Article body

En Equateur, les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’application de politiques néolibérales ont conduit à la fin des années 90 à une crise sans précédent. Ce chaos économique et social a entraîné une instabilité politique profonde, marquée par la succession de dix présidents entre 1996 et 2006. La majorité du peuple équatorien, à la recherche de changements radicaux, a ainsi choisi d’adhérer au programme de Rafael Correa, élu président de la République en novembre 2006 [1]. Après une Assemblée constituante mise en place afin d’instaurer un modèle de développement adapté à la société équatorienne, le pays a finalement adopté une nouvelle Constitution en 2008, fondée sur le concept indigène du sumak kawsay (« bien-vivre » en langue quechua). Par ce principe, l’Etat souhaite garantir justice sociale, croissance économique et équilibre environnemental. Le texte constitutionnel détermine notamment dans l’article 283 que « le système économique est social et solidaire ». Ainsi, l’un des objectifs du schéma de développement est la construction « d’un système économique juste, démocratique, productif, solidaire et soutenable reposant sur la distribution égalitaire des bénéfices du développement, des moyens de production et sur la création d’emplois dignes et stables » (art. 276). Par ailleurs, la Constitution dispose que « le système économique intégrera l’économie publique, privée, mixte, populaire et solidaire » (art. 283).

Pour mettre en place les mécanismes garantissant le bien-vivre à l’ensemble de la population, l’Etat équatorien promeut l’économie populaire et solidaire (EPS) comme un moyen d’encourager des initiatives associatives autogérées, afin que les travailleurs s’intègrent durablement dans le système économique. Elle vise ainsi à développer des formes d’entrepreneuriat et des pratiques sociales auprès d’acteurs longtemps exclus de l’économie formelle : coopératives, associations ou communautés (art. 283). Grâce à un nouveau cadre juridique et institutionnel, l’Equateur dispose désormais d’une loi sur l’EPS et de plusieurs entités, dont l’Institut national (IEPS) chargé de la conception et de l’application de programmes et de projets.

En Amérique latine, l’Equateur pourrait jouer un rôle moteur dans l’instauration d’alternatives économiques novatrices. S’il est encore trop tôt pour évaluer les résultats des politiques proposées par l’Etat, il serait intéressant d’analyser le processus de promotion et d’instauration de l’EPS dans le pays. Plusieurs questions surgissent : comment cette démarche s’intègre-t-elle dans une économie mixte ? Quels sont les secteurs populaires concernés ? Quel est le rôle des pouvoirs publics ? Quelles sont les particularités équatoriennes dans l’institutionnalisation de l’EPS ? Notre réflexion partira d’un approfondissement du principe du sumak kawsay, notion qui pose aujourd’hui de nombreuses difficultés d’interprétation. Nous reviendrons notamment sur le contenu de la loi sur l’économie populaire et solidaire (LOEPS), le fonctionnement de l’IEPS et les secteurs d’activité développés. Cette analyse ne prétend pas être exhaustive, mais pose les jalons d’une étude plus approfondie sur les liens entre l’EPS et la matérialisation du bien-vivre. Cet article s’attache surtout à exposer le projet et les objectifs du gouvernement sans aborder les résultats des actions menées, dont l’évaluation est encore prématurée. Nous tenterons donc de mettre en évidence une approche différente de l’ESS pour renforcer les dynamiques actuelles et contribuer aux réflexions autour du projet équatorien.

Le bien-vivre et l’émergence d’un projet national « sui generis »

En Equateur, le modèle de développement suivi par l’Etat a toujours reposé sur le mythe du progrès et sur le caractère supposé inépuisable des ressources naturelles (Falconí, Oleas, 2004). Malgré des périodes successives de forte croissance, liées à l’exportation de matières premières, le pays est marqué par des inégalités profondes, dues au dysfonctionnement du système de redistribution et à l’insuffisance d’investissement social, renforcées par l’application de mesures néolibérales à partir des années 90. La crise économique et sociale engendrée par ces réformes structurelles a conduit à une remise en question du système et à la proposition de nouvelles alternatives.

