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Introduction

Comme l’a montré Foucault (1971-1972) dans ses travaux sur les systèmes de pensée, l’enquête représente un mode de constitution de connaissances dont il est possible de faire la genèse. Associée à la logique de la preuve, la démarche suppose une méthode rigoureuse, son enjeu étant l’établissement de la vérité. Elle est fondée sur une chaîne dont les opérations – mesure, enquête, examen – sont marquées par un même souci : celui de la rigueur et de la méthode. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, la perspective pragmatiste fondée sur la perspective faillibiliste, formalisée par Pierce (Chauviré, 2009), fait de l’enquête un schème d’ordre anthropologique pour la constitution des connaissances. Elle est pensée comme une démarche qui s’amorce pour le sujet, à partir notamment de l’expérience de l’écart et du doute. Cette perspective a été formalisée par Dewey dans son ouvrage princeps (1938/1993), dont le titre traduit en français est Logique : la théorie de l’enquête. L’auteur y formalise ce qu’il nomme le schème de l’enquête, qui trouve son origine dans ce qui est thématisé sous la forme de la « méthode dénotative » dans son ouvrage de 1925 intitulé Expérience et nature (Dewey, 1925/2012), et dont l’objet est d’interroger les modes de passage de l’expérience première vers l’expérience seconde, l’expérience première relevant de l’immédiateté et du sensible, la seconde du réflexif et du réfléchi. L’ouvrage de 1938 consacré à l’enquête documente les processus qui participent d’un mouvement vécu par le sujet qui le conduit à s’interroger, notamment sous la forme narrative, comme cela est décrit dans le douzième chapitre intitulé « Les dimensions spatio-temporelles du jugement : narration-description ». Cependant, malgré l’importance des travaux de Dewey pour penser l’enquête, les fondamentaux de ce qui est désigné comme « enquête narrative » dans cet article relèvent d’une perspective qui s’écarte de la perspective pragmatiste.

La perspective narrative dont il est question dans cet article s’intéresse aux modes d’édification du récit de soi, celui-ci relevant d’une perspective à la fois herméneutique et anthropoformative. Ce qui est désigné comme un mode d’édification du récit relève en effet de l’épreuve narrative, selon la perspective structurée par Baudouin (2010), à partir de la théorie de Bakhtine (1984/2017) et des travaux de Genette (1972a, 1972b). La première partie de ce texte s’attache à définir l’épreuve narrative et à spécifier les procédés qui sont à l’oeuvre, l’enjeu étant de caractériser les actes et processus réalisés par le narrateur pour porter son vécu au langage. L’examen des modes de composition du récit et la spécification des formes de modulation et des changements de régime narratif permettent ainsi de définir concrètement le schème de l’enquête narrative en ancrant celle-ci à la croisée de l’herméneutique et de la phénoménologie. La seconde partie de l’article mobilise ensuite cette théorie dans un contexte hospitalier, auprès d’enfants. La présentation des micro-récits réalisée à partir de verbatim inclus dans le texte est l’occasion d’examiner les variations possibles de modes de narration mobilisés au cours de l’enquête, selon une perspective de recherche, et ainsi de caractériser les connaissances spécifiques générées par l’approche narrative en sciences humaines et sociales.

L’enquête narrative : langage, discours et récit

Associer la narration à la démarche d’enquête conduit à s’intéresser aux modes de passage de l’expérience au langage, ainsi qu’aux lois de composition des récits (Breton, 2020b). Ce sur quoi porte alors l’enquête peut être défini selon deux aspects : (1) sur les faits vécus, la manière dont ils trouvent à se dire du point de vue du narrateur, sur la manière dont ils sont agencés temporellement dans le récit; (2) sur les associations, les rapports et les relations de causalité qui relient les faits entre eux et qui permettent la constitution du récit. Il s’agit, à partir de l’expression et de la narration de l’expérience, d’accéder aux processus à partir desquels les faits sont vécus selon une dynamique de continuité, et ainsi de « réfléchir » les inférences qui rendent possible le passage, selon la formule de Ricoeur, de l’épisodique au logique :

L’une après l’autre, c’est donc la suite épisodique et donc l’invraisemblable. L’une à cause de l’autre, c’est l’enchaînement causal, et donc le vraisemblable. Le doute n’est plus permis : la sorte d’universalité que comporte l’intrigue dérive de son ordonnance, laquelle fait sa complétude et sa totalité

1983, p. 85

La perspective exposée permet de spécifier la visée et le contenu de l’enquête narrative. L’enjeu de la démarche vise en effet l’appréhension et la thématisation des processus inférentiels à partir desquels l’existence est vécue dans la durée et trouve une signification et une cohérence historique, du point de vue du narrateur mais également du point de vue du chercheur. La cohérence advenant du point de vue du narrateur caractérise une posture dite en première personne. La connaissance générée par l’approche pour le chercheur (ou le biographe) est dite en deuxième personne.

