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Introduction

Cet article s’appuie sur un projet de recherche qui se penche sur la participation des enfants de 7 à 12 ans dans l’intervention. L’étude s’est déroulée à l’intérieur d’un centre de pédiatrie sociale en communauté (CPSC) qui accueille des enfants en situation de vulnérabilité. Elle nous a amenées à questionner les rapports que les chercheurs et chercheuses entretiennent avec les participants et participantes d’une recherche et plus précisément les conditions qui organisent les relations enfant-adulte dans ce contexte.

Mise en contexte

Ce projet s’ancre dans les contributions théoriques développées autour de la critique de l’adulto-centrisme (ou de l’adultisme), qui problématise le fait de subordonner le point de vue de l’enfant en donnant plus d’espace et de poids à la parole de l’adulte (Rouyer, et al., 2020). En adoptant une perspective de recherche centrée sur l’enfant, nous reconnaissons que les enfants sont des acteurs sociaux compétents qui peuvent et doivent avoir la possibilité de participer activement aux décisions qui ont un impact sur leur quotidien (Barker & Weller, 2003). Cette perspective demande de revoir la manière de considérer la relation enfant-adulte en recherche et d’observer les obstacles cognitifs des intervenants et intervenantes et des chercheurs et chercheuses qui contribuent à l’exclusion de la perspective des enfants (Bettencourt, 2020). Bettencourt (2020) montre la portée transformatrice de la Youth Participatory Action Research (YPAR) en affirmant qu’elle permet de croiser recherche et action militante afin de produire des résultats qui seront utiles aux jeunes, généralement exclus des processus de recherche traditionnels.

La recherche à visée transformatrice invite à repenser la posture et le rôle traditionnellement endossé par les chercheurs et chercheuses Alors que la neutralité face à l’objet de recherche et la mise à distance des valeurs du chercheur ou de la chercheuse sont privilégiées dans les courants dominants (Mellos, 2009; Potts & Brown, 2015; Strega & Brown, 2015), la recherche à visée transformatrice implique de reconnaître les inégalités sociales et de produire une recherche au service des personnes opprimées ou marginalisées (Mertens, 2007). Il s’agit notamment de soutenir la prise de parole des personnes principalement concernées par une problématique pour construire des connaissances qui mènent à l’émergence d’actions favorisant une plus grande justice sociale (Mertens, 2007). Ainsi, le chercheur ou la chercheuse qui adopte une perspective transformative cherche à remettre en question le statu quo de manière à rééquilibrer le partage du pouvoir entre les personnes impliquées dans le processus de recherche (Mertens, 2007; Wolgemuth & Donohue, 2006). Dans ce type de travail, le chercheur ou la chercheuse se positionne explicitement du côté des personnes marginalisées en orientant ses travaux en fonction de la demande sociale (Thébaud-Mony, 2013).

Dans les ouvrages critiques s’intéressant à la place des personnes marginalisées dans la production des savoirs, les perspectives des populations autochtones, des femmes, des personnes racisées, des personnes en situation de pauvreté et des personnes trans sont les plus couramment représentées (voir par exemple Jackson & Mazzei, 2008; Parada & Wehbi, 2017; Strega & Brown, 2015). Les enjeux propres à l’enfance n’y sont cependant pas abordés bien que les enfants soient rarement considérés et entendus dans les prises de décisions les concernant (Bell, 2002; Cashmore, 2002; Lundy, 2007; McLeod, 2007; Tisdall & Davis, 2004).

La place et le rôle des enfants dans les interventions psychosociales

En 1989, l’article 12 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE) a consacré explicitement le droit de l’enfant à participer aux décisions qui le concernent :

Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération, […] et d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant

Organisation des nations unis, 1989

Cet article pose deux grands principes : 1) l’enfant a le droit d’exprimer son point de vue; 2) l’opinion de l’enfant doit être considérée. Sur la base de ces principes, Lundy (2007) a élaboré un modèle pour soutenir la mise en place d’approches participatives avec les enfants, qu’elle articule autour de quatre dimensions.

La première dimension porte sur la mise en place d’espaces inclusifs, dans lesquels tous les enfants ont la possibilité de donner leur opinion en toute sécurité. Cela nécessite la création des lieux et de moments propices à la prise de parole des enfants. La deuxième dimension implique de soutenir l’expression de la voix des enfants. Pour pouvoir donner leur point de vue, les enfants doivent d’abord avoir accès à de l’information qui leur permette de porter un regard sur la situation dans laquelle ils se retrouvent. Ainsi, l’adulte doit présenter cette information de manière à ce que l’enfant la comprenne. Il faut ensuite imaginer différentes manières d’encourager (sans évidemment obliger) et de soutenir la prise de parole des enfants. Ce peut être par le jeu, le dessin, des questionnaires adaptés, des mises en scène ou tout autre moyen jugé pertinent et facilitant par les enfants. La troisième dimension porte sur l’engagement de l’auditoire à entendre et à écouter les messages que les enfants formulent. À ce sujet, Lundy (2007) précise qu’écouter peut également vouloir dire observer. Il s’agit donc de s’assurer que les messages des enfants soient dirigés vers un public attentif et vers des personnes qui peuvent avoir un impact sur des prises de décisions et la mise en place d’actions importantes dans la vie des enfants et de leur famille. La quatrième dimension rappelle l’importance de prendre au sérieux les messages formulés par les enfants afin qu’ils puissent avoir une influence sur les décisions qui les concernent. Les enfants devraient à ce titre être mis au fait des interventions qui découlent de leur prise de parole.