Le concept du bien-vivre, fondement d’un nouveau modèle de société

Le gouvernement équatorien s’est engagé dans un processus visant la construction d’un modèle propre, sans pour autant rejeter son insertion dans l’économie globalisée. Ce début de siècle a été marqué par l’effervescence culturelle et politique de l’Amérique latine incarnée par les groupes indigènes et les masses populaires (Chomsky, 2008, p. 49-78). En Equateur, les grandes capacités d’organisation autour de la Confédération des nationalités indigènes (CONAIE) et le talent politique des dirigeants indigènes ont permis à ces communautés de devenir un acteur politique à part entière et de promouvoir leurs valeurs : la protection des milieux naturels et la gestion équilibrée des richesses. Soulignons que la cosmovision indigène, qui repose sur l’harmonie entre l’être humain et son milieu, n’intègre pas le concept de développement. Comme l’affirme l’anthropologue équatorien Carlos Viteri : « On ne conçoit pas un processus linéaire de vie qui détermine […] une situation de sous-développement et de développement. […] Mais il existe une vision holistique sur ce que doit être l’objectif ou la mission de tout effort humain, qui consiste à chercher et à créer les conditions matérielles et spirituelles pour construire et conserver le sumak kawsay, qui se définit également comme la “vie harmonieuse” » (Viteri, 2002, p. 1).

Les revendications des groupes indigènes ont joué un rôle essentiel lors de l’Assemblée constituante de 2006. A la recherche d’un nouveau projet national, malgré les tensions et les conflits d’intérêts (Acosta, 2011, p. 10-12), la population équatorienne a souhaité construire l’unité par le respect des différences culturelles des divers groupes ethniques et par la participation de tous à la construction d’une société plus équitable, basée sur le principe du bien-vivre. La Constitution de 2008 repose ainsi sur ce nouveau paradigme et définit dans le chapitre II le droit des citoyens au bien-vivre (Constitución, 2008, p. 5). L’adoption du sumak kawsay comme fondement constitutionnel représente un changement radical de modèle de développement. L’Equateur s’est ainsi engagé constitutionnellement dans une voie inédite.

Que représente le concept du sumak kawsay ? Dans les études qui lui sont consacrées (Viteri, 2002 ; Altmann, 2003 ; Acosta, Lander, Gudynas [et al.], 2009 ; Hidalgo, Guillén, Deleg, 2014), les auteurs construisent une définition en partant des réflexions de penseurs indigènes, notamment celles de C. Viteri : le bien-vivre prend racine dans la philosophie de vie amazonienne, fondée sur l’importance des connaissances pour assurer la satisfaction des besoins sans porter atteinte à l’environnement (Viteri, 2002, p. 1). En constante évolution, le sumak kawsay devrait intégrer également des « dynamiques économiques et des connaissances exogènes en les adaptant aux exigences et aux réalités actuelles » (Viteri, 2002, p. 5). Pour Pablo Dávalos, il s’agit d’une alternative au discours néolibéral, permettant de dépasser le mythe du développement et de créer des liens harmonieux entre les êtres humains et la nature afin d’instaurer un nouveau contrat social (Dávalos, 2008). Par ailleurs, Pablo Dávalos associe le principe du bien-vivre à ceux de « décroissance » de Serge Latouche, de « convivialité » d’Ivan Illich et d’« écologie profonde » d’Arn Naess. Complétant le caractère holistique du sumak kawsay, Alberto Acosta le conçoit comme « le point de départ d’un processus de construction d’un pays soutenable » (Acosta, 2009, p. 19), dont l’économie ne serait plus dépendante de l’extraction pétrolière, mais reposerait sur la diversification des sources de richesses nationales et sur un système social et solidaire (idem, p. 27).

