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Introduction

Dans l’enquête qualitative, les entretiens sont depuis longtemps et demeurent aujourd’hui le mode de collecte de données le plus sollicité (Briand & Chapoulie, 1991; Holloway & Galvin, 2017; Imbert, 2010; Olivier de Sardan, 2008; Paillé, 1998). Les textes qui en abordent les divers aspects (état d’esprit, diverses formes, démarches, précautions) sont de fait très nombreux (Baribeau & Royer, 2012; Boutin, 2018; DeJonckheer & Vaughn, 2019; Demazière, 2011; Gubrium & Holstein, 2011; Imbert, 2010; Poupart, 1997; Seidman, 2019), au point où tant la personne chercheuse néophyte que celle plus aguerrie peuvent être assurées d’y trouver à peu près tout ce qu’il convient de savoir sur les plans théorique et pratique en vue de mener des entretiens de qualité. À peu près tout, car il nous faut déplorer tout de même la quasi-absence d’intérêt, outre quelques grands principes (Corbière & Larivière, 2014; Gaudet & Robert, 2018; Moriceau & Soparnot, 2019; Savoie-Zajc, 2016), pour la confection du guide d’entretien (voir aussi notamment, sur cette question, et concernant les écrits en langue anglaise, Kallio et al., 2016). Les quelques conseils ou modèles fournis, parce qu’insuffisants ou trop vagues, risquent alors de se retrouver en décalage avec la démarche d’entretien retenue, voire la contrecarrer dans les faits, par exemple s’agissant d’un entretien ouvert dont le guide d’entretien serait par ailleurs trop ciblé. Si la marche à suivre pour préparer adéquatement le guide d’entretien demeure implicite, les personnes chercheuses n’auront souvent d’autres choix que de s’y engager à tâtons ou, malheureusement, le rédiger en vitesse sur le coin de la table. Il s’avère également difficile pour les personnes étudiantes graduées de trouver une méthode explicite pour développer un tel outil de collecte de données.

Pourtant, au regard de nos expériences respectives des dernières décennies, nous croyons qu’il s’avère bénéfique de prendre le temps de véritablement se préparer en amont des entretiens à mener dans le cadre d’une enquête. Ce travail s’effectue dans la lenteur et de manière itérative et exige de la rigueur, laquelle s’avère la plupart du temps décisive dans l’adéquation, la solidité, la finesse et les répercussions d’une recherche. Or la confection du guide d’entretien ne doit pas faire exception. C’est pourquoi nous sommes d’avis qu’il est important d’y consacrer un texte complet, au même titre que les autres aspects de la préparation et de la conduite d’un entretien.

Cet article se veut un « pas à pas » non seulement quant aux étapes de la confection d’un guide d’entretien, mais aussi relativement à l’adoption d’une posture et d’un vocabulaire renouvelés pour cette démarche. C’est ce que nous verrons dans les sections qui suivent. Ces éléments nous apparaissent essentiels et nous entendons les expliciter en faisant appel à diverses connaissances acquises au cours des années et en puisant dans nos propres expériences d’enseignement et de recherche.

Repositionnement épistémologique et méthodologique

L’enquête qualitative, à l’instar de diverses autres formes de recherche en sciences humaines et sociales, est une entreprise de questionnements. Depuis la formulation d’une problématique jusqu’à la conduite d’entretiens, la personne chercheuse s’interroge et interroge. Enquêter, inquester, consiste à quérir, à s’enquérir, à se demander, à demander. Cela va des questions de recherche, qui sont celles que la personne se pose et auxquelles elle répond par son enquête, aux questions d’analyse, qui sont celles posées directement aux matériaux empiriques produits, en passant évidemment par les questions d’entretien (Paillé & Mucchielli, 2021). Si le terme question rend bien compte de l’acte général de s’enquérir, il importe cependant de dégager un certain nombre de distinctions relativement à l’entreprise de recherche en sciences humaines et sociales et de la santé, et spécialement dans le cadre de l’enquête qualitative par entretiens. Nous allons voir que ces distinctions vont influer sur l’esprit et la forme de la confection et de la conduite d’un entretien, notamment sur la question des questions.