L’article 12 de la CIDE a encouragé diverses modifications dans les organisations de services afin de reconnaître l’enfant comme étant un acteur social capable de participer aux décisions qui le concernent (Brummelaar et al., 2018). Bien qu’il semble y avoir un intérêt à favoriser la participation des enfants dans l’intervention, on constate que la plupart occupent encore un rôle passif dans leurs suivis psychosociaux (Bell, 2002; Cashmore, 2002; Gallagher et al., 2012; McLeod, 2007; Tisdall & Davis, 2004; Van Bijleveld et al., 2015). D’ailleurs le rapport préliminaire de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse souligne que « [l]es pratiques en protection de la jeunesse sont insuffisamment centrées sur la participation, la mobilisation et la collaboration des jeunes et des parents » (2020, p. 4). Ainsi, malgré la popularité d’un paradigme d’intervention participatif dans le discours, il semble que les pratiques basées sur ces principes demeurent dans les faits rares au sein des différentes organisations de services.

La place et le rôle des enfants dans la recherche

L’évolution des connaissances sur le développement des enfants jumelée aux principes défendus dans la CIDE a amené un changement de perspective quant à l’implication des enfants en recherche (Mayne et al., 2016 ). Certains chercheurs et certaines chercheuses sont venus à reconnaître le potentiel des enfants à participer aux études en tant que citoyens et acteurs de changements. Cette considération a permis de comprendre que lorsqu’ils sont traités de manière égale et qu’ils ont l’opportunité de partager leurs opinions, les enfants comprennent et enrichissent le processus de recherche (Mayne et al., 2018).

Hart (1992) propose une échelle à huit paliers pour situer la participation de l’enfant dans une recherche. Dans les paliers inférieurs, l’enfant est considéré comme un objet ou un sujet d’étude. Sa participation est symbolique. Il est présent sans avoir réellement la chance de participer. On parle alors de « tokénisme » et d’instrumentalisation. Dans une position d’expert, le chercheur ou la chercheuse effectue une recherche « sur » les enfants. Il ou elle définit et interprète leur vécu et leurs paroles pour ensuite identifier ce qui est bon ou mauvais pour eux (Mayne & Howitt, 2015). Pour qu’une recherche s’inscrive dans les paliers supérieurs de l’échelle de la participation (Hart, 1992), les enfants doivent avoir accès à suffisamment d’information pour comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils doivent également avoir une bonne compréhension du projet de recherche, être en mesure d’exprimer leur point de vue et de partager leur vécu (que ce soit par la parole ou par tout autre médium jugé pertinent) et leur opinion doit avoir un impact sur la prise de décisions.

On remarque un intérêt grandissant pour la recherche centrée sur l’enfant (Lavoie et al., 2020). Néanmoins, encore aujourd’hui, dans la grande majorité des études, les enfants occupent la position d’objet ou de sujet d’étude (Bröstrom, 2012; Mayne et al., 2018). Ils ont rarement un rôle actif et ont peu d’influence sur le déroulement de la recherche et sur les résultats (Mayne et al., 2018).

Cette tendance à exclure l’enfant comme participant actif à la recherche est particulièrement évidente avec les jeunes enfants (huit ans et moins) (Lundy, 2007; Lundy et al., 2011; Pascal & Bertram, 2009). Différents obstacles cognitifs peuvent expliquer cette propension, les adultes ayant par exemple tendance à penser que les jeunes enfants ne sont pas en mesure de contribuer de manière significative à la prise de décision (Lundy, 2007). Il semble pourtant que ce n’est pas l’incapacité de l’enfant à s’exprimer verbalement ou à l’écrit qu’il faut pointer du doigt, mais bien la difficulté (voire l’incapacité) des adultes à s’engager dans des actes de communication avec les enfants.

Les intentions de cet article

Cet état des lieux quant à la participation des enfants dans l’intervention et la recherche a amené plusieurs questionnements : comment mettre de côté les obstacles cognitifs qui empêchent de reconnaître la compétence de l’enfant? Comment permettre aux enfants de participer réellement à la production des connaissances les concernant? Comment éviter de reproduire les inégalités de pouvoir dans un projet de recherche? Quelle posture adopter comme chercheuses dans ce contexte?

L’ensemble des réflexions suscitées par ces questions pointe dans la direction de l’établissement d’une relation enfant-chercheur ou enfant-chercheuse[1] comme point d’ancrage pour la recherche. Dans cet article, nous avançons que la création d’une relation enfant-chercheur ou enfant-chercheuse est préalable à la construction de savoirs qui sont porteurs et qui ont du sens pour les personnes concernées. Ainsi, après avoir décrit brièvement le projet de recherche sur lequel s’appuie cet article, nous proposons :

  1. D’identifier des repères épistémologiques qui justifient la pertinence de la création d’une relation enfant-chercheur ou enfant-chercheuse;

  2. De décrire les différentes initiatives mises en place pour soutenir la création d’une relation « non hiérarchique » entre les différents acteurs et actrices impliqués dans une étude avec des enfants de 7 à 12 ans;

  3. D’identifier, à partir de la perspective des enfants, des éléments centraux pour favoriser la participation des enfants dans la recherche;

  4. De discuter des points de tension et d’équilibre qui apparaissent dans une démarche de recherche participative avec des enfants.

Description de la recherche : la participation des enfants dans l’intervention

Considérant la difficulté à mettre en place des pratiques participatives auprès des enfants dans les différentes organisations de services (Bell, 2002; Cashmore, 2002; McLeod, 2007; Tisdall & Davis, 2004), ce projet de recherche souhaite identifier les éléments qui facilitent la participation des enfants dans les interventions qui leur sont destinées. En nous inspirant d’une approche de YPAR, nous avons travaillé avec 11 enfants de 7 à 12 ans qui fréquentent un CPSC. Ces enfants sont considérés comme vulnérables; ils vivent dans des contextes particulièrement difficiles (par exemple, violence intrafamiliale, pauvreté, faible réseau de soutien, stigmatisation) et la majorité d’entre eux sont suivis ou ont déjà été suivis en protection de la jeunesse. Ils reçoivent des services de différentes organisations et peuvent ainsi témoigner de diverses expériences vécues quant aux occasions de participer aux interventions.