Depuis 2009, la gestion étatique doit suivre le plan national du bien-vivre (2009-2013, puis 2013-2017) pour que ce projet commun « renforce la cohésion sociale, les valeurs communautaires et la participation active des individus et des collectivités […] dans la construction de leur propre destin et bonheur […]. Il ne s’agit pas de revenir vers un passé idéalisé, mais de faire face aux problèmes des sociétés contemporaines avec une responsabilité historique » (Plan nacional para el buen vivir 2013-2017, p. 21). Si les objectifs du gouvernement sont clairs, le principe du bien-vivre semble encore poser des problèmes de définition ou de visibilité auprès de l’opinion publique, comme le laisse penser la création en mars 2014 du secrétariat d’Etat pour le bien-vivre, dont le but est de conceptualiser le sumak kawsay, de le promouvoir au sein de toutes les entités publiques et d’informer la population. Le travail de réflexion concernant le sumak kawsay est indispensable pour conférer au concept une base théorique solide et éviter les interprétations hasardeuses pouvant mener à des confusions de sens, voire à des conflits d’intérêts. Si, dans la théorie, le modèle équatorien ouvre la voie à un changement de système, dans la pratique, quels sont les mécanismes qui permettront d’envisager une réelle transformation de l’économie nationale ?

Le plan national du bien-vivre et la reconnaissance de l’économie populaire et solidaire

La construction de la société de « la vie harmonieuse » exige la mise en place par les pouvoirs publics d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux précis. Par le biais du plan national du bien-vivre (PNBV), conçu par le secrétariat national pour la planification et le développement (Senplades), l’Etat équatorien s’engage à transformer son modèle économique en garantissant son caractère « social et solidaire » (Constitución, 2008, art. 283). Le texte constitutionnel vise incontestablement l’humanisation de l’économie en intégrant la solidarité comme fondement. Toutefois, il ne suffit pas de prôner « une relation dynamique et équilibrée entre la société, l’Etat et le marché, en harmonie avec la nature » (art. 283) pour assurer le bien-être de l’ensemble de la population. Comme le recommande J. L. Coraggio, il faut orienter le système économique vers la reconnaissance de cinq principes : l’autosubsistance, la réciprocité, la redistribution, l’échange et la planification (Coraggio, 2011, p. 33). Le PNBV prévoit-il des mécanismes dans ce sens ? L’Etat équatorien est-il en mesure de garantir l’application de sa Constitution ? Quelles sont les alternatives prônées par les pouvoirs publics ?

Dans le PNBV, l’économie populaire et solidaire apparaît comme un outil essentiel du changement de modèle économique. Parmi les objectifs du plan, sont en effet prévues la consolidation du système économique social et solidaire, la promotion du travail décent et la transformation de la matrice productive [2] (Plan nacional para el buen vivir 2013-2017, p. 83). Face à ces enjeux, l’Etat s’est doté d’un cadre légal et institutionnel spécifique lui permettant de légitimer l’EPS. La loi organique sur l’économie et la finance populaires et solidaires (LOEPS) a été adoptée en avril 2011, donnant naissance à un institut national chargé de l’exécution de la politique publique (LOEPS, 2011, art. 153). La loi équatorienne définit l’EPS comme « toute forme d’organisation économique dont les membres organisent et développent, de manière individuelle ou collective, des processus de production, d’échange, de commercialisation, de financement et de consommation de biens et de services, pour satisfaire des besoins et pour générer des revenus, respectant les relations de solidarité, de coopération et de réciprocité » (art. 1). Elle précise que toute initiative d’EPS devra être orientée vers le bien-vivre privilégiant le travail et l’être humain plutôt que l’accumulation de capital.