Guide d’entretien plutôt que questionnaire

Commençons par éliminer du vocabulaire utilisé la notion de « questionnaire ». Dans la tradition de l’enquête sociologique, cette notion est réservée à l’outil standardisé mis à profit dans une enquête quantitative… par questionnaire. Certes, si l’on considère qu’en situation d’entretien, nous allons poser des questions aux personnes participantes, il serait normal que l’on envisage de préparer à cet effet un questionnaire. Toutefois, cette dernière notion est en quelque sorte une appellation contrôlée réservée en général à l’outil systématique de questionnement comprenant des choix de réponses le plus souvent fermés (complétés, dans certains cas, par des questions ouvertes) et pouvant donc être traités statistiquement. Un questionnaire peut être distribué à des sujets et il peut également être administré oralement. Dans ce dernier cas, la personne qui l’administre doit lire intégralement les questions de sorte que leur formulation soit identique d’un sujet à l’autre, comme c’est le cas lorsque le questionnaire est imprimé et distribué. Nous sommes ici dans une logique hypothético-déductive et vérificatoire.

La situation est tout autre dans l’enquête qualitative de terrain, et c’est pourquoi notamment la notion de « questionnaire » n’y est pas appropriée et pourquoi d’autres types d’outils s’y imposent. Dans ce type d’enquête, la personne chercheuse souhaite avoir accès aux actions de la vie collective telles qu’elles peuvent être directement observées et/ou aux processus vécus plus intimement à partir des témoignages libres et ouverts que peuvent fournir les protagonistes. L’enquête s’effectue donc sur les lieux où vivent et évoluent les personnes. Les témoignages de celles-ci sont recueillis dans le cadre d’entretiens approfondis. Le but de l’enquêtrice ou l’enquêteur est de prendre acte des actions, des comportements, des expériences, des ressentis et de comprendre les logiques et les processus à l’oeuvre au regard de telle ou telle situation de la vie ordinaire, qu’elle soit édifiante ou hélas dramatique. Dans le cas d’une démarche par entretiens, il est important que l’expérience soit abordée telle qu’elle a été vécue et qu’elle puisse être racontée, avec sa complexité, ses aspérités, ses hésitations, ses recoupements avec d’autres expériences et non à travers une grille de questions fermées.

Nous pourrions objecter qu’il importe en même temps de sonder le même type d’expérience chez l’ensemble des personnes participantes interrogées. Et il est vrai qu’une telle préoccupation n’est pas absente de certains types d’entretien. Sans entrer dans une présentation trop détaillée de types d’entretiens (voir plutôt à ce sujet Boutin, 2018; Royer et al., 2009; Savoir-Zjac, 2016), et tout en demeurant dans le champ de l’enquête qualitative de terrain, nous proposons de distinguer deux grands types d’entretiens selon le niveau de préparation des séances et le degré de formalisation de l’outil d’enquête : l’entretien avec canevas thématique et l’entretien avec guide d’entretien. La première forme se retrouve plus particulièrement dans les enquêtes par récit ou histoire de vie. C’est alors la totalité ou un pan important de la vie des personnes interrogées qui est d’intérêt pour la personne chercheuse, et les entretiens sont menés à partir d’une liste très large de rubriques (petite enfance, adolescence, vie adulte, parcours de vie centré sur une situation de santé, entrée sur le marché du travail, carrière, retraite). La deuxième forme d’entretien est plus attachée à une problématique particulière, et alors les séances d’entretien sont occupées à fouiller des points particuliers, et ce, de manière comparable chez l’ensemble des personnes participantes, car la problématique faisant l’objet de l’enquête prend en quelque sorte le pas sur les vies individuelles prises dans leur singularité. C’est de ce deuxième type d’entretien qu’il sera question dans le présent texte, plus précisément de la confection du guide d’entretien.

