Article body

Introduction

Cette contribution revient sur une expérience de recherche pluridisciplinaire originale déployée à la croisée de la sociologie, de l’épidémiologie et de la médecine générale. Cette expérience s’est déroulée autour de deux études complémentaires sur les soins préventifs dispensés en médecine générale, l’une relevant de l’épidémiologie, l’autre de la sociologie qualitative. Elle a impliqué des médecins généralistes seniors, engagés dans l’enseignement des internes, et des internes de médecine générale en formation. Nous en préciserons les conditions avant de proposer une synthèse des tensions méthodologiques ou épistémologiques ayant surgi à l’intersection des perspectives de recherche puis des enseignements que nous avons pu en tirer. Nous montrerons, enfin, en quoi l’articulation originale des approches s’avère heuristique et sur quoi elle peut déboucher en termes de production de connaissances, grâce à un focus sur le cas d’un dépistage. À partir d’un retour réflexif sur un processus de recherche situé, ce texte développe donc une lecture socioépistémologique des enjeux de collaboration pluridisciplinaire et de la place de la sociologie qualitative dans le champ de la santé publique.

Une sociologue parmi des médecins généralistes : naissance d’une collaboration

Notre collaboration s’inscrit dans une histoire au long cours qui a constitué ses conditions sociales de faisabilité. Lorsque Géraldine Bloy a commencé à travailler à une sociologie de la médecine générale, elle s’est rapidement intéressée aux transformations du troisième cycle (résidanat puis internat de médecine générale) qui ont accompagné la constitution de cette médecine en spécialité au début des années 2000. Elle a alors sollicité plusieurs directeurs de Département de médecine générale pour enquêter sur le sujet et reçu des accueils variables. Parmi ces contacts, la rencontre avec Hector Falcoff, professeur associé au Département de la faculté de médecine Cochin (alors l’Université Paris V), a initié à un échange intellectuel durable, en confiance et sans instrumentalisation. Ce « temps sans enjeu immédiat »[1] a constitué le terreau de collaborations ultérieures, lorsque la filière universitaire de médecine générale a pris forme en France et cherché des voies possibles de développement de sa recherche, notamment du côté des méthodes qualitatives. En 2007, H. Falcoff a ainsi invité G. Bloy à concevoir un cycle de formation à ces méthodes destiné aux médecins généralistes amenés à diriger des thèses et désireux de se constituer un bagage. Une trentaine d’heures de cours ont alors été dispensées, adossées à des lectures et à un séminaire faisant intervenir longuement des sociologues de la santé sur le travail de terrain. Des internes engagés dans la réalisation de leur thèse d’exercice se sont joints au groupe, ainsi que Laurent Rigal, qui a fait partie de la première génération de chefs de clinique en médecine générale. Cette expérience locale, détaillée et analysée ailleurs (Bloy & Rigal, 2010), se comprend donc à la lumière de ce moment historique singulier de naissance de la filière universitaire de médecine générale en France. L’aventure s’est poursuivie deux années supplémentaires, à la demande des participants, sous forme d’atelier de lecture et de discussion méthodologique de thèses qualitatives. G. Bloy est venue progressivement, au fil de l’atelier, au co-encadrement de thèses d’exercice de médecine générale aux côtés des médecins qu’elle avait formés – en position d’experte, c’est-à-dire dans une inversion de la hiérarchie symbolique habituelle entre médecine et sciences sociales. Malgré l’intérêt de la formule, l’investissement nécessaire pour un suivi individuel de qualité des thèses est rapidement apparu démesuré, faute de véritable capitalisation des expériences : les internes nouveaux venus en thèse n’avaient pas bénéficié de la formation et les enquêtes étaient forcément limitées à une quinzaine d’entretiens. Nous n’avons pas su concrétiser l’idée, suggérée par un médecin, d’une « supervision » par la sociologue des généralistes dirigeant des thèses qualitatives.

De l’enseignement des méthodes à la recherche : les pratiques préventives comme objet-frontière?