Quelles sont les particularités de l’EPS équatorienne ? On peut noter qu’elle est en accord avec celle de l’ESS publiée dans la Charte du Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale et solidaire de 2008. Il n’existe pas de différence conceptuelle entre la notion équatorienne d’EPS et celle d’ESS. Pourquoi ces activités alternatives sont-elles définies par les institutions équatoriennes comme populaires ? Parce qu’elles surgissent au sein de groupes populaires urbains ou ruraux, qui « par l’utilisation de leur force de travail et des ressources disponibles [peuvent satisfaire leurs] besoins de base, autant matériels qu’immatériels » (Sarria, Tiriba, 2006, p. 259). L’économie populaire repose sur la valeur du travail et la capacité de ces groupes à reproduire « non le capital, mais la vie en conditions dignes » (Corragio, 2009, p. 30). Le PNBV détermine également le caractère solidaire, car il prône la création et la consolidation « d’organisations, de collectifs, de mouvements sociaux, d’associations, de réseaux populaires et de tout groupe d’action citoyenne » attachés aux principes de solidarité et de démocratie (Plan nacional para el buen vivir 2013-2017, p. 104). Le caractère solidaire est d’autant plus important qu’il représente l’un des piliers du système économique reconnu par la Constitution équatorienne. Si le concept d’économie populaire en Equateur répond théoriquement à la caractérisation proposée par des spécialistes latino-américains (Hillenkamp, 2009), dans la pratique, le pays se distingue par l’engagement constitutionnel de l’Etat. Il s’agit de développer l’EPS comme un secteur économique à part entière dans un système présentant une pluralité de principes économiques en plus de l’économie de marché.

Pour encadrer et renforcer l’économie populaire au sein d’une économie mixte, l’Institut national pour l’économie populaire et solidaire (IEPS) dispose d’un budget propre et d’une autonomie technique, administrative et financière (LOEPS, 2011, art. 153). Le travail conduit par l’IEPS repose aujourd’hui sur l’identification des acteurs, le recensement et le financement de projets et sur la création de circuits productifs. Cet accompagnement permet non seulement de promouvoir l’EPS dans l’ensemble du territoire, mais aussi d’encourager le commerce équitable, la consommation étique, l’équité entre les genres, le respect de l’identité culturelle, l’autogestion et la distribution équitable et solidaire des excédents (art. 4). Ces objectifs exigent une structure solide et une feuille de route claire, car le défi n’est pas seulement de mettre en place des stratégies d’innovation pour mieux répondre aux besoins sociaux, c’est aussi de gérer efficacement les ressources humaines et financières disponibles (Frémeaux, 2013, p. 39). Au vu de l’hétérogénéité des acteurs de l’EPS en Equateur (associations, coopératives, entreprises unipersonnelles, familiales, communautaires, ateliers artisanaux et réseaux de finances), la conduite de programmes adaptés aux particularités de chaque organisation requiert des lignes directrices précises. Afin de répondre à ces exigences, l’IEPS a instauré quatre axes d’action gérés par des services internes : la direction des études et de la recherche, mise en place pour créer une source d’information et de ressources techniques ; la direction du développement productif promeut des mécanismes d’auto-entrepreneuriat ; la direction des échanges et des marchés crée des réseaux nationaux et internationaux pour la commercialisation des biens et des services issus de l’EPS ; enfin la direction pour l’accompagnement des acteurs intervient dans l’assistance technique, le contrôle de qualité et la formation des personnes impliquées. L’IEPS dispose d’un cadre institutionnel bien défini et de stratégies à court, moyen et long termes qui revaloriseront l’EPS. Sans le recul nécessaire pour analyser la pertinence des actions étatiques, nous avons souhaité surtout mettre en évidence les efforts d’institutionnalisation réalisés par le gouvernement. Il faudra évidemment suivre le travail de l’IEPS et ses résultats tout en s’interrogeant sur les risques de récupération politique ou d’instrumentalisation (Frémeaux, 2013, p. 27). Le fort engagement des pouvoirs publics dans ce processus de promotion de l’EPS peut, en effet, se révéler aussi bien bénéfique pour le développement de ce type d’alternatives économiques que défavorable s’il n’existe pas une implication réelle de toutes les parties prenantes dans la création de nouveaux rapports entre démocratie et économie (Laville, 2013, p. 101).

