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En France, comme partout dans le monde, les populations dans leur ensemble ont vécu avec difficulté la crise financière, qui est loin d’être terminée. Cette crise financière commencée en 2008 a eu, associée à la crise économique et sociale, un impact considérable chez les immigrés africains. Cette étude, menée auprès des associations dites tontinières [1] basées à Strasbourg, interroge les transformations de ce mode d’organisation solidaire face à cette situation de crise.
La tontine comme pratique non officielle et informelle de financement solidaire et réciproque
L’une des particularités, pour ne pas dire l’un des effets, de cette crise est la restriction de l’offre de crédit, conséquence des énormes pertes réalisées par les banques. En France, la pauvreté monétaire [2] est encore plus importante chez les personnes issues de l’immigration. Une étude comparative du calcul du taux de pauvreté monétaire des ménages immigrés et non immigrés, réalisée par l’Insee en 2001, montre que 15 % des ménages immigrés étaient considérés comme pauvres, contre 5,6 % seulement pour les ménages non immigrés, et que 18 % des personnes vivant dans un ménage immigré appartenaient à un ménage pauvre [3].
La pauvreté monétaire chez les immigrés
Les immigrés constituent le groupe ayant le plus de difficultés à accéder aux différents services financiers proposés par les banques classiques en France. Le fait d’être pauvre monétairement et de ne pas disposer d’un patrimoine suffisant, nécessaire à la constitution d´un cautionnement garantissant l’accès au crédit, renforce la pauvreté chez les immigrés. Ainsi, 57 % d’entre eux ont un patrimoine inférieur à 15 000 euros [4]. Bien entendu, bon nombre d’autres facteurs entrent en considération pour l’obtention d’un crédit bancaire formel, justifiant l’exclusion bancaire et financière des migrants. Une étude menée en juin 2006 par l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie) relève également que seuls 10 % des créateurs d’activité immigrés ont recours à l’emprunt bancaire, contre 18 % pour l’ensemble des créateurs [5].
Face à cette situation de pauvreté monétaire et d’exclusion bancaire et financière, la tontine apparaît chez les immigrés africains comme un moyen alternatif de financement, mis en oeuvre pour parer aux différentes difficultés.
Le fonctionnement de la tontine africaine
Si le mot « tontine » provient du nom de son inventeur, le banquier italien Lorenzo Tonti (1653), les principes de la tontine africaine importée en Europe sont différents de ceux définis par Tonti. La tontine n’est pas un produit financier, mais une association collective d’épargnants qui mettent en commun des fonds pour une durée librement choisie [6]. En Afrique, la tontine se présente sous des formes différentes d’un pays à l’autre [7], d’une région à l’autre, en milieu rural et en milieu urbain. Elle prend la dénomination tchwa ou njangui dans la région Bamiléké, au Cameroun, ce qui signifie « cotiser » ou « mettre en commun, regrouper ». Fondées sur l’adage selon lequel « Une seule main ne peut attacher un paquet », les tontines se sont développées et diversifiées. En ville, nous pouvons distinguer [8] : des tontines de personnes originaires d’un même village, appelées « réunions générales » ; des tontines de « famille » regroupant des personnes originaires d’un même quartier du village ; des tontines d’élites du même village (intellectuels et personnes matériellement aisées) ; des tontines de personnes originaires d’un même village et résidant dans le même quartier de la ville ; des tontines d’amis ou d’anciens d’un établissement scolaire, etc.
Plusieurs types de tontine
La tontine occupe une place importante dans de nombreuses sociétés africaines. Elle constitue un moyen d’épargner et de financer des projets. Comme en Europe, sa présence et ses pratiques pallient les insuffisances des banques. L’objet des tontines peut être varié. Il peut s’agir d’argent – on parle alors en Europe de finance solidaire –, de travail (réciprocité d’entraide matériel et pratique), etc. Les tontines peuvent également se porter sur un bien, plus ou moins usuel (tontines de savon, d’huile, d’ustensiles de cuisine, etc.). Leur valeur totale et le montant des cotisations peuvent ainsi être très divers.
Assez complexe, le fonctionnement de la tontine nécessite l’établissement d’une tenue très précise des comptes. L’idée essentielle est la suivante : à chaque réunion, tous les membres font un versement ou un dépôt en nature, et le total constitue le lot ou la somme à remettre au bénéficiaire. Le lot collecté ou la somme peuvent être vendus ou tout simplement attribués à un bénéficiaire. Ce sont en général les dispositifs statutaires et réglementaires qui déterminent l’une ou l’autre de ces modalités. Le processus d’attribution des lots ou des sommes collectés passe par la définition des tours de bénéfice pour chaque membre. D’un commun accord, on peut procéder par un tirage au sort ou définir tout simplement un calendrier déterminant à quel moment un membre doit entrer en possession de sa part de lot ou d’argent collecté. On sait alors qu’en décembre, novembre, etc., ce sera le tour de tel ou tel membre d’en bénéficier, ce qui permet à chacun de faire des projets.