Méthode de production plutôt que méthode de collecte des données

Quel que soit le type d’entretien mené, il va de soi que la logique à l’oeuvre est fort différente de celle de l’enquête quantitative par questionnaire. Pour bien marquer leurs différences, nous allons introduire des notions et des usages qui font la différence en situation concrète d’entretien. Après avoir mis de côté la notion de « questionnaire », nous allons maintenant envisager l’utilisation de la notion de « méthodes de production des données » plutôt que celle de « méthodes de collecte des données ». La personne chercheuse n’est pas absente ou à distance de la situation d’entretien lors d’une enquête qualitative de terrain, elle en est même partie prenante. Elle ne collecte pas des données qui lui préexisteraient, elle oeuvre à leur production dans le cadre d’un entretien interactif et dynamique avec des personnes témoignant de leur expérience. En fait, la notion même de « données » pose problème lorsque l’on songe à la parole riche et précieuse à laquelle nous donnent accès les personnes participant aux entretiens, et il serait plus juste dans ce cas de parler de témoignage, comme nous venons de le suggérer (tout en conservant la notion de « données » lorsqu’il est question de l’enquête dans son ensemble et de ses divers matériaux de recherche, comprenant parfois des documents amassés sur les sites, des notes de terrain, etc., qui correspondent mieux à la notion de « données »). Notons que depuis le début du présent texte, nous utilisons le terme entretien, que nous préférons à l’anglicisme interview ou au terme entrevue, car selon nous, la notion d’« entretien » véhicule beaucoup mieux l’esprit de la conversation et du dialogue caractérisant les rencontres avec les personnes participantes au sein des enquêtes qualitatives de terrain.

Interrogation plutôt que question

Nous allons également suggérer de remettre en cause l’utilisation de la notion de « question » pour ce qui concerne la situation d’entretien en tant que telle. En fait, nous dirons qu’une question est ce que la personne chercheuse se pose elle-même en vue de résoudre l’intrigue de la recherche, mais en situation d’entretien, nous dirons qu’elle soulève des interrogations. Il y a ici plus que des différences d’ordre sémantique. Un entretien, dans le contexte d’une enquête qualitative de terrain, doit être envisagé comme une rencontre relativement informelle lors de laquelle une personne chercheuse passionnée par une problématique sollicite un témoignage libre et authentique de la part d’une participante ou d’un participant susceptible d’apporter un éclairage sur cette problématique. La personne approchée ne doit pas être vue comme devant fournir des réponses, mais comme ayant la générosité de donner accès à son expérience. Si la personne chercheuse est certes à l’affût de réponses à ses questions de recherche, c’est à elle de les produire et non aux participantes ou participants de les lui fournir directement. Les réponses aux questions de la recherche sont sous sa responsabilité et non sous celle des personnes participantes (à moins bien sûr que celles-ci soient considérées comme cochercheuses ou coanalystes). La personne chercheuse ne doit donc pas leur relayer ses questions. Son travail d’investigation consiste plutôt à créer les conditions favorables au dialogue qui va avoir lieu et à soulever des interrogations quant à un moment de la vie de la personne ou un aspect de son expérience, avec à terme la possibilité, via une analyse qualitative de l’ensemble des matériaux produits, de répondre ultimement aux questions et aux objectifs de la recherche.

Autrement dit, la situation peut être décrite de la manière suivante : dans le cadre de son enquête, la personne chercheuse se pose un certain nombre de questions qu’elle transpose en un certain nombre d’interrogations pouvant être soulevées lors d’un entretien au cours duquel la personne participante sera conviée à livrer un témoignage. Nous voyons que nous sommes ici dans une situation épistémologique distincte de celle de l’enquête par questionnaire, et le vocabulaire que nous employons reflète cet état de fait : production (et non collecte) de témoignages (et non de données), situation d’entretien (et non interview ou entrevue), interrogations (et non questions), guide d’entretien (et non questionnaire), témoignage (et non données), participantes et participants (et non sujets ou répondantes et répondants).

Il ne s’agit évidemment pas d’un ensemble rigide d’options ne pouvant être adoptées qu’en bloc. Il revient à la personne chercheuse et à son équipe de souscrire en partie ou en totalité à ces suggestions. Par exemple, la notion de « production » de données, assez bien établie notamment en anthropologie (voir Olivier de Sardan, 1995, 2008), mais peu usitée dans d’autres disciplines, pourra sembler à première vue excessive. Toutefois, même si la notion de « collecte » de données fait (et fera vraisemblablement encore) partie du paysage familier de la recherche, le libellé méthodes de production de données annonçant dans une thèse la section correspondante trouve de plus en plus d’adeptes. On retrouve également de plus en plus la notion de « participantes » et « participants » dans les publications faisant état d’enquêtes qualitatives. Cela dit, c’est à chacune et à chacun de juger de la pertinence ou de la faisabilité de l’utilisation de telle ou telle notion.