L’économie populaire et solidaire au service du bien-vivre

L’institutionnalisation de l’EPS témoigne de la volonté du gouvernement de renforcer le pouvoir étatique et de soutenir le projet de « révolution citoyenne », prôné par le président de la République. L’objectif est d’encourager une mobilisation massive des groupes populaires pour « le changement radical, profond et rapide du système politique, économique et social en vigueur » (Correa, 2007). Au-delà du slogan politique, la révolution citoyenne apparaît comme un axe important de la gestion gouvernementale. Dans ce processus, nous pourrions voir aussi l’avènement d’un phénomène social intéressant : l’appropriation de la politique par les citoyens. En associant le projet national du bien-vivre à celui de la révolution citoyenne, les pouvoirs publics soutiennent l’engagement de la population dans la transformation du schéma économique (Ponce, 2013, p. 301-310). L’une des stratégies gouvernementales pour promouvoir la participation des Equatoriens dans la construction du sumak kawsay est l’économie populaire et solidaire, qui, dans cette dynamique, peut être perçue soit comme un outil politique de transformation sociale, soit comme un mécanisme de contrôle. L’Etat devra donc s’efforcer de garantir à la société civile un contexte dans lequel les initiatives populaires, sociales et solidaires conserveront leur dynamisme et leur autonomie.

Sans s’attarder sur le bilan des sept années de gouvernement de R. Correa (Mantilla, Mejía, 2012 ; Constante, 2014), il est toutefois nécessaire de rappeler que la situation économique et sociale du pays s’est considérablement améliorée. Selon la commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (une des cinq commissions régionales de l'Organisation des Nations unies), les politiques menées depuis 2007 ont permis l’amélioration de la qualité de vie des populations les plus démunies en s’attaquant principalement à la pauvreté et aux problèmes de redistribution (Cepal, 2013). Néanmoins, les politiques sociales dépendent des ressources étatiques, étroitement liées aux exportations pétrolières (52 % des exportations). En raison de la vulnérabilité de l’économie équatorienne, le PNBV encourage la transformation de la matrice productive en établissant notamment des liens entre cette transformation et la réduction progressive des activités économiques informelles (Plan nacional para el buen vivir 2013-2017, p. 283).

Le secteur informel, dont les activités sont majoritairement liées à des groupes populaires, est depuis longtemps le principal moyen de subsistance pour de nombreux Equatoriens : en 2013, cette économie représentait encore 43 % de l’activité économique malgré une diminution de 7 points par rapport à 2007 [3]. Précisons que l’ensemble des activités informelles ne s’intègre pas dans l’EPS, car elles ne sont pas toujours solidaires (Lautier, 2006, p. 216) et l’économie populaire n’est pas nécessairement informelle (Sarria, Tiriba, 2006, p. 262). Dans le cadre du plan du bien-vivre et des actions pour améliorer les conditions de travail (Plan nacional para el buen vivir 2013-2017, p. 273-290), la promotion des initiatives sociales et populaires constitue une priorité pour éradiquer le travail informel. Au travers de la LOEPS, il ne s’agit pas seulement de promouvoir, mais également d’encadrer ce type d’activités. En définitive, l’Etat veut devenir garant du développement de l’EPS. On peut craindre, comme le signalent Ignacio Larraechea et Marthe Nyssens dans une étude sur le Chili, que ces « stratégies de survie » ne soient normalisées en vue de l’accumulation (Larraechea, Nyssens, 2013, p. 176). Malgré les risques de récupération, les mécanismes juridiques et institutionnels créés en Equateur pourraient permettre de consolider l’EPS au sein de l’ensemble de l’économie, et les alternatives populaires et solidaires pourraient ainsi constituer un outil essentiel pour la matérialisation du bien-vivre. Néanmoins, sachant que l’économie populaire n’est pas nécessairement solidaire (Razeto, 1991 [1983]), le défi sera de développer l’EPS en encourageant la transition d’une économie populaire non solidaire vers une économie qui le soit.

La LOEPS constitue le premier pas vers l’institutionnalisation de l’EPS et le rapprochement des enjeux sociaux et économiques. Quels seront donc les instruments de l’Institut national pour l’économie populaire et solidaire pour développer et promouvoir les initiatives d’EPS ?

L’IEPS et la démocratisation de l’économie

Le gouvernement dispose à ce jour de trois entités spécifiques à l’économie populaire et solidaire : l’Institut national (IEPS), la Surintendance (SEPS) [4] et la Corporation nationale pour les finances populaires et solidaires (Conafips) [5]. Notre analyse portera principalement sur l’IEPS en raison de son rôle majeur dans la promotion et le développement de l’EPS. Avant de s’intéresser au travail de l’IEPS, rappelons quelques chiffres.

