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Le droit français, comme la plupart des droits nationaux, connaît depuis le xix e siècle des traditions distinctes de, voire opposées à, l’entreprise capitaliste. Petit à petit, le droit a fourni un cadre juridique à ces entreprises originales. Ce n’est toutefois que depuis une trentaine d’années qu’un rapprochement s’est opéré entre les différents mouvements d’acteurs. En droit français, cela s’est réalisé sous le concept d’économie sociale. L’émergence de l’économie solidaire a conduit à parler d’économie sociale et solidaire (ESS).

Avec les entreprises d’insertion par l’activité économique est apparue l’entreprise sociale. Il ne s’agissait à l’origine que d’innovations conceptuelles sans traduction juridique, du moins en France. Depuis quelques années, toutefois, un mouvement en faveur de l’entreprise sociale y a émergé, suscitant d’importants débats théoriques et une redistribution des acteurs. Parallèlement, la consécration de l’économie sociale au niveau européen, notamment sous l’influence française, adopte aujourd’hui le vocable d’entreprise sociale. Les enjeux conceptuels proviennent des difficultés d’acclimatation d’un concept issu de la tradition anglo-saxonne [1] et donc de la crainte de l’acculturation par intégration de raisonnements d’autres traditions culturelles [2].

Le droit présente l’avantage de fournir une base précise à l’observation et d’éclairer ainsi le débat sans procès d’intention. Nous commencerons donc par exposer les définitions fournies par le droit pour les divers vocables, puis nous esquisserons un bilan des comparaisons possibles. D’un côté, il apparaîtra ainsi que l’entreprise sociale telle qu’elle se déploie progressivement en droit européen se situe dans la continuité des traditions continentales, tout en les actualisant et en favorisant l’inclusion des autres traditions qui composent le paysage européen. D’un autre côté, pourtant, cela risque de faire perdre à la tradition française certains de ses aspects structurants, ou du moins de les faire passer au second plan [3].

La variété des définitions en Europe

En France, la définition juridique de l’ESS s’appuie essentiellement sur deux références : la loi de 1947 portant statut de la coopération, qui intègre depuis 1985 l’union d’économie sociale, et le décret n° 81-1125 du 15 décembre 1981 créant une délégation interministérielle à l’économie sociale [4].

Entreprises d’économie sociale et solidaire

L’article 19 bis de la loi de 1947 définit ainsi les membres de l’union d’économie sociale : des sociétés coopératives, des mutuelles régies par le Code de la mutualité, des organismes de mutualité agricole, des sociétés d’assurance à forme mutuelle, des société d’assurance mutuelle et unions de mutuelles régies par le Code des assurances, des associations déclarées régies par la loi du 1er juillet 1901 ou par les dispositions applicables dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, des unions ou fédérations de ces sociétés ou associations. Par-delà l’inventaire technique des structures concernées, on retrouve les trois piliers reconnus de l’économie sociale statutaire : les coopératives, les mutuelles et les associations. Figure une absente dont on sait qu’elle est controversée : la fondation.

Le cas des fondations

Il est en effet discuté de savoir si elle entre ou non dans l’économie sociale (et solidaire) [5]. La définition de l’union d’économie sociale fournit une orientation à la réponse, mais prend garde de ne pas être rigide. Il est en effet permis aux statuts de prévoir l’extension de la liste légale. En outre, il faut préciser que la liste de l’article 19 bis ne constitue pas l’alpha et l’oméga des membres de l’union d’économie sociale, plus ouverte sur les entreprises capitalistes ou les personnes publiques, mais le cercle des groupements qui doivent détenir 65 % des droits de vote. Leur ancrage dans l’économie sociale statutaire s’illustre en dernier lieu par leur forme impérativement coopérative.