Pour notre part, ces usages reflètent un souci de clarté terminologique ainsi que de cohérence épistémologique. Et afin que cette posture s’incarne dans la situation concrète d’entretien, nous allons aller plus loin en la transposant dans la confection même des outils de production des données. Ainsi, nous allons proposer que l’outil que la personne chercheuse va préparer en vue de l’entretien et qu’elle amènera avec elle sur le terrain soit confectionné de telle sorte qu’il lui soit impossible d’en faire la lecture littérale en situation. Nous disions plus tôt qu’en situation d’entretien, la personne chercheuse soulève des interrogations et nous allons maintenant concrétiser cet état de fait dans la formulation même des éléments du guide d’entretien. Par exemple, si elle se demande, dans le cadre de l’étude qu’elle réalise, comment des personnes enseignantes se sentent face au fait de demander de l’aide dans leur vie professionnelle, nous ne trouverons dans le guide d’entretien ni la question « est-ce que vous trouvez difficile de demander de l’aide dans votre vie professionnelle? » (il y a ici non seulement une question – ce que nous voulons éviter – mais en plus une question fermée), ni la question « qu’est-ce que vous ressentez quand il vous arrive de demander de l’aide? » (il y a ici une question ouverte, mais il s’agit encore d’une question directe adressée à la personne participant à l’entretien), ni la seule mention du thème « Sentiment face au fait de demander de l’aide dans sa vie professionnelle » (qui a toutes les chances d’être transformé en question directe et ciblée par la personne intervieweuse en situation d’entretien : quel est votre sentiment…?), mais bien l’interrogation « la personne peut-elle me parler de son expérience en ce qui concerne le fait de demander de l’aide dans sa vie professionnelle? ».

Cette formulation a quatre vertus principales. Premièrement, elle n’est pas formulée telle une question. Deuxièmement, elle reflète très bien le fait que c’est la personne chercheuse qui s’interroge sur un point particulier de l’expérience d’une participante ou d’un participant à l’enquête et non que c’est de cette dernière ou de ce dernier qu’une réponse précise est attendue. Troisièmement, elle incite à faire témoigner, raconter plutôt qu’amener à répondre à une question ciblée. Et quatrièmement, elle est formulée d’une telle manière qu’il sera impossible pour la personne menant l’entretien d’en faire la lecture littérale. En contexte, elle devra trouver la manière d’amener son interrogation dans la conversation. Elle fera peut-être un lien avec ce qui vient tout juste d’être discuté ou alors avec un élément de témoignage plus ancien, elle introduira probablement un petit préambule ou alors en viendra assez directement à la problématique concernée, dans l’exemple précédent, celui de l’aide dans un contexte professionnel, mais dans tous les cas, il lui sera impossible de faire face à la personne devant elle en demandant directement : « La personne peut-elle me parler…? ».

On peut penser que cette manière de fonctionner pourra sembler étrange aux lecteurs du rapport d’enquête prenant connaissance du guide d’entretien ou même, en amont, qu’elle est susceptible d’indisposer les assistantes et assistants de recherche, déstabilisés par leur formulation contre-intuitive. Nous avons observé, au contraire, au fil de nos expériences de recherche et d’enseignement, que la cohérence épistémologique est plutôt ce qui est retenu de manière générale et qu’en situation d’entretien, il est en fin de compte beaucoup plus aidant et fécond de contourner le réflexe consistant à lire les questions du guide d’entretien. Lorsque vient le moment d’analyser les témoignages recueillis, on ne peut que se féliciter d’avoir encouragé la constitution d’un matériau riche et abondant plutôt qu’un ensemble de réponses obtenues à la suite de questions directes et linéaires. Voyons maintenant comment il est possible d’incarner concrètement l’ensemble de ces propositions à travers la culture d’attitudes soutenantes et l’adoption de stratégies appropriées durant chacune des six étapes de confection d’un guide d’entretien.

La démarche de confection d’un guide d’entretien en six étapes

Durant l’ensemble des étapes de confection du guide, nous valorisons une approche proximale et soucieuse des participantes et participants, de leur univers intérieur, des contextes auxquels elles sont intimement liées. Cette approche sous-entend que la personne chercheuse choisisse délibérément et consciemment d’adopter une posture s’incarnant dans la culture des attitudes suivantes :

  • avoir l’intention d’accueillir, de retracer, d’investiguer, de relier, de comprendre (et non de vérifier, de mesurer, de quantifier);

  • être interpellée par l’expérience humaine subjective (et non par un point de vue à la 3e personne);

  • être sensible à la construction des interrogations en fonction d’un éventuel dialogue fondé sur l’expérience effectivement vécue (et non expéditive et pressée d’arriver à ses fins scientifiques);

  • être ouverte à tous les possibles (et non limitée par une grille d’analyse prédéfinie par un cadre théorique);

  • être congruente (et non dispersée);

  • être généreusement investie dans la recherche et dans une réelle volonté d’aller au fond des choses (et non limitée par des considérations trop techniques ou matérielles);

  • être honnête et humble (consciente de ses limites comme être humain).

