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Pour nombre d’économistes, le mouvement des enclosures, qui se développe en Angleterre du xvie au xviiie siècle, est un des éléments clés de compréhension de la formation de l’économie capitaliste moderne, et ce à double titre. Du point de vue de l’histoire économique, le passage de communaux, de prairies ouvertes de pâturage (ou bois d’exploitation partagée) et de régulation communautaire à des champs clos par des murets de pierre ou des haies et de propriété privée est souvent considéré comme l’une des prémices essentielles du décollage préindustriel anglais. Du point de vue de la théorie économique néolibérale, le court article du sociobiologiste Garrett Hardin intitulé La tragédie des communs, de 1968, constitue une « démonstration de référence » que l’action collective libre et autogérée de gestion des ressources naturelles est inefficace, source de gaspillages, de surexploitation et à terme de destruction. Combinés au développement de la théorie des jeux (dont le fameux dilemme du prisonnier) et de l’économie libérale de l’environnement, les communs sont ainsi devenus une sorte de repoussoir justifiant l’absolue nécessité d’une appropriation privée (avec transmission par héritage) des ressources naturelles ou d’une régulation étatique accompagnée de la création de mécanismes de pseudo-marché.
Tout le travail d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, a très largement montré que l’analyse « métaphorique » proposée par Hardin n’était qu’une transformation partisane de la réalité historique des enclosures et qu’aujourd’hui, partout dans le monde, les multiples expériences de biens communs prouvaient la pertinence et la durabilité de ce mode de gouvernance. Elle a notamment souligné les hypothèses réductrices inhérentes au discours libéral de critique des communs : le raisonnement est entièrement construit sur la base d’homo oeconomicus égoïstes, isolés, décontextualisés, sans histoire ni futur communs, aux désirs illimités, en compétition permanente, focalisés sur le court terme, sans interaction et sans coopération entre eux.
L’ouvrage de David Bollier est dans la lignée des travaux initiés par Ostrom, dans le cadre d’une démarche militante de sensibilisation du grand public, de façon accessible et attrayante. Le livre revient sur le « vol silencieux » des enclosures par les « frères siamois » du marché et de l’Etat et sur les leçons à en tirer du point de vue de l’histoire et des droits de propriété. Il montre la multiplicité et la diversité des exemples de réappropriations modernes de communs en matière de ressources naturelles (eau, terres, semences, forêts, pêcheries) ou numériques (neutralité du Net, Linux, sites collaboratifs), d’information et d’oeuvres créatives (licences copyleft, revues en open access), d’espaces publics, de cultures autochtones, de monnaies alternatives… Les exemples cités sont cependant parfois quelque peu répétitifs et paradoxalement rarement assez développés, alors que l’approche d’Ostrom reposait justement sur des monographies approfondies.
David Bollier insiste à juste raison sur les trois dimensions nécessaires qui forment un commun, à savoir « une ressource plus une communauté plus un ensemble de règles sociales », des conditions assurant une autogouvernance collective responsable fondée sur des arrangements durables. Il souligne également les liens avec la notion d’espace vernaculaire d’Ivan Illich.
Enfin, il reconnaît que la difficulté de l’approche des communs réside dans leur nature locale et contextualisée et qu’il n’est donc pas facile de généraliser, d’universaliser et d’aborder dans ce cadre des problématiques de vaste échelle géographique. Contrebalançant cette difficulté, le dernier chapitre de l’ouvrage revendique que les communs sont aussi une façon de remettre en cause la « théologie du marché libre », de proposer « une manière différente de voir et d’être », en matière de propriété, de gratuité, de relations entre acteurs, d’accumulation collective, d’autogestion et de responsabilité.
L’ouvrage constitue ainsi une bonne introduction au thème et reflète bien la dynamique de pratiques et de réflexions existantes aujourd’hui dans le monde autour des communs. Dans une optique d’économie sociale et solidaire, on peut toutefois regretter que les quelques liens opérés, notamment avec les coopératives et les mutuelles, soient à peine effleurés. Il nous semble pourtant que les principes de liberté d’adhésion, de démocratie et de réserves impartageables peuvent constituer des points de rapprochement fructueux entre les deux mondes, celui des communs et celui de l’ESS.