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Le « bien-vivre » et la décolonialité du pouvoir comme alternative au développement-progrès du capitalisme [1]

En Amérique latine, la crise environnementale et épistémologique qui affecte à la fois l’autorité de l’Etat et les rapports sociaux de sexes a engendré, à partir de diverses pratiques sociales, un projet de société alternatif à la société capitaliste, s’abritant sous le terme « progrès-développement ».

Il s’agit du « bien-vivre » (buen vivir), qui évoque l’organisation de relations de réciprocité et de complémentarité entre les individus et avec la nature.

Ce concept repose sur la conviction que le capitalisme, fondé sur des relations moyens-fins, sujet-objet, entre les individus et la nature, entraîne un double mouvement : l’un tourné vers la modernité, la construction de la vie sociale sur des bases égalitaires, l’autonomie individuelle, la solidarité et les luttes regardant vers l’avenir ; l’autre, vers la colonisation, puisque durant les cinq derniers siècles nous avons vu comment le capitalisme, avec ses principales institutions – Etat-cité, marché-entreprise-travail salarié, famille patriarcale, emprise technologique sur la nature, connaissance scientifique rationaliste-positiviste, entre autres aspects – a hiérarchisé la population mondiale à partir de l’idée de races supérieures et de races inférieures. Ainsi, tandis que la modernité nous parlait de l’extension des droits fondamentaux, la colonisation nous disait que cette situation n’était possible que pour une petite partie de la population mondiale.

Le « bien-vivre » est donc un projet de société alternatif, né des mouvements indigènes latino-américains. Il soutient que la vie sociale doit être réorganisée à partir du respect de la nature, laquelle doit être considérée comme un être vivant, comme un sujet ayant droit à la reproduction, ainsi qu’à la compensation et à la restauration lorsqu’elle est endommagée. Ce même principe de réciprocité, selon lequel la Terre est la maison commune, doit s’étendre aux relations sociales, afin d’établir des rapports d’égalité entre les sexes et des relations interculturelles sans hiérarchisation des savoirs, scientifiques et non scientifiques. Il doit également inspirer le rapport à la nature, introduire l’autogestion dans les relations politiques et, finalement, imposer des relations de réciprocité visant à la démarchandisation du travail.

Le « bien-vivre » ne prône pas le retour au passé dans une perspective fondamentaliste, mais la rencontre et la synthèse de deux façons de vivre, l’une moderne, au sens d’émancipation humaine que lui ont donné les révolutionnaires français, et l’autre indigène, qui repose sur le travail solidaire et une relation sujet-objet avec la nature. Cela implique de réfléchir à une société rationnelle du point de vue du coeur, à partir d’une rationalité non instrumentale.

Ce projet, qui a orienté les nouvelles constitutions de la Bolivie et de l’Equateur, a suscité des débats entre différents courants, comme les courants développementaliste, étatiste ou encore décolonial, dans lequel je m’inscris.

En même temps, cette vision suppose une nouvelle conception épistémologique et ontologique de la vie sociale et de l’histoire. Les sciences sociales dominantes, qui ont naturalisé l’européocentrisme, comme le dit Wallerstein [2], ne permettent pas en effet de proposer un autre sens, une autre histoire et une société alternative, détachée du rationalisme, du positivisme, de l’évolutionnisme et du dualisme.

Selon notre approche, la théorie de la colonialité du pouvoir, élaborée par le sociologue péruvien Anibal Quijano, ouvre la voie à une théorie critique non européocentriste qui permet non seulement d’« impenser » (selon le terme de Wallerstein), mais aussi de décoloniser les sciences sociales et la société elle-même [3].

Boris Marañón-Pimentel, Instituto de Investigaciones Económicas, Université nationale autonome de Mexico

N.B. : Le numéro 337 de juillet 2015 de la Recma comportera un dossier consacré à l’ESS dans divers pays d’Amérique latine.

Les entreprises coopératives : colloque d’Agadir

La faculté des sciences juridiques, économiques et sociales relevant de l’université Ibn Zohr d’Agadir, au Maroc, a organisé un colloque international sur le thème « Les entreprises coopératives : expériences, défis et perspectives » en octobre dernier.

