Abstracts
Résumé
L’étude de deux pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) à vocation industrielle, inscrits dans des projets d’écologie industrielle et territoriale (Ardaines et Fe2i), nous permet de questionner l’inscription de l’ESS à la fois dans les secteurs industriels et dans le champ du développement durable. Ancré dans une approche en termes de patrimoines productifs collectifs, ce travail vise à montrer que la forme PTCE est une forme d’organisation de la construction des apprentissages adaptée à l’émergence des projets de création d’activités économiques et de développement territorial par la constitution de ressources collectives.
Abstract
This study of two regional economic cooperation clusters (pôles territoriaux de coopération économique, PTCEs) in the industrial sector that are part of local industry ecology projects (ARDAINES and Fe2i), examines the SSE’s embeddedness in both industry and sustainable development. Rooted in an approach that focuses on collective means of production, the study aims to show that the PTCE is a way of organising learning processes that are appropriate for creating businesses and local development by building up collective resources.
Resumen
El estudio de dos polos territoriales de cooperación económica (PTCE) con vocación industrial, inscritos en proyectos de ecología industrial y territorial (ARDAINES y Fe2i), nos permite cuestionar la inclusión de la ESS a la vez en los sectores industriales y en el ámbito del desarrollo sostenible. Este trabajo esta arraigado en un enfoque en términos de patrimonios productivos colectivos. Esto tiende a mostrar que la forma PTCE es una forma de organización de la construcción de los aprendizajes que se adapta à la emergencia de los proyectos de creación de actividades económicas y de desarrollo territorial a través de la constitución de recursos colectivos.
Article body
Nous explorons le lien entre transition écologique et économie sociale et solidaire (ESS), construit par des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Ayant acquis une reconnaissance institutionnelle par son inscription dans la loi ESS de 2014, le PTCE se définit « comme un groupement d’acteurs sur un territoire qui met en oeuvre une stratégie commune et continue de coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de développement local durable »[1] – ce qui placerait, a priori et par définition, l’ensemble des PTCE dans une démarche de développement durable.
Néanmoins, au-delà des principes énoncés, les PTCE peuvent aussi être vus à la fois comme des outils de « polarisations stratégiques » pour construire des entités de taille viable (voir l’article de Patrick Gianfaldoni dans ce numéro, « Le PTCE comme forme spécifique de polarisation : quels principes novateurs de structuration et de gouvernance ? ») et comme les produits de la pression institutionnelle à opter pour des business models de création de valeur économique. L’émergence de l’économie verte (OCDE, 2012 ; Banque mondiale, 2011 ; PNUE, 2011) va donc représenter un champ d’opportunités pour des acteurs de l’ESS que l’on peut considérer comme entrepreneurs collectifs, avec les mêmes difficultés et problématiques qu’un créateur d’entreprise « classique » (auxquelles on peut ajouter la volonté de création de valeur sociale et environnementale).
Quelles stratégies développent les PTCE pour s’insérer dans les nouveaux espaces industriels créés par les politiques environnementales ? Nous proposons dans une première partie un éclairage des différentes dynamiques nationales et internationales de transition vers une « économie verte ». Les instances internationales prenant en charge des problématiques environnementales (ONU, OCDE, PNUE, Banque mondiale) incitent les gouvernements à appréhender les problèmes environnementaux en termes d’externalités de marché. Les gouvernements ont à leur disposition une batterie d’instruments de politique environnementale (taxe, normes, droits de propriété et permis de marché) pour l’internalisation des externalités environnementales. Mais « l’économie verte » des instances internationales vise aussi la création de nouveaux espaces marchands [2] dans lesquels les acteurs économiques sont incités à s’emparer de certains segments rémunérateurs de la problématique environnementale. L’étude de la législation environnementale de deux secteurs particuliers, le traitement des déchets et l’écoconstruction, prioritaires pour la puissance publique (MEDDE, 2013), permettra de décrire les opportunités économiques qu’elle ouvre.