Selon l’article 3 du décret du 15 décembre 1981, « la délégation interministérielle à l’économie sociale qu’elle institue a pour mission d’aider au développement des mutuelles, des coopératives ainsi que des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes, qui interviennent dans le domaine de l’économie sociale ». On retrouve ici la même orientation que dans le périmètre défini à travers l’union d’économie sociale, avec notamment la même ignorance des fondations. S’agissant ensuite des associations, il convient de relever que seules sont concernées celles que leurs activités de production assimilent aux coopératives et aux mutuelles. Une glose serrée de cette formulation mettrait en évidence toutes ses ambiguïtés, qui se sont aujourd’hui assoupies derrière l’inclusion acceptée de toutes les associations. Pareillement, l’exigence que ces groupements oeuvrent dans l’économie sociale pour pouvoir relever de la délégation est totalement tombée dans l’oubli. Cela restreint pourtant la délimitation strictement statutaire du secteur, en même temps que, plus négativement, cela induit une définition circulaire de la délégation à l’économie sociale.

Au niveau européen, le périmètre de l’économie sociale et solidaire est plus politique que normatif. Il n’y a en effet pas de définition officielle de l’économie sociale dans les textes européens. Il convient donc de se tourner vers les conférences européennes de l’économie sociale [6]. Les contours des groupes de pression institués par les réseaux d’économie sociale, en dépit de leurs faiblesses, sont également instructifs, notamment Social Economy Europe. Ces divers repères se caractérisent, contrairement au droit français, par une inclusion des fondations. Cette particularité, malgré l’influence française dans la construction européenne du secteur, est due aux spécificités espagnoles, autrement dit à une tradition latine.

Définition de l’entreprise sociale

En France, il n’existe pas de référence à l’entreprise sociale. Il est toutefois intéressant de mentionner celle de l’entreprise solidaire, dans la mesure où l’approche revendiquée de l’économie solidaire est méthodologiquement opposée à celle de l’économie sociale, notamment au regard de la question des statuts. Cette entreprise solidaire a été introduite récemment, pour des besoins strictement limités à l’épargne (nous verrons que c’est également le cas pour la définition européenne de l’entreprise sociale). Elle est définie dans l’article 81 (V) de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie : « Sont considérées comme entreprises solidaires au sens du présent article les entreprises dont les titres de capital, lorsqu’ils existent, ne sont pas admis aux négociations sur un marché réglementé et qui soit emploient des salariés dans le cadre de contrats aidés ou en situation d’insertion professionnelle, soit, si elles sont constituées sous forme d’associations, de coopératives, de mutuelles, d’institutions de prévoyance ou de sociétés dont les dirigeants sont élus par les salariés, les adhérents ou les sociétaires, remplissent certaines règles en matière de rémunération de leurs dirigeants et salariés. »

Selon le décret n° 2009-304 du 18 mars 2009 relatif aux entreprises solidaires, la rémunération moyenne des dirigeants ou des cinq salariés les mieux rémunérés ne doit pas dépasser cinq fois le Smic (art. R.3 332-21-2 C. trav.). En dépit d’une référence aux modalités substantielles de fonctionnement de l’entreprise par le jeu des salaires, il est remarquable que la référence aux statuts n’est pas abandonnée. Simplement, aux côtés de cette définition organisationnelle classique, une place est faite aux entreprises d’insertion, fleuron traditionnel de l’économie solidaire. Confronté à la dure réalité juridique et à la difficulté de trouver une définition opérationnelle, force est de constater que la référence statutaire est donc demeurée incontournable.

Coopératives sociales italiennes, CIC britanniques et Scic françaises

En Italie, la loi de 1991 définit les coopératives sociales comme des sujets de droit, avec des techniques entrepreneuriales, mais sans but lucratif, qui réinvestissent leurs profits dans des buts sociaux et pour la communauté. Elles sont divisées en deux catégories : les coopératives de type A et celles de type B. Les coopératives sociales doivent s’attacher à la promotion humaine et à l’intégration sociale des citoyens, par l’offre de services sociaux et de santé (type A) et la création d’emploi pour les personnes désavantagées (type B). Dans les deux cas, le cadre statutaire des coopératives demeure central.

