminin est surtout un phénomène d’élite mais aussi, et de plus en plus, qu’il est responsable du chômage masculin. Alors que la réalité est tout autre, comme nous allons le voir.
Indicateurs démographiques et population féminine
Le taux d’analphabétisme est de 50% au niveau national, 36% pour les hommes et 65% pour les femmes. Dans le milieu rural, ce taux est encore plus élevé pour les femmes : 88% ne savent ni lire ni écrire. Dans la province de Tétouan, ce même taux arrive à 93%.
L’âge moyen au premier mariage est de 25,8 ans. Cela a une conséquence immédiate sur l’Indice synthétique de fécondité (4,2 enfants par femme).
Le taux de natalité évalué à 37,2 pour mille en 1982 se situe présentement à 23,2 pour mille avec une différence importante entre le milieu rural (26,6 pour mille) et le milieu urbain (20,5).
Situation actuelle de l’activité féminine
Au Maroc, le taux d’activité féminine est l’un des plus élevés dans le monde arabe (avec le Koweït et la Tunisie). Il se situe actuellement à 30,3%. Au niveau national, le taux d’activité de l’ensemble de la population est de 54,4%.
Les principales caractéristiques de la main d’oeuvre féminine sont les suivantes :
absence de qualification
grande jeunesse
demande croissante de jeunes femmes entre 25 et 29 ans
féminisation de la main d’oeuvre industrielle
féminisation de la catégorie des aides familiales dans le milieu rural
féminisation de certains secteurs dans la fonction publique comme la santé et l’éducation…
Le chômage touche plus les femmes (28%) que les hommes (20%). Dans la région de Tanger-Tétouan, le chômage féminin est encore plus important (35% contre 19% pour les hommes).
En résumé, les données statistiques reflètent l’existence d’une réserve de main d’oeuvre essentiellement féminine, jeune et à la recherche d’un premier emploi. Cela correspond aux exigences d’embauche des entreprises étrangères.
Ni la formation ni le diplôme ne constituent une défense contre le chômage. Dans la recherche d’un premier travail, les femmes avec un diplôme d’études supérieures représentent un pourcentage presque égal à celles qui n’ont ni qualifications ni formation.
Ce sont là des indicateurs qui réfutent les croyances et les discours, de plus en plus actuels, qui considèrent que les femmes sont responsables du chômage masculin et que l’activité féminine concerne seulement une élite.
Femmes chefs de famille
Le pourcentage des femmes à la tête des ménages connaît une augmentation importante. D’après les statistiques officielles, il est présentement à 20%.
Le statut social de ces familles dépend entièrement de la situation économique de la femme, situation qui contredit le schéma traditionnel du partage des rôles entre les sexes (l’homme chef de famille et la femme dépendante ).
Les femmes sont le support de l’économie du pays désigné comme « bon élève » et « nouveau dragon » par les institutions internationales. Malgré cela, elles ne sont ni valorisées comme agents ni reconnues comme tels et elles ne profitent pas des ressources économiques, sociales et politiques du pays.
L’exemple d’une entreprise étrangère : l’entreprise hollandaise Tétouan Kilo Fish
Caractéristiques générales
L’entreprise T.K. Fish est une société anonyme (S.A) installée au Maroc depuis 1993. La société mère, Heipleog Shaellfish International (HSI), a son siège à Zoutkamp, petit village de pêcheurs dans le nord de la Hollande. Une vieille femme raconte :
Yemaya. Lettre de l’ICF sur les questions de genre dans le secteur de la pêche. N° 3. Avril 2000En ce temps-là, au tout début du XXème siècle, nous étions très pauvres. Il y avait des familles nombreuses, jusqu’à 10 et même 14 enfants, et nous devions tous travailler depuis le matin jusqu’au soir. Lorsque j’étais enfant, je n’avais pas le temps de jouer. Après l’école on décortiquait des crevettes, souvent pendant de longues heures. Au milieu du tas, il y avait un grand bol d’eau pour se mouiller les yeux et s’empêcher de dormir. Quand j’ai eu 13 ans, je suis allée travailler dans les ateliers où on séparait la chair des moules de la coque. Cela se faisait en cachette parce que le travail des enfants était interdit. Lorsque la police arrivait, on devait aller se cacher…
Aujourd’hui, tout a changé. Les femmes du village ne décortiquent plus les crevettes. La maison qui faisait ce commerce dans notre village est maintenant la plus importante d’Europe…Elle envoie les crevettes à décortiquer en Pologne ou au Maroc où les salaires sont bas et la législation moins stricte en matière de travail et d’hygiène
Effectivement, les choses ont beaucoup changé. Le petit commerce local s’est transformé. Il est devenu une industrie qui contrôle plusieurs sociétés dans la transformation et la vente en gros des produits de la pêche en France, en Allemagne, en Espagne, au Benelux et au Royaume-Uni, avec une récente prise de contrôle de la part du groupe financier UBS Capital. Celui-ci, une filiale hollandaise de la société bancaire suisse UBS AG, opère principalement dans les secteurs bancaire et de gestion.