Dans un second temps, nous mobilisons la méthode des études de cas pour comprendre comment deux PTCE à vocation industrielle (Ardaines est inscrit, entre autres, dans le secteur de l’écoconstruction et Fe2i est inscrit dans le secteur du traitement des déchets) se sont insérés dans les secteurs de l’économie verte. Or, s’il ne s’agissait que de déployer des stratégies d’inscription dans de nouveaux espaces marchands et de capter les incitations monétaires et réglementaires comme source de revenus de leur business model, la problématique des PTCE relèverait d’un comportement d’entrepreneur traditionnel. Cette démarche nous semble tout autre et nous essaierons de la caractériser comme dynamique d’apprentissage de constitution de patrimoines productifs collectifs, ce qui impose l’étude de cas comme méthode de révélation de ce problème.
La problématique environnementale mise en opportunités économiques
Si le sommet de Rio (1992) a mis en place les grandes conventions relatives au climat et à la biodiversité, lors du sommet de Johannesburg (2002) et plus encore lors du sommet de Rio 20 (2012), l’entreprise a été mise au coeur du processus de transition environnementale (Debref, 2012). La montée en puissance de la thématique de la « green economy » a pour but de maintenir le paradigme du développement et « doit être considérée comme un volet de celui-ci, assorti d’un programme d’action opérationnel qui peut contribuer à un progrès tangible et mesurable à l’interface de l’économie et de l’environnement » (OCDE, 2012, 11).
De notre point de vue, les différents travaux sur les « secteurs clés de l’économie verte » réalisés aux niveaux national (MEDDE, 2009, 2010) et international (PNUE, 2011) peuvent être interprétés comme un travail d’identification des « opportunités à investir au nom du développement durable ». La mise en valeur du « capital vert », signal fort de l’économie verte, permet de penser l’environnement comme nouveau support de création d’activités économiques et de richesse. Le principal objectif de l’économie verte est alors la construction d’un cadre institutionnel permettant la résolution des problèmes environnementaux par l’internalisation des externalités de marché.
Dans la première section, l’étude de la législation de deux secteurs de l’économie verte (le traitement des déchets et l’écoconstruction) renseigne sur la réglementation environnementale nationale comme production d’espaces d’opportunités pour les firmes. Dans la seconde section, nous nous intéressons aux démarches d’écologie industrielle et territoriale (EIT), reconnues comme contribuant à la réalisation de la transition vers l’économie verte [3]. Nous avançons l’idée que l’écologie industrielle et territoriale relève de la construction collective de filières allant au-delà de l’adaptation des processus de production aux contraintes réglementaires. Toutefois, ces initiatives s’avèrent fragiles (Duret, 2007). Bien qu’elles constituent un levier de construction collective d’activités économiques, les problèmes de coordination entre acteurs entravent la pérennisation de ces démarches. Nous proposons dans une dernière section une approche en termes de patrimoines collectifs pour étudier dans la seconde partie des processus d’apprentissages situés.
La construction d’un cadre réglementaire en faveur de la transition écologique
Reprenant les travaux des instances internationales, la France s’est engagée depuis 2011 dans un travail de sélection des « filières stratégiques de l’économie verte » (MEDDE/CGDD, 2013). Nous avons sélectionné le traitement des déchets et l’écohabitat, parce que les réglementations de ces filières correspondent à des espaces d’opportunités entrepreneuriales pour les PTCE retenus pour nos études de cas.
Gestion, traitement et valorisation des déchets
La réglementation de 1975 (loi n° 75-633 du 15 juillet 1975) a instauré le principe de « pollueur-payeur » : les entreprises sont responsables des déchets qu’elles produisent. L’Etat a recours depuis 1999 à la taxe générale des activités polluantes (TGAP) [4]. Elle s’applique aux prestataires de traitement des déchets, qui la refacturent aux entreprises émettrices lorsque les déchets sont destinés à un lieu de stockage ou d’incinération. Cette taxe pesant sur les coûts de production des firmes, la valorisation de certains types de déchets (emballages, plastiques souples, bois, papier-carton, métaux) permet de les faire sortir du tonnage des déchets industriels voire de produire une source de revenus. Depuis 2009, les différentes taxes (redevances spéciales, Reom, Teom) renforcent leur caractère incitatif en comportant une part variable selon les quantités de déchets produits et traités.