Force est de constater que le secteur coopératif enregistre une dynamique de plus en plus importante au niveau mondial, contribuant à l’auto-emploi et à la création de richesse, avec un ancrage territorial diversifié. Mais les entreprises coopératives sont-elles en mesure d’offrir des réponses convenant tant qualitativement que quantitativement aux défis de l’économie et aux attentes des sociétés ? Peut-on parler d’une théorie de l’entreprise coopérative ? S’agit-il vraiment d’une innovation à vocation économique et sociale ou simplement d’une innovation conceptuelle ? Telles sont les principales questions qui furent débattues lors de ce colloque.

Les participants [4], chercheurs et praticiens, ont défendu la spécificité de l’entreprise coopérative à travers les valeurs sociales et humaines dominantes dans ce type de structure, les principes coopératifs et le mode de gouvernance approprié. Les professionnels ont toutefois signalé les difficultés constatées, dans les expériences coopératives, concernant l’application de certains principes tels que ceux d’exclusivisme et de démocratie. Les communications présentées, issues de divers champs disciplinaires, ont été riches d’enseignements.

La coopération au Maroc : expériences et stratégie

Les coopératives au Maroc sont soutenues institutionnellement par les pouvoirs publics depuis les années 60, mais le secteur coopératif n’a pas pu évoluer qualitativement. Les principaux obstacles énumérés par Abdelkrim Azenfar, directeur de l’Office du développement de la coopération (Odco), sont l’absence d’études d’opportunité avant la constitution des coopératives, la forte dépendance à l’égard de l’Etat (assistanat), le manque de créativité et d’innovation, le faible niveau d’instruction des membres, le manque de valorisation des produits (problèmes de conditionnement, d’emballage, de marketing, etc.), les difficultés d’accès aux circuits modernes de commercialisation, la faible structuration des coopératives en unions (6,5 % uniquement), le déficit d’études sur le secteur coopératif, la multiplicité des intervenants, la complexité des procédures administratives, etc. Cependant, des efforts significatifs ont été faits depuis 2005 pour que l’entreprise coopérative devienne une locomotive du développement socio-économique, créant une synergie dans l’économie sociale et solidaire. En 2014, le Maroc comptait plus de 13 026 coopératives, dont 1 923 féminines, réparties entre des domaines d’activité variés : agriculture (66,5 %), artisanat (14,7 %), habitat (8,6 %)… L’effectif total est de 452 470 membres, et le taux de pénétration de la population active n’est que de 3,1 %. En dépit des contraintes, la coopérative est une entreprise qui crée de nouvelles relations sociales, exprime la volonté des habitants d’un territoire et valorise les ressources locales (Ahmed Ait Haddout, président du Réseau marocain de l’ESS, le Remess).

Gouvernance des entreprises coopératives

En s’inspirant des travaux de Le Joly et Moingeon (Gouvernement d’entreprise : débats théoriques et pratiques, Ellipses, 2001) et de Charreaux (Le gouvernement des entreprises : « corporate governance », théories et faits, Economica, 1997), la gouvernance des coopératives a été comparée avec celle des entreprises capitalistes selon les deux approches, actionnariale et partenariale. Les conclusions ont affirmé que l’approche partenariale est plus adaptée à la gouvernance des coopératives, puisque les instances formelles de décision sont constituées non pas d’actionnaires, mais de parties prenantes internes (membres travailleurs) ou externes (membres usagers). Cette configuration est moins coûteuse, en termes de coût d’agence et de coût de transaction, que celle dominante dans la firme capitaliste (prédominance de l’actionnariat). Toutefois, en matière de gouvernance, la coopérative devrait garder ses spécificités. Il ne s’agit pas de prendre les pratiques des entreprises capitalistes comme référence, mais de développer un modèle de gouvernance propre aux coopératives. Le défit est d’instaurer une gouvernance démocratique et collective, le respect des valeurs sociales et l’engagement de tous les membres, ce qui donne aux coopératives la possibilité de réaliser un équilibre entre l’intérêt collectif et l’efficacité économique.

Responsabilité sociale et coopératives

Les coopératives, en tant qu’acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), ne peuvent qu’être responsables socialement. Elles ont un certain engagement envers leurs communautés. Elles contribuent au développement durable de leurs territoires, engagent des citoyens dans des activités économiques génératrices de revenus (surtout chez les femmes et les jeunes), valorisent les ressources et les savoir-faire locaux. La responsabilité sociale est au coeur de ce modèle, puisque l’être humain est en même temps l’acteur et le bénéficiaire. Selon les termes de Ghazali et Diebold (1993), « le système coopératif est profondément humaniste. L’ensemble des valeurs qui le constituent reflètent une constante valorisation de l’humain, qui est mis au centre de ses constructions sociales et économiques ». La responsabilité sociale des entreprises (RSE) se situe donc, normalement, dans le projet de l’entreprise coopérative, permettant aux hommes et aux femmes de s’épanouir tout en faisant avancer leur projet.