La community interest company (CIC) est une société de droit britannique créée en 2004, dans le cadre d’une politique volontariste en faveur du développement de l’entreprise sociale initiée par le gouvernement Blair. La précision est d’importance, car elle explique au moins pour partie le succès de cette nouvelle forme de groupement. Les community interest companies sont surveillées par un regulator, nommé par le Secretary of State (art. 27 2004 act). Celui-ci remplit également une mission d’information du public, par exemple en établissant des bonnes pratiques et en fournissant aide et conseil aux personnes intéressées. La CIC doit avoir pour but le bénéfice de la communauté ou d’une partie de celle-ci (art. 35) et doit en rendre compte par la publication au registre des sociétés de rapports annuels d’activité qui seront transmis au regulator (art. 34). Les dividendes et partages sont contrôlés (art. 30) : non seulement les statuts doivent établir des limites, mais le regulator peut lui-même en fixer. Il est très difficile pour un Français d’apprécier la CIC, dont le mode de définition et de contrôle lui paraissent originaux. Ceux-ci sont en effet moins propres à la CIC qu’à la common law, et une comparaison avec la réglementation anglaise des coopératives ferait apparaître d’importantes similitudes de fond, en tout cas en ce qui concerne la limitation des mécanismes financiers utilisables. C’est surtout à l’égard des charities que la CIC fait preuve d’innovation.

Le vent social a aussi soufflé sur la France et a conduit à l’instauration des sociétés coopératives d’intérêt collectif (loi n° 2001-624 du 17 juillet 2001 et décret n° 2002-240 du 20 février 2002). L’importance de l’innovation et la portée générale de la nouveauté qu’elle introduit est attestée par son insertion dans la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération. Y est introduit un titre II ter, aux articles 19 quinquies et suivants. L’article 19 quinquies dispose : « Elles ont pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale. » Par la diversité de son sociétariat, par l’orientation de son objet vers d’autres que ses membres, la société coopérative d’intérêt collectif (Scic) établit un pont entre le monde coopératif et associatif et, sous certains aspects, concrétise une forme d’entreprise sociale [7].

L’entrepreneuriat social européen

Une définition indirecte de l’entreprise sociale figure dans l’article 3 I C de la proposition de règlement du 7 décembre 2011 relatif aux fonds d’entrepreneuriat social européen. Quoique le règlement n’ait toujours pas été adopté, le processus se poursuit et la proposition a fait l’objet d’un accord du Conseil le 26 juin 2012. Le texte ne parle pas d’entreprise sociale, mais l’intitulé clair et l’exposé des motifs (note 1) insistent sur l’équivalence de tous les vocables utilisés.

L’article 3 I C définit les entreprises susceptibles de bénéficier du Fonds d’entrepreneuriat social européen (FESE). Il s’agit donc clairement de la définition de l’entreprise sociale, quoique le texte utilise une formule purement technique. Une « entreprise de portefeuille éligible » est une entreprise qui, à la date où elle fait l’objet d’un investissement par le Fonds d’entrepreneuriat social européen, n’est pas cotée sur un marché réglementé, dont le chiffre d’affaires annuel n’excède pas 50 millions d’euros ou dont le total du bilan annuel n’excède pas 43 millions d’euros. L’entreprise de portefeuille éligible n’est pas elle-même un organisme de placement collectif. Elle a pour objectif principal, en vertu de ses statuts ou de tout autre document constitutif de l’entreprise, de produire des effets sociaux positifs et mesurables, en fournissant des biens ou des services à des personnes vulnérables ou marginalisées ou en utilisant une méthode de production de biens ou de services qui soit la matérialisation de son objectif social. Elle utilise ses bénéfices pour atteindre son objectif principal plutôt que de les distribuer et a mis en place des procédures et des règles prédéfinies pour toutes les situations où des bénéfices sont distribués aux actionnaires et aux propriétaires. Elle est gérée de manière transparente, ce qui l’oblige à rendre des comptes, notamment par l’association de son personnel, de ses clients et des parties prenantes concernées par ses activités économiques.