De l’épreuve à l’enquête

L’accomplissement du récit suppose le franchissement de différents passages et la gestion de plusieurs champs de contraintes. En d’autres termes, et c’est la thèse de Bakhtine telle qu’elle est exposée dans son ouvrage Esthétique de la création verbale (1984/2017), l’édification du récit et son accomplissement dans un texte ou un discours se constituent pour le sujet sur le mode de l’épreuve. Bakhtine situe l’épreuve narrative à l’interface de trois champs de contraintes :

  • le premier d’entre eux concerne la mise en mots de l’expérience, celle-ci devant s’accomplir en intégrant les contraintes de la langue. Le narrateur doit en effet composer avec les ressources langagières dont il dispose pour dire l’expérience. Il réalise cette activité à partir du vocabulaire qu’il détient, des registres langagiers qui lui sont familiers, des manières de dire qui s’imposent du fait de la structure de la langue d’usage;

  • le deuxième concerne les lois de composition du récit, soit les processus à partir desquels le temps vécu et les événements qui s’y sont déroulés peuvent être ordonnés dans un texte narratif qui rend possible l’expression des faits vécus de manière temporalisée (principe d’ordonnancement temporel) et configurée (principe d’association logique, du point de vue du sujet);

  • le troisième porte sur les espaces qui ouvrent droit à l’expression du récit, à sa socialisation et sur les facteurs de réception dans l’espace social. Le champ de contraintes ici désigné se manifeste, du point de vue du narrateur, par la nécessité de tenir compte du format alloué pour que son récit soit accueilli et reçu. Ce format peut être pensé du point de vue temporel (le temps alloué pour l’expression), attentionnel (les ressources permettant l’appréhension et la compréhension du dire), politique (légitimité des discours au sein de l’espace social).

Recherche narrative

Différents travaux peuvent être convoqués pour examiner les lois de composition du récit de soi. Selon la théorie narrative de Ricoeur (1986), deux opérations conjointes participent de l’édification de l’intrigue : la temporalisation de l’expérience et la configuration du vécu. La mise en intrigue procède par conjonction de la temporalisation de l’expérience, qui permet de fonder la succession des faits vécus (Brémond, 1973), et de la configuration qui associe ces faits de manière logique pour faire advenir l’histoire. Cette approche est à situer dans les courants d’une herméneutique expérientielle provenant des travaux de Dilthey (1910/2014) et Gadamer (1976), notamment. Elle procède, lors de la réalisation de l’enquête, que celle-ci soit conduite en première ou en deuxième personne, d’une sélection des faits marquants advenus dans le cours de la vie, puis d’une temporalisation respectant le principe de succession, ce qui rend alors possible la caractérisation des processus et inférences par lesquels ces faits se trouvent associés. Cette théorie trouve support dans les théories contemporaines provenant de la recherche biographique. En effet, différents travaux ont souligné les dimensions anthropologique (Bruner, 2008) et anthropoformative (Pineau, 2003) des pratiques narratives. Christine Delory-Momberger, dans son ouvrage La condition biographique (2011), dans un chapitre intitulé « Y a-t-il une vie sans récit? », résume la problématique. La condition humaine est régie par différentes formes de narration qui préfigurent le sens, ordonnent et construisent les mondes de la vie. Ainsi, si la visée de l’enquête est d’accéder et de comprendre les processus à partir desquels les structures narratives sont produites, le contenu de l’enquête porte sur les faits vécus et sur leur retentissement dans l’histoire du sujet.

