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Peu d’ouvrages se sont penchés jusqu’à présent sur l’expérience de La Nef, et c’est un des premiers mérites de l’ouvrage de Nathalie Calmé que de proposer une sorte de monographie de cette initiative atypique, lancée en 1978 par Jean-Pierre Bideau et Henri Nouyrit. A partir du modèle et sous l’impulsion de la banque alternative allemande GLS, l’objectif des deux hommes est de mettre en relation des porteurs de projet ayant des besoins financiers auxquels ne répond pas le secteur bancaire avec des personnes qui disposent de liquidités et souhaitent les utiliser pour soutenir des projets respectueux de certaines valeurs fondamentales et orientés dans certains domaines. Il s’agit en quelque sorte de créer « la banque de la dernière chance » pour soutenir ou permettre la concrétisation de projets que le système ignore.
Les valeurs qui animent La Nef sont développées dans les chapitres 2, 3 et 4 de l’ouvrage (la fraternité, la transparence, la coopération, la non-violence, l’ancrage local) et ses principaux domaines d’intervention (l’écologie, la culture, le social) dans les trois suivants. Les deux derniers chapitres sont consacrés à montrer comment La Nef s’insère dans le mouvement « alter » au niveau international.
Les pionniers d’un projet sont rarement ceux qui le développent
Dès son origine, La Nef s’inspire sur le plan philosophique des idées du philosophe Rudolf Steiner, en particulier de celles touchant à l’agriculture (Steiner est à l’origine de l’agriculture biodynamique et Henri Nouyrit est agriculteur lorsqu’il cofonde La Nef) et à l’éducation (Steiner a inspiré la pédagogie Waldorf, que pratique l’école où enseigne Jean-Pierre Bideau). L’idée de départ est de créer une banque éthique et, grâce notamment au soutien du Crédit coopératif, ce qui n’était initialement qu’une « petite » association devient dans les années 80 une société financière coopérative (et aurait même pu devenir à l’époque une banque coopérative).
Les sources que mobilise Nathalie Calmé sont essentiellement des témoignages et des propos de responsables ou de salariés de La Nef, qu’elle a elle-même rencontrés ou dont elle reprend les propos ou les idées publiés dans des articles ou des interviews déjà parus. C’est sans doute là l’une des principales caractéristiques de cet ouvrage que de mettre en avant et en valeur « la vie des personnes » (p. 38) pour comprendre la vie de l’organisation. Cela donne un côté parfois un peu décousu à l’ouvrage et une utilisation abondante des passages entre guillemets. Ces différents témoignages permettent néanmoins de comprendre comment La Nef a pu devenir en l’espace de trois décennies l’un des acteurs majeurs de la finance solidaire en France et l’un des principaux artisans de son développement au niveau européen. On comprend notamment que ce succès tient beaucoup à la personnalité des deux cofondateurs et à leur complémentarité, qui leur permet de trouver la bonne formule et les bons relais pour la mettre en place, puis au fait qu’ils ont su se retirer à temps et passer la main au bon moment et aux bonnes personnes, montrant une fois encore que « les pionniers d’un projet sont rarement ceux qui le développent », selon les termes de J.-P. Bideau rapportés dans l’ouvrage.
La Nef, une banque de l’ESS ?
On regrettera cependant que les données chiffrées, d’une part, et externes à l’entreprise, d’autre part, soient très peu mobilisées par l’auteure. Sans faire l’apologie du quantitatif, quelques chiffres auraient permis d’illustrer le développement et le succès de La Nef. Par ailleurs, reposant essentiellement sur des témoignages d’acteurs impliqués dans l’expérience de La Nef, la présentation de Nathalie Calmé reste évidemment très peu critique, ce qu’elle assume dès l’introduction en réfutant « la distance objective » du chercheur et en revendiquant au contraire « une certaine implication ». Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de recherche, mais plutôt d’un essai, voire d’un plaidoyer pour un modèle que l’auteure juge exemplaire et reproductible. On reste cependant perplexe sur certaines questions évoquées, par exemple l’opposition (complémentaire) qui est suggérée entre les activités de la société financière La Nef, « polarisées par le mouvement du prêt et de l’épargne », et celles de l’association La Nef, polarisées « par le mouvement du don » (p. 72 et suivantes), où sont confondus redistribution, philanthropie et don pour esquisser un modèle qui n’est finalement pas très différent de ce que font la plupart des grandes entreprises à travers leurs fondations.
Au final, l’ouvrage de Nathalie Calmé montre comment l’approche de La Nef s’inscrit dans le vaste mouvement « pour une autre économie » en prônant une conception plus éthique de l’argent et en rappelant qu’il ne s’agit là que d’un moyen de réaliser des projets et non d’un but en soi. Il est dommage cependant que cet ouvrage n’ait pas davantage tenté de resituer l’expérience de La Nef dans ce grand ensemble qu’est désormais la finance solidaire et dans le mouvement de l’économie sociale, avec lequel l’auteure semble plutôt soucieuse de marquer ses distances (p. 23). Pourtant, comme le soulignait Nouyrit (propos repris p. 36), La Nef doit être perçue comme « une modalité particulière de coopération (à finalité financière et sociale) qui trouvait sa place très naturellement dans la philosophie sociale et dans la continuité de l’action du mouvement coopératif, mutualiste et associatif ». A l’heure où apparaît avec plus de visibilité et de légitimité le modèle de la coopérative à finalité sociale à travers les Scic, les CAE ou certaines entreprises sociales, c’est peut-être justement cet aspect précurseur de La Nef qu’il aurait été intéressant de souligner.