Les éléments de la définition peuvent se rassembler en trois aspects. Le premier est de nature financière et, grosso modo, exige que l’entreprise soit au plus de taille moyenne, non cotée et qu’elle ne soit pas un organisme de placement collectif.

Le deuxième aspect tient au but de l’entreprise, qui doit être de produire des effets sociaux positifs et mesurables. Deux modalités sont envisagées pour y parvenir : fournir des biens ou des services à des personnes vulnérables ; utiliser une méthode de production qui soit la matérialisation de son objectif social. On peut imaginer que sous ce dernier aspect puissent être intégrées des entreprises à la forte dimension écologique ou qui emploieraient des personnes vulnérables. Sans les recouvrir exactement, ces deux branches de l’alternative font songer aux coopératives sociales de type A et de type B du droit italien. Relevons pour finir que cet objectif de l’entreprise doit émaner de ses statuts ou de tout autre document constitutif. Il n’y a aucun égard au choix de la structure juridique du groupement, ce qui est de toute façon conforme à l’appréhension traditionnelle du droit européen, mais l’orientation sociale doit apparaître dans les documents constitutifs, autrement dit revêtir une certaine normativité. Celle-ci sera complétée par une matérialisation concrète, puisque les effets sociaux doivent être mesurables.

Le dernier aspect concerne le fonctionnement et l’organisation proprement dits de l’entreprise. Tout d’abord, l’utilisation de ses bénéfices doit être orientée vers son objectif principal plutôt que vers la distribution et, pour toute hypothèse de distribution aux actionnaires ou propriétaires, des procédures précises doivent être mises en place. Aucun statut n’est conféré aux bénéfices ni à leur destination ; seules des orientations sont données, et une exigence procédurale est fixée. Quant au management, son caractère principal est la transparence, ce qui signifie rendre des comptes, et suppose l’implication des parties prenantes, dont les salariés et les clients.

Une importante caractéristique tient au relatif flou des éléments à prendre en considération. Cela s’explique certainement, au moins pour partie, par le fait que la définition a pour objet de délimiter les entreprises susceptibles d’être supportées par le fonds et qu’il convient de laisser une certaine marge d’appréciation. Cela n’en laisse pas moins une impression d’insécurité juridique. L’entreprise sociale reste ici fuyante et donne prise aux dangers de banalisation que certains mettent en avant. Mais une appréciation d’ensemble est nécessaire pour replacer cette initiative dans son contexte.

Les enjeux de l’évolution en cours

Il est toujours facile de crier avec les loups. Autrement dit, nous devons toujours prendre garde à ne pas tomber dans la paranoïa et considérer les évolutions comme ce qu’elles sont, avec leurs aspects positifs et négatifs. Parallèlement, toutefois, on sait qu’il est très facile de glisser du compromis à la compromission, que les forts donnent toujours aux plus faibles l’image d’insensés extrémistes, et il convient donc de ne pas être naïf pour refuser de voir. Il n’est pas question de croire à un quelconque complot contre l’économie sociale et solidaire à la française, mais le jeu des forces entre différentes traditions, qui se sont plus ou moins bien accoutumées avec le capitalisme, ne lui est peut-être plus aussi favorable. En tout état de cause, la seule chose que puisse faire le juriste avec ses propres outils, c’est d’essayer de démêler les aspects positifs et négatifs de l’évolution du droit européen, par comparaison avec le droit français.