Heiploeg Shaellfish International dispose de plusieurs entreprises dans différents pays (Allemagne, Belgique…) et quatre implantées au nord du Maroc ; deux d’entre elles sont à Tanger (Maroc Seafood et Klaaspuul), une à Larache (Damjiguend) et la quatrième à Tétouan (T.K. Fish, objet de cette étude).
T.K.Fish se situe dans la zone industrielle de Martil, à 7 km de la ville de Tétouan, sur une superficie de 6000 m2. Sa principale activité (en Admission temporelle (AT)) est le décorticage des crevettes. Le capital, 3 millions de dirhams, est totalement étranger, sans participation locale. Le personnel de l’entreprise compte 1400 employés (1150 ouvrières, 50 ouvriers). Les autres relèvent du personnel administratif. L’entreprise assure le transport des ouvrières et des ouvriers de Tétouan et des alentours.
Selon la direction, le coût de la main d’oeuvre, la qualité du travail et l’hygiène sont les principales raisons de l’installation de l’entreprise au Maroc. L’absence de services gouvernementaux, le coût de la Sécurité sociale et des impôts ainsi que l’analphabétisme sont les principaux problèmes.
Caractéristiques de la production
La principale activité de T.K. Fish consiste dans le décorticage des crevettes qui proviennent de la Hollande en Admission temporelle, ce qui signifie que la marchandise est admise de façon temporaire dans le pays et qu’une fois manipulée, elle est renvoyée au pays d’origine. La matière première, congelée, provient en lots de Zoutkamp par camions réfrigérés. Une fois dans l’entreprise, des échantillons des différents lots sont analysés pour un contrôle bactériologique.
La deuxième étape du processus de production, et la plus importante, est le décorticage (ou pelage) des crevettes. Assises autour des tables, 8 de chaque côté, les femmes décortiquent les crevettes, les pèsent, les emballent et les entreposent.
L’équipement de lavage ou de séchage, les réfrigérateurs, les balances, les caisses, les emballages, les agents de conservation, l’outillage et les différents produits de nettoyage proviennent tous, sans exception, de la Hollande.
Le service de nettoyage incombe aussi bien aux hommes qu’aux femmes. L’entretien des machines et de l’outillage et le transport incombe uniquement aux hommes.
L’entreprise dispose d’une garderie pour les enfants de moins de 4 ans. Elle accueille entre 40 à 50 enfants. Quatre ouvrières s’occupent de la garderie, à tour de rôle. Une salle à manger accueille pour le petit déjeuner les ouvrières qui s’y rendent à tour de rôle, selon leur groupe identifié par la couleur d’un foulard se portant sur la tête.
Les déchets, pendant longtemps jetés comme n’importe quelle autre ordure, sont vendus à une entreprise située juste à côté de T.K. Fish, et qui se spécialise dans le séchage de la carcasse des crevettes qu’elle utilise dans la fabrication de produits cosmétiques.
Selon la direction locale, la compagnie a des projets d’expansion dans cette région du Maroc en raison de la grande satisfaction face à la main d’oeuvre (son coût, la qualité de travail et son hygiène).
La main d’oeuvre féminine
Caractéristiques personnelles et familiales
Les six femmes interviewées ont entre 23 et 38 ans. La structure familiale moyenne est de six personnes. Trois d’entre elles ne savent ni lire ni écrire. Une détient un diplôme en couture. Deux ont un niveau d’études primaires et une seule a atteint le niveau secondaire avec un diplôme en coiffure et couture.
