Cet ouvrage réunit les contributions de neuf auteurs à une journée d’étude organisée en 2010 dans la Maison du peuple de Saint-Claude, temple de la mémoire coopérative et du mouvement ouvrier jurassien. Il propose une approche historique de l’ESS dont l’originalité est annoncée sous forme d’oxymore dans le titre : il s’agit moins de confronter classiquement les pratiques aux théories que de déceler quelle est la part prise par le rêve utopique dans la création d’entreprises fonctionnant sur le mode coopératif. Les conclusions reflètent la diversité des situations et des territoires coopératifs étudiés, en Europe occidentale et en Europe orientale. Le texte introductif de Michel Lallement insiste sur la « promesse de rupture », pacifiste et non révolutionnaire, portée par les écrits des utopistes des années 1830-1840 : en alternative à l’injustice sociale qui régit la société, ils imaginent un monde où le travail deviendrait vecteur d’épanouissement, et non de servitude, où l’éducation serait la préoccupation majeure, et l’égalité des sexes, la règle. Comme le rappelle Lallement, cette utopie a « fécondé les pratiques » et donné lieu à des expériences communautaires aux Etats-Unis. En revanche, l’assertion de l’auteur d’un « âge d’or des coopératives » qui se situerait dans les années 1860 semble discutable, tant le Second Empire a manié à la fois le bâton et la carotte à leur égard. Chantal Guillaume compare la vision phalanstérienne, « projet social total », à l’organisation des coopératives, qui apparaissent comme autant d’expérimentations à échelle réduite que Fourier n’aurait pas reniées. Olivier Chaïbi évoque les influences mutuelles entre les mouvements français et anglais, à partir des parcours de quelques coopérateurs plus ou moins célèbres, notamment Jules Lechevalier , auquel il a consacré sa thèse. Celui-ci a contribué à diffuser la pensée oweniste en France, tandis que s’opérait en Grande-Bretagne le transfert des théories saint-simoniennes et fouriéristes. L’auteur montre que le modèle rochdalien devient une référence pour les ouvriers français proudhoniens dès les années 1860. On connaît sa postérité dans la branche coopérative de la consommation. Dans une optique plus pratique, les typographes belges du xixe siècle, présentés par Luc Peiren, voient dans la coopération un mode de régulation du marché de l’emploi qui doit servir d’exemple aux ouvriers syndiqués. Négligée jusque dans les années 1870, l’approche idéologique, versant socialiste, structure un nouveau type de coopération à la fin du siècle, autour du Vooruit à Gand, l’Union coopérative à Liège ou la Maison du peuple à Bruxelles. Peiren rappelle également la présence de véritables « empires coopératifs catholiques » en Belgique. Le Vooruit gantois inspira la construction de la Maison du peuple à Saint-Claude en 1910. Alain Mélo retrace la naissance d’une simple coopérative d’alimentation, la Fraternelle, lancée en 1881 par une élite philanthrope – en l’occurrence, les entrepreneurs diamantaires –, et son évolution vers un faisceau de pratiques coopératives et mutualistes traversées par les débats idéologiques à la fin du siècle. L’analyse de la construction mythologique d’un territoire qui aurait été naturellement voué à la coopération est particulièrement intéressante : « l’idée d’un isolat coopératif et politique non reproductible colportée par les acteurs et les observateurs de la naissance du mouvement jurassien ». Un particularisme que Jean Gaumont lui-même aurait contribué à mettre en exergue, tout en critiquant le concept gidien d’Ecole de Saint-Claude. Dans ce même bassin industriel, Thomas Figarol fait l’examen minutieux du fonctionnement de la coopérative Adamas, fondée en 1892 par des ouvriers diamantaires socialistes. Il constate que la démocratie qui y est mise en oeuvre relève d’une forme affadie de démocratie représentative. De fait, la déficience démocratique est un problème récurrent dans l’histoire de …