Dans notre perspective, ces réglementations constituent bien des espaces d’opportunités, imposant une analyse fine des potentialités contenues dans les déchets, favorisant l’émergence de nouveaux acteurs développant des stratégies de niche sur des déchets complexes [5]. Les firmes vont alors arbitrer entre le recours à des grands acteurs (Suez Environnement et Veolia Environnement totalisent plus de 70 % des déchets enfouis et incinérés) ayant les capacités de traiter une masse importante de déchets non triés, ou la mobilisation de prestataires spécialisés dans la valorisation de déchets spécifiques, à condition de mettre en place une gestion plus fine, en sélectif, de leurs déchets.
Efficacité énergétique dans le secteur du bâtiment
Le bâtiment est le secteur économique le plus énergivore, avec près de 44 % de l’énergie finale consommée (Ademe, 2011). Cette problématique est prise en charge par la notion d’écohabitat, que ce soit en construction ou en réhabilitation du parc immobilier. La réglementation thermique est l’instrument de contrôle élaboré par la direction de l’habitat, en concertation avec des scientifiques et des professionnels de la filière. Son respect est l’une des conditions nécessaires à l’obtention d’un permis de construire pour un ménage ou une firme. Elle couvre les différentes phases du cycle de vie des bâtiments : conception, construction, rénovation, gestion, exploitation, maintenance et déconstruction. Elle mobilise ainsi tous les acteurs de la filière, jusqu’aux fournisseurs d’équipement (chauffage, climatisation, stores, etc.).
La réglementation thermique 2012 (RT 2012) réaffirme l’objectif de la loi Grenelle 1 d’une réduction de 38 % de la consommation énergétique du bâtiment, qu’elle soit destinée à l’habitat résidentiel ou à un usage professionnel. Elle s’applique à tous les bâtiments depuis le 1er janvier 2013 – en projet de construction ou en rénovation de l’existant. La RT 2012 se décline en trois exigences : (1) la qualité intrinsèque du bâtiment – minimisation de l’énergie consommée lors de la conception et usage de matériaux renouvelables comme le bois – ; (2) la limitation des dépenses énergétiques de chauffage, production d’eau chaude, climatisation et éclairage ; (3) une régulation thermique naturelle du bâtiment en été, sans recours à la climatisation. Pour les acteurs d’un territoire disposant de la ressource bois, cette réglementation est travaillée comme une opportunité de développement économique. Couplée à un travail de reconnaissance de situation de précarité énergétique, elle va permettre le développement de projet de construction de bâtiment à ossature bois présentant ces trois caractéristiques.
L’émergence des démarches d’écologie industrielle
La problématique de l’écologie industrielle et territoriale (EIT), qui rencontre un grand succès dans tous les PTCE, est la nécessité de découpler la consommation d’énergie et de ressources de l’accumulation de richesse. Les démarches d’EIT travaillent à la maîtrise et à la revalorisation des déperditions de flux d’énergie et de matière, dans la volonté de passer d’une économie linéaire à une économie circulaire (Frosch et Gallopoulos, 1989). Elles portent comme principe de base la recherche de synergies entre acteurs d’un territoire sur ces flux (pour leurs fonctions, leur poids calorifique ou leurs propriétés physicochimiques). La gestion des déchets est souvent l’objet principal de ces démarches de valorisation collective de coproduits des processus de production industrielle. L’EIT est un dispositif institutionnel fondé sur le volontariat des acteurs industriels pour optimiser les activités productives sous contraintes environnementales. La « symbiose de Kalundborg » est sans doute la success story la plus médiatisée dans le champ de l’écologie industrielle [6].
Si l’on s’intéresse à d’autres projets d’EIT, nous remarquons que la réussite n’est pas aussi marquante qu’à Kalundborg. Duret (2007), qui a compilé un ensemble de démarches d’EIT initiées en Europe et en Amérique du Nord, montre que celles-ci sont encore trop dépendantes des subventions publiques et donc fragiles aux changements politiques. Les problèmes de coordination entre les acteurs (réticence à divulguer leurs procédés de production) et la faible rentabilité économique entravent le développement et la pérennisation des démarches d’EIT. La disponibilité d’un pétrole à bas prix et aspatialisé n’incite pas les industriels à adapter leurs processus de production à des gisements locaux de ressources aux caractéristiques précises. Si l’on pense les démarches d’EIT comme une réponse possible à la réglementation environnementale, celle-ci n’aurait que des effets limités en matière de création d’activités industrielles écologiques. C’est donc plus le réagencement de la circulation des flux inter et intrafilières sur des territoires qui est porteur d’opportunités (Debref, Nieddu et Vivien, 2016).