Trois d’entre elles sont célibataires. Une autre se trouve dans un processus de demande de divorce depuis neuf ans. Le Code Civil marocain, la Moudawana, octroie difficilement le divorce aux femmes.
« Ça fait neuf ans que je suis au tribunal pour mon divorce, pour obtenir ma liberté…personne ne veut me la donner… l’avocat prend l’argent par ci, l’autre par là…sans aucun résultat. Où sont les droits de la femme ? Montrez-les moi, allez… »
Elles ont commencé à travailler entre 17 et 20 ans, la majorité depuis la création de l’entreprise en 1993. C’est un premier travail pour seulement deux des ouvrières interviewées. Les autres ont déjà travaillé dans une autre entreprise ou comme indépendantes (couturières à domicile) ou comme femmes de ménage.
Il est important de signaler que dans cinq familles, les hommes sont au chômage (mari, frère ou père). Dans deux cas, les ouvrières sont les seules pourvoyeuses de revenu familial. Dans les autres cas, elles apportent des ressources conjointement avec un autre membre de la famille, féminin dans trois cas et masculin dans un seul. Les travailleuses interviewées se trouvent, par conséquent, dans une situation économique très difficile et leur salaire constitue une part importante, sinon unique, des revenus de la famille.
R : « …les garçons (ses frères) en chômage, les filles (elle et sa soeur) travaillent dans le froid. Si eux travaillaient, nous on ne le ferait pas »
L : « Pourquoi travaillons-nous ? Quelle question difficile ! » (ironie)
M : « …il y a des gens pour qui ce travail signifie tout : le loyer, l’eau, l’électricité, les dépenses des enfants, …il est tout ; ils ont beaucoup de responsabilités ».
R : «…avec ce travail, nous pouvons survivre, nous sommes des gens pauvres ».
La motivation de travail en dehors du foyer est, par conséquent, une question de survie des travailleuses et de leur famille.
Les ressources familiales assurées essentiellement par des femmes remettent en question, comme je l’ai signalé plus haut, le schéma traditionnel du partage des rôles et plus spécialement de l’entretien de la famille par les pères et les maris. La nafaqa (devoir du mari d’entretenir femme et enfants) figure en premier lieu dans les devoirs de l’époux envers sa femme dans le Code Civil marocain (article 35) et implique les principaux devoirs de l’épouse qui sont l’obéissance, la responsabilité de la charge du foyer, la considération et la déférence au père, à la mère et aux proches du mari (article 36).
Caractéristiques du travail
Récemment, l’entreprise a effectué des travaux d’aménagement et d’agrandissement de l’atelier où s’effectue le décorticage des crevettes pour accueillir toutes les ouvrières en un seul groupe. De grands ventilateurs ont été installés au plafond. Assises autour des tables par groupes de seize, les ouvrières se lèvent pour vider leur bassine de crevettes pelées et reprendre un autre kilo de la marchandise.
La température se situe entre seize et dix-sept degrés, selon la direction.
L : « Il fait froid et la crevette est aussi froide. Et au-dessus de notre tête, il y a ces ventilateurs… »
M : « Nous mettons six pulls, six pantalons, trois foulards et en plus du bonnet et deux blouses…nous continuons à avoir froid »
La lumière est artificielle puisque toutes les fenêtres de l’atelier ont été condamnées.
M : « Si la lumière s’en va à midi, on dirait que c’est minuit ; la personne à côté de toi, tu ne la vois pas ».
En amont et en aval de la chaîne de production, les hommes s’occupent de décharger la crevette, de la mettre dans les réfrigérateurs, de la ressortir pour le décorticage et de la charger de nouveau pour la réexpédition. Ils s’occupent aussi du maintien du matériel et de l’outillage.
La plupart des femmes sont assignées au décorticage de la crevette, à la manipulation et au nettoyage. Elles se trouvent aussi aux balances avec quelques hommes. Il est fréquent que certaines d’entre elles s’occupent de tâches considérées masculines, comme la décharge des caisses. Aucun homme ne décortique de crevettes.
La saisonnalité du produit et les demandes du marché européen requièrent une certaine flexibilité des horaires de travail.