Nous sommes d’avis que c’est en valorisant une approche proximale fondée sur l’adoption d’une telle posture (en ayant continuellement les questions et les objectifs de la recherche en tête) et en prenant soin de soulever des interrogations intelligentes, souples et vivantes que la confection d’un guide d’entretien (de même que les entretiens qui vont en découler) devrait être réalisée. Les choses vont souvent très vite lorsque le projet est lancé, que le terrain est fin prêt à nous recevoir. La hâte et l’excitation d’être enfin au coeur même d’un phénomène à l’étude nous font parfois oublier à quel point le « calme avant la tempête » peut représenter un levier inestimable pour toute personne chercheuse désirant soulever des interrogations pertinentes. Ainsi, le temps investi en ce sens est d’une importance capitale dans la mesure où il constitue un terreau fertile en vue de la réalisation d’entretiens vivants et la production de témoignages riches, authentiques, stimulants et significatifs.

Bien qu’effectuée avec la lenteur requise, la démarche que nous proposons l’est toutefois de manière systématique à l’aide des outils les mieux adaptés (p. ex. papier, enregistreur audio, fichier informatisé) à la personne chercheuse ainsi qu’aux questions, aux objectifs et au terrain de l’enquête. Nous suggérons de viser la production d’une première version du guide la plus aboutie possible, en sachant toutefois que celle-ci sera amenée à évoluer au fil de l’enquête. C’est dans cet esprit que nous présentons la démarche qui suit, en six étapes : 1) l’élaboration d’un premier jet de notes diverses; 2) le regroupement des notes sous des rubriques thématiques et l’élaboration d’interrogations; 3) la structuration interne des interrogations et des rubriques thématiques; 4) l’approfondissement des interrogations et des rubriques thématiques; 5) l’ajout de relances associées aux interrogations; 6) la finalisation et la mise à l’essai du guide.

Pour chacune de ces étapes, des exemples concrets seront fournis dans les pages qui suivent. Ceux-ci proviennent du guide d’entretien qui a été créé dans le cadre d’une étude actuellement menée par la première auteure de cet article. Cette étude vise à expliciter et valider les catégories de manifestations et les indicateurs d’un phénomène qu’elle a nommé « sentiment d’identité professionnelle congruente », phénomène théorisé à la suite d’une enquête qualitative réalisée auprès de 24 personnes enseignantes de l’éducation préscolaire et du primaire[1] (Rondeau, 2020). Un exemple différent et abrégé de la version finale d’un guide d’entretien est également fourni en appendice, cette fois inspiré d’une enquête menée par Bédard et al. (2019) visant à documenter le processus d’accès au logement des personnes qui ont reçu un Programme de supplément au loyer (PSL) en santé mentale dans une région québécoise. Voyons maintenant, pas à pas, les six étapes de confection d’un guide d’entretien dans l’enquête qualitative.

Étape 1 – L’élaboration d’un premier jet de notes diverses

Élaborer le premier jet d’un guide d’entretien tel que nous le concevons consiste d’abord à procéder à un remue-méninge libre et spontané dans le but de produire un relevé linéaire et inorganisé de questions, d’éléments d’investigation, d’idées à vérifier, d’aspects tirés de recherches, lectures ou rencontres préalables, bref de notes diverses et variées. Ce sont ces notes qui seront progressivement revues, enrichies ou corrigées en vue d’arriver à une première version aboutie d’un guide d’entretien s’inscrivant dans la logique épistémologique et pratique détaillée plus haut. Quelque chose nous intrigue, attire notre curiosité, nous interpelle, et c’est souvent l’une des raisons pour lesquelles nous avons décidé de mener une enquête. Il est important de retourner à ces questionnements initiaux et de les prendre en note.

Puisqu’au moment de la constitution du guide d’entretien, une problématisation conséquente de l’objet de recherche a été opérée et que possiblement des repères théoriques sont déjà disponibles, il faut également les intégrer à l’intérieur de ce premier jet. Les grands questionnements de l’enquête, qu’ils aient ou non été formalisés, doivent ainsi être opérationnalisés. Pour constituer ce premier jet, on se demande donc :

  • Qu’y a-t-il à comprendre dans le phénomène à l’étude?