Avec l’aide des intervenantes du CPSC, nous avons mis sur pied deux groupes de travail dans lesquels nous jouions, en équipe de deux, le rôle d’animatrices et de facilitatrices. Le premier groupe (7 à 9 ans) était composé de cinq filles et d’un garçon et le deuxième groupe (10 à 12 ans) comptait quatre garçons et une fille. Tous les enfants fréquentaient le CPSC à une intensité variable et recevaient des services d’au moins une autre organisation (centre intégré de santé et de services sociaux [CISSS] ou organisme communautaire), en plus de l’école.

Nous avons opté pour l’appellation « groupe de travail » pour définir l’espace dans lequel se réuniraient les enfants et les chercheuses. Cela traduit l’idée selon laquelle les participants et participantes travaillent ensemble à produire des connaissances en échangeant à partir de leurs expériences respectives. Nous avons ainsi réfléchi collectivement autour de la thématique centrale du projet pour identifier des pistes de solution pertinentes à intégrer dans le quotidien des enfants.

Chaque groupe s’est réuni trois fois dans les locaux du CPSC. Les rencontres étaient d’une durée moyenne de 2 h 15. Afin de jeter les bases du groupe de travail, nous avons commencé par définir ce qu’on entendait par « participation ». La définition vulgarisée de l’article 12 de la CIDE a été utilisée : « Tu as le droit d’exprimer ton opinion, et les adultes doivent t’écouter et prendre au sérieux ce que tu dis » (Unicef, 2012, p. 2). Nous avons également présenté un modèle simplifié de la participation des enfants en reprenant les concepts de l’article 12 de la CIDE : 1) on m’explique; 2) je peux donner mon opinion; 3) on m’écoute; 4) on garde mes idées, pour ensuite demander aux enfants de nous expliquer comment ces éléments peuvent s’observer (ou pas) dans les différents contacts qu’ils ont avec des intervenants et intervenantes Suite à ces activités, qui ont permis d’expliciter la thématique du groupe de travail, un canevas d’animation souple, qui s’est développé au fil des rencontres, a été utilisé. Celui-ci était appuyé sur des intentions plutôt que sur des objectifs précis à atteindre, ce qui permettait aux enfants d’emprunter le chemin qu’ils désiraient et de participer à la construction du processus de recherche. Ils ont par exemple pu se prononcer sur le choix, la modalité (p. ex. en individuel, en sous-groupe ou en grand groupe) et la durée des activités, sur le format des pauses (p. ex. jeux intérieurs ou extérieurs, activités libres ou structurées) et sur le temps et l’importance à accorder aux différents sujets. Ainsi, les moyens de collecte pour favoriser la prise de parole et recueillir les propos des enfants ont été directement inspirés des réflexions des enfants des groupes de travail. Nous avons notamment utilisé le dessin, les images, le vidéo et les mises en situation pendant nos animations. L’idée était de promouvoir leur participation tout en leur permettant de l’exercer à leur façon, en ayant accès à des médiums variés (Côté et al., 2020; Holland et al., 2010). 

Tout ce qui nous permet de mieux comprendre l’objet d’étude (ce qui facilite la participation des enfants) a été considéré comme des « données ». La collecte ne s’est donc pas limitée aux activités « formelles » animées avec les enfants. L’ambiance observée à l’intérieur du CPSC, le contact avec la personne préposée à l’accueil, les réactions des enfants face à certaines propositions et les interactions entre les enfants et les intervenantes du CPSC lors de la collation sont des exemples d’éléments que nous avons colligés.

Les données ont été recueillies et consignées de différentes manières : enregistrements audio, matériel écrit/dessiné, notes d’observation, réflexions entre les chercheuses après les séances des groupes de travail inscrites dans un journal de bord (premières impressions, ressentis, etc.). Une première phase de réduction et d’organisation des données a été inspirée par le travail de Falardeau et Simard (2011). L’ensemble du matériel a été condensé pour produire des synopsis de chacune des rencontres. Ces synopsis regroupent des résumés d’observation, des extraits de verbatim, des synthèses des propos des enfants, une description des interactions et des réactions des personnes présentes, ainsi que quelques notes analytiques et interprétatives tirées du journal de bord des chercheuses. Chaque synopsis présente, de manière séquentielle, les éléments clés d’une rencontre avec les enfants (incluant autant les moments informels que les activités de collecte formalisées) en fonction des objectifs de la recherche et des thématiques émergentes.

Les six synopsis ont été analysés suivant la méthode de questionnement analytique (Paillé & Mucchielli, 2016). Trois questions initiales ont d’abord été formulées sur la base des objectifs de la recherche : 1) comment les enfants définissent-ils le concept de participation?; 2) qu’est-ce qui facilite la participation selon les enfants?; 3) quelles sont, selon eux, les pratiques à privilégier pour soutenir la participation des enfants? Les réponses à ces questions ont mené à un premier niveau de questions émergentes puis les nouveaux éléments de réponse apportés ont, à leur tour, généré un second niveau de questions émergentes desquelles ont découlé des réponses plus abouties. Plutôt que de produire des thématiques, l’analyse par questionnement analytique permet de préciser l’investigation de manière à fournir « des réponses implicites aux premières questions plus générales, jusqu’au moment où des réponses en bonne et due forme pourront être proposées » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 219).

