Le tout récent rapport du G8 nous révèle que le « coeur invisible des marchés » (groupe de travail « Impact social » du G8, 2014) est prêt à investir entre 450 et 1 000 milliards de dollars en investissement à impact social. C’est évidemment une nouvelle intéressante. La recette : disposer, enfin, d’une mesure de l’impact social pour rééquilibrer des décisions d’investissement jusqu’à présent uniquement fondées sur le risque et le rendement. Mesurer l’impact social devient ainsi une nécessité pour déclencher les investisseurs privés et, par extension, une possibilité de justifier le soutien de finances publiques parcimonieuses. C’est le raisonnement qui a été appliqué à partir des années 80 en matière d’environnement : pour que la dimension environnementale puisse être enfin intégrée aux calculs économiques coût-bénéfice, il fallait lui fixer un prix. Il n’y aurait donc pas plus de contradiction entre social et marché financier qu’entre croissance et environnement. On se focalise sur la question des méthodes de mesure d’impact social (Stievenart, Pache, 2014). Il faut aussi poser la question de l’adéquation même de l’investissement d’impact aux entreprises de l’économie sociale et anticiper les effets de la « mise en équation économique » du social. Il n’y a que des avantages à se doter d’instruments de mesure, si les utilisateurs en connaissent les significations et en font donc bon usage : une prise de décision « humaine » sait corriger des défauts provenant d’asymétries d’information. Des difficultés naissent, en revanche, lorsque la décision se prend loin du réel, notamment sur des marchés sans lien obligé avec l’économie réelle. C’est le cas des marchés financiers, rémunérés à la vitesse et à la fréquence des échanges, ce qui conduit, en l’absence de régulation, au trading à haute fréquence et à des aberrations à la Kerviel où plus personne n’estime être responsable de rien, même pas d’avoir créé les chiffres et les systèmes sur lesquels se fondent les décisions. Dans un système de décision qui substitue des indicateurs et des standards à l’expérience des experts, les mesures retenues seront forcément contraintes par les chiffres qu’il est possible de produire, et les effets de prophétie autoréalisatrice joueront à plein (Chiapello, 2014). D’autres risques à mentionner sont ceux de conformation, de restructuration de l’offre et d’évitement de l’innovation. Les impacts pourraient perdre de leur importance par rapport à la conformation aux critères de notation. Selon le groupe d’experts Entrepreneuriat social (Geces) mis en place par la Commission européenne, les entreprises sociales devraient se référer à la « théorie du changement » (theory of change) pour décrire leurs impacts (Geces, 2014). Utilisée dans l’aide internationale anglaise et américaine, il s’agit d’une méthode assortie d’outils de reporting (grille d’indicateurs à renseigner) pour relier objectif explicite, chaînes causales et résultats. Elle a ses avantages lorsqu’elle sert la délibération entre les parties prenantes, mais laisse peu de place aux mécanismes qui ne peuvent pas être approchés ex ante. Si le Geces n’oblige pas à se référer à un tel protocole, il préconise le système « se conformer ou se justifier » (comply or explain), dont l’expérience montre qu’il conduit plutôt à l’alignement sur la pratique de la majorité. Une labellisation des entreprises sociales à partir de « méthodes statistiques et [de] la mise en place d’indicateurs communs » (Commission européenne, 2011) jouerait dans le même sens. C’est la raison pour laquelle les politiques ne doivent pas toutes s’aligner sur des « e-mesures » d’impact social telles qu’est en train d’en fabriquer l’industrie financière (Alix, Baudet, 2013). La connaissance de proximité des structures et des métiers reste un élément incontournable et complémentaire de toute …
Appendices
Bibliographie
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