Procédés narratifs et échelles temporelles

En entrant dans l’enquête, il s’agit pour le narrateur de se tourner vers son vécu, soit l’expérience passée (mouvement rétrospectif), pour l’appréhender hic et nunc (mouvement inchoatif) en fonction de différentes échelles : histoires, parcours, périodes, moments de vie, perspectives, limites et possibilités. Cette saisie narrative procède d’une série d’actes dont la nature varie en fonction de la durée du vécu de référence et du format permettant l’accueil de l’expérience, l’écriture et l’expression du récit. Les procédés narratifs mobilisés pour la composition du récit (deuxième champ de l’épreuve) apparaissent ici codépendants du format narratif, soit de la durée disponible pour que l’expérience puisse se dire à autrui, que cela passe par le texte ou le discours. La variation du format (troisième champ de l’épreuve) alloué pour l’expression et la socialisation du récit génère des oscillations dans le régime cinétique de la narration, comme l’a montré Baudouin (2010), en appui des travaux de Genette (1972a, 1972b). L’épreuve narrative se concrétise donc pour le sujet qui porte son expérience au langage, outre les contraintes relatives à la mise en mots, outre les opérations de conjonction entre les opérations de temporalisation et celles de configuration du vécu pour composer le récit, par la nécessité de moduler en fonction du format narratif dont la structure est régie par les caractéristiques de l’espace de socialisation permettant l’expression du récit.

Entrer dans l’enquête narrative, c’est donc s’impliquer dans une démarche consistant à se tourner vers son vécu, pour appréhender entre durée et détail (Breton, 2020a), et ainsi faire l’épreuve de la mise en mots, de la composition du récit et de son expression à autrui. Produire des connaissances via l’enquête narrative, c’est formaliser les procédés mis en oeuvre par le sujet pour accomplir l’épreuve narrative, spécifier les processus de compréhension qui en résultent, tant du point de vue du narrateur que de celui du chercheur. Ce sont ces points qui sont examinés à partir d’une recherche singulière conduite au Brésil en milieu hospitalier auprès d’enfants, qui mobilise une forme spécifique de narration, celle des micro-récits (ou récits minimaux), ce qui configure de manière singulière les trois champs de l’épreuve narrative. L’étude présentée, dont la visée première est d’appréhender le vécu d’enfants hospitalisés de manière durable, mobilise une forme particulière de l’enquête qui fait l’objet de l’examen proposé dans les sections suivantes.

Enquête narrative et micro-récits d’enfants

L’enquête narrative a le plus souvent privilégié comme champ de recherches la parole de l’adulte, en laissant dans les marges celle de l’enfant. Or il y a déjà trente ans que la Convention internationale des droits de l’enfant lui assure « le droit d’exprimer librement son opinion et de voir cette opinion prise en considération, dans toute question ou procédure le concernant » (ONU, 1989, art. 12). Dans ce sens, cette convention a fait émerger un champ d’investigations aussi vaste que méconnu : les récits d’enfants sur leurs expériences vécues. À partir des années 1990, des récits juridiques et scientifiques se sont multipliés dans la défense de la reconnaissance de la parole de l’enfant et de son statut comme sujet des droits. Mais les études centrées sur la manière dont les enfants racontent leurs expériences, parlent de soi, « biographient » (Delory-Momberger, 2019) sont encore rares.

Si, du point de vue de la phylogenèse, l’acte de narrer est à l’origine d’une révolution cognitive qui s’est déroulée il y a 50 000 ans (Harari, 2018), du point de vue de l’ontogenèse cette révolution se produit à l’âge de deux-trois ans, quand « le petit de l’homme “invente” à la fois la phrase, le récit et l’Oedipe » (Barthes, 1966, p. 27). D’après Bruner (1997), c’est par cette habileté cognitive que les enfants apprennent des formes utiles d’interprétation, au moyen desquelles ils entrent dans la culture. Peut-on alors admettre l’émergence de cette capacité de réflexivité narrative, de retour sur soi et de projection, chez l’enfant dès le plus jeune âge? Si oui, comment leur proposer un contexte suffisamment bon pour l’enquête narrative? Pour justifier la proposition de la recherche auprès des commissions d’éthique, il a été nécessaire de discuter les risques et les bénéfices de l’enquête pour l’enfant. En effet, nous avions déjà fait des recherches avec les parents d’enfants hospitalisés et des enseignants qui les accompagnaient, mais jamais avec les enfants eux-mêmes faute d’un dispositif moyennement libérateur d’une parole non contraignante dans des situations extrêmement délicates[1].