Les résultats préliminaires ont été présentés à l’équipe d’intervenantes du CPSC et les échanges qui ont suivi ont mis en évidence la nécessité de porter plus largement le témoignage des enfants. D’une part, les intervenantes ont souligné leur difficulté à faire reconnaître leur approche, qui considère la perspective de l’enfant, à leurs partenaires. D’autre part, elles ont évoqué la pertinence d’obtenir le point de vue d’autres enfants sur les contributions des groupes de travail. Ainsi, dans une deuxième phase[2], nous travaillons avec des enfants et des intervenantes d’une vingtaine de CPSC afin de générer des recommandations concrètes à partir de ces premiers résultats.

Repères épistémologiques

Trois principaux repères épistémologiques nous ont permis de réfléchir à notre posture de chercheuses. Il s’agit de trois principes portant sur la production des connaissances qui s’inscrivent dans une vision transformatrice de la recherche.

La recherche peut contribuer à une plus grande justice sociale

La recherche à visée transformatrice souhaite contribuer à une plus grande justice sociale. Il importe donc de se détacher des modèles dominants de la recherche, qui privilégient la « neutralité » du chercheur ou de la chercheuse – c’est-à-dire la mise à distance de l’expérience des principales personnes concernées –, pour se rapprocher de la perspective de ces personnes sur les problématiques en cause. Ce faisant, l’objectif est de mieux saisir les enjeux quotidiens rencontrés par ces personnes pour pouvoir agir, avec elles, dans le sens de leur transformation. Plusieurs auteurs et autrices s’accordent avec cette idée de faire de la recherche POUR ou AVEC les personnes (p. ex. Dorothy Smith avec l’ethnographie institutionnelle; Susan Strega, Leslie Brown et Karen Potts, qui ont écrit sur la recherche anti-oppressive; Henry Parada et Samantha Wehbi, qui prônent une recherche faite avec les personnes plutôt que sur les personnes; Linda Martin Alcoff, qui dénonce cette tendance à parler pour les autres – speaking for others). À ce sujet, Strega et Brown affirment : « Nous rejetons non seulement la possibilité de l’objectivité, mais aussi son utilité pour les chercheurs en quête de justice sociale »[3] [traduction libre] (2015, p. 9). Dans cette optique, il est alors nécessaire de se demander en amont à qui serviront les résultats de la recherche et quels sont les intérêts servis avec ce projet (Smith, 2005; Strega & Brown, 2015).

Dans le cas de la recherche présentée dans cet article, il a d’abord fallu prendre conscience des relations de pouvoir qui s’imposent presque « naturellement » dans les rapports enfant-adulte (Côté et al., 2020). Cela nous a ensuite amenées à redéfinir la manière dont nous allions constituer le devis de recherche afin d’y inclure la participation des enfants dans la définition des méthodes à privilégier pour soutenir leur expression. Ce premier repère nous positionne explicitement du côté des enfants, en statuant sur la nécessité que leur voix soit entendue et en orientant le projet vers la recherche d’éléments favorisant le déploiement d’approches participatives avec les enfants.

Les savoirs expérientiels des enfants sont légitimes et pertinents

Les savoirs SUR les personnes marginalisées sont généralement produits par des personnes appartenant au groupe dominant (Strega & Brown, 2015). À ce sujet, Dorothy Smith (2005) nous invite à accorder de l’importance aux savoirs locaux et aux connaissances expérientielles pour repenser la manière de problématiser un objet de recherche. Ainsi, plutôt que de s’appuyer sur des modèles conceptuels et des questions théoriques, il s’agit de prendre, à l’exemple des études féministes, la perspective des personnes concernées (standpoint) comme point de départ d’une recherche. Les personnes sont alors considérées comme compétentes et comme possédant une connaissance suffisante de leur quotidien leur permettant de produire des savoirs à propos de leur univers.

Dans le cas d’une recherche menée avec des enfants, il importe de dépasser les obstacles cognitifs habituellement évoqués pour limiter la participation des enfants. Ainsi, les propos des enfants doivent être considérés comme vrais et fiables et il faut éviter de les traduire et de les réduire pour les faire entrer dans des catégories conceptuelles élaborées par des adultes à l’intérieur du monde académique. Concrètement, cela demande notamment de s’arrêter sur les mots, les gestes et les autres manifestations choisis par les enfants pour décrire leur univers de manière à pouvoir représenter justement leur expérience. La considération de ces perspectives élargit celles des adultes et ouvre la voie à des possibilités qui étaient jusque-là invisibles du point de vue de ces derniers.

La relation enfant-chercheur ou enfant-chercheuse est possible et importante

Les modèles traditionnels de recherche supposent que c’est le chercheur ou la chercheuse qui a la capacité et le pouvoir de générer le savoir. Les personnes « sont étudiées » par le chercheur ou la chercheuse et une distance relationnelle avec les participants et participantes doit être maintenue pour éviter l’introduction de biais (Potts & Brown, 2015).

Les chercheurs et chercheuses s’inscrivant dans les courants de recherche anti-oppressifs soutiennent plutôt que la relation est nécessaire pour produire des connaissances qui traduisent justement la réalité des personnes (Mertens, 2007; Potts & Brown, 2015). En effet, la relation permet de se rapprocher du terrain, de mieux cibler l’objet de recherche, de réfléchir à des méthodes de collecte qui sont adaptées et pertinentes, de rencontrer d’autres personnes susceptibles de nous éclairer sur le sujet, etc.