Les apports d’une approche en termes de patrimoines productifs collectifs
La notion de « capital vert » promue par l’économie verte ne donne pas d’informations sur les processus de qualification en tant que ressources des coproduits et de l’exploration collective portée par l’EIT. L’une des difficultés rencontrées dans les projets d’EIT est la coordination des acteurs autour de ce processus de qualification comme ressources, lesquelles n’existent pas en tant que telles ex ante. L’apport de l’approche en termes de patrimoines productifs collectifs à la construction et la pérennisation de démarches d’écologie industrielle et territoriale est analysé ici.
Le concept de patrimoine renvoie en effet à des « ressources communes qui doivent être produites ou identifiées comme telles et être préservées au cours du temps pour que des acteurs puissent se coordonner […] ; dire qu’un élément fait patrimoine, c’est dire qu’on souhaite un futur dans lequel il est présent » (Nieddu et al., 2010, pp. 57-58). Il désigne à la fois les actifs d’une personne morale et un héritage structurant l’identité d’une communauté. Les « patrimoines productifs collectifs sont des ressources qui 1) sont recherchées pour leur valeur [non pas individuelle ou marchande mais] collective, 2) doivent être partagées pour exister, 3) être considérées en tant que patrimoines pour justifier l’effort de les préserver, dans les phases d’incertitude sur leur capacité à produire des objets nouveaux à des conditions de marché acceptables » (idem, p. 62). Ces ressources sont constitutives de l’identité d’une communauté ancrée dans le temps et l’espace, elles manifestent « l’appartenance à une généalogie et à une communauté de lieu » (Barthélémy et Nieddu, 2003, p. 113).
Les patrimoines productifs collectifs permettent la construction de visions du futur cohésives et positionnent ainsi les acteurs d’une communauté sur des trajectoires d’apprentissage (Nieddu et al., 2014) sur lesquelles ils vont accumuler connaissances et savoir-faire. Pour être reconnues comme patrimoines, les ressources passent par un processus de patrimonialisation (Billaudot, 2004) comme « dispositif localisé » permettant la coordination des acteurs autour de ces ressources. Elles ne deviennent patrimoine productif que lorsqu’elles sont mobilisées « en tant qu’actif dans un secteur ou un réseau donné, alors qu’elles n’auraient pas de valeur particulière pour un autre secteur et territoire » (Nieddu et Vivien, 2014, p. 47).
L’inscription de notre travail dans une approche patrimoniale permet d’identifier le fait que les stratégies des acteurs en matière de transition écologique reposent sur des logiques patrimoniales de préservation et d'accumulation des ressources. La question qui se pose alors est celle de l’identification des éléments patrimoniaux autour desquels les acteurs des PTCE portant des démarches d’EIT vont se coordonner et construire des outils cognitifs partagés (comme assemblagesinterorganisations de ressources) permettant leur inscription dans des trajectoires d’apprentissage et de reproduction dans le temps.
Les stratégies d’investissement des espaces d’opportunités par les PTCE
Au-delà de la promotion de l’économie verte par les instances internationales, de nombreux acteurs de l’ESS énoncent dans leurs discours la volonté de contribuer à une transition écologique et solidaire. A partir de l’approche patrimoniale, nous souhaitons dans cette partie comprendre comment les PTCE investissent les espaces d’opportunités induits par la réglementation environnementale. Nous étudierons deux PTCE, à vocation industrielle et inscrits dans des dispositifs d’EIT, en mobilisant la démarche narrative – qui permet d’explorer des données empiriques qualitatives et hétérogènes et de documenter les stratégies des acteurs (Dumez et Jeunemaître, 2005 ; Nieddu et al., 2014). Après avoir exposé nos propositions méthodologiques et la circonscription des cas étudiés, nous mènerons une analyse des deux PTCE en identifiant les éléments patrimoniaux. Nous discuterons dans la dernière section des résultats obtenus.
La méthodologie d’étude de cas
Notre étude de cas est fondée sur l’analyse de deux PTCE à vocation industrielle inscrits dans des démarches de transition écologique. Bien que la plupart des PTCE se revendiquent du développement durable – le PTCE est défini par le Labo de l’ESS comme un projet de développement local durable –, nous avons uniquement retenu des PTCE développant une activité productive à vocation industrielle.