M : « Notre travail dépend de la marchandise et des kilos qu’il y a »
L : « …l’autre mois, c’était le nouvel an, il y avait très peu de crevettes »
M : « Ce mois-ci, il y avait beaucoup de marchandise, petite et grande crevette, plus que le dernier mois ».
En général, l’horaire du travail est de 6 h jusqu’à 14 h. Mais ces huit heures peuvent être augmentées en cas d’arrivée massive de marchandise ou, au contraire, diminuées en cas de faible quantité de crevettes.
L : « Ils disent 8 heures mais ces 8 heures ne sont pas fixes…ça peut être plus. L’heure de partir est arrivée mais on t’apporte et on te vide la crevette…Tu sais, la crevette, ça n’en finit jamais… »
M : « L’horaire du travail ?ils ne nous le donnent pas…ils nous font travailler comme ça les enchante… Des fois, ils nous font venir à quatre heures du matin et nous font sortir à trois ou quatre heures de l’après-midi ».
R : « Ou alors, ils nous font venir à quatre heures du matin et nous font sortir à huit ou neuf heures du matin…ils nous disent qu’il n’y a plus de marchandise ».
Le temps de repos des ouvrières est de dix à quinze minutes, le matin, pour le petit déjeuner, même si le travail dure plus de huit heures. Les ouvrières, divisées en quatre groupes différenciés par la couleur de leur bonnet, montent à tour de rôle à la salle à manger à partir de sept heures. Les femmes se plaignent du fait qu’on ne les laisse pas prendre leur petit déjeuner en paix puisqu’on vient les chercher en justifiant l’arrivée de la marchandise, spécialement la grande crevette.
R : « Tu sais, le café froid que nous buvons le matin, tu restes avec ça toute la journée, jusqu’à seize heures. Lui, il va manger son bifteck et le reste mais il ne pense pas à l’ouvrière…c’est une femme et elle ne peut pas parler…il suffira de lui montrer la crevette et elle viendra en courant au travail…Pour nous faire sortir de la salle à manger, ils commencent à crier “ descendez, descendez, la grande crevette est arrivée ”. Ce ne sont même pas dix minutes pour boire ce café froid. Si tu ne me crois pas, viens à sept heures du matin pour le voir. Dès que nous montons, ils viennent nous chercher en criant “ vite, vite, descendez ”… »
Dans l’atelier, les femmes doivent porter une blouse, un bonnet et des petites bottes en plastique qui étaient, pendant longtemps, fournies par l’entreprise. Actuellement, les ouvrières doivent acheter leurs propres bottes.
Toutes les ouvrières interviewées ont sollicité cet emploi directement en se présentant à l’entreprise. C’est ce qui est habituel dans la zone industrielle de Tétouan où de petits groupes de femmes à la recherche d’emploi se forment devant les portes des usines.
Il n’existe aucun type de contrat entre l’entreprise et les ouvrières. Elles sont, dans la majorité, des ouvrières temporaires, avec la Caisse sociale pour quelques-unes.
À la question de savoir si elles bénéficiaient de la Caisse sociale, elles ont répondu :
L: « Oui, je crois que nous l’avons… »
R : « Il paie ou ne paie pas…chacun fait de nous ce qu’il veut »
Z : « On nous fait des déductions, mais… »
Les ouvrières affectées au contrôle, au nettoyage et au pesage sont payées au SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti) en vigueur dans la législation marocaine et qui est de 8 dirhams (équivalent à environ 0,8 euro). Le salaire des ouvrières affectées au décorticage est à 12,5 dh/kilo, selon la direction. Les femmes affirment que, des fois, elles sont payées moins que ça et qu’avant elles étaient mieux payées.
M : « Nous travaillons au kilo, mais nous ne savons pas combien ».
L : « Avant, on nous payait 16 dh le kilo…maintenant 12,50…et on ne les touche pas si tu prends en considération la paie qu’on nous donne »
Dépendant des arrivages de la marchandise, les revenus mensuels des travailleuses qui décortiquent les crevettes varient énormément. Une ouvrière affirme qu’il lui arrive de toucher, comme minimum, 1000 dh et comme maximum 2000 dh.