Une autre formule consiste en la vente aux enchères de la somme collectée. Cette formule est favorable aux membres qui ont des affaires ponctuelles. On décide alors simplement que l’on va mettre de l’argent en vente tous les mois et l’on demande aux membres d’enchérir. Chacun apporte une quelconque somme d’argent, et l’ensemble cumulé est vendu au plus offrant avec une mise à prix initiale. Le plus offrant récupère la somme, déduction faite de l’enchère, qui est gardée en caisse et sera capitalisée pour la prochaine vente. On pourra aussi prendre la décision d’accumuler les intérêts et faire plus tard un tour sans appel de fonds. Le mois suivant, chacun doit reverser la somme habituelle. Un cycle s’achève quand chaque membre de la tontine a été servi, c’est-à-dire a eu son tour d’emprunt. La non-uniformité des montants ou des apports peut aussi caractériser une tontine.
Le principe de solidarité-réciprocité
La tontine permet l’épargne, et aussi le crédit, à des conditions souvent plus favorables que celles des banques. Mais, bien plus que cela, elle est un véritable modèle de solidarité et de lien social. Le lien interpersonnel qui se crée dans les tontines est particulièrement fort et oblige la communauté à soutenir, matériellement et moralement, chacun de ses membres en cas de situation difficile. La tontine contraint à épargner et permet ainsi de réaliser un projet que l’on n’aurait pas pu mener à bien seul. De façon générale, on a tout à gagner à s’entraider, et la solidarité privée aide à acquérir un certain poids, notamment face à des institutions telles que les banques.
Evoluant en marge de la réglementation en vigueur, la pratique tontinière est non officielle, informelle, en ce qu’elle n’est reconnue par aucune institution formelle de réglementation et de contrôle bancaire.
Refonte organisationnelle des associations tontinières
L’étude du fonctionnement des associations tontinières, de leur comportement et de leur mode de gestion paraît donc intéressante dans le contexte de crise financière, sociale et économique. La crise financière a profondément modifié, voire radicalement changé, le système de « cotisation » et d’emprunt financier des différentes tontines. Nous avons observé des mutations stratégiques sur le plan organisationnel des « cotisations » et sur le système de « vente d’argent », justifiées par la crainte d’« échec de cotisation », le risque du non-remboursement des emprunts liés aux difficultés financières récurrentes. Les associations d’immigrés ont été contraintes d’opérer des changements stratégiques structurels profonds.
« Cotisation » à montant unique
Le nouveau principe est énoncé comme suit : « cotiser » ce dont on va « bénéficier » (ou ce que l’on va « bouffer ») et non plus « bénéficier » de ce que l’on va « cotiser » (ou le « bouffer »). Avant la crise, la plupart des systèmes tontiniers étaient à taux de contribution variable sur l’année, ce qui pouvait ponctuellement nécessiter des efforts importants de remboursement pour les membres. Le principe étant désormais trop risqué, il a fallu amener le système de cotisation au niveau du pouvoir d’achat actuel de chaque membre, d’où la notion de « cotiser » ce dont on va « bénéficier ». Cette notion consiste tout simplement à définir, dès le début d’une session de tontine, le montant fixe de cotisation ou de contribution selon le pouvoir d’achat de chaque membre. Si la durée de la session tontinière est définie sur douze mois et qu’un membre doit contribuer ou cotiser 50 euros par mois, ce dernier sait d’avance que, lors de son tour de « bénéficier », il n’entrera en possession que d’une somme de 600 euros, et son effort de remboursement financier restera constant tout au long de l’année. Ce système minimise donc les risques de défaut de remboursement, tout en permettant de faire bénéficier plusieurs membres aux pouvoirs d’achat différents. La durée des sessions s’en trouve également réduite.
Emprunts à intérêts déductibles
Avant la crise financière, le système de prêt d’argent consistait à collecter auprès des membres d’importantes sommes d’argent. Le montant mis en commun était prêté aux différents membres selon des critères spécifiques à chaque association. A la fin de la session tontinière, cette somme, augmentée des intérêts générés par les emprunts, était redistribuée à chaque membre en fonction de sa mise de départ, c’est-à-dire de son apport initial lors de la constitution du fonds. Les intérêts calculés à court terme (sur deux mois maximum) étaient restitués à l’échéance du prêt. Avec la crise, la non-déductibilité des intérêts lors de l’emprunt a cédé la place à la déduction des intérêts des prêts. A l’échéance, le membre apporte tout simplement le capital, les intérêts ayant été déduits séance tenante, c’est-à-dire le jour de l’emprunt.
