Cet ouvrage propose une analyse des relations de réciprocité et de leur importance dans les communautés et les organisations d’agriculteurs. Il repose à la fois sur un travail de revue des théories et sur de nombreuses observations de terrain que l’auteur a menées sur quatre continents : Afrique (Angola, Guinée-Bissau), Europe (région Poitou-Charentes), Amérique latine (Bolivie, Brésil, Equateur, Pérou) et Océanie (Nouvelle-Calédonie). Le livre constitue un argument solide contre la généralisation et la « naturalisation » du principe de l’échange que de nombreuses analyses économiques comme sociologiques incorporent sans discernement, tout en s’intéressant aux interactions entre les deux types de relation – échange et réciprocité – et ce qu’il est possible d’en extrapoler en matière d’organisation sociale et de régulation, des marchés notamment. La seconde partie de l’ouvrage révèle une mise en confrontation de la réciprocité dans les organisations paysannes et les théories de l’action collective, y compris les travaux d’Elinor Ostrom. De nombreuses études de cas y sont développées, avec force d’exemples illustrant des comportements que l’on peut retrouver par ailleurs. Ainsi, le migrant zapotèque de Los Angeles peut tout aussi être contraint de retourner au Mexique pour assumer les fonctions que l’organisation villageoise lui a attribuées que le migrant mandjak en Europe décrit dans le cas de la Guinée-Bissau (p. 88). Si l’on est parfois quelque peu déboussolé par les va-et-vient autour de notions discutées à partir de réalités très différentes et étonné de certains raccourcis (réciprocité et génocide rwandais, p. 94), les nombreux cas présentés illustrent bien la correspondance faite par l’auteur entre logique de réciprocité (don, entraide, partage des ressources) et élargissement des relations sociales et affectives dans les communautés paysannes. Néanmoins, les pratiques évoluent. Par exemple, en fonction des contextes, l’entraide peut se transformer en échange, en troc ou en marchandisation du travail, tout comme elle peut perdurer sous des formes actualisées dans des structures de réciprocité symétrique. A ce titre, l’auteur s’attache à la critique de l’application de la notion de capital social aux réseaux de réciprocité dès lors qu’elle induit leur mobilisation comme instrument ou vecteur de relations d’échange matériel destinées à satisfaire des intérêts matériels privés (p. 140). « La réciprocité au service de l’échange se substituerait à l’échange au service de la réciprocité » (p. 226). Les analystes de la caution solidaire dans le domaine de la microfinance apprécieront cette réserve, au regard des dérives observées dans de nombreuses situations. Enfin, dans cette partie, Eric Sabourin discute les théories de l’économie paysanne mobilisant le concept de réciprocité : l’économie morale de Scott, à partir de Tchayanov, et l’économie de l’affection de Hyden, appliquée aux villages Ujaama, en Tanzanie. Plus largement, cela amène l’auteur à poser un cadre d’analyse des Peasant studies, à partir d’une extension du principe de réciprocité, au-delà de la société paysanne et dans ses relations avec le marché et la société englobante. La troisième partie élargit donc l’analyse aux relations entre organisations paysannes, marchés et politiques publiques. D’abord, les observations réalisées dans différents contextes locaux amènent l’auteur à différencier marchés d’échange et marchés de réciprocité. Ce cadre d’analyse est repris dans une approche critique du commerce équitable (p. 183). Il permet également l’étude des démarches qualité et des systèmes de certification. L’auteur explore ensuite les difficultés des interventions publiques à appréhender les logiques de réciprocité, amenant parfois à de véritables contradictions, comme dans le cas de la réforme foncière en Nouvelle-Calédonie. Enfin, il revient sur les différentes formes d’aliénation de la réciprocité, entre exploitation capitaliste et oppression paternaliste, dès lors que l’asymétrie de la relation conduit à « l’assujettissement de l’obligé et à une perte de sens …
Organisations et sociétés paysannes : une lecture par la réciprocité, Eric Sabourin. Editions Quae, Versailles, 2012, 262 p.[Record]
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François Doligez
Iram-université de Rennes-1