Une des ouvrières interviewées signale l’existence de différences salariales pour les mêmes tâches selon qu’elles soient effectuées par des hommes ou par des femmes, pour le seul fait d’être femme.
R : « …la femme est égale à l’homme…plus encore. Mais pour les salaires, la femme descend à des niveaux très bas et l’homme monte…Moi, je fais le même travail que l’homme, lui prend l’argent et moi le froid…Moi, je charge les caisses comme lui… »
M : « Parce que lui, c’est un homme » (justifie M.)
R : « Et moi, je fais le travail des hommes »
En général, le syndicalisme est très rare dans les entreprises avec une main d’oeuvre majoritairement féminine. T.K. Fish a fonctionné durant les premières années sans syndicat. Mais, à la suite du décès d’un des directeurs et du non-paiement des salaires des ouvriers pendant quatre mois, les travailleurs et les travailleuses ont décidé de s’organiser en syndicat afin de défendre leurs droits pour n’obtenir finalement que 1200 dh par personne comme salaire des quatre mois non payés.
Les délégués syndicaux sont très vite récupérés par l’administration qui leur offre des postes plus élevés dans la hiérarchie de l’entreprise, dans le but de casser la solidarité des ouvriers et de ternir l’image des syndicats.
Encore plus fort, l’administration et les délégués syndicaux ont maltraité les ouvrières durant les manifestations de protestation qu’elles ont organisées devant l’usine.
L : « Ça fait 8 ans que je suis dans cette entreprise…on n’était que des femmes. Nous avons beaucoup enduré…on nous a battues…Chaque grève, on nous frappait…Chefs et délégués nous ont frappées…nous patientes, résistant…Ils nous ont escroquées comme ils ont voulu… »
Un groupe d’ouvrières, avec un certain nombre d’ouvriers, ont décidé de quitter le premier syndicat, l’Union marocaine des travailleurs (UMT) et d’en joindre un autre, la Confédération démocratique du travail (CDT, affiliée au parti de l’Union socialiste des forces populaires). Les affrontements entre les deux formations, les menaces, les pressions et les expulsions ont été encore plus nombreux, alors que ni les autorités publiques ni l’Inspection du travail n’ont réagi pour intervenir et changer les choses.
M : « Nous sommes venues, un groupe, à la Confédération…Ils nous sont tombés dessus. Ah, socialiste ! demain 15 jours d’avertissement. Quand tu reviens au travail, on te dit : “ tu es socialiste, demain, 8 jours d’avertissement ”…et ainsi de suite jusqu’à expulser 27 filles ».
L : « Ils nous disaient : “ vous devez vous reconvertir à votre religion, l’Islam ” » (comme si elles avaient renié la religion)
R : « Ils nous disaient que ce syndicat divulguait les secrets et fermait les entreprises. Au contraire, nous sommes bien…on nous aide »
L : « Où est ton droit ? Ton droit d’un côté, l’Inspection de travail, de l’autre…et nous avec le coeur qui va exploser…Y a-t-il une justice dans tout cela ou non ? Ça fait trois ans que nous sommes dans cette situation, avec leurs pressions…Quand on se rappelle tout ça, nous avons envie de pleurer (émue, les larmes aux yeux)…Quand nous parlons de tout cela, ça nous dérange. C’est la vérité… Et à la fin du mois, on te donne 500 dirhams ».
Les différents témoignages révèlent les conditions incroyables de travail des ouvrières de T.K.Fish, sûrement semblables à celles des ouvrières dans d’autres entreprises. Le plus surprenant et le plus choquant dans ces conditions, c’est la violence au sein de l’entreprise, qu’elle émane de la direction ou d’un quelconque groupe syndical de connivence, sans équivoque, avec celle-ci.
Conciliation entre travail rémunéré et travail domestique
En général, le travail féminin en dehors du foyer ne suppose pas, de façon automatique, un changement dans l’assignation par genre des tâches domestiques habituelles aux femmes au foyer (Domingo et Viruela, 1991). Cette répartition des tâches peut être considérée comme universelle puisqu’elle apparaît dans les différents types de sociétés. Mais elle est encore plus rigide dans le monde arabe car les schémas des rôles de genre se maintiennent de façon plus accusée.
Les ouvrières affirment toutes s’occuper des tâches domestiques aidées par les autres femmes du foyer, mère ou soeurs et, parfois, par les enfants.