Ces relations font l’objet d’une attention constante, et l’on veille à ce que le pouvoir de créer les connaissances passe des chercheurs et chercheuses vers ceux et celles qui ont une expérience vécue de la question étudiée (Ceglowski, 2000). En tant que chercheurs et chercheuses anti-oppressifs, nous disons « nous ne commençons pas à collecter des données dans une communauté tant que tous les chiens ne nous connaissent pas ». C’est notre façon de dire : « pas de recherche sans relations authentiques ». Nous n’envisageons pas les relations créées au cours de la démarche de recherche comme limitées à la durée du projet (Huisman, 2008). Au contraire, nous les abordons comme si nous étions en relation avec ces personnes pour la vie.[4] [traduction libre]

Potts & Brown, 2015, p. 21

Il apparaît nécessaire, lorsqu’on mène une recherche avec des enfants, de prendre le temps d’établir une relation de confiance avec eux (Atkinson, 2019). Nous devons apprendre à nous connaître mutuellement comme personnes, plutôt que comme participants et participantes et chercheurs et chercheuses, au cours de discussions informelles. Ce type d’échanges doit avoir lieu en amont, avant de commencer la collecte. Il est donc nécessaire de dégager du temps pour permettre au lien de se créer.

Quelques initiatives pour favoriser la relation…

Avant d’entamer la recherche, nous avons réfléchi aux mesures à mettre en place pour favoriser la confiance mutuelle entre les personnes contribuant au projet. La posture de recherche suggérée par une approche YPAR implique que les enfants se sentent en confiance afin de pouvoir participer pleinement au projet, mais également que les chercheurs et chercheuses développent une connaissance et une confiance suffisantes des participants et participantes pour réellement partager le pouvoir qui est généralement concentré entre leurs mains. Les différentes initiatives mises en place souhaitaient permettre à chacun et chacune de faire la connaissance des autres pour que nous puissions ensuite travailler ensemble en nous laissant guider par l’expertise des enfants.

Un groupe pilote pour s’approcher du « monde des enfants »

Comme il s’agissait du premier projet de recherche que nous menions avec des enfants de cet âge, nous avons d’abord mené un groupe pilote avec quatre enfants de cinq à sept ans afin de mettre à l’épreuve quelques-unes des activités que nous avions planifiées. Ce groupe pilote nous a fourni de précieuses pistes et nous a évité quelques faux pas. En plus de nous aiguiller sur le choix de différents termes à prioriser, il nous a permis de préciser le « modèle de la participation » que nous avions préalablement développé. Les enfants nous ont également fait réaliser l’importance de créer une bonne ambiance de groupe et de favoriser une approche ludique. Ils ont souligné que, pour favoriser la participation des enfants impliqués dans les groupes de travail, il faut 1) leur demander s’ils veulent participer : « Il ne faut pas obliger quelqu’un à faire quelque chose »; 2) faire des activités que les enfants aiment beaucoup, comme le dessin, en leur demandant quelles sont les activités qu’ils aiment; 3) ne pas hésiter à poser des questions « difficiles » parce que « si on [leur] laisse le temps d’y penser [ils peuvent] y répondre ».

L’équipe d’intervenantes comme point de repère

Pour ce projet, nous avons choisi de solliciter un organisme qui partage nos préoccupations quant à la participation des enfants. Les CPSC mettent de l’avant une approche particulière basée sur le respect de la Convention relative aux droits de l’enfant et sur l’écoute, le respect et la valorisation de la perspective de l’enfant. Côté et ses collègues (2020) soulignent la pertinence de créer un lien avec les adultes qui entourent l’enfant. Nous avons d’abord voulu mieux connaître le CPSC et l’équipe d’intervenantes et leur permettre de bien saisir les orientations du projet de recherche, de manière à ce qu’elles puissent proposer des ajustements si nécessaire. Plusieurs échanges téléphoniques et par courriel et une visite des lieux nous ont permis de développer une compréhension commune du projet, dont les intentions étaient alignées avec la mission de l’organisme. Étant donné la relation déjà établie entre les intervenantes et les enfants du CPSC, elles ont pu cibler des enfants qui pourraient être intéressés par le projet. Le recrutement et les premières communications avec les enfants et leur famille ont été réalisés par l’équipe d’intervenantes. Un résumé vulgarisé du projet et une lettre d’invitation destinée aux enfants leur ont été remis afin de faciliter cette étape. Cela a permis aux enfants de s’imaginer nos rencontres avant même le début de la recherche. Comme nous avions inclus nos photos dans la lettre d’invitation, certains enfants nous ont reconnues et nous ont appelées par nos noms dès notre première rencontre, en nous disant d’emblée : « […] on vient donner notre opinion ».

Un terrain connu pour les enfants

Les groupes de travail ont pris place dans les locaux du CPSC plutôt qu’à l’école, par exemple, ce qui a permis de créer une ambiance plus informelle et familière (Gibson, 2007; Morgan et al., 2002). Les enfants connaissaient bien les locaux et le fonctionnement du CPSC, ce qui a pu accroître leur aisance à participer. De plus, le local où avait lieu la majorité des activités était une salle de loisir où les jeunes avaient la possibilité de s’asseoir sur des fauteuils, des coussins, d’avoir accès à des jeux et d’avoir la place pour bouger; ce type de lieu favoriserait l’établissement d’un contexte où les enjeux de pouvoir sont atténués (Morgan et al., 2002). La présence des intervenantes dans l’organisme était aussi rassurante pour certains enfants qui avaient besoin d’un soutien particulier. Les intervenantes, parce qu’elles connaissent bien les enfants, ont d’ailleurs pu nous suggérer certaines pistes pour mieux les accompagner.