Management des coopératives

L’application des outils de management dans les structures de l’ESS est soumise à discussion et pose la question de sa pertinence et des adaptations éventuelles. Les travaux qui ont traité cette thématique dans les coopératives ont constaté des difficultés liées au manque de moyens et de compétences managériales. Les études ont porté sur les concepts de management commercial, de marketing, de technologies de l’information et de la communication (TIC), de gestion fiscale, de gestion des risques, de gestion de compétences, de performance sociale, de marketing durable. Leurs résultats montrent que l’application des concepts de management dans les coopératives est significativement limitée, sauf chez quelques grandes coopératives bien intégrées dans le marché.

Entrepreneuriat coopératif et innovation sociale

Les entreprises coopératives peuvent-elles constituer un modèle économique permettant l’intégration des populations défavorisées ? Il s’agit d’une question cruciale, dont les réponses ne sont pas évidentes. A priori, ces structures, par leurs valeurs et leurs principes, sont en mesure d’améliorer le bien-être des couches sociales marginalisées, grâce à la valorisation de leurs ressources locales, en conciliant l’efficacité économique et le développement social. Elles sont donc appelées à être plus créatives et innovatrices, individuellement et collectivement, à développer des réseaux, à repenser le rôle stratégique des acteurs de deuxième niveau (les fédérations) dans la perspective du travail institutionnel, à s’intégrer dans des clusters (« petits groupes ») coopératifs, etc. En ligne de mire pour le mouvement coopératif marocain : la révision de la loi 23-84, appliquée actuellement aux coopératives, et l’adoption d’une nouvelle loi 112-12, plus avancée, permettant à celles-ci d’affronter les contraintes du marché grâce à l’efficacité économique et à l’adoption des règles de la bonne gouvernance.

Saïd Ahrouch, université Ibn Zohr

Impact social : mesure et place dans les investissements sociaux publics et privés

Confrontations Europe a récemment co-organisé deux conférences sur l’impact social [5] : « Puissance et limites des indicateurs ou mesures d’impact », avec l’Institut CDC (Caisse des dépôts) pour la recherche, le 10 février ; et « Le rôle de l’investissement à impact social dans les investissements publics et privés », avec la Social Platform européenne et la fédération allemande des associations sociales BAGFW, le 16 février, avec le soutien du Comité économique et social européen (Cese).

De hauts responsables de l’Union européenne (UE) constatent que le plan Juncker ne comporte aucun investissement humain, pourtant selon eux tout aussi prioritaire que les autres domaines dits essentiels pour la compétitivité de l’Europe [6]. Mais l’UE sait-elle faire ce que préconisait le Social Investment Package de 2013 sans en donner les recettes : investir dans le social en tant que facteur de développement et pas en tant que coût ? Les deux conférences en question permettent d’en douter.

En effet, si l’on se borne à utiliser les outils existants, on se heurte notamment aux problèmes qui suivent :

  • définir ex ante les impacts sociaux visés pour rationaliser les choix budgétaires et financiers et les mesurer ex post avec précision devient difficile quand il s’agit de capital humain, d’innovations et de très long terme, où il y aura toujours une part de non-mesurable ;

  • monétariser les évaluations d’impact pour les introduire dans les calculs coûts-bénéfices peut ainsi condamner à ne financer que ce que l’on connaît déjà et à piloter l’avenir avec un rétroviseur, en accordant un poids croissant aux experts ;

  • enfin, investir dans les organisations sociales ne peut obéir à de simples logiques de capital-risque.

