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2012, décrétée par l’ONU Année internationale des coopératives, vient de se clore, laissant place à une décennie de croissance coopérative. Nous nous sommes réjouis qu’aujourd’hui un milliard d’hommes participent à une coopérative. Certes, on juge un arbre à ses fruits, mais au-delà de la quantité il importe d’analyser les racines de cet arbre aussi méconnu du grand public qu’il est prolifique par son extension géographique et par les branches de l’activité humaine concernées.
Pour honorer cette année exceptionnelle dans l’histoire du mouvement coopératif, Jean-François Draperi nous a fait cadeau d’une somme. Connaissant l’importance que ce dernier accorde à la démarche de recherche-action et eu égard à son statut de rédacteur en chef de la Recma, il m’est apparu logique qu’un praticien de l’action coopérative [1] fasse l’analyse de cet ouvrage qui fera référence dans le secteur coopératif, mais aussi pour l’économie sociale.
Science sans conscience ?
En quatrième de couverture, l’éditeur classe l’ouvrage dans la rubrique « Droit français ». Une telle classification ne me semble pas refléter la richesse des apports du livre ; d’ailleurs, le droit n’y tient qu’une place très restreinte. L’ouvrage relève davantage de l’histoire des idées politiques, même si le lecteur peut apprendre (ou réviser) dans le domaine de la science économique, de l’histoire, de la géographie, de la sociologie… En bref, tout « honnête homme » intéressé par la coopération et refusant le « prêt-à-penser managérial » se doit de lire la République coopérative de Jean-François Draperi.
Je le dis sans ambages : en lisant les 300 pages de cette somme, j’ai appris et surtout j’ai été conduit à réfléchir sur le présent et l’avenir de la coopération. Sur ce point, je rejoins la position de Jean-François Draperi : « Malheureusement, vingt ans après la parution de ses travaux (ceux de Jacques Moreau, ancien président du Crédit coopératif, du Groupement national de la coopération et du Comité national de liaison des activités coopératives, mutualistes et associatives), la cause coopérative n’a pas encore trouvé un leader politique national ou international qui l’associe à un véritable projet politique » (p. 272). Science sans conscience ?
Ce livre nous rappelle l’anima du mouvement coopératif, une utopie mobilisatrice : l’édification d’une république coopérative. Rappelons que cette idée a été pour la première fois exprimée par Charles Gide, dans son introduction au Congrès mondial des coopératives de Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1899. Elle a été développée et dépassée en 1920 par Ernest Poisson dans sa République coopérative. L’apport essentiel de Jean-François Draperi est de « remonter » cette expression pour en faire une clé de lecture de l’histoire du mouvement coopératif. Sous sa plume, l’expression incarne le concept de l’utopie coopérative. Ainsi, cette formule constitue pour tous ceux qui croient dans la force de la coopération, soit pour « changer la vie », soit pour « changer les hommes » qui agissent, une véritable parousie (en référence aux fondements chrétiens de la pensée de Charles Gide et d’Henri Desroches).
La république des travailleurs
Dans une véritable saga idéologique, l’auteur nous rappelle comment cette utopie s’est incarnée autour de la volonté de construire une « république des travailleurs ». Dans cette première partie, le lecteur comprendra les similitudes et les différences entre les écoles coopératives des principaux pays européens ayant connu la révolution industrielle (Grande-Bretagne, France et Allemagne). Au-delà des rappels sur Fourrier et Owen, ces pages ramènent à notre conscience les débats de la I re Internationale des travailleurs entre Karl Marx et ses disciples face aux responsables coopératifs socialistes, qualifiés injustement d’utopistes. L’apport le plus important est surtout de nous donner une description très complète et éclairante sur le Familistère, créé par Godin. L’auteur énonce clairement que cette magnifique aventure humaine, située en Picardie, constitue une référence incontournable, car elle a duré bien plus longtemps que d’autres et, eu égard à nombre de ses facettes, elle a constitué, en miniature, une « république coopérative ».
La république des consommateurs
Il traite ensuite de la « république des consommateurs ». Toute cette deuxième partie consacrée à la coopération de consommation resitue clairement la force des principes posés par les pionniers de Rochdale. Le moindre besoin en capitaux pour démarrer une coopérative de consommateurs par rapport à une coopérative de travailleurs explique la plus grande rapidité de diffusion de ce modèle coopératif. Cette phase s’est ensuite poursuivie par une intégration verticale en filière remontant vers des coopératives de gros (wholesale), qui ont ensuite passé des accords avec les coopératives de production (agricoles ou de travailleurs). Cette organisation était la traduction de la république coopérative énoncée par Charles Gide en 1889. L’ouvrage ne traite pas du déclin, à la fin des Trente Glorieuses, des coopératives de consommateurs du fait de l’apparition de la grande distribution moderne. Cette situation n’a sans doute pas été sans effet sur le déclin contemporain de l’anima de la « république coopérative » au sein du mouvement coopératif international, incarné par l’Alliance coopérative internationale. En contrepartie, il faut noter que la renaissance des coopératives de consommateurs britanniques s’est traduite par une nouvelle vigueur de Cooperatives Europe et de l’Alliance coopérative internationale [2].