L’importance des moments informels

Lors de la première rencontre, une intervenante du CPSC nous a accompagnées pour aller chercher les enfants à pied à l’école. Le fait que les intervenantes, avec qui les enfants ont un lien de confiance, nous présentent a certainement contribué à l’établissement d’un lien avec les enfants. Cette marche de l’école au CPSC était l’occasion de nous intégrer dans le quotidien des enfants et de discuter avec eux pour apprendre à les connaître personnellement. À cette marche s’ajoutaient plusieurs autres moments informels qui se sont avérés très importants pour favoriser la création du lien avec les enfants. Avant le début de chaque groupe de travail, nous partagions une collation tous ensemble autour d’une même table. Des pauses fréquentes, qui prenaient la forme de temps de jeux, étaient également proposées pendant les rencontres en fonction de la demande des enfants. Cela permettait d’optimiser le déroulement des rencontres en tenant compte de leurs capacités développementales (Morgan et al., 2002). Finalement, à la fin des rencontres, un temps était réservé pour jouer à l’extérieur. Ce moment était également l’occasion de rencontrer les parents des jeunes et de discuter avec eux.

L’assentiment

La première activité du projet visait à obtenir l’assentiment des enfants. Nous leur avons présenté une « lettre de permission », inspirée des travaux de Côté et al. (2018), qui s’adresse directement à eux (contrairement au formulaire de consentement qui est formulé à l’intention de leurs parents). Cette lettre, élaborée de manière à faciliter la compréhension des enfants (document coloré, courts extraits de texte qui vulgarisent les principaux éléments à considérer pour consentir de manière libre et éclairée, images et photos qui accompagnent le texte), a servi de matériel de base pour animer une activité réflexive portant sur l’objet de leur participation. Un langage accessible a été employé pour permettre aux enfants de comprendre les « règles » qui organisent ce type d’échange (Gibson, 2007). Nous avons utilisé des images et des mots pour ensuite discuter de leur signification afin de permettre à l’ensemble des enfants de mieux comprendre les informations et de prendre une décision éclairée concernant leur participation au projet. Suite aux discussions concernant l’assentiment, certains enfants ont par exemple été en mesure d’expliquer, en plus des tenants et aboutissants du projet, qu’ils ne « peu[vent] pas partager ce que les autres ont dit, mais qu’[ils] peu[vent] raconter ce qu’[eux-mêmes] [ont] dit ». Cette activité nous a permis d’apprécier le fait que les enfants peuvent comprendre assez facilement et rapidement les contours d’une recherche. Cela confirme que le consentement du parent est important, mais qu’il n’est pas suffisant si on souhaite mener une recherche qui est éthiquement sensible et responsable avec des enfants.

Une méthode de collecte souple qui se construit au fil du projet

Le canevas d’animation souple décrit plus haut a également contribué au développement d’une relation avec les jeunes, considérant qu’ils aidaient à son développement et qu’ils avaient la possibilité d’influencer le déroulement des rencontres. Ainsi, les enfants ont pu ajuster les moments de travail par rapport aux moments informels de manière à trouver un équilibre satisfaisant pour eux (Morgan et al., 2002). Ils pouvaient aussi modifier les tâches et les consignes selon leurs préférences ou ce qu’ils jugeaient pertinent, ce qui a aussi facilité la confiance portée envers les chercheuses et leur expression de soi (Palaiologou, 2014). Cela a également permis aux chercheuses de démontrer la confiance qu’elles portaient envers les enfants.

La perspective des enfants sur la participation

À travers les différentes activités et discussions réalisées, les enfants ont souligné plusieurs éléments qui favorisent leur participation. Les travaux s’intéressant à la participation de l’enfant proposent des repères qui sont généralement utiles autant pour l’intervention que pour la recherche. Ainsi, même si les propos des enfants s’appuyaient d’emblée sur les éléments qui facilitent leur participation à l’intervention, ils ont inspiré la manière de mener notre recherche. Dans cette optique, il nous paraît pertinent de mettre en lumière trois ingrédients centraux soulevés par les enfants qui peuvent guider les manières d’être et d’agir des chercheurs et chercheuses.

Se sentir aimé

« Elle m’aime aussi »

Des enfants des deux groupes ont mentionné l’importance de se sentir aimé par leur intervenant et intervenante. Le mot amour pour désigner les liens qui unissent une « personne aidée » et un intervenant ou une intervenante est rarement émis et admis à l’intérieur des organisations de services (Lacharité, 2017). Lacharité (2017) fait une analyse intéressante de la manière dont la signification de ce terme s’est rétrécie au fil des années en Occident pour désigner maintenant seulement le sentiment qui unit deux personnes qui sont amoureuses l’une de l’autre. Ainsi, lorsque l’« amour » est évoqué à l’intérieur d’une organisation de services, il n’est pas rare de voir un malaise s’installer. Toutefois, les travaux de Krznaric (2011) permettent d’identifier six catégories de « sentiment amoureux », dont cinq s’éloignent du sentiment charnel. Ces autres définitions recouvrent des éléments comme l’« affection parent-enfant », « la relation avec l’autre comme source de plaisirs partagés », l’« engagement envers une autre personne, de même que la motivation et les efforts permettant de respecter cet engagement », l’« amour pour son prochain, [l’]altruisme, [la] générosité affective » (Lacharité, 2017, p. 31). Ces différents éléments de définition trouvent écho dans les propos des enfants. L’amour se manifesterait de plusieurs façons, soit par l’écoute, le fait de regarder l’enfant (« […] à chaque fois qu’a me regarde, a me fait des sourires »), de lui nommer l’amour qu’on lui porte, d’être attentif, de parler « calmement, doucement, tranquillement », de leur porter une attention particulière (« A me donne des surprises à ma fête. […] Ça démontre qu’a m’aime ») et de poser des gestes d’affection (« Elle me donne des câlins »).