  • Qu’est-ce qui m’intrigue là-dedans?

  • Quelle était et quelle est ma quête?

  • Qu’est-ce que j’aimerais savoir, apprendre, découvrir?

  • Quelles sont les hypothèses implicites ou explicites que je pourrais avoir relativement au phénomène?

  • Comment bien opérationnaliser mon questionnement de recherche?

  • Quels sont les repères théoriques que je pourrais mettre en examen dans le cadre de l’entretien?

Sans chercher la cohérence ou la grâce de la formulation, il faut dès lors colliger tous ces éléments, comme dans l’exemple plus bas (Encadré 1).

Cet exercice peut durer plusieurs jours, voire quelques semaines, et la liste peut être plus ou moins longue, selon les cas de figure. Il s’agit d’un temps que nous nous accordons pour tenter de déterminer tout ce que nous avons toujours voulu savoir ou tout ce qu’il y aurait à savoir sur… (p. ex. le développement d’une saine identité professionnelle en enseignement ou encore l’identité infirmière ou celle des professionnels de la santé), mais que nous n’avons jamais pu demander ou trouver! (selon la formule everything you always wanted to know, but were afraid to ask).

Il est à noter que le premier jet demeure toutefois ce qu’il est par définition : un relevé de notes initiales.

Étape 2 – Le regroupement des notes sous des rubriques thématiques et l’élaboration d’interrogations

Le relevé de notes spontanées, linéaires et inorganisées qui constitue le premier jet devenant, à plus ou moins brève échéance, assez confus, il s’avère nécessaire lors d’une deuxième étape d’y mettre un peu d’ordre en effectuant des regroupements thématiques, à savoir en classifiant les diverses notes en fonction de ce qui semble les lier entre elles[2]. Pour y arriver, il s’agit de se demander :

  • De quoi est-il question dans ce relevé de notes?

  • Quels liens seraient susceptibles d’unir certains éléments, puis certains autres et d’autres encore?

  • Quels thèmes pourraient englober ces différents éléments?

Lorsque des liens semblent se clarifier au fil du travail de classement et reclassement des notes initiales, il suffit de regrouper les éléments pertinents et de les placer à l’intérieur d’une rubrique thématique les représentant, et ce, afin d’avoir une vue d’ensemble du phénomène à l’étude, comme c’est le cas dans l’exemple qui suit (voir le Tableau 1). Cette étape ressemble un peu à une démarche d’analyse qualitative. Il ne faut pas s’inquiéter si les liens ne sont pas tout à fait précis dès le départ. Le fait de transformer les notes en interrogations (but de la suite de cette étape) nous amène souvent à déceler les incohérences, le superflu, les manques.

Lorsque le travail de regroupement thématique a été effectué, il s’agit alors de prendre le temps de lire et relire attentivement chacune des notes regroupées et de tenter de formuler des interrogations pertinentes au sein desquelles ce seront « la personne » et son expérience qui seront sollicitées (p. ex. : « La personne peut-elle décrire…? »). Nous conseillons, comme nous l’avons mentionné plus haut, d’éviter de générer des questions directes. On remarquera donc que les interrogations données en exemple révèlent les intentions de la personne chercheuse de soulever tel ou tel point auprès de la participante ou du participant, et non de poser directement telle ou telle question.

L’ensemble des interrogations est susceptible de se retrouver dans la version finale du guide, mais certaines pourraient également être mises de côté si nous nous apercevons qu’elles ne concordent pas tout à fait avec les questions et les objectifs de recherche, voire qu’elles nous feraient possiblement dériver de ce qui est prévu initialement. Rappelons que, dans l’étude donnée en exemple, l’objectif est d’expliciter et de valider les catégories de manifestations et les indicateurs du « sentiment d’identité professionnelle congruente ». De manière à simplifier et abréger la suite des exemples fournis, nous poursuivrons seulement avec la présentation de la rubrique thématique B. Représentation de soi comme personne enseignante (Tableau 2).