En parallèle, H. Falcoff a lancé un projet de recherche quantitative sur les soins préventifs dispensés en médecine générale, dans l’idée d’impulser une dynamique de recherche collective impliquant des généralistes maîtres de stage et des internes. Laurent Rigal, médecin généraliste alors doctorant en épidémiologie, en a constitué la cheville ouvrière. Cette enquête, intitulée PrevQuanti[2], a envisagé deux questions de recherche principales à partir d’informations issues des dossiers médicaux des patients des généralistes participants : la première relative aux inégalités sociales dans la dispensation des soins préventifs au sein des patientèles, la seconde portant sur l’effet éventuel de l’organisation du cabinet sur ces mêmes soins. L’étude s’est avérée riche d’enseignements sur les inégalités puisqu’elle a mis au jour des gradients sociaux systématiques, favorables ou défavorables au bas de la hiérarchie sociale selon les soins considérés[3] (Rigal et al., 2015). Elle a échoué, en revanche, à élucider les déterminants conduisant à l’investissement variable des généralistes en prévention. G. Bloy a suivi à distance les développements de cette recherche et participé de façon informelle aux séances de restitution aux médecins des indicateurs chiffrés directement issus de leurs pratiques en matière de prévention (Bloy & Rigal, 2012). Envisageant, à l’époque, la prévention principalement à travers une littérature critique des rapports de domination à l’oeuvre dans le gouvernement des corps (Fassin & Memmi, 2004)[4], elle ne souhaitait pas être associée à un travail normatif tendant à appréhender l’amélioration des pratiques des médecins ou de l’observance des patients en termes de freins et leviers. Cette différence de posture, qui traverse de longue date les débats sur la nature et la fonction de la sociologie dite médicale, est toujours régulièrement source de malentendus dans les collaborations entre la médecine et les sciences sociales (Straus, 1957).

L’idée d’une recherche qualitative, complémentaire mais autonome, a pourtant pris forme à la suite des résultats décevants de PrevQuanti sur l’organisation des pratiques préventives en médecine générale : si les variables usuelles, celles de la littérature relative au practice management (pratique en groupe ou solo, secrétariat, informatisation des dossiers, rappels automatiques, etc.) ne parvenaient pas à expliquer les variations de l’investissement préventif (d’un médecin à l’autre, d’un patient à l’autre ou d’un soin à l’autre), d’autres méthodes pouvaient-elles les éclairer? L’hypothèse a été faite que des entretiens compréhensifs avec les généralistes devaient permettre de mieux cerner les conditions sociales de dispensation de la prévention, et donc la normativité préventive en actes et ce qu’elle produisait, dans une posture intéressant finalement autant la sociologie que la médecine ou la santé publique. Il s’agissait donc d’appréhender les logiques d’action des généralistes autour de la prévention de façon large et ouverte, et non plus évaluative, en s’attachant à comprendre les déclinaisons des pratiques dans leur contexte, leur diversité, leur complexité. Le groupe de recherche du projet PrevQuali a ainsi associé, au début des années 2010, une petite dizaine d’internes de médecine générale volontaires invités à réaliser leur thèse d’exercice dans le cadre d’une formation à la recherche par la recherche nourrie de sciences sociales. Un dispositif d’encadrement individuel et collectif a été inventé, et un corpus commun de 99 entretiens approfondis patiemment constitué. Les analyses des internes se sont déployées dans des directions plus précises constituant les sujets des différentes thèses[5]. Ce travail a débouché sur de nombreuses productions : communications, articles et chapitres de livres (nous y reviendrons). Nous avons estimé depuis que l’expérience valait d’être reconduite et nous nous sommes intéressés, comme en miroir, aux pratiques « ordinaires » d’entretien de la santé, en déployant l’enquête collective PrevER (Prévention : Expériences et Représentations)[6] selon un format de travail collectif comparable.

Une socioépistémologie en pratique : des tensions révélatrices

Placer des internes de médecine générale au coeur d’un projet de recherche qualitative grandeur nature, nourri de sciences sociales sans lâchage épistémologique, a néanmoins une dimension d’épreuve : des tensions structurelles, révélatrices d’habitudes de travail et de modèles de pensée situés dans des mondes sociaux et intellectuels différents, qui dépassent donc les questions de personne, ont jalonné l’aventure. Nous nous sommes efforcés de les cerner tout au long de cette collaboration et d’y apporter des éléments de réponse pertinents. Nous tâchons d’en proposer une vue d’ensemble en condensant les épreuves épistémologiques concrètes par lesquelles le groupe est passé au sein d’un tableau (voir le Tableau 1), organisé en quatre grands volets et trois colonnes.

Les quatre volets traitent successivement :

  • du statut de la culture (des sciences sociales) : que convient-il que des médecins engagés dans un travail de recherche soient capables de mobiliser pour prétendre aborder le terrain, puis analyser et discuter de façon éclairée un corpus qualitatif?

  • du sens de l’enquête : à quoi tient la finesse de l’abord du sujet en confiance avec les personnes (médecins ou patients), capable de faire la différence dans la compréhension des pratiques?

  • de la conduite de l’analyse : comment procéder en matière de codage des entretiens et comment opérer ensuite une montée en généralité honnête[7]?

  • du processus rédactionnel : comment adapter les étapes et le format d’écriture pour des thèses de médecine rendant justice à l’enquête qualitative?