Les études visant la centralité de la parole de l’enfant, parmi lesquelles celles de Martine Lani-Bayle (1999) dans le domaine des histoires de vie en formation, se sont développées notamment à partir des années 1990 dans le champ de la sociologie de l’enfance (Corsaro, 2011; Prout, 2010; Qvortrup, 2011), qui marquent cette (r)évolution dans les conceptions de l’enfance comme catégorie générationnelle et de la représentation de l’enfant comme être incomplet, en développement, qui le rendait « invisible » au statut de sujet à part entière. Selon Sarmento et Gouvea, c’est contre « l’invisibilité de la condition sociale de l’enfance » (2008, p. 19) qu’on adopte une épistémologie fondée sur une vision sociohistorique et politique de l’enfant permettant de mieux comprendre son agentivité et la légitimité de sa parole. Or, l’un des plus grands défis pour la recherche biographique avec des enfants est de trouver une méthodologie éthiquement et fonctionnellement adéquate pour recueillir des récits. L’un des présupposés sous-jacents à l’enquête narrative est que l’acte de raconter l’expérience vécue est une action autopoiétique, au moyen de laquelle la personne qui raconte prend distance de la situation vécue et la réinvente, générant par ce mouvement un maintien ou une restauration de l’agentivité. La question était alors de trouver un moyen d’aider l’enfant à raconter ses expériences.

C’est avec Martine Lani-Bayle que nous avons conçu un protocole de recherche (Lani-Bayle & Passeggi, 2014) faisant appel aux quatre caractéristiques universelles de la culture de l’enfance, qui, selon Sarmento (2004), sont la créativité, le ludique, la fantaisie du réel et la réitération. Il s’agissait d’une situation d’interaction triadique imaginaire, mettant face à face l’enfant, le chercheur et un objet tiers (une peluche, en l’occurrence) représentant symboliquement un petit extraterrestre venant d’une planète où il n’y avait pas d’hôpitaux. Alien, nom donné à la peluche, chargé de construire un hôpital sur sa planète, souhaitait que les enfants lui disent ce qu’ils pensaient de l’hôpital. La fonction de l’objet tiers est d’ouvrir un espace d’expression qui s’émancipe du lieu réel d’expression du récit de soi (l’hôpital), dont l’agencement était entièrement dédié au soin et à la gestion des pathologies.

L’enquête narrative avec les enfants faisant l’épreuve de la maladie chronique et de ses traitements fait partie d’un projet de recherche plus large, réalisé en collaboration avec des chercheurs au Brésil, en Colombie et en France[2]. L’objectif était de comprendre les perceptions des enfants, âgés de six à treize ans, sur leur scolarité dans des contextes institutionnels et culturels très diversifiés. Le temps autorisé par le comité d’éthique pour le recueil des récits était limité à une heure. Durant cette heure, différents points étaient abordés, notamment pour collecter des propositions sur l’amélioration des conditions d’accueil à l’hôpital. Le format dédié à l’expression du vécu était restreint par différents facteurs : les ressources attentionnelles des enfants, leurs capacités de concentration, mais également et surtout leur manière de dire et d’exprimer les ressentis, le parcours, les transformations vécues. L’examen des procédés narratifs mis en oeuvre par les enfants au cours de cette recherche est l’occasion de caractériser une forme possible de la démarche d’enquête narrative. Son contexte et les sujets qui s’y impliquent génèrent en effet des formes de déséquilibres singuliers au sein des trois champs de force qui régissent l’épreuve narrative : mise en mots de l’expérience, configuration du récit, format dédié à l’expression.

Contexte et conditions pour le recueil des récits

Depuis 2002, la loi d’orientation au Brésil pour l’éducation spécialisée[3] rend obligatoire l’accompagnement pédagogique dans des cliniques et des hôpitaux recevant des enfants en traitement de santé. Ces institutions peuvent accueillir des enseignants sur une plage horaire de 30 heures hebdomadaires, à la charge de la municipalité ou de l’État. Le problème, dans le cas examiné ici, c’est que les enseignants, n’ayant pas suivi pendant leur formation universitaire de cours spécifiques, comptaient plutôt sur leur créativité et l’écoute sensible des enfants pour mener à bien leurs activités pédagogiques au sein des hôpitaux. Dans le projet-cadre dont il est question ici, nous avons compté avec la collaboration de cinq enseignantes qui, exerçant leurs fonctions dans des hôpitaux, souhaitaient poursuivre leurs études en post-graduation sur cette problématique. C’est ainsi qu’elles ont pu approfondir leurs propres pratiques pédagogiques, dans le cadre de la recherche-action-formation, telle qu’elle est comprise par Pineau (2005). C’est aussi grâce à leur participation que les récits des enfants en traitement ont été recueillis. Le protocole a été utilisé soit dans une petite salle où les enfants suivaient des activités scolaires, soit dans leur chambre.