Ce changement profond permet la reconstitution rapide des fonds mis en vente, donc de satisfaire davantage de besoins d’emprunt, puisque le système permet de revendre immédiatement les intérêts collectés. Le montant à rembourser étant réduit des intérêts, l’effort de remboursement des membres est moindre. Ce système conduit toutefois à un risque pour le membre de percevoir un montant inférieur à ses besoins estimés.
Prolongement de la durée des emprunts et baisse des taux d’intérêt
Pour faire face à la situation difficile que traversaient les membres, la quasi-totalité des associations consultées ont procédé à l’allongement de la durée des prêts accordés, de deux à trois mois, et baissé les taux d’intérêt. Généralement situés entre 5 et 10 % avant la crise, ils sont passés dans la plupart des associations à un seuil situé entre 2 et 5 %. Cela a permis non seulement aux membres d’avoir un crédit « bon marché », avec une durée suffisante de remboursement, mais aussi à l’association tontinière de garder sa cohésion sociale et de rester sur ses objectifs de solidarité et d’entraide mutuelle, tout en rentabilisant les fonds collectés entre les membres, qui seront redistribués à une échéance déterminée en fonction des apports initiaux de chacun.
Introduction d’une tontine non financière ou matérielle
Parmi les associations consultées, 70 % ont introduit un système de tontine non financière. Pour les unes, il s’agit de la tontine de savon avec une marque bien déterminée, pour les autres de la tontine d’huile de cuisine raffinée ; mais l’adhésion à ce système n’est pas obligatoire. L’association tontinière permet ainsi de fournir au foyer du membre non seulement une quantité suffisante de produit alimentaire, mais en plus une somme d’argent dont il aura « bénéficié » ou qu’il aura « bouffée ».
Rapatriement du corps
Le rapatriement du corps en cas de décès a toujours constitué un souci majeur pour les immigrés réunis au sein des associations tontinières : il faut alors que la communauté se réunisse pour pouvoir « cotiser » des sommes importantes (5 000 euros minimum, soit environ 3,3 millions de francs CFA).
Dans le contexte de la crise financière, nous avons constaté que la prise en charge de ces événements aléatoires devenait très difficile, tant sur le plan individuel que collectif. La réponse stratégique de toutes les associations consultées a été de souscrire des polices d’assurance collective de rapatriement de corps.
Conclusion
La crise financière, économique et sociale a suscité, chez les immigrés regroupés au sein des associations tontinières, des mesures énergiques pour sauvegarder des acquis. Dans leurs associations tontinières, les immigrés se sont organisés eux mêmes en fonction des moyens dont ils disposaient, de leurs spécificités et de leur niveau de connaissances. Fondées sur une culture de solidarité, les tontines se sont montrées très réactives. Ne rien faire aurait sûrement détruit la solidarité africaine qu’incarne ce mode de financement solidaire en France. Il conviendra dans l’avenir de revoir ces associations pour mesurer l’impact réel des mesures de restructuration prises.
Appendices
Notes
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[1]
La tontine africaine, pratique que nous expliquerons un peu plus loin, entre dans le cadre de ce qu’il est aujourd’hui important d’appeler la finance solidaire. Cette solidarité financière s’exprime à l’intérieur des associations d’immigrés que nous avons abordées (malgré les difficultés énormes à les répertorier, compte tenu de leur caractère informel) par le biais des questionnaires et des entretiens de groupe semi-structurés.
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[2]
Selon l’Insee, un individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté.
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[3]
Seuil de pauvreté calculé à 50 % du revenu médian (Insee-DGI, « Enquête revenus fiscaux », 2001).
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[4]
Milhaud C., 2006, « L’intégration économique des migrants et valorisation de leur épargne », rapport d’étude du ministère de l’Intérieur, septembre.
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[5]
Adie, 2006, « Créateurs d’entreprise immigrés et microcrédit », service études, juin.
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[6]
Lelart M., 1990, La tontine, pratique informelle d’épargne et de crédit dans les pays en voie de développement, Paris, Aupelf- Uref, John Libbey Eurotext.
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[7]
La tontine s’appelle equb en Ethiopie, esusu au Nigeria, tontine au Congo, cilimba en Zambie, kuris et chit funds en Inde, ke societies en Corée, partners system en Jamaïque et susu unions à Trinité et Tobago.
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[8]
Nantchouang R., 1999, « Expérience du Cameroun : des tontines pour financer le développement », Les Dossiers de développement Agripromo, financer autrement le développement du monde rural, Abidjan, Inades-Formation, fiche 4c.