La situation de l’EPS en Equateur en quelques chiffres

D’après une récente étude du programme de finances populaires et solidaires, en 2009, l’économie populaire générait 64 % de l’emploi national et représentait 25,7 % du PIB (Cardoso, Bermeo, Fresa, 2012, p. 21). Ces pourcentages témoignent de la nécessité de structurer le secteur, officiellement réparti en quatre branches : coopérative, associative, communautaire et les unités économiques populaires (UEP) (SEPS, 2012, p. 2). Selon la classification de la SEPS, sont distinguées les activités d’économie populaire et solidaire de celles qui sont liées uniquement au secteur financier. Dans la première catégorie, on recense les coopératives de production, de consommation, de logement et de services, les associations de production et les organisations communautaires. Dans la deuxième, les coopératives d’épargne et de crédit, les caisses solidaires et d’épargne, les caisses centrales et les banques populaires (idem, p. 2-3). Concernant le secteur coopératif, il existe actuellement 3 932 organisations concentrées à 99 % dans les domaines du transport, du logement, de l’épargne et du crédit. Les organisations financières, qui comprennent 4,6 millions de membres, disposent des plus importantes ressources, représentent 93 % des actifs du secteur coopératif en 2012 [6]. Quant aux associations et aux organisations communautaires, leur nombre s’élève respectivement à 1 683 et 14 600. Le pays compte par ailleurs 677 978 unités économiques populaires identifiées en 2010, dont 51,88 % constituent des initiatives unipersonnelles, familiales et domestiques, 31,6 % des commerçants détaillants et 16,52 % des artisans. Soulignons également l’importance de ces activités pour les femmes, qui représentaient 58,27 % des UEP en 2010 (idem, p. 11).

Ce bref aperçu de la situation de l’EPS en Equateur montre bien le potentiel du secteur : il ne s’agit pas seulement d’une source de revenus pour les populations en situation de précarité, mais d’une réelle alternative économique qui permet de créer de nouvelles formes de travail et d’échanges de biens et de services. Partant des propos de J.-L. Laville sur la nécessité « d’organiser […] des activités obéissant à d’autres règles pour satisfaire les besoins collectifs » (Laville, 2013, p. 288), nous nous sommes interrogés sur les moyens dont dispose l’IEPS pour encourager les capacités d’auto-organisation et de coopération des individus.

Le développement de l’EPS comme outil de démocratisation du travail est encouragé par l’IEPS suivant quatre principaux projets : projet « Développement du corridor central » (Desarrollo del Corredor central, PDCC), projet « Articulation des circuits économiques solidaires » (ACES), projet « Travaillons main dans la main » (Hombro a hombro) et projet « Partenaire rechapeur » (Socio Vulcanizador).