Analyse à partir de la structure de l’épreuve narrative

Si le recueil des récits a été facilité par le protocole et l’entente entre les enfants et les enseignantes, l’analyse du corpus[4] a posé des questions théoriques et de méthodologie très épineuses concernant la compréhension des récits produits. La question centrale a tout d’abord porté sur les facteurs permettant d’expliquer la brièveté des récits. Nous reprenons ici le micro-récit de Guy (5 ans), qui nous semble très représentatif de l’ensemble du corpus, et permettant de poser la question centrale des analyses concernant la structure narrative : « Un jour, j’ai grandi, et alors… j’ai grandi comme ça [en ouvrant grand les bras]. Eh oui! »

Les constats exprimés dans cette phrase ont amené à réexaminer les conceptions classiques de la structure narrative. Peut-on dire qu’il s’agit là d’un récit? Oui, si nous admettons avec Barthes que « le récit est une grande phrase, comme toute phrase constative est, d’une certaine manière, l’ébauche d’un petit récit » (1966, p. 4). Pour Bakhtine, « Le roman dans son tout est un énoncé au même titre que la réplique d’un dialogue quotidien »[5] [traduction libre] (2017, p. 217). La différence est que le roman est un genre secondaire et que le dialogue quotidien est un genre primaire. Le risque est de banaliser les genres primaires, qui représentent des énoncés concrets, prononcés dans des situations concrètes et dans des buts concrets. Ainsi, pour nous situer théoriquement, nous avons eu tout d’abord recours à une conception minimaliste du récit, telle qu’elle est proposée par Bertaux : « […] il y a du récit de vie dès qu’il y a description sous forme narrative d’un fragment de l’expérience vécue » (2005, p. 14, l’italique est de l’auteur). En effet, les enfants tendent à raconter des fragments de leurs expériences vécues. Pour Delory-Momberger (2012), les humains organisent leurs expériences selon la logique d’une raison narrative dans des processus permanents de biographisation. Dans le dialogue avec la chercheure et l’extraterrestre, il devient évident que les enfants biographient à chaque instant des fragments de leur vie qu’ils jugent importants.

Malgré la pertinence de ces théories, nous avons eu besoin de mieux cerner les formats de leurs récits. Nous nous sommes penchés sur la notion de récit minimal trouvée chez Gerald Prince :

La locution « récit minimal » peut évoquer non pas une entité (le plus « petit » récit du monde) mais une qualité, un adjectif plutôt qu’un nom, un ensemble de propriétés essentielles, de traits nécessaires et suffisants, de conditions minimales pour qu’un objet soit récit, pour qu’une entité soit narrative

2012, paragr. 3

Dans ce sens, Prince rappelle l’option de Genette (1972a, 1972b) :

En écrivant [dans « Discours du récit »] « Je marche, Pierre est venu sont pour moi des formes minimales de récit », j’ai opté délibérément pour une définition large, et je m’y tiens. Pour moi, il y a récit dès qu’il y a transformation, passage d’un état antérieur à un état ultérieur et résultant

Prince, 2012, paragr. 3

Nous retiendrons pour nos propos l’importance de cette jonction temporellement ordonnée des événements comme un indice de narrativité du récit minimal des enfants.

