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Le titre de l’ouvrage (publication issue d’une thèse de doctorat soutenue sous la direction de René Barbier, prix de thèse René Rémond, 2011) met d’emblée en question l’affirmation, généralement considérée comme évidente, selon laquelle le savoir serait par nature émancipatoire. Les personnes connaissant la grande pauvreté tiennent la place centrale de l’Université populaire Quart Monde. « Tant que le pauvre n’est pas écouté, que les responsables de l’organisation de la cité ne s’instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coups, répondant à des exigences superficielles et d’opportunité » (Wresinski J., cité p. 20). La réflexion et les apports théoriques de Wresinski émergent de la vie partagée et de la réflexion avec des personnes très démunies et des actions conduites avec elles au sein du Mouvement international ATD Quart Monde. Fondée en 1972, l’Université populaire Quart Monde est l’une de ces actions. Elle est actuellement active dans neuf régions françaises, en Belgique, en Suisse, aux Pays-Bas, en Espagne et au Canada, ainsi que sous des formes différentes, mais proches, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Guatemala, au Pérou, en Mexique, en Bolivie, aux Philippines, au Burkina Faso et au Sénégal, et elle le sera bientôt au Luxembourg et en Pologne.
Une université sans maître : de l’expérience aux savoirs
L’Université populaire Quart Monde se fonde sur l’idée que les personnes qui vivent dans la grande pauvreté sont porteuses d’une expérience de vie à partir de laquelle peuvent s’élaborer des savoirs. Elle est en premier lieu un rassemblement de personnes d’origines sociales très variées, qui vise à mettre au jour les réalités de vie de la pauvreté et de trouver ensemble les moyens de la combattre. Nul professeur dans cette université : « Un(e) animateur(trice) fait progresser l’expression personnelle et collective, la rencontre des différents types d’expériences et favorise l’émergence des savoirs apportés par chacun des participants. Un invité, spécialiste du thème débattu, entre en dialogue avec l’assemblée dont il a entendu les échanges. De nombreuses interactions ont lieu. Elles conduisent à la production de savoir et à des prises de conscience » (p. 23). Après avoir été enseignante dans le secondaire, l’auteure est volontaire permanente du mouvement Quart Monde, puis animatrice de l’université populaire pendant cinq ans, période au cours de laquelle elle ressent le besoin d’effectuer une recherche pour répondre à la question suivante : « Qu’est-ce qui permet aux personnes qui connaissent la grande pauvreté et ont vécu des échecs à l’école de se remettre à apprendre, de comprendre pour mieux maîtriser leur vie, de se situer dans le monde qui les entoure afin d’avoir un impact sur lui et d’agir pour leur propre libération et celle des autres ? » (p. 24).
Le livre est construit en deux grandes parties : la première porte sur les fondements théoriques de la construction du savoir émancipatoire et la seconde sur l’Université populaire Quart Monde proprement dite.
A la suite d’une réflexion théorique poussée, Geneviève Defraigne Tardieu définit une méthodologie assez complexe, qu’exige le projet émancipatoire de l’université en tant qu’objet de recherche. Celui-ci ne peut être défini de façon extérieure ; au contraire, il nécessite un renversement des relations entre le chercheur et son objet, les membres de l’université populaire devenant eux-mêmes acteurs dans la recherche. Pourquoi ce « renversement de paradigme » ? Parce que – c’est l’hypothèse centrale du livre – le lien entre la production de savoir et l’émancipation définit un rapport social spécifique. Donner la parole à ceux qui en sont privés n’est pas seulement une proposition éducative, c’est également une proposition politique qui change le rapport social et, bien entendu, la recherche elle-même est incluse dans ce renversement. L’auteure procède ainsi par entretiens individuels, constitue un groupe de chercheurs composé de militants et un groupe élargi comprenant une grande diversité de membres de l’université populaire. La recherche s’apparente à une « recherche-action existentielle » au sens de René Barbier (p. 117-136), c’est-à-dire à « une action délibérée de transformation de la réalité ayant pour double objectif de transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations » (Hugon M.-A. et Seibel Cl., cité p. 124). « La recherche-action est éminemment pédagogique et politique. Elle sert l’éducation de l’homme citoyen soucieux d’organiser l’existence collective de la cité. Elle est par excellence de l’ordre de la formation » (Barbier R., cité p. 124). La recherche-action existentielle interroge le chercheur sur trois facteurs déterminants : « le contexte social du chercheur, la position du chercheur au sein de l’Université et la déformation intellectualiste ».
Quarante ans de libération populaire
La seconde partie de l’ouvrage analyse l’histoire et le fonctionnement de l’université populaire. Les résultats sont trop riches et nombreux pour être tous résumés, aussi n’en soulignerons-nous que quelques-uns.
L’université populaire ne s’est pas instituée comme telle, elle s’est construite au fil du temps. Des cours publics, des rencontres-débats, des dialogues avec le quart-monde…, ce n’est que progressivement qu’émergent l’importance décisive et la capacité de s’appuyer sur la parole des personnes du quart-monde, sur ce qu’ils pensent. Cet enjeu de rejoindre la pensée du quart-monde à partir de l’expression de faits de vie est défini en 1972. Le terme d’université populaire est choisi en 1982.