La république coopérative entre révolution et décolonisation
La troisième partie est consacrée au début du xxe siècle et à « la république coopérative aux prises avec la société ». Le lecteur comprendra mieux l’histoire du mouvement coopératif russe, depuis son implantation dans les communautés villageoises sous l’empire tsariste jusqu’à sa résistance et sa récupération par les bolcheviks. Cette partie présente comment les affrontements idéologiques de la I re Internationale des travailleurs se sont traduits concrètement. Cela permet de comprendre pourquoi l’Alliance coopérative internationale a toujours été, même pendant la guerre froide, une organisation non gouvernementale réellement mondiale.
Les quatrième et cinquième parties sont consacrées à la période d’après la Seconde Guerre mondiale. Y sont traités « l’éloignement de la république coopérative au Nord » et la « république coopérative pour le développement » (chapitre traitant des coopératives dans les pays en voie de développement). Jean-François Draperi consacre quelques passages à l’inter-coopération et aux méso-coopératives – les coopératives de commerçants indépendants et d’artisans, par exemple. L’analyse consacrée aux coopératives agricoles françaises et en particulier à la consécration du capitalisme coopératif [3] est très importante pour tous ceux qui veulent comprendre la réalité présente du monde coopératif. Quelques allusions sont également faites à l’apparition de nouvelles initiatives coopératives : coopératives sociales, coopératives de multi-sociétariat, etc. On regrettera que les banques coopératives ne figurent pas dans le champ d’analyse de l’auteur. De même, il aurait été intéressant d’avoir ses idées sur les coopératives et la mondialisation.
Une utopie toujours vivante
Au-delà, d’autres questions actuelles remettent en cause le mouvement coopératif : déclin du travail, déclin des corporatismes professionnels, évolutions bouleversantes dans le domaine de la solidarité du fait des modifications de la cellule familiale et de l’apparition du welfare state, aujourd’hui de plus en plus battu en brèche. Autant de sujets et bien d’autres encore qui seraient bienvenus pour une deuxième édition enrichie de l’ouvrage.
Si le livre se terminait sur le constat de la partie consacrée aux coopératives dans les pays développés, le lecteur pourrait penser que l’impetus des pionniers s’est définitivement arrêté pour atteindre l’acmé du pragmatisme, réduisant les coopératives en un outil technique et managérial au service du capitalisme. Toutefois, la chute du mur de Berlin, traduisant la fin d’un marxisme incarné, et la grande crise financière de 2008, signifiant la faillite d’un libéralisme financier mondialisé, ont fait naître le temps des indignations de la jeunesse. Que pouvons-nous leur dire de notre monde, confronté au défi d’une planète aux capacités limitées pour une population croissante ? La république coopérative serait-elle une utopie morte, comme on parle de langue morte ?
Les coopérateurs convaincus ne souhaitant pas se retrouver dans le même désarroi que certains philosophes percutés par la « mort de Dieu » trouveront un appel à la réflexion et à l’engagement dans la conclusion générale, consacrée à la « voie coopérative du changement social et économique ». Jean-François Draperi y rappelle que « le mouvement coopératif est porteur d’une conception de la personne et de la relation avec la société qui diffère du libéralisme comme du socialisme » (p. 279). A la dernière page, il appelle à un renouvellement de la doctrine coopérative. A qui échoit cette responsabilité ?
Celle-ci doit être remplie par tous les chercheurs et praticiens de bonne volonté du monde entier, auxquels il appartient d’écrire une nouvelle page de la pensée coopérative. L’année internationale de 2012 aura permis la tenue de grands sommets comme celui de Québec, en particulier son pré-sommet Imaginons 2012 (lieu de confrontation des chercheurs et des praticiens coopératifs), et celui de Manchester. Il y a beaucoup à exploiter dans les rapports produits pour ces événements coopératifs majeurs, et la clé de lecture de Jean-François Draperi y sera particulièrement utile.
Ce livre est une parfaite illustration de la capacité d’universalisme de la pensée française. Souhaitons qu’il puisse rapidement faire l’objet d’une traduction anglaise et espagnole pour contribuer à une renaissance de la réflexion doctrinale du mouvement coopératif international.
Appendices
Notes
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[1]
Président du Crédit coopératif, président de l’Association internationale des banques coopératives et membre du conseil d’administration de l’Alliance coopérative internationale.
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[2]
L’élection de dame Pauline Green, qui a été directrice générale de mouvement des coopératives de consommation britannique, en tant que présidente de ces deux instances internationales en est l’illustration.
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[3]
Lewi G., Perri P., 2009, Les défis du capitalisme coopératif : ce que les paysans nous apprennent de l’économie, Pearson, préface de Philippe Mangin (voir Recma, n° 314, NDLR).