Des initiatives concrètes pour le développement de l’EPS dans le pays

Le projet « Développement du corridor central » a été lancé en 2007 sous la responsabilité du ministère de l’Agriculture. Depuis 2010, l’IEPS est chargé de son exécution. L’objectif est de consolider le système d’EPS en zone rurale par la création d’une aire géographique d’action et de quatre circuits, dont le nom reprend le concept du bien-vivre : les « bons aliments », le « bon tourisme », la « bonne manufacture » et le « bon service ». Ce projet gouvernemental est-il viable dans les zones rurales où les niveaux de pauvreté sont élevés et le pouvoir communautaire important ? Ces circuits répondent-ils aux besoins des populations concernées ? Les résultats du rapport du Fonds international de développement agricole (Fida) concernant plusieurs programmes du circuit « bons aliments » sont assez nuancés : la mise en place de plusieurs actions locales a permis l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des revenus des familles, la promotion de l’égalité de genres et le renforcement des initiatives des acteurs de l’EPS. Les activités se sont concentrées sur la production et la commercialisation de produits agricoles. Malgré de bons résultats, on constate plusieurs obstacles au développement à long terme des organisations populaires concernées par le PDCC : insuffisance et irrégularité de la production, problèmes de gestion dus principalement à l’absence de formation des agriculteurs, accès limité aux canaux de financement, déficiences en matière de stratégies commerciales et d’assistance technique, et difficultés administratives pour l’obtention de certificats ou d’autorisations (Fida, 2013, p. 3). Il est cependant important de présenter deux expériences ayant eu des résultats très encourageants. La première concerne la coopérative d’épargne et de crédit Codacreb, dont une parcelle a été destinée à la production de fruits et légumes biologiques pour leur commercialisation directe sous forme de paniers. Le projet a connu de bons résultats grâce aux ressources financières dont disposait la Codacreb pour l’investissement, aux qualités de direction et de gestion du président et à la forte adhésion des membres (Fida, 2013, p. 9). La deuxième expérience concerne Semillas y vida, association agro-écologique de femmes kichwas. Avec le soutien technique et financier d’une ONG, ces femmes ont acquis leur autonomie productive en élevant des cochons d’Inde et en cultivant leurs petites parcelles avec des méthodes biologiques. Leurs produits sont vendus dans les marchés locaux par les femmes elles-mêmes, disposant désormais de revenus réguliers (Fida, 2013, p. 10). Le suivi mené par la Fida met en évidence l’importance de la formation des acteurs de l’EPS pour l’adoption de techniques de production et de commercialisation plus efficaces et soutenables. Si la question du financement est évidemment primordiale, les compétences et l’implication des dirigeants se révèlent être déterminantes pour créer une dynamique à long terme dans laquelle tous les membres s’engagent. Par ailleurs, parmi les projets contrôlés par la Fida, les plus viables sont ceux qui répondent aux besoins des acteurs en leur garantissant une autonomie financière. Le travail de l’IEPS est en accord avec les enjeux du secteur : financement, formation et accompagnement technique. Cependant, nous n’avons pas d’informations sur l’intégration des particularités culturelles des acteurs dans l’élaboration de ces initiatives. Nous disposons aujourd’hui du cadre méthodologique pour la mise en place du PDCC, mais, en l’absence de résultats chiffrés, il est difficile d’évaluer concrètement les résultats.

En zone rurale, l’IEPS intervient aussi par le biais du projet « Travaillons main dans la main », dont l’objectif est de dynamiser les économies familiales. Un fonds a été créé afin de permettre la création d’infrastructures et l’acquisition de machines et d’équipements pour la production de produits agricoles, qui seront distribués sur les marchés locaux.

Le projet « Articulation des circuits économiques solidaires » (ACES) s’adresse aux groupes les plus défavorisés. Il s’agit de promouvoir l’EPS auprès d’individus en situation de précarité en encourageant les initiatives collectives et en assurant leur formation dans plusieurs domaines : production textile, préparation de repas, nettoyage, services touristiques et prestation de coursier. Le but est d’impulser la production de biens et de services de qualité pour participer aux appels d’offre du marché public. La loi organique sur le système national du marché public d’octobre 2013 prévoit en effet de donner la priorité aux offres provenant d’acteurs de l’EPS (art. 25). En raison de l’absence de données sur ce projet, nous rappellerons simplement les principales actions de soutien qui existent à ce jour : l’organisation du salon multisectoriel « Equateur, nous sommes tes mains » (Somos tus manos Ecuador), la conception du programme d’éducation en ESS « Jeun’ess » (Juventud’ess) et la mise en place du festival de l’artisanat « Amérique ». Au vu du rôle économique et social majeur de ce projet, il faudra poursuivre les recherches afin de déterminer son incidence sur l’accès au travail des populations concernées.

Le projet « Partenaire rechapeur » est une initiative pour améliorer les conditions de travail dans le secteur de la réparation de pneus et de la mécanique automobile. Bien que créé en 2009, il a réellement été lancé en 2012 avec une nouvelle stratégie fondée sur le soutien financier pour l’attribution de crédits, la création d’infrastructures et la formation des acteurs. En 2014, les autorités envisageaient l’ouverture de quatre-vingt-dix ateliers sur les principales routes touristiques du pays. L’intérêt de ces actions ponctuelles est de promouvoir un nouveau modèle de fonctionnement dans ce domaine d’activité, longtemps marqué par l’absence de normes de qualité et de règles de sécurité.