Les travaux de caractérisation des PTCE initiés par le Labo de l’ESS (notamment Fraisse, 2015) montrent que la composante industrielle est relativement faible. Parmi les vingt-trois pôles lauréats de l’appel à projet interministériel, nous avons repéré sept pôles ayant développé des activités productives (lire figure 1). Dans cet ensemble, seuls trois PTCE sont explicitement inscrits dans des secteurs de l’économie verte : Florange écologie industrielle et insertion (Fe2i), Ardaines et le PTCE éco-matériaux des Hautes-Alpes. Nous avons fait le choix de retenir les deux premiers [7], que nous accompagnons depuis plusieurs années et dans lesquels on peut observer la formation tangible de patrimoine productif. Ce travail s’appuie sur l’analyse fine des éléments qui fondent les patrimoines productifs collectifs identifiés par les PTCE. Reprenant les développements récents de l’approche patrimoniale, nous mobilisons les patrimoines à la fois comme objet d’étude et instrument d’analyse.
Conformément à la démarche narrative (Dumez et Jeunemaître, 2005), nous avons assemblé des éléments empiriques hétérogènes pour décrire « l’état des connaissances des acteurs au moment où ils agissent » (ibidem, p. 996). Une série de dix entretiens semi-directifs a été réalisée entre avril 2014 et avril 2015 auprès des porteurs de pôles et des diverses parties prenantes. Ce travail a aussi été favorisé par la rencontre régulière des acteurs et notre participation aux groupes de travail de ces PTCE. Nous avons également constitué un corpus de documents internes et comptes rendus de réunions.
Quels apprentissages du PTCE Fe2i ?
Le PTCE Florange écologie industrielle et insertion a été constitué à l’initiative de l’entreprise d’insertion Valoprest et d’une Scop de consultants lors de l’appel à projets interministériel de 2013. Lauréat dans la catégorie Emergence, ce PTCE vise à constituer une grappe d’entreprises solidaires pour mettre en oeuvre une démarche d’EIT en Moselle Nord. Le renforcement de la contrainte réglementaire et l’augmentation de la production de déchets ont abouti à une tension sur ce territoire entre, d’une part, la présence de grands acteurs internationaux disposant de structures intensives en capital et mettant en oeuvre des procédés industriels pour traiter une masse importante de déchets, et d’autre part, des acteurs locaux développant des stratégies de niche, disposant d’une main-d’oeuvre faiblement qualifiée mais valorisant l’insertion professionnelle, l’économie circulaire et le développement local. Et ce, à plus forte raison sur un marché des déchets arrivé à maturité, et qui connaît une baisse structurelle des volumes traités [8].
Conformément aux démarches d’EIT, un travail préalable d’identification des flux et des modalités actuelles de traitement de matières et d’énergie a été mis en oeuvre en 2014 sur ce territoire. La principale conclusion de l’étude est que la plupart des PME locales n’ont ni la taille critique ni un volume de déchets suffisant pour supporter en interne le traitement des déchets. Des firmes de taille plus importante rencontrent des difficultés pour traiter certains déchets aux caractéristiques spécifiques (i.e. faible taux de valorisation des déchets issus de la déconstruction dans le secteur du BTP). C’est ce travail de diagnostic d’écologie industrielle qui a permis d’identifier les opportunités sur le secteur du traitement des déchets, tout comme il a permis une première identification des synergies potentielles entre acteurs du territoire.
L’insertion du PTCE dans une chaîne de valeur des déchets complexes et à étapes multiples nécessitait une analyse fine de chaque type de déchets. Fe2i s’est positionné sur un segment particulier, le tri des déchets à la source (en fait sur-tri, déconstruction et reconditionnement), puis la valorisation par un autre acteur selon les principes de l’économie circulaire. Cette étape dans le traitement des déchets nécessite en outre « de connaître les filières de recyclage pour accéder aux repreneurs dans de bonnes conditions ». Ces activités nécessitent des ressources inaccessibles à certains acteurs économiques (véhicules de transport, infrastructures de tri), notamment les TPE/PME. De ce fait, Fe2i a construit ces ressources pour être en capacité de les proposer à des acteurs du territoire (et continue à les construire dans sa stratégie d’investissement actuelle). Une grappe d’entreprises de l’ESS est en cours de constitution pour offrir ces services de collecte sélective aux firmes du territoire. L’entreprise d’insertion Valoprest met en place la logistique et les installations de traitement. Un atelier protégé et un chantier d’insertion sont cooptés pour réaliser certaines opérations de déconstruction ou de sur-tri qui permettent d’obtenir de meilleures performances en recyclage et donc en valorisation.