Elles profitent des week-ends et des jours de repos pour effectuer les tâches ménagères, quelque chose d’habituel dans beaucoup de sociétés et surtout dans des couches sociales les plus défavorisées (Garcia Ramon et Baylina, 2000).
Z : « Les jours de repos, je les passe à la maison, à faire le ménage »
M : « J’aide beaucoup à la maison. Le grand ménage, le linge à laver,…tout ce que ma mère ne peut pas faire, c’est nous (elle et ses soeurs) qui le faisons le jour de repos… les plats, le linge,… à peine nous trouvons une heure pour sortir »
En plus, ce sont elles qui s’occupent de toutes les autres tâches, comme par exemple, les emplettes, les problèmes scolaires des enfants.
C : « Pour régler un problème scolaire des enfants, je m’absente du travail et j’y vais. Sinon, c’est mon mari qui s’en charge, de temps en temps » (le mari est au chômage)
Les ouvrières assument la double responsabilité du travail productif et du travail reproductif et organisent leur temps pour pouvoir s’occuper des différentes tâches au foyer et en dehors. Les conditions du travail domestique continuent à être difficiles à cause, très souvent du manque d’infrastructure de base dans les villes (comme l’eau), du nombre élevé des membres de la famille et de la cherté des appareils électroménagers en comparaison avec le pouvoir d’achat des gens.
Perception du travail, perspectives et alternatives
Le travail des femmes en dehors du foyer est assez valorisé dans la société marocaine. Les ouvrières interviewées se sentent soutenues par leur famille et l’entourage social. Elles aussi valorisent leur travail.
Cependant, les perspectives varient selon l’état civil des travailleuses. Celles qui sont mariées expriment le désir de continuer à travailler tant qu’elles le peuvent. Par contre, les célibataires voient dans le mariage une solution pour quitter le travail. En termes généraux, bien que l’âge au premier mariage est de plus en plus élevé, ce dernier continue à être considéré comme le destin d’une femme. La proportion des femmes célibataires âgées de plus de 50 ans était de 0,8% en 1987.
Question : Penses-tu quitter le travail si tu te maries ?
Z : « Je quitte le travail. J’en ai marre».
M : « Oui, je le pense. Je me dis : “ Mon Dieu, envoie-moi un garçon de bonne famille qui me fasse quitter ce boulot ” ».
La plupart des femmes font face à de grandes difficultés pour trouver d’autres alternatives à ce travail, à cause surtout de l’analphabétisme ou de la faible scolarité.
La situation sanitaire
Plusieurs facteurs affectent le bien-être physique et la santé des femmes. En premier lieu, il est important de signaler les différents problèmes d’allergie engendrés par la manipulation de la marchandise. Effectivement, la crevette est un produit allergène et provoque non seulement des allergies de type cutané (dermatite, urticaire, prurit, oedème) mais aussi des problèmes respiratoires (asthme associé à des rhinites, conjonctivite, alvéolite, inflammation de la bouche et laryngite, céphalée). En plus, les agents de conservation contiennent des sensibilisants qui peuvent causer des réactions allergiques. Le froid est, lui aussi, un facteur supplémentaire qui provoque non seulement des difficultés de respiration et de réactions cutanées mais aussi des rhumatismes.
Question : « Est-ce qu’il y a eu des cas de filles malades ? »
M : « Oui, beaucoup »
Question : « Que font-elles alors ? »
M : « Elle continue à travailler un certain temps. Après on lui dit: “ tu ne sers plus ” et elle s’en va…elle a 7 ans dans le travail et on lui dit “que Dieu t’aide”…Elle s’en va, le coeur lourd… Avant, on les mettait au nettoyage, mais maintenant tout est plein: le contrôle, les chefs,… tout. Elles n’ont plus le choix…elles mettent des gants mais cela aggrave les choses… Alors ils les mettent à la porte en lui disant “ ton travail, c’est terminé ”… Ils les prennent à la Sécu… elles restent un mois sans travailler et on leur donne 300 dirhams! A quoi ça va servir? pour les médicaments? pour manger? pour la responsabilité qu’elles ont? pour les dépenses? … »
Comme on peut le constater dans les témoignages des ouvrières, le fait de contracter des maladies expose les femmes à l’expulsion de l’entreprise et à la perte de leur travail avec une indemnisation ridicule et temporaire.