Eve Chiapello, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a expliqué la transformation très profonde du système de financement de l’économie, qui atteint aujourd’hui les activités sociales. Des banques connaissant les entreprises dont elles gardaient les comptes cèdent le pas à des investisseurs qui, pour gérer leurs portefeuilles, ont besoin de rendus de comptes et, pour ce faire, d’une industrie de la mesure. Qui échappe au processus de légitimation, a analysé Florence Jany-Catrice, économiste (Centre national de la recherche scientifique, université de Lille) : quand les conventions derrière les systèmes de mesure concernent le « capital humain », quand les expérimentations aléatoires se présentent comme le gold standard (Arthur Jatteau), il n’est pas anodin que le politique cède le pas à l’investisseur et au chief data officer (« responsable des données »).

Pour un dialogue social renouvelé

Alors, que faire ? Il serait tout aussi naïf de sous-estimer les enjeux de ces évolutions que de vouloir leur faire systématiquement barrage.

Des voix appellent le nécessaire retour de la finance de proximité, qui peut réduire ses asymétries d’information par un enracinement dans les clientèles. Il paraît notamment difficile de traiter l’économie sociale et solidaire comme une classe d’actifs avec des batteries de mesures d’impact. Interrogés à Paris par Benoît Lallemand (Finance Watch) et à Bruxelles par Sybille Mertens (Centre d’économie sociale, université de Liège), les financiers ont d’ailleurs montré que sophistication des critères de mesure et croissance des ressources ne vont pas de pair, avec les exemples de l’investissement socialement responsable (ISR) ou de l’aide au développement. Du côté des groupes de travail du G8 sur les investissements à impact social, les porte-parole anglais, français (Hugues Sibille), allemand et italien ont semblé s’accorder sur le fait que ces innovations devaient rester complémentaires par rapport aux financements publics et sur les dangers d’une approche one-fit-all. Les associations allemandes, pour une fois bien présentes dans le débat européen sur l’économie sociale et solidaire (ESS), sont vigilantes sur « l’agenda caché » des investisseurs à impact social et sur les Social Impact Bonds, les nouveaux partenariats public-privé.

Même si l’on plaide pour la relance des politiques en faveur des services sociaux et de l’ESS auprès d’une Commission européenne atone, il ne faut donc pas confondre politique d’« investissement dans le social » et politique d’« investissement à impact social », une approche financière spécifique. La directrice de l’emploi y a insisté, demandant que son point de vue soit popularisé.

Où sont les forces sociales qui se saisiront de ces questions, dans un dialogue social renouvelé ? Cette question, développée par Matthieu de Nanteuil, sociologue, professeur à l’Université catholique de Louvain (UCL), ouvre dans ses conclusions un vaste champ de recherche-action, indispensable au maintien d’une diversité des approches et donc à l’avenir du secteur.

Nicole Alix

L’histoire de l’Association coopérative internationale (1895-1914)

Les 24 et 25 février 2015 s’est tenu, à l’université Lumsa à Rome, un colloque international consacré à l’histoire de l’Association coopérative internationale (ACI), depuis sa fondation en 1895 jusqu’à la Grande Guerre. Historiens, économistes et politologues ont scruté les deux premières décennies de cette organisation, dont l’histoire, beaucoup trop négligée par les historiens jusqu’à nos jours, a commencé à être retracée de façon fort utile par William Pascoe Watkins dans son livre L’Alliance coopérative internationale 1895-1970 (1971). Cette étude, faite il y a plus de quarante ans, doit cependant être complétée. Elle apporte en effet énormément sur l’histoire politique interne de l’ACI, sur les discussions qui ont eu lieu lors de ses congrès, ainsi que sur les hommes qui y participèrent, mais dit bien peu de choses sur l’histoire sociale de l’ACI et de ses sections nationales. Dans quels milieux furent-elles implantées ? Quelles furent leurs idéologies et leurs pratiques ? Quels poids respectifs ces sections eurent-elles au sein de l’organisation internationale ? Eurent-elles affaire à des groupements concurrents, voire hostiles ? Si tel fut le cas, lesquels ?

La rencontre de Rome a longuement abordé toutes ces questions. Prochainement publiée, elle nous apprendra beaucoup sur ce que fut l’ACI et sur ce que furent ses rapports avec les autres mouvements politiques et sociaux jusqu’à la Grande Guerre. A cette occasion, il a en outre été envisagé d’entreprendre une étude prosopographique sur les dirigeants de l’ACI durant toute son existence. Menée de façon systématique, elle nous révélera bien des aspects de cette organisation, dont trop d’éléments nous font aujourd’hui encore défaut. Souhaitons donc que ce chantier se poursuive et s’approfondisse.

Michel Dreyfus