Tableau 1

Exemple de regroupement des notes initiales sous des rubriques thématiques (étape 2)

Exemple de regroupement des notes initiales sous des rubriques thématiques (étape 2)

Tableau 1 (continuation)

Exemple de regroupement des notes initiales sous des rubriques thématiques (étape 2)

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Étape 3 – La structuration interne des interrogations et des rubriques thématiques

Lorsque les interrogations ont été formulées à l’intérieur de chacun des regroupements thématiques, la troisième étape consiste à mettre le tout dans un ordre logique et le plus naturel possible. Lors de cet exercice de structuration, il importe de tenir compte des trois éléments suivants : 1) préparer un entretien que l’on souhaite naturel, souple, convivial, interactif et dynamique; 2) faire preuve d’éthique en prenant soin en amont des personnes qui feront l’objet d’un entretien (p. ex. sur les plans psychologique, contextuel, etc.); 3) mettre tout en oeuvre afin que les témoignages livrés soient les plus riches et authentiques possibles. Cela implique de s’attarder à la structuration interne des interrogations et des rubriques thématiques auxquelles elles sont associées, à savoir l’ordre selon lequel elles seront placées dans le guide d’entretien. Nous pourrions par exemple choisir de procéder par ordre logique (p. ex. du plus simple au plus complexe ou encore du général au spécifique), par ordre affectif (p. ex. du commun à l’intime, au délicat) ou encore par ordre stratégique (p. ex. du plus important au plus accessoire). Dans l’exemple qui suit (voir le Tableau 3, dans lequel la 2e colonne Numéros et regroupement des notes issues du premier jet a été supprimée, faute d’espace), nous avons choisi de structurer les interrogations en fonction d’un ordre logique allant du plus général au plus spécifique (des flèches ont été insérées seulement pour que les changements réalisés soient visibles en un coup d’oeil).

Tableau 2

Exemple d’élaboration d’interrogations à partir des notes regroupées (étape 2)

Exemple d’élaboration d’interrogations à partir des notes regroupées (étape 2)

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Il faut savoir qu’il est normal, voire souhaitable, de faire plusieurs essais pour finalement arriver à une structure qui nous semble être la plus idéale en fonction du dynamisme que nous souhaitons créer lors des entretiens à venir et de nos questions et objectifs de recherche.

Étape 4 – L’approfondissement des interrogations et des rubriques thématiques

La quatrième étape implique d’aborder chacune des interrogations soulevées précédemment dans le but de les approfondir et donc de vérifier si d’autres pourraient s’imposer ou encore si les interrogations de départ auraient avantage à être scindées, raffinées, clarifiées. Ayant travaillé seulement à partir du contenu du premier jet jusqu’ici, la sensation de ne pas avoir tout à fait vidé la question de manière satisfaisante pourrait se faire sentir (ce qui est fréquent et normal). Abordant une à une chacune des interrogations existantes, il faut alors se demander si c’est bien et si c’est tout ce que nous voulons savoir à partir de nos questions et de nos objectifs de recherche. Si la réponse à cette question s’avère positive, il convient de passer à l’étape suivante. Si elle s’avère négative, il suffira d’ajouter les interrogations émergentes aux interrogations existantes[3] (voir le Tableau 4). Attention toutefois de ne pas aller dans la surproduction d’interrogations qui pourrait sans doute amener une lourdeur et des répétitions inutiles lors de l’entretien. Nous avons tendance à dire que la modération et l’épuration valent mieux que la surabondance et l’éparpillement

Tableau 3

Exemple de structuration interne des interrogations et des rubriques thématiques (étape 3)

Exemple de structuration interne des interrogations et des rubriques thématiques (étape 3)

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Étape 5 – L’ajout de relances associées aux interrogations

La relance est une technique d’entretien consistant à donner un nouvel élan à une interrogation et visant à amener la personne participante à préciser son témoignage. Dans le guide d’entretien et comme dans l’exemple présenté au Tableau 5, ce sont de petits mots qu’il est possible d’ajouter en dessous des interrogations et qui deviennent des repères, des indications fort utiles dans l’éventualité où la personne n’aurait pas tout à fait répondu à une interrogation de départ. À quoi s’attend-on comme témoignages? Que veut-on couvrir par le biais de nos interrogations? Qu’y a-t-il de pertinent au coeur de celles-ci, si nous prenons le temps de les décortiquer un peu? Ces questions peuvent soutenir la production de relances pertinentes susceptibles non seulement d’enrichir les entretiens, mais aussi de demeurer fidèles au phénomène à l’étude. La relance est semblable à une note de rappel voulant que tel ou tel point puisse être intéressant à amener au cas où la personne participante ne l’aborde pas à la suite d’une interrogation soulevée. Notons qu’elle doit mener vers la formulation d’interrogations ouvertes et non de questions fermées.