Dans un deuxième lieu, la santé des ouvrières se voit affectée par les journées exténuantes qui, des fois, durent plus de huit heures dans une position assise, à décortiquer la crevette, avec un temps de repos qui ne dépasse pas les quinze minutes.
Cependant, les absences pour maladie ne sont pas fréquentes car, même justifiées, elles peuvent être un motif d’expulsion.
Insécurité de la zone
Située entre la ville de Tétouan (à 7 km) et la ville de Martil (à 2 km), la zone industrielle se trouve dans un chemin qui dérive de la route principale, une région où règne très peu de sécurité. Un certain nombre d’ouvrières ont été attaquées, d’autres violées et même assassinées.
R : « On a pris une fille là-bas, ils l’ont maltraitée, ils l’ont violée et à la fin, ils lui ont mis du bois, avec mes respects, dans son sexe… C’est ça la zone ou nous vivons…»
A : « La pauvre, elle est morte »
R : « Oui, c’est ça…elle avait raté le bus de l’entreprise, un matin…et avec la peur du patron si elle arrivait en retard… Elle a pris un taxi qui l’a laissée à l’entrée de la zone… Ils sont sortis derrière elle… »
Dans les différents quartiers résidentiels, l’insécurité est aussi un grand problème que les ouvrières doivent affronter quotidiennement.
L : « La station des bus est loin… nous habitons plus haut…le chemin est dangereux. Combien de fois, ma mère m’accompagne et elle rentre seule ; si quelqu’un lui coupe sa route et lui fait peur… Mon père est vieux et malade… en plus, il fait froid… Je ne te dis pas, 4 heures du matin, nous sortons seules…nous avons peur… »
Le transport au lieu du travail dans des autobus fournis par les entreprises est répandu dans la zone industrielle. Pour les ouvrières, c’est un facteur rassurant face à l’insécurité de la zone, mais pas dans leurs quartiers de résidence puisqu’elles sont obligées de sortir très tôt de chez elles pour se diriger aux différentes stations de bus. Sous contrat avec T.K. Fish, les autobus arrivent de différents quartiers de Martil, de Tétouan et de villages environnants (Bani Karish à 18 km, M’diq à 8 km). Mais souvent, le service fait défaut et les ouvrières sont obligées soit de retourner chez elles (si c’est le matin) soit de se débrouiller pour trouver un moyen de transport à la fin de la journée.
Conclusions
Les principales conclusions de ce travail sont les suivantes :
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La main d’oeuvre à bon marché est l’élément clef dans la délocalisation des entreprises multinationales vers des pays en voie de développement. Le modèle néo-libéral suppose, d’une part, une forte compétitivité au niveau international amenant le capital à la recherche de coûts de production les plus bas et, d’autre part, l’ouverture des économies des pays en voie de développement. Cela implique une délocalisation des industries à travail intensif des pays développés vers des pays du Tiers Monde où la main d’oeuvre est bon marché, abondante, peu exigeante et adaptée à des tâches routinières, avec une préférence pour l’emploi des femmes. Le coût de la main d’oeuvre féminine marocaine et ses différentes caractéristiques supposent un « avantage comparatif » du Maroc, comme pour d’autres pays, dans l’attraction de l’investissement étranger. En général, les femmes constituent l’essentiel de la main d’oeuvre des entreprises étrangères de différents secteurs, surtout le textile et l’agroalimentaire.
De l’étude de l’exemple de T.K. Fish dans la province de Tétouan, succursale de Heiploeg Shaellfish International, comme exemple de délocalisation, on peut dégager un certain nombre de caractéristiques et de faits qui peuvent être vérifiés dans de futures études portant sur d’autres entreprises.