Sortir l’entreprise non capitaliste de la marginalité juridique

L’émergence de la notion d’entreprise sociale, dont le projet de règlement sus-évoqué est un élément, présente pour avantage de favoriser l’émergence d’une approche unitaire sur le plan européen. Certes, la recherche de cette unité est extrêmement délicate, comme le montrent à la fois la difficulté des communications théoriques entre chercheurs des différentes traditions nationales et la construction des réseaux d’acteurs européens. Pourtant, cette unité (ou ce rapprochement) est essentielle. Tandis qu’il existe une conception dominante de l’entreprise capitaliste, quand bien même ses formes nationales seraient très variables, il n’y a pas de modèle alternatif sur le plan européen. Or, la marginalité même de l’entreprise non capitaliste accroît son besoin de visibilité, ce qui suppose une certaine unité. Il n’est pas question de faire disparaître les spécificités nationales, mais de favoriser leur communication à l’échelle européenne en s’assurant qu’elles peuvent se reconnaître autour de quelques notions de base.

Cette élaboration suppose de meilleures connaissance et reconnaissance mutuelles. Or, sous cet angle, il ne faut pas oublier que nous voyons les traditions anglo-saxonnes avec nos propres préjugés. La difficulté provient notamment de ce que, selon les pays, une même institution présente une physionomie différente (l’association, par exemple, ou la coopérative), mais que, en outre, cette dernière conduit les entreprises à recourir à des structures juridiquement variées.

Les évolutions positives

De façon plus encourageante, il semblerait que, derrière les mots différents, les pratiques soient beaucoup plus proches. Ainsi, les questions auxquelles doivent faire face les entreprises non capitalistes dans les divers pays sont voisines et les réponses n’y sont jamais univoques. Si les charities sont marqués par l’esprit de philanthropie diversement apprécié dans les milieux associatifs français [8], les politiques d’intégration anglaises ne sont certainement pas inférieures à celles mises en oeuvre par les associations françaises. Quant à la question du leadership, si elle est peu prisée par la conception française qui met en avant le collectif, elle se retrouve souvent en pratique avec un président omnipotent. Bref, l’intensification des comparaisons, aussi bien sur le plan juridique, théorique, que très concrètement sur le terrain, ferait probablement beaucoup avancer la construction européenne en atténuant les méfiances réciproques.

Rien que de très banal, tant ces questions sont consubstantielles à la construction européenne. L’entreprise sociale esquissée dans la proposition de règlement présente ainsi certainement un avantage dans la recherche de définitions de compromis. Elle mêle en effet les questions de finalité et de structuration de l’entreprise. Elle est ainsi susceptible d’être comprise par ceux pour qui la seule particularité de l’entreprise sociale est son objectif, comme par ceux qui, au contraire, caractérisent l’entreprise sociale par son mode d’organisation. Les études faites sous l’égide du groupe Emes sont sous cet angle éclairantes [9].

Paradoxalement, même dans le contexte franco-français, cette définition présente une utilité. Il ne faut en effet pas perdre de vue que, après plus de trente ans d’économie sociale et dix ans d’économie sociale et solidaire, il n’y a toujours aucune autre définition du secteur que la juxtaposition de statuts dont on s’évertue à montrer à l’extérieur la profonde unité, alors qu’« entre soi » les particularités ne cessent d’être exacerbées.Juridiquement, il n’existe aucune unité entre associations, mutuelles et coopératives. Aucun pont systématique n’est prévu entre elles et ce n’est que depuis 2001 qu’une association peut se transformer en coopérative sans perdre sa personnalité morale. Le droit des associations, riche au regard des libertés publiques, est calamiteux au regard du droit privé (sauf à vanter sa souplesse), dans la mesure où il n’apporte aucune sécurité juridique dans les relations nouées avec les tiers. Or, la jurisprudence cherche sa source d’inspiration pour combler ces lacunes dans le droit des sociétés anonymes. Bref, une définition unitaire est, dans son principe, une nécessité également pour le droit français. L’esquisse européenne ne peut qu’être un élément stimulant dans la réflexion.