Cette université comporte plusieurs dimensions, dont une dimension éthique et anthropologique au niveau de laquelle l’université ambitionne de faire reconnaître les plus démunis, de travailler à leur libération et de les faire exister comme « un peuple ». Le peuple du quart-monde se compose de membres qui ont des caractéristiques communes attestées par l’histoire, caractéristiques qui renvoient à une remise en cause de la société. Le nom « Quart Monde » symbolise le combat pour sa libération. Une deuxième dimension de l’université est épistémologique : il s’agit de créer le dialogue social, de susciter l’expression personnelle, réciproque, collective, de produire des apprentissages, de confronter les savoirs afin de construire un savoir mobilisateur. La troisième dimension de l’université est politique et vise la transformation sociale par la mobilisation des militants, la prise de conscience collective et la création de nouveaux rapports sociaux.
Tout cela suppose une ingénierie spécifique qui permet les « interactions dialogiques », qui est l’expression de la sphère existentielle. L’auteure présente ces interactions, établit leurs liens avec la production de savoirs, analyse leurs conditions de mise en oeuvre et leurs processus d’élaboration.
Dans un dernier chapitre, Geneviève Defraigne Tardieu présente les produits de transformations opérées à l’université populaire. Elle distingue à ce propos trois types de savoirs : 1) les savoirs expérientiels, dans lesquels elle inclut les savoirs instrumentaux – s’exprimer, écouter, prendre des notes, lire, écrire, compter –, les savoirs spirituels ou ontologiques et les savoirs théoriques, en particulier le droit ; 2) Les savoirs communicationnels, dont savoir dialoguer et savoir agir ; 3) les savoirs émancipatoires, qui comprennent les savoirs relatifs à l’émancipation personnelle, ceux relatifs à l’émancipation collective et ceux relatifs à l’émancipation de ceux qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté.
Productrice de nouveaux rapports sociaux, l’université populaire suscite des alliances nouvelles pour des revendications sociales, l’engagement citoyen et de nouvelles pratiques professionnelles.
En conclusion générale, l’auteure mobilise l’agir communicationnel d’Habermas, revendiqué non pas seulement, comme le présente le philosophe, en tant qu’espoir de la discussion, mais en tant que condition indispensable de la vie en société « pour être ensemble, penser ensemble et agir ensemble à l’émancipation de tous » (p. 356).
Une réflexion sur la place de la recherche dans la société
On l’a compris : c’est un livre important qui intéresse les acteurs et les penseurs de l’éducation populaire, mais aussi celles et ceux qui s’interrogent sur la place de la connaissance, sur les rapports entre connaissance, société, pouvoir et action, sur l’éducation, sur le rôle de l’université, sur la place de la recherche dans la société.
A l’adresse des enseignants-chercheurs, Miguel Benasayag souligne dans sa préface que la construction de savoirs émancipatoires exige de la part de l’universitaire une grande humilité. En effet, il ne s’agit pas pour lui de transmettre des connaissances (contrairement à ce que prétendent aujourd’hui des universitaires qui se revendiquent de l’université populaire pour la seule raison qu’ils font des cours du soir publics… dans la plus grande tradition mandarinale !), mais avant tout d’écouter des personnes en postulant qu’elles accèdent par leur expérience de vie à un savoir qu’il ignore. Abandonnant son rôle de diffuseur de savoir, l’universitaire participe à la construction de savoirs communs. Ce livre nous renvoie inévitablement à la grande tradition coopérative de production de connaissances qu’Henri Desroche a formalisée dans les années 60-80 au Collège coopératif (Paris), dans le Réseau des hautes études des pratiques sociale (Rheps) et dans l’Université coopérative internationale (UCI), travail poursuivi autour de Maurice Parodi dans les Collèges coopératifs, au Rheps et à l’Université coopérative européenne (UCE).
Car loin de se limiter aux personnes du quart-monde, cette démarche de formation par la recherche-action intéresse tout acteur social, et particulièrement les militants, bénévoles, volontaires des organisations coopératives, associatives et mutualistes, dont les savoirs expérientiels ont peine à s’exprimer, même à travers la validation des acquis de l’expérience. Il ne suffit pas, en effet, de postuler qu’ils existent pour les faire advenir, il faut encore les construire. A condition qu’elle en ait elle-même conscience, l’économie sociale et solidaire n’est pas néophyte en la matière, puisque d’une certaine façon le droit coopératif, le droit mutualiste et la jurisprudence associative sont l’expression de savoirs qui résultent de l’action réflexive conjointe de chercheurs et d’acteurs sociaux depuis près de deux siècles. On ne peut qu’encourager les jeunes chercheurs et les mouvements de l’économie sociale à mieux comprendre comment aujourd’hui comme hier le projet de transformation sociale qui la porte s’est nourri des expériences de ses acteurs. C’est toute cette alchimie, à la fois complexe, puissante et fragile qu’analyse Geneviève Defraigne Tardieu au sein du mouvement ATD Quart Monde.