    Dans la colonne de gauche, nous formulons les termes du problème; dans celle du milieu, nous évoquons les procédés par lesquels nous avons tenté de les surmonter; dans celle de droite figurent des éléments de bilan issus de l’expérience des internes encadrés[8]. Le qualificatif spécifique renvoie dans ce contexte au travail fourni par chaque interne sur son sujet propre, par-delà les lectures et analyses partagées. L’idée de ce tableau est, face aux méthodes quantitatives qui dominent la formation et les conceptions scientifiques dans le champ de la santé, de ne pas en rester à une invocation de la rigueur et des exigences du qualitatif trop générale, abstraite, pouvant être perçue comme rhétorique. Nous tâchons plutôt de voir comment ces exigences ont pu se concrétiser tout au long du processus de recherche, et comment un dispositif d’accompagnement donné a, dans notre cas, plutôt réussi ou échoué à faire saisir la logique du travail à de jeunes médecins. Ce faisant, nous n’entendons pas figer un quelconque modèle, mais dégager un concentré d’expérience intelligible, dont le lecteur puisse s’inspirer pour faciliter la comparaison et le cumul d’expériences autour de ces collaborations qui se multiplient dans le champ de la santé (Kivits et al., 2023).

Tableau 1

Épreuves et accompagnement : une vue synthétique

Épreuves et accompagnement : une vue synthétique

-> See the list of tables

Tableau 1

Épreuves épistémologiques et « ficelles » expérimentées : une vue synthétique (suite)

Épreuves épistémologiques et « ficelles » expérimentées : une vue synthétique (suite)

-> See the list of tables

Valorisation : entre débouchés nombreux et standards problématiques

« À quoi bon tout cela? » peut-on se demander à bon droit. Le travail s’étire sur plusieurs années, les efforts consentis excèdent, de beaucoup, ceux attendus pour une thèse d’exercice. L’élan du groupe, la découverte d’une culture largement ignorée, la dynamique d’apprentissage, la conscience de participer à un projet hors normes et de relever un défi personnel et collectif stimulent, certes. On peut aussi espérer que l’écoute des patients et la pratique clinique gagnent à cet élargissement de la compréhension des affaires humaines et des contextes qui façonnent la santé des personnes, surtout pour une médecine générale qui s’affirme biopsychosociale. Il n’en reste pas moins que les années d’internat sont éprouvantes par ailleurs, tandis que l’engagement dans pareil projet reste peu compris des proches, des autres internes ou des seniors dans les services – quand bien même il est hébergé en faculté de médecine.

La soutenance des manuscrits de thèse constitue un premier aboutissement et une première mise à l’épreuve du travail réalisé. Les jurys, composés d’universitaires de médecine (générale ou spécialisée) ouverts aux humanités médicales, ont distingué leur qualité, le plus souvent par une médaille. Plus d’une trentaine de communications issues des thèses de PrevQuali ont été présentées et bien reçues dans des congrès de médecine générale, de santé publique ou de sciences sociales. L’Assurance Maladie et l’Institut national du cancer nous ont sollicités pour présenter certaines analyses lors de leurs journées scientifiques, alors qu’ils n’étaient pas financeurs[9]. Si un positionnement à la jonction des disciplines multiplie les possibilités de communications scientifiques et suscite de l’intérêt du côté des institutions comme des professionnels, il peut compliquer le passage à la publication, malgré les efforts de mise au format de la discipline accueillante. Au final, dix articles et chapitres issus de PrevQuali ont été publiés. Des articles conjuguant PrevQuanti et PrevQuali ont trouvé des débouchés en sciences sociales comme en santé publique[10], même si les supports qui permettent de publier des travaux mixant plusieurs disciplines restent peu nombreux. Certaines revues, tout en s’affichant pluridisciplinaires, déploient d’ailleurs des procédures d’évaluation en silo plutôt que transversales, les relecteurs produisant une critique selon leur logique disciplinaire propre. L’accès aux revues médicales internationales qui affichent une ouverture de principe au qualitatif reste enfin critique pour des analyses à teneur sociologique substantielle. Un article proposant une analyse du rapport au savoir des médecins généralistes en prévention a, par exemple, fait les frais de divergences de conception de ce qu’est une analyse qualitative entre sociologues et médecins[11], avant d’être accepté avec un enthousiasme peu courant par une revue médicale australienne (qui a toutefois requis que nous nous situions par rapport au contexte australien…) (Bloy & Rigal, 2015). Nous avons maintes fois constaté lors de la publication de PrevQuanti ou de PrevQuali que les relecteurs en médecine n’étaient pas friands d’éléments d’interprétation adossés à des références de sciences sociales, a fortiori lorsqu’elles renvoient au contexte (scientifique ou politico-organisationnel) français, peut-être jugé « provincial ».