Dans un premier lieu, on peut relever les principales caractéristiques de la production de la dite entreprise et qui peuvent être appliquées à d’autres installées au Maroc :
la main d’oeuvre constitue un facteur important du point de vue du rendement des entreprises.
elle constitue une part importante des coûts de production des entreprises.
la féminisation de certaines tâches, comme le décorticage des crevettes dans cet exemple, entraîne une féminisation du secteur d’activité des entreprises.
la dépendance envers les cycles biologiques, envers la production ou la demande extérieures au pays.
le caractère saisonnier et irrégulier du travail qui découle de cette dépendance.
le travail à la tâche (salaire par pièce, par kilo,…)
Par conséquent, la main d’oeuvre qui s’ajuste à ces caractéristiques et exigences doit être abondante et adaptée aux tâches routinières et aux fluctuations de la production. En plus, son coût en tant que facteur de production ne doit pas être élevé pour maintenir la « compétitivité » de l’entreprise au niveau international.
« Sans le coût bas de la main d’oeuvre, Heiploeg ne pourrait pas commercialiser les crevettes à 3000 pesetas (18 euro) le kilo » affirme un responsable de ventes de Heiploeg.
On peut donc déduire que les exigences de flexibilité et d’irrégularité du travail, de l’adéquation à des tâches routinières, peu gratifiantes et monotones ainsi que la faiblesse du coût salarial coïncident avec les circonstances sociales et économiques de certains collectifs féminins au Maroc et, en général, dans les pays en voie de développement. Cette adéquation se « délocalise » des pays développés une fois que les conditions de vie de la population s’améliorent, surtout les conditions de travail (comme se souvient la vieille dame hollandaise) vers des pays du Tiers-Monde où la population a besoin de travailler dans n’importe quelle condition pour survivre et particulièrement les femmes pour soutenir leur famille.
Les caractéristiques de la main d’oeuvre féminine et le manque d’alternatives en font une main d’oeuvre « captive ». Avec une faible préparation professionnelle ou un niveau très bas d’instruction, les femmes n’ont pas d’autre choix. Celles qui ont une formation se voient aussi limitées par manque de mobilité : ou bien à cause des responsabilités familiales ou à cause des contraintes sociales si elles sont célibataires. En plus, elles sont toutes les premières victimes du chômage dû à l’accroissement de la demande du travail et à la réduction des dépenses publiques de l’Etat, une des mesures principales des Programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières qui ont comme conséquence la réduction des postes de la fonction publique qui absorbaient cette demande.
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Les conditions de travail des femmes se révèlent extrêmement pénibles. Elles n’ont pas de comparaison avec celles des autres pays du monde industrialisé, comme l’Espagne ou la France, bien qu’elles soient aussi très précaires comme l’ont démontré multiples recherches (Apostle et Thiessen, 1992 ; Morales et Salamana, 2000). Le salaire à la tâche, les exigences entrepreunariales, les conditions physiques du travail, les maladies causées par la manipulation des produits, l’absence de prestations sociales, le manque du cadre syndical et légal, les journées exténuantes dans le travail ou en dehors, la condition juridique (Code Civil,…), le manque d’alternatives pour toutes les femmes (mariées ou célibataires, avec ou sans formation), reflètent l’immense précarité de leurs conditions de vie.
Les entreprises utilisent deux modes essentiels de traitement des ouvrières. La politique dure implique la peur de l’expulsion à n’importe quel moment ou pour n’importe quelle raison. La politique paternaliste, plus subtile, implique l’attitude de gratitude de la part des ouvrières.
Z : « Il a dit (le patron) : “ces ouvrières sont mes filles” ».
R : « Il a dit : “elles sont plus que ma famille” ».
M : « Si durant un mois, il nous donnait des coups (sens figuré, c’est à dire les faire travailler dur), l’autre mois il te faisait oublier le précédent. À l’occasion des fêtes, les gens partaient contents avec des cadeaux, des aliments,… ». Les conditions sociales et familiales reproduisent le modèle de subordination féminine de la manière la plus catégorique. Les femmes assument la responsabilité absolue du travail reproductif, aussi bien mariées que célibataires, tout en continuant à assumer entièrement, par nécessité économique, le travail productif. Cela peut avoir comme conséquence, pour quelques-unes, aussi bien la valorisation négative du travail rémunéré comme source d’autonomie que la perpétuation des rôles de genre : trouver un bon mari qui puisse leur éviter ce genre de travail, considérer que ce sont les hommes qui doivent travailler et non pas elles et qu’ils doivent les protéger. Pourtant, ce sont elles qui s’occupent de l’ensemble de la famille, hommes et femmes.
Appendices
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