Un enfant suggère de « montrer que tu t’intéresses plus à la personne ». Un autre recommande de « parler sur un bon ton de voix. Parler doucement. De bien écouter. De pas t’foutre de l’enfant. »

Avoir suffisamment de temps et de moyens pour s’exprimer

« Donne-moi le temps de répondre »

Les enfants rapportent l’importance de sentir qu’ils ont suffisamment de temps pour comprendre, réfléchir, s’exprimer et faire des choix. Ils apprécient avoir l’impression d’être dans une « bulle » avec l’intervenant ou l’intervenante dans laquelle ils peuvent être écoutés sans être interrompus par un autre adulte, un pair ou par les autres tâches de l’intervenant ou l’intervenante.

Le fait d’être en relation avec un intervenant ou une intervenante pendant une période de temps significative serait également un facilitateur à la participation. « Ça fait plus longtemps que je la connais alors j’ai beaucoup plus confiance en elle. […] Tu la connais mieux, alors tu sais qu’elle va respecter tes choix ou même tes besoins, tes désirs, des choses comme ça. »

La participation serait aussi facilitée par l’utilisation de moyens variés pour s’assurer que l’enfant comprend bien et pour favoriser son expression. En effet, les enfants rapportent apprécier avoir la possibilité d’écrire, de dessiner, de jouer ou de discuter pour participer. Ils soulignent également la nécessité d’adopter des méthodes adaptées aux besoins, au développement et aux capacités de l’enfant afin qu’il ait la possibilité de prendre une part active dans le processus tout en se sentant soutenu et encouragé. Le fait que l’adulte soit en mesure d’observer certaines choses sans que l’enfant ait à l’exprimer verbalement serait un élément facilitateur : « [Je lui ai dessiné] une cervelle pour qu’il m’écoute et qu’il me voie et qu’il voie les gestes que je fais. »

Se sentir écouté et considéré

« Je t’écoute et je te laisse parler »

Le fait d’avoir l’impression d’être réellement écouté et entendu représente un ingrédient central à la participation. Nous avons été particulièrement touchées d’entendre des enfants raconter avec émotion qu’ils avaient fréquemment l’impression de ne pas être crus par des adultes. « Genre la T.E.S. a m’écoute, mais après elle me traite de menteur pis elle me fait une fiche pour rien. » Cette tendance à ne pas croire l’enfant amène un sentiment d’insécurité. « Quand je donne mon opinion, il ne faut pas que j’aille peur de la donner. » Un enfant souligne que les adultes devraient être en mesure de comprendre « qu’il dit la vérité ». Un autre mentionne que « les enfants ont le droit de s’ouvrir » et un autre dessine l’intervenant « idéal » avec « de gros yeux pour qu’il me voie et qu’il me croie ».

Les enfants ont rapporté vivre un grand sentiment de fierté et de valorisation quand leur opinion est considérée.

On se sent fier de nous parce que c’est nous qui l’a[vons] proposé et si on l’avait pas fait bin ça se serait pas passé et la vie se serait pas continuée […] à la manière qu’on l’aurait voulu.

Les tensions et les points d’équilibre

Même si nous sommes convaincues de l’importance de créer une relation égalitaire et d’utiliser une approche participative dans la recherche avec les enfants, l’expérience de cette étude nous a appris qu’il n’est pas simple de se défaire de certains réflexes dominants. À l’instar du travail fait par des personnes qui oeuvrent au sein des organismes communautaires Famille (Fédération québécoise des organismes communautaires Famille, 2016), il nous a paru pertinent de mettre en lumière différentes tensions ressenties au cours de la recherche, de manière à faire apparaître l’importance de trouver des points d’équilibre. En ayant cette grille d’interprétation en tête, nous sommes plus à même de réfléchir aux actions à prendre en cours de démarche afin de ne pas compromettre l’agentivité des enfants.

Entre laisser-aller et recadrer

Bien que nous ayons porté une attention particulière aux enjeux de pouvoir, nous ne sommes pas à l’abri des situations d’asymétrie dans la relation (Christensen & Prout, 2002). Nous avons, à certains moments, animé les rencontres de manière plus directive et en recadrant certains comportements afin de poursuivre une activité alors qu’à d’autres moments, nous laissions plutôt le groupe se réguler par lui-même. Quels comportements devons-nous et pouvons-nous réprimer et en quel nom? Dans une démarche comme celle-ci, quel est mon rôle comme chercheuse dans la « gestion de groupe »? Quelles sont les conséquences de réprimer plutôt que de laisser aller? Que dois-je comprendre de certains comportements qui peuvent sembler perturbateurs? Peut-on considérer ces comportements comme des manifestations non verbales qui expriment quelque chose à propos de l’objet ou de la méthode de recherche?

Entre se laisser guider et guider

À d’autres moments, nous avons aussi eu tendance à recentrer les discussions vers les thématiques principales de la recherche, alors que les enfants abordaient d’autres notions ou désiraient évoquer des anecdotes personnelles qui étaient plus ou moins en lien avec l’objet central. Dans ces situations, qui décide de ce qui est important à aborder? Comment offrir l’espace nécessaire aux enfants pour discuter de sujets qui ne s’inscrivent pas dans l’idée de départ qu’on se faisait du projet? Comment se détacher de ce qui nous semblait le plus pertinent au départ pour se diriger vers d’autres avenues qui seront possiblement porteuses? Quels sont les intérêts servis par le projet?

Entre suivre le rythme des enfants et respecter le temps prévu

Il est parfois difficile de laisser le groupe guider les travaux, notamment en raison du temps limité et de l’horaire que nous avions. Nous étions parfois tiraillées entre le désir de respecter leur rythme (p. ex. travailler pendant 30 minutes et jouer pour l’heure et demie restante) et la nécessité de prendre en compte l’agenda (nous avions planifié seulement trois rencontres de deux heures chacune). Comment ne pas presser les enfants? Comment faire en sorte qu’ils puissent contribuer à leur rythme tout en ayant en tête le temps limité que nous avons à notre disposition? Comment planifier suffisamment de temps sans mobiliser les enfants sur une trop longue période?