La démocratisation de l’économie grâce à la production de richesses issues d’activités populaires et solidaires constitue un véritable enjeu pour l’IEPS, car elle permettrait à de nombreux Equatoriens d’atteindre une autonomie financière, indispensable dans le processus de construction du bien-vivre. Les expériences menées dans le cadre des différents projets sont très récentes et l’évaluation des résultats devra faire l’objet d’études ultérieures. Ces recherches futures devront non seulement porter sur les bilans de l’action gouvernementale mais aussi sur la diversité et les particularités des initiatives non gouvernementales, sur le contexte historique au sein duquel ces dernières se sont développées et de quelle manière celles-ci s’adaptent au cadrage institutionnel. Toutefois, considérant les informations disponibles, on constate que l’entité dispose de mécanismes nécessaires pour le développement de l’EPS, principalement en zone rurale. Pour envisager la transformation de la matrice productive en privilégiant la valeur du travail, le soutien financier et technique qu’offre l’IEPS doit davantage s’accompagner d’actions de formation afin de créer des acteurs aussi bien engagés que compétents, capables de faire face à la concurrence impitoyable de l’économie de marché.

Conclusion

Depuis 2008, l’Etat équatorien s’est engagé constitutionnellement à transformer son modèle économique dans le but de garantir le bien-vivre à tous ses citoyens. Ce projet inédit exige la mise en place de mécanismes efficaces pour sa matérialisation. Le développement d’une économie alternative, populaire et solidaire, constitue l’un des principaux outils pour changer la matrice productive et générer des revenus de manière soutenable. Au travers de l’EPS, toute la population peut s’engager dans ce processus. Si pendant longtemps les initiatives populaires ont été une réponse à l’absence de l’Etat, aujourd’hui le gouvernement cherche à récupérer son rôle de garant du bien-être social en associant des politiques de redistribution à des actions de promotion de l’autogestion. L’institutionnalisation et la légitimation de l’économie populaire et solidaire permettront sans doute de mieux structurer les actions du secteur, d’identifier les enjeux et de répondre aux besoins non seulement des populations exclues de l’économie formelle, mais de tout acteur voulant participer à ces alternatives. Le travail gouvernemental mené par l’IEPS repose désormais sur des bases méthodologiques solides et des projets concrets, qui devraient encourager l’adhésion de nombreux Equatoriens à une économie plus humaine et plus juste. L’EPS ne serait plus assimilée à une économie informelle ou de subsistance, mais à une alternative à part entière, source de richesses et de bien-être individuel et collectif.

Le développement et la réussite à long terme des activités de l’EPS dépendront de l’engagement de toutes les parties prenantes, notamment de l’Etat et de sa capacité, d’une part, à développer des canaux de financement et, d’autre part, à assurer un suivi technique et la formation des acteurs dans le but de professionnaliser le secteur. Sans dirigeants et travailleurs engagés, formés et qualifiés, l’EPS ne pourra pas rivaliser avec l’économie marchande dominante. Le système d’enseignement supérieur pourrait jouer un rôle essentiel en préparant les jeunes générations aux exigences de l’EPS. Pour démocratiser l’économie, la formation de professionnels de l’EPS est l’un des enjeux majeurs. Sans compétences techniques et technologiques sur la production et la commercialisation de biens et de services, ni sur la gestion d’une structure économique, les organisations populaires et solidaires ne pourront trouver leur place au sein d’une économie mixte.

Pour contribuer à la consolidation de l’EPS dans le pays, la démarche de cadrage institutionnel et de professionnalisation de ces activités devrait permettre de les revaloriser sans nuire à leur caractère symbolique et idéologique. Sans un écosystème favorable à la co-construction de projets et d’actions, la société civile ne pourra pas ou ne souhaitera pas participer à la transformation sociale prônée par le gouvernement actuel. Espérons que les liens établis constitutionnellement entre l’économie populaire et solidaire et le projet national du bien-vivre donnent à la voie équatorienne tout son sens.