Des diagnostics d’écologie industrielle et des sessions de formation des salariés au tri à la source sont proposés aux entreprises, ainsi qu’une collecte de papiers de bureau, activité banale mais permettant de proposer d’autres produits aux partenaires. Ces activités permettent de renforcer le pôle en nombre d’adhérents. Les cotisations viennent compléter les subventions publiques d’amorçage de la structure administrative du PTCE, principale source de financement du collectif. Avec les adhésions, la grappe d’entreprises solidaires dispose d’un vivier de prospects pour proposer ses services.
Le PTCE construit des partenariats de R&D avec les laboratoires de l’université de Lorraine pour développer de nouveaux process de traitement de déchets aux caractéristiques spécifiques (notamment déchets fermentescibles), ce qui positionne la communauté sur des trajectoires d’apprentissages spécifiques et donc sur des niches de différenciation avec les grandes entreprises du déchet. Plusieurs projets de recherche ont abouti (déconstruction-valorisation des fenêtres), d’autres sont en cours – notamment le recyclage des gobelets de machines automatiques ou les déchets d’incontinence. Le dispositif s’appuie sur une connaissance fine des gisements de déchets à proximité, résultant des travaux préalables de diagnostic d’écologie industrielle.
En termes de business model (Warnier et al., 2014), Fe2i fait sa « proposition de valeur » aux entreprises clientes dans l’espace ouvert par la mise en oeuvre d’environnements normatifs dans les relations business to business : amélioration continue en matière de taux de recyclage des déchets, inhérente à la norme ISO 14001 par exemple. Cette proposition de valeur porte sur la possibilité de réduire les coûts de traitement des déchets des entreprises du territoire. Les matériels utilisés pour collecter sont moins intensifs en capital technique que ceux utilisés par les grands opérateurs nationaux, faisant davantage appel à une main-d’oeuvre issue de l’insertion par l’activité économique. Le tri à la source permet une meilleure valorisation des matières qui renforce le modèle économique puisqu’il évite qu’une partie des déchets parte en incinération (ce qui reste la destination privilégiée des déchets industriels banals). Il est vrai que certaines opérations de déconstruction ou de sur-tri sont cotraitées avec des structures d’insertion (IAE) ou du handicap qui présentent des coûts de main-d’oeuvre relativement plus faibles, permettant d’atteindre le seuil de rentabilité économique. Mais l’originalité de ce PTCE réside dans l’articulation R&D/structures de l’insertion et la construction de compétences nouvelles sur des déchets que d’autres n’arrivent pas à trier. Ce type de business model est sans exemple parmi les PTCE labellisés.
La stratégie de chaînage de ressources interfilières par Ardaines
Plusieurs entreprises de l’ESS mutualisaient leurs efforts dans une optique de création d’activités économiques à partir d’une analyse des ressources du territoire situé sur le parc naturel régional des Ardennes. Ce territoire, situé au nord-ouest du département des Ardennes, est marqué par la coexistence de traditions rurales, à la fois agricoles et industrielles, durement affaiblies par la désindustrialisation. La forme PTCE Ardaines vient donc formaliser cette coopération de longue date d’acteurs historiques de l’ESS qui s’entrecroisent dans les diverses structures et projets de chaînage des ressources locales en cherchant à décloisonner les filières pour proposer un assemblage territorialisé interfilière sur des logiques d’EIT. Par exemple, les eaux chaudes récupérées d’une structure de méthanisation sont destinées à la chauffe de serres appartenant à une structure membre du PTCE (Les Maraîchers d’Arduina), laquelle propose des repas à domicile aux personnes âgées.
Notre étude de cas est centrée sur la démarche d’EIT appliquée au bâtiment initiée par Ardaines : un projet de construction de logements sociaux écologiques au croisement des problématiques d’accession sociale au logement et de précarité énergétique. Les relations entre le directeur de Chenelet (acteur phare de l’ESS dans les Hauts-de-France), la scierie SPL [8] et le porteur du PTCE ont d’abord conduit à identifier la possibilité de création de la scierie Acacia (ateliers et chantiers d’insertion), puisant ses ressources dans la forêt ardennaise.
