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Ce numéro de la revue Recherches qualitatives regroupe des textes reçus en dehors des appels de textes pour les numéros thématiques. L’assemblage de ces textes constitue chaque fois une surprise, mais la magie opère cette fois encore et l’on peut dégager certains parallèles entre les textes qui composent ce numéro. En effet, ils exposent chacun dans leur domaine des innovations méthodologiques qui viennent répondre à un besoin afin de servir l’objectif de leurs recherches. Ce faisant, chacun pose une pierre à l’édifice de la connaissance concernant tour à tour la phénoménologie, l’ethnographie, la méthodologie de la théorisation enracinée, l’analyse qualitative, l’herméneutique, voire la philosophie. Ancrés dans des démarches empiriques, ces textes contribuent à mettre en lumière des enjeux de la recherche – enjeux méthodologiques, évidemment, mais aussi enjeux empiriques, théoriques, et éthiques – ainsi que des mécanismes souvent difficiles à cerner, à décrire et à nommer.

Le texte de David Guillemette présente des éléments de méthode tirés d’une recherche sur le rôle de l’histoire des mathématiques dans la formation initiale à l’enseignement au secondaire. La volonté de décrire l’expérience vécue de six futurs enseignants de mathématiques engagés dans des activités de lecture de textes historiques d’un point de vue intime et personnel l’a conduit à opter pour une approche phénoménologique. Après une incursion dans l’historique et l’utile présentation de la phénoménologie, l’explicitation de sa démarche culmine par la présentation d’un nouvel outil méthodologique : la narration polyphonique dont il décrit les tenants et aboutissants.

Le texte de Benoit Bourguignon et Harold Boeck brosse un portrait de différentes stratégies ethnographiques afin de présenter une méthode émergente pour la recherche dans les organisations, soit l’auto-ethnographie collaborative organisationnelle (ACOR). L’article décrit les quatre étapes de base et fait ressortir les avantages et limites de cette nouvelle stratégie par rapport à l’ethnographie et l’auto-ethnographie individuelle. Les auteurs exposent ainsi une instructive comparaison sur divers aspects de ces méthodes, dont la rigueur scientifique, l’introspection, la rétrospection et l’éthique.

Le texte d’Agnès D’Arripe, Pascale Delhaye et Valérie Jeanson met à l’avant-plan la méthode d’analyse en groupe, innovante, car elle s’écarte de l’image d’Épinal de l’analyste qualitatif solitaire qui se penche sur les données recueillies, armé de sa perspective théorique et son expérience. Leur article présente en détail cette méthode d’analyse en groupe, avec les enjeux qu’elle suppose, dont le statut des personnes participantes et la cohabitation de divers types de savoirs révélant une réflexion évidemment méthodologique et épistémologique qui met en exergue les aspects éthiques et politiques de cette méthode.

Le texte d’Eduardo Carrasco-Rahal aborde d’un point de vue philosophique la délicate question de la vérité scientifique. En partant du travail de Gadamer, l’auteur met en relation les entretiens ethnographiques et les doctrines en sciences sociales. Il aborde l’entretien sous un nouveau jour en insistant sur les diverses perspectives intriquées dans un entretien : celle des personnes qui se prêtent à l’entretien, celle des chercheurs, mais il inclut également le lecteur de l’article scientifique produit par les chercheurs comme acteurs à part entière du processus de recherche de la vérité scientifique qui résulte en une herméneutique de l’entretien.

Lauréats du Prix de l’Association pour la recherche qualitative

Ce numéro publie également les textes lauréats du Prix de l’Association pour la recherche qualitative pour les concours 2021 et 2022. Ce prix constitue un symbole d’excellence en recherche qualitative et il récompense la qualité de la recherche réalisée par des diplômées et diplômés de troisième cycle. Octroyé annuellement, il se compose d’un certificat, d’une bourse, de la publication d’un manuscrit présentant un condensé de la thèse de doctorat dans la revue Recherches qualitatives ainsi que d’une adhésion d’un an à l’ARQ.

Le texte de Nadia Girard, lauréate 2021, s’inscrit dans le domaine des sciences de la gestion. Il décrit sa thèse qui porte sur l’expérience des gestionnaires d’organisations qui composent avec des tensions paradoxales liées à leur capacité d’agir. Son texte explicite le récit méthodologique de l’exercice de théorisation ayant conduit à la modélisation de pistes d’actions pour aider les gestionnaires à composer avec leur réalité paradoxale. Ce faisant, il propose un exemple concret et pédagogique de l’application de la méthodologie de la théorisation enracinée en science de la gestion.

L’article d’Élizabeth Côté-Boileau, lauréate 2022, résume sa thèse qui vise à comprendre le processus d’appropriation des salles de pilotage (outils de gestion intégrée de la performance) mandatées en contexte de réforme (celle de 2015) du système de santé au Québec. Sa thèse mobilise un devis qualitatif peu usuel dans les sciences de la santé, soit une étude de cas ethnographique organisationnelle multisite afin de reconstruire l’histoire de l’appropriation des salles de pilotage entre 2016 et 2019. L’analyse processuelle narrative multiniveau des données révèle entre autres comment l’appropriation des salles de pilotage permet de renforcer la pertinence clinique et managériale en contexte de gestion intégrée. Son texte s’attarde sur les justifications de ce devis et sa mise en oeuvre à l’aide de plusieurs figures très évocatrices qui permettent de saisir la complexité du devis, mais surtout son utilité pour atteindre avec finesse et précision les objectifs de la recherche au service de l’amélioration du système de santé.

Pour reprendre l’idée du lien ténu qui unit le monde empirique à celui des méthodes d’investigation, on pourra retenir en conclusion de ce numéro que la recherche qualitative poursuit le périple de son développement à ce chapitre. Elle le fait en contribuant à l’étude de questionnements actuels, complexes, qui traversent de multiples domaines marquant le paysage des sciences humaines et sociales tels que ceux qui composent le numéro : la sociologie, la psychologie, les sciences de l’éducation, de la gestion, de la santé, de l’information, et la science politique. Ce qui marque encore une fois le champ de la recherche qualitative est cette volonté de produire une connaissance proximale et intime des phénomènes étudiés, une connaissance proche des gens, des milieux, des expériences et des problèmes, ainsi que le propose Paillé (2009).