L’entreprise sociale interroge par ailleurs utilement la capacité de renouvellement des entreprises historiques du secteur. On observe en effet une relative difficulté des coopératives traditionnelles à prendre en compte l’intérêt général, ou du moins à le montrer [10]. Si les coopératives sociales ou la Scic sont des innovations intéressantes, elles demeurent, en dépit de leur succès, considérées comme marginales au sein du mouvement coopératif. Il n’est pas question d’inverser l’appréhension et d’exiger de valoriser à outrance la poursuite de l’intérêt général, mais il peut être utile à tous de rénover les définitions pour englober les évolutions les plus récentes. Dans les grosses mutuelles et les associations, le décalage entre valeurs et pratiques est patent, tant le modèle de l’association militante est resté vivace : les associations gestionnaires essaient parfois de singer l’association militante plutôt que de montrer leurs réelles spécificités par rapport aux entreprises capitalistes. L’entreprise sociale peut être sous cet angle un drapeau rassembleur, mais la promotion de l’entreprise sociale présente des risques qui ne doivent pas être négligés.

Les dangers de l’entreprise sociale

En effet, si elle n’est pas la reproduction du modèle américain, difficile à transposer en l’état sur notre continent, nul doute qu’elle y puise certains éléments. Il nous semble que l’on peut y déceler trois dangers, d’abord pour le modèle français et plus largement latin, mais aussi pour le modèle européen, qui risque de se couper d’expériences aujourd’hui bien assises.

L’exclusion des structures sans objectif social

Ce premier danger résulte de la définition explicite de l’entreprise sociale par son objectif social « d’intérêt général ». L’intérêt général est très difficile à cerner avec précision. Il sert traditionnellement à opposer droit privé et droit public, mais cette distinction ne nous est d’aucune utilité, puisque l’entreprise sociale (ou les entreprises d’économie sociale et solidaire) se revendique du secteur privé et que celui-ci se rattache à l’intérêt privé. En outre, un certain nombre d’entreprises d’économie sociale et solidaire se revendiquent d’abord de l’intérêt de leurs membres, que l’on qualifie d’intérêt collectif, plutôt que de l’intérêt général. L’interrogation sur l’intérêt général est très utile, mais son positionnement sur la finalité de l’entreprise appauvrit la discussion, alors que le possible lien avec les services sociaux d’intérêt général n’est pas plus rassurant.

Non prise en compte de la vertu émancipatrice du collectif

Aucune indication n’est faite, dans la définition de l’entreprise sociale, quant aux promoteurs de l’entreprise. Tout au plus faut-il relever que la Commission ne rechigne pas à parler, dans le syncrétisme qu’elle revendique, d’entrepreneur social. Or l’entrepreneur social est un individu. La proposition de règlement de fonds européen évoque les actionnaires et les propriétaires de l’entreprise, que l’on a d’ailleurs de la peine à distinguer. Il n’y a toutefois aucun lien entre cette propriété et la gestion de l’entreprise, tandis que la tradition coopérative fait de la propriété de l’entreprise un élément central. La gestion collective n’est pas dans la tradition française une modalité, mais la substance de l’entreprise sociale. Cette dimension est en effet le gage de l’émancipation collective des individus [11].

Reflux de la propriété commune

Ce dernier élément est le pendant du précédent, mais il est plus surprenant qu’il ait été largement ignoré. Tandis que l’organisation collective peut encore évoquer des idéologies considérées comme dépassées, à tort ou à raison, la propriété commune peut se revendiquer de deux actualités complémentaires. D’un côté, la propriété commune interdit ou règlemente l’appréhension individuelle des biens. Elle se montre en conséquence particulièrement pertinente lorsqu’il est question des générations futures ou du développement durable que l’Union européenne veut mettre au coeur de sa stratégie. Parallèlement, l’épuisement du modèle ultralibéral et individualiste a remis au goût du jour les biens communs, avec même un prix Nobel pour Elinor Ostrom, et la propriété commune n’est qu’une forme juridique d’appropriation de ces biens communs.

Cet inventaire des risques les plus probables ne signifie pas que le concept doive être rejeté, mais simplement qu’il faut prendre des précautions. Il nous semble peu efficace de jouer le rôle de statue du commandeur. Prenons plutôt au sérieux les propositions formulées de bonne foi et poursuivons le débat afin d’éviter les dangers potentiels.