Depuis la création d’Acacia en 2008, le PTCE a travaillé sur de nouveaux projets en coopération avec Chenelet. La reconnaissance de la situation de précarité énergétique dans laquelle se trouve la région – ce qui relève de la fonction « tribunitienne » de l’ESS de révélation d’un besoin non satisfait (Priou, 2002) – a conduit à un travail de rapprochement avec les élus locaux (rencontre avec le maire de Revin et les élus au développement de l’ESS du conseil régional de l’ancienne région Champagne-Ardenne, visite des structures de Chenelet). Il a abouti à la construction d’un premier bâtiment à ossature bois et à consommation énergétique maîtrisée sur la commune de Revin. Le bâtiment répond aux impératifs de la RT 2012 en matière de consommation énergétique, labellisé « haute performance énergétique ». Il fait donc figure de laboratoire et d’objet démonstratif du PTCE en la matière.
Ce projet a permis de communiquer auprès des élus locaux sur les capacités de l’ESS à répondre à des besoins en termes de précarité énergétique et d’accessibilité au logement social ; il a également engendré un transfert de compétences de construction de bâtiment à ossature bois entre Chenelet et le PTCE Ardaines. On a bien un positionnement du pôle dans une trajectoire d’apprentissage dans toutes les dimensions de la question de l’écohabitat.
Cette démarche s’est soldée par la création d’une nouvelle structure de l’IAE, à côté d’Acacia Scierie, Acacia Construction, qui a démarré un projet de construction de logements destinés à l’accueil des personnes âgées en difficulté dans la commune de Maubert-Fontaine. La création d’un partenariat avec la plateforme technologique Transformation Bois montre également qu’Ardaines cherche à structurer ses apprentissages sur le long terme (amélioration des techniques de découpe du bois, conception du bâti, propriétés isolantes des matériaux, etc.).
Discussion
Les études de cas nous permettent de dessiner deux stratégies d’intégration dans les filières industrielles de l’économie verte. D’une part, une logique d’analyse de la possibilité de décomposer des chaînes de valeur pour s’approprier certains segments de la chaîne de valeur filière (Fe2i) atteignables à partir des compétences des structures de l’IAE. D’autre part, une logique de constitution d’un assemblage interfilière territorialisé à partir du chaînage des ressources locales (Ardaines).
Or les dynamiques étudiées ne se caractérisent pas seulement par des dispositifs de saisie des opportunités de marché. Dans les deux cas, les activités d’insertion par l’activité économique servent en effet d’incubateur de projets, et sont toujours en amont des filières ou à la base des réseaux d’entreprises. Ceci nous amène à penser le PTCE comme un outil d’exploration collective qui, s’il a investi les espaces d’opportunité produits par la réglementation environnementale, se doit de construire des outils collectifs de développement englobant de la R&D. Par ailleurs, les pôles étudiés agissent comme outil de réduction de la concurrence à la fois entre les structures de l’ESS et les firmes classiques, et entre les structures de l’ESS elles-mêmes (notamment les organismes d’insertion). En effet, le pôle est également le lieu de production d’un compromis entre les structures de l’IAE pour leurs positionnements le long des chaînes de valeur, en fonction des compétences nécessaires et de leur plus-value pour atteindre les seuils de rentabilité des différentes opérations.
Dans les deux cas, les PTCE se caractérisent par des démarches de construction de patrimoines productifs collectifs fondées sur des stratégies d’apprentissage de quatre types : institutionnelle, industrielle, technologique et coopérative (lire tableau 1). Tous ces apprentissages ont vocation à perdurer dans le temps et à accumuler des ressources matérielles et immatérielles, marchandes et non marchandes. L’apprentissage institutionnel renseigne les stratégies déployées par les pôles pour renforcer la légitimité de leurs actions vis-à-vis des élus locaux. L’apprentissage industriel a trait à l’organisation des activités productives. L’apprentissage technologique est relatif à la recherche d’innovation. Enfin, l’apprentissage coopératif transcende les autres trajectoires et nous permet d’observer la capacité des acteurs à porter et à faire partager un projet de territoire, projet comme condition à la constitution d’une communauté territorialisée.