La preuve par les apports ? Fécondations croisées et conclusion

Nous voudrions, pour finir, esquisser la démonstration des gains d’intelligibilité permis par l’articulation des méthodes et des disciplines, et ce, à partir du cas des dépistages des cancers gynécologiques[12].

La triple originalité de PrevQuanti à propos des inégalités sociales dans les dépistages des cancers gynécologiques peut être résumée ainsi :

  • Des gradients sociaux importants ont été mesurés parmi des patientes inscrites auprès d’un médecin-traitant, patientes théoriquement suivies pour ces dépistages qui font l’objet de recommandations de bonne pratique (odd ratio entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale de 4,6 pour le dépistage du cancer du col utérin et de 2,3 pour le cancer du sein).

  • Les informations sur ces dépistages figurant dans les dossiers des médecins-traitants étaient plus ou moins concordantes avec celles déclarées par les patientes.

  • Les patientes ont indiqué par qui avaient été prescrits leurs derniers dépistages, ce qui a permis d’associer les inégalités mesurées à des filières de soins informelles : du gynécologue au généraliste, en passant par le dépistage organisé, les prescripteurs ne s’occupent pas des mêmes profils sociaux de femmes. A ainsi été mis au jour une forme de division sociale du travail de dépistage, avec un rattrapage limité des femmes situées au bas de la hiérarchie sociale.

L’épidémiologie confirme donc ici son rôle irremplaçable d’objectivation des états de soin et de santé. Toutefois, les apports de PrevQuali pour éclairer finement les logiques d’action contrastées des généralistes par rapport à la prévention gynécologique sont substantiels. L’analyse contextualisée de leurs manières d’investir ce soin a révélé à la fois des degrés de liberté importants et des tensions spécifiques à l’abord de la sphère gynécologique en médecine générale (Gueugnier-Honvault, 2012). Les logiques ambiguës, voire ambivalentes, de participation au dépistage organisé, à la rencontre de l’identité libérale et d’une politique de santé publique, ont été reconstituées (Adhéra, 2013; Bloy et al., 2015). Enfin, le manque de coordination avec les gynécologues a pu être comparé aux liens avec d’autres spécialistes, dans le cadre d’une analyse des réseaux informels mobilisés par les généralistes autour des soins préventifs (Bordiec, 2013). La profondeur d’une enquête qualitative capable de circuler ainsi entre questions de savoirs et d’organisations, réseaux d’acteurs, rapports de genre, inégalités sociales, relations aux patientes et identités professionnelles est irremplaçable pour saisir pourquoi il est aussi compliqué pour les généralistes de prendre ou de trouver leur place sur ces soins. Ce sont bien les savoir-faire investis dans PrevQuali, du sens de l’enquête de terrain aux analyses rigoureuses, qui permettent de tendre aux professionnels un miroir de leurs pratiques et de ce qu’elles induisent dans une restitution informée, sans complaisance ni jugement.

En croisant enfin les filières de prescription socialement différenciées révélées par PrevQuanti et les éclairages de PrevQuali sur la place compliquée des généralistes dans la prévention gynécologique, nous avons pu progresser vers une mise en perspective sociohistorique plus large du système d’acteurs propre à la France déployé autour de ces dépistages. Ce système a façonné des attentes et des logiques d’action, il produit des effets sociaux systématiques et, notamment, des effets délétères pour la santé des femmes du bas de la hiérarchie sociale. Les gradients de dépistage particulièrement choquants ne s’éclairent ainsi ni par des arguments médicaux, ni par les préférences supposées des femmes, ni par une mauvaise volonté des professionnels. La reconstitution de ce système d’acteurs mal coordonné, de son fonctionnement et de sa dynamique historique mal régulée par les pouvoirs publics supposait là encore les ressources théoriques et une culture large en sciences sociales pour analyser la division du travail entre professions avec ses enjeux de frontières et de légitimité. Jusque-là, les analyses sociologiques disponibles sur les questions de gynécologie en France s’étaient surtout préoccupées de l’histoire politique de cette spécialité médicale propre à ce pays et de son rapport au mouvement des femmes. Les travaux ethnographiques ayant abordé le déroulé des consultations gynécologiques étaient, quant à eux, restés aveugles aux inégalités sociales de santé. Des mises en relation essentielles n’étaient donc pas faites et des découvertes se sont produites à la croisée des approches. La dynamique de recherche conjointe engagée par PrevQuanti et PrevQuali nous paraît avoir produit, dans une sorte de fécondation croisée heuristique, des résultats enrichissant en retour chacune des disciplines : la médecine générale (recherche et clinique), la santé publique et la sociologie.