Tableau 4

Exemple d’approfondissement des interrogations et des rubriques thématiques (étape 4)

Exemple d’approfondissement des interrogations et des rubriques thématiques (étape 4)

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Tableau 5

Exemple d’ajout de relances associées aux interrogations (étape 5)

Exemple d’ajout de relances associées aux interrogations (étape 5)

Tableau 5 (continuation)

Exemple d’ajout de relances associées aux interrogations (étape 5)

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Étape 6 – La finalisation du guide et la conduite des entretiens

Une recherche qualitative est toujours en partie ouverte et le guide d’entretien ne saurait être jugé ni exhaustif ni définitif. Toutefois, il vient un moment où l’exercice de confection du guide nous apparaît satisfaisant; il est temps de commencer les entretiens. Auparavant, il importe de mettre au propre une version professionnelle du guide, effort qui sera récompensé par l’appréciation des jurys de thèse, des arbitres de communication ou des lecteurs éventuels de rapports scientifiques. Notons que, dans l’esprit du type d’enquête qualitative dont il est question dans cet article, un guide d’entretien n’a pas à être « testé ». S’il a été longuement médité et élaboré, comme nous le recommandons dans ce texte, et tenant compte du fait que nous nous attendons à devoir le modifier en chemin (voir plus bas), nous sommes d’avis que la personne menant l’entretien peut procéder dès que des personnes participantes sont disponibles pour participer à l’enquête. Si le guide d’entretien passe à travers une période préliminaire de test, alors les témoignages recueillis dans ce contexte ne devraient logiquement pas faire partie du corpus de l’enquête, ce qui pourrait être bien dommage.

Pour la version finale du guide (voir l’exemple associé à la rubrique thématique B. Représentation de soi comme personne enseignante à l’Encadré 2), nous recommandons de mettre les relances en caractères gras (pour le coup d’oeil rapide lors des entretiens). Il est aussi de mise d’aérer la présentation et de corriger les erreurs, le cas échéant. Le guide est maintenant prêt, les entretiens peuvent débuter, et toute personne intéressée par la recherche en question pourra juger, document à l’appui, de la qualité du travail effectué, en particulier de son caractère systématique.

Comme nous venons de le suggérer, le guide doit être revu et ajusté au besoin après chaque séance de façon à y incorporer de nouveaux éléments (rubriques thématiques, interrogations, relances) pour être en mesure de cerner convenablement le phénomène à l’étude. Si l’entretien vise à relever le sens du vécu des personnes participantes, il permet aussi de soulever d’autres interrogations susceptibles d’amener un éclairage complémentaire et plus complet sur le phénomène étudié. Cet exercice donnera possiblement lieu à une deuxième version du guide, voire à une troisième ou une quatrième version de celui-ci, ce qui ne peut, à notre avis, qu’avoir des effets positifs sur le plan de la rigueur scientifique (meilleure validité).

Conclusion

La démarche pour confectionner un guide d’entretien semi-structuré est encore peu documentée en sciences humaines et sociales tout comme en sciences de la santé. Cette étape est toutefois cruciale pour répondre adéquatement aux questions et aux objectifs de recherches d’une enquête qualitative. Dans cet article, nous avons proposé six étapes pour l’élaboration d’un guide d’entretien. Cette démarche se veut structurante, mais aussi dynamique et souple. Elle peut être expérimentée et adaptée selon les contextes de la recherche. Elle contribue également à la rigueur scientifique de l’étude. À titre d’exemple, la première étape qui consiste à élaborer un premier jet de notes diverses en faisant appel systématiquement à notre expérience et à nos connaissances sur le sujet ou encore à des repères théoriques existants contribue à la crédibilité de l’enquête menée (Kallio et al., 2016). Pour nous, l’enquête qualitative est un savant mélange de curiosité et d’attention ciblée, de patience et d’efficacité, de préparation et d’ouverture à l’inconnu. On peut certainement se glisser sur un terrain d’enquête sans préparation. On peut au contraire tenter de tout prévoir. Il nous semble qu’un compromis entre ces deux extrêmes est ce qui fonctionne le mieux. C’est dans cet esprit que nous confectionnons nos guides d’entretien et avec cette conviction que nous partageons notre façon de faire.