Conclusion
Ce travail visait d’une part à interpréter le concept d’économie verte comme création de nouveaux marchés sur lesquels les acteurs vont prendre en charge une problématique environnementale fragmentée et d’autre part à comprendre comment les PTCE à vocation industrielle s’inscrivaient dans ces espaces. A cet effet, nous avons étudié la littérature institutionnelle fondatrice de l’économie verte. De notre point de vue, la « coopération par le haut », caractéristique des grands sommets sur l’environnement, ne peut impulser une réorientation des trajectoires productives des sociétés industrielles. A tout le moins, l’économie verte se caractérise comme une série de recommandations de politiques publiques susceptible de modifier les trajectoires des politiques environnementales nationales.
L’étude des démarches d’écologie industrielle et territoriale et la relative faiblesse de leurs réussites questionnent toutefois la relation entre réglementation environnementale et création d’activités économiques. Nos cas étudiés montrent, y compris dans des secteurs apparaissant comme peu intensifs en technologie a priori (le traitement des déchets par exemple), qu’il est nécessaire de mettre en oeuvre des dynamiques d’innovation technologique et d’apprentissage interorganisationnel.
L’observation de deux PTCE ayant initié une démarche d’EIT a permis de tester les capacités de l’ESS à s’inscrire à la fois dans des secteurs industriels et dans la thématique de l’économie verte. La construction de patrimoines productifs collectifs initiés par les deux pôles étudiés nous amène à penser les PTCE comme des outils adéquats aux démarches d’écologie industrielle et territoriale lorsqu’ils mettent en oeuvre ces dispositifs.
Les entrées des acteurs auraient pu être vues comme la répartition des structures de l’IAE sur les segments les moins rentables des chaînes de valeur. Mais, de fait, l’enjeu des deux cas étudiés nous paraît se situer dans la capacité de création de valeur nouvelle et non sa répartition. Ces PTCE se situent bien plus dans une problématique d’économie de la production, sur laquelle ils doivent être accompagnés, que sur une problématique d’économie de marché ou de prise en charge de publics en difficulté, que les pouvoirs publics opposent souvent aux structures de l’ESS, sans autres propositions plus concrètes.
Appendices
Notes
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[1]
Loi n° 2014-856 du 31. juillet 2014 relative à l’ESS, article 9-I.
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[2]
Parfois administrés en quasi-marchés lorsqu’ils s’appuient sur la commande publique.
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[3]
L’écologie industrielle et territoriale est explicitement présentée comme une sous-branche de l’économie verte sur le site du ministère de l’Environnement, du Développement durable et de l’Energie : Developpement-durable.gouv.fr/-Ecologie-industrielle-territoriale-.html.
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[4]
La TGAP oscille entre 10 et 30 euros par tonne selon l’activité et le lieu de traitement. Les recettes de la TGAP servent en partie à financer l’Ademe et les services communaux de collecte des ordures ménagères
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[5]
Dans le cas du PTCE Fe2i, il s’agit du traitement de fenêtres issues de la déconstruction, et des huiles alimentaires usagers. Des acteurs de plus grande taille se sont structurés au niveau national, tels que Paprec, spécialisé dans le recyclage du papier et du plastique ou Chimirec dans le traitement des déchets dangereux..
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[6]
Devenu quasi mythique, le cas de Kalundborg (Danemark) repose tout de même, non pas sur un bouclage presque total de ses flux de matières et d’énergie, conformément à l’idée d’un fonctionnement de cycles écologiques, mais sur des entrées de ressources fossiles et des sorties d’intrants destinés à l’agriculture et l’élevage industriels.
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[7]
Pour une analyse du PTCE éco-matériaux, lire l’article « Caractériser les PTCE par l'analyse processuelle : une application en région Provence-Alpes-Côte d'Azur » de Richez-Battesti et Bourbousson dans ce dossier.
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[8]
La crise économique de 2008-2009 avait conduit à une baisse de la production industrielle, et donc de ses déchets, dans un contexte déjà marqué par la désindustrialisation, plus efficacement que les opérations de sensibilisation au tri ou de recherche de boucles d’économie circulaire…
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[8]
Scierie et palettes du littoral, appartenant au groupe Chenelet.
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