Entre encourager la participation et être à l’écoute des signes de dissentiment

Il n’a pas toujours été facile d’être réellement attentives et à l’écoute des signes de dissentiment des enfants. En effet, à certains moments, on observait de l’agitation, de l’ennui, une attention moins soutenue ou une collaboration moindre chez certains jeunes. Ces manifestations peuvent témoigner d’un retrait de l’assentiment (Côté et al., 2018). Or nous n’avons pas toujours écouté ces signaux. Nous avons notamment, à certains moments, tenté d’encourager et de soutenir la participation des jeunes afin de terminer une activité. Jusqu’où pouvons-nous tenter d’encourager la participation des enfants sans trahir leur assentiment? Comment être à l’écoute des signes de dissentiment tout en ayant la pression de finaliser la collecte de données? Comment permettre aux enfants de participer à la hauteur de leur désir sans compromettre le projet de recherche?

Conclusion

Les questions formulées dans la section précédente mettent en évidence la complexité de réaliser une recherche qui répond aux principes de base de la YPAR. Outre les obstacles cognitifs liés à l’adultisme, l’organisation sociale (Smith, 2005) de la recherche met à distance l’utilisation d’approches participatives en recherche avec les enfants. En effet, comme démontré dans nos travaux précédents (Lafantaisie et al., 2015; Lafantaisie et al., 2020), il est difficile dans ce domaine de s’écarter des démarches de recherche inspirées du courant positiviste. Les modèles théoriques dominants et la méthode scientifique traditionnelle qui guident le travail quotidien des chercheurs et chercheuses y favorisent également la reproduction des rapports de pouvoir (Campbell & Gregor, 2002). En incitant les chercheurs et chercheuses à déterminer à l’avance l’ensemble des étapes de la recherche, ils excluent d’emblée la participation des personnes concernées par l’étude. Par exemple, le canevas des demandes de financement exige généralement de décrire à l’avance l’ensemble de la méthode qui sera utilisée, ce qui convient sans doute pour les projets de recherche traditionnelle. Dans le même sens, la rédaction d’une demande de certificat éthique implique de décrire d’emblée les caractéristiques des participants et participantes, d’expliquer la manière dont nous allons les recruter, de déterminer les outils de collecte, etc. Ainsi, ces « simples » mécanismes invitent le chercheur ou la chercheuse à réfléchir en amont et en silo à son projet de recherche, sans la participation des personnes principalement concernées.

La recherche à visée transformatrice cherche à favoriser une plus grande justice sociale. Dans le même sens, elle devrait d’ailleurs permettre de sensibiliser les chercheurs et chercheuse à l’impact de produire des connaissances en l’absence des personnes principalement concernées. Autrement dit, la recherche à visée transformatrice devrait avoir comme public cible les chercheurs et chercheuses afin de les inviter à remettre en question les manières traditionnelles de faire de la recherche.

Pour une relation participant-chercheur

Il semble que différentes expressions peuvent être utilisées pour désigner la recherche à visée transformatrice et émancipatrice. Nous pensons, entre autres, à la recherche engagée, à la recherche anti-oppressive et aux chercheurs et chercheuses et quête de justice sociale (social justice researchers). Ces approches supposent la reconnaissance des inégalités sociales et visent la production de savoirs à partir de l’expérience des personnes principalement concernées afin de générer des changements qui sont importants et qui font sens pour elles.

Nous croyons que ce type de recherche ne peut pas se faire sans la création préalable d’un lien entre le chercheur ou la chercheuse et les participants et participantes. En effet, les trois éléments soulevés par les enfants montrent que la participation et la relation sont fortement imbriquées. Ces éléments peuvent guider notre manière de faire de la recherche avec les enfants. Ainsi, comme chercheur ou chercheuse, il semble que nous devons notamment :

  • Avoir un intérêt réel pour l’enfant, se montrer curieux ou curieuse et dégager du temps pour apprendre à le connaître;

  • Offrir différentes possibilités à l’enfant pour s’exprimer, se défaire de l’idée que la communication passe uniquement par la parole et l’écrit;

  • Écouter réellement l’enfant et considérer sa parole telle qu’elle est sans tenter de la traduire ou de la faire entrer dans des catégories qui ne font sens que pour les chercheurs et chercheuses;

  • Considérer les propos des enfants comme vrais, même si ceux-ci ne vont pas dans le même sens que ceux de l’adulte;

  • Rester en relation suite à la recherche afin de participer, avec l’enfant, à la mise en place d’actions concrètes basées sur sa perspective.

Évidemment, l’adultisme n’est qu’une seule facette des rapports de domination dont les enfants suivis en protection de la jeunesse font l’expérience (Collins & Bilge, 2020), notamment dans la mesure où les enfants autochtones, noirs et racisés y sont surreprésentés (Breton et al., 2012; Lavergne et al., 2009). Nous nous concentrons sur cette facette dans le cadre de cet article, mais la considération du spectre plus large des rapports de pouvoir devrait faire partie de la réflexion continue des chercheurs et chercheuses qui souhaitent produire une recherche éthiquement sensible.

Cette expérience de recherche nous montre toute la complexité qui entoure la modification de la posture du chercheur ou de la chercheuse qui souhaite inscrire ses travaux dans le courant de la recherche à visée transformatrice. Il serait présomptueux d’affirmer que nous avons réussi à adopter une posture totalement cohérente avec une approche de YPAR. Toutefois, nous avons fait un premier pas important : nous avons pris conscience des écarts entre la conception théorique de cette approche et sa réalisation sur le terrain. Les enfants ont manifestement encore beaucoup à nous apprendre quant à la manière de faire de la recherche avec eux.