À partir de ces éléments, il est possible de remarquer, tout d’abord, que la brièveté du récit de Guy est proportionnelle à l’intensité de la perception de sa propre transformation subie : « J’ai grandi comme ça. » L’enchaînement des événements, temporellement ordonnés, marque son passage de bébé en enfant. Ce sont des indices de narrativité autobiographique appréhendés par Guy au sein de la culture. Chaque unité (mot) a une fonction spécifique dans la constitution du récit : « Un jour » est la marque canonique du début de l’histoire et l’ouverture vers l’événement à raconter : « j’ai grandi ». « Et alors » annonce sa transformation : « […] et alors, j’ai grandi comme ça. » Le geste avec les bras et le ton de la voix mettent l’accent sur son état actuel : « comme ça ». Finalement, « eh oui! » signale la clôture de l’histoire sur l’expérience vécue. On retrouve ici une succession d’événements reliant un état initial à son état actuel : « Aujourd’hui, je suis un grand, je ne suis plus un bébé, crois-moi, c’est bien vrai. » William Labov (1972), cité dans Prince (2012, p. 190), souligne que les histoires sans intérêt provoquent une foudroyante répartie : « Et alors? » Un bon récit est celui qui parvient à éviter cette question lorsqu’il se termine. La bonne réaction du narrataire serait : « Vraiment? » Cela indiquerait que l’effet provoqué chez le narrataire, dans le cas des chercheures, est plutôt d’empathie envers lui. Toute proportion gardée, cette empathie n’est pas loin des sentiments déclenchés chez les narrataires par le héros romantique qui raconte son devenir dans un roman autobiographique.

Il est possible de dire que cet exercice d’analyse exige de la part du chercheur beaucoup d’attention et d’imagination pour participer activement à la (trans)création de ce qui est éclipsé dans l’énoncé mais mis à jour par l’énonciation. Or cet exercice sur l’incomplétude énonciative, ou sur des énoncés synthétiques, revient à une herméneutique pratique d’inférences dans les interactions sociales, notamment entre des gens qui partagent des histoires communes. Il faudrait approfondir le débat, mais pour le moment nous retiendrons l’idée de récit minimal, en acceptant la possibilité pour l’enfant de biographier, avec douze mots, l’histoire de vie.

Les récits minimaux des enfants en traitement souffrant de maladies chroniques permettent de mieux cerner les enjeux des épreuves et des transformations subies, provoquées par la maladie, et leur manière d’envisager l’avenir. Lorsqu’une maladie chronique, comme le cancer, frappe la vie d’un enfant et de sa famille, elle provoque des ruptures et des déséquilibres dans leurs routines et leurs projets de vie. L’angoisse et la peur de la mort, comme l’affirme Bruner (1997), les obligent à créer de nouveaux récits pour donner du sens à ce qui leur arrive. Pour cet auteur, « la fonction d’une histoire est de retrouver un état intentionnel qui amenuise, ou du moins rende compréhensible un écart vis-à-vis des modèles canoniques » (Bruner, 1997, p. 50).

Épreuve narrative et récit minimal

De manière transverse à ces différentes théories, la notion d’épreuve formulée par Bakhtine, et reprise ensuite dans les travaux de Baudouin (2010), est de nature à expliciter le cadre interprétatif à partir duquel le travail narratif procède simultanément d’un travail d’appropriation de l’expérience, de socialisation du vécu, et de constitution de connaissances. Cette définition de l’épreuve est formulée par Bakhtine dans son ouvrage Esthétique de la création verbale, dans un chapitre intitulé « Problématique et définition » :

L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux –, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité d’une sphère d’échange

1984/2017, p. 293

Comme cela a été dit, selon cette définition, l’épreuve narrative est configurée par trois champs de force : les contraintes générées par la langue, les lois de composition du récit, le format alloué pour l’expression. Pensés à l’aune des micro-récits d’enfants, qui plus est en milieu hospitalier avec comme contenu l’expression du vécu de la maladie, les trois champs de contraintes peuvent être précisés de la manière suivante : l’enfant doit pour formuler son récit conjuguer des capacités langagières, des capacités narratives et des capacités d’expression tenant compte des formats narratifs alloués. Selon les thématiques premières du récit, et selon l’âge du narrataire, les équilibres tensionnels entre les ressources langagières nécessaires pour la mise en mots du vécu, les modes d’agencement du dire et l’espace de réception du discours sont conduits à évoluer.

Ainsi, lorsque le contenu de l’interlocution porte sur la possibilité pour l’extraterrestre de bâtir un hôpital sur sa planète, la narration s’organise à partir d’un vocabulaire quasi fictionnel, qui permet de signifier le vécu et la visée de l’institution du point de vue de l’enfant : « On peut lui dire qu’il faut qu’il y ait un hôpital sur sa planète, parce que sinon, les enfants ne seront pas bien, et être malade c’est mauvais, alors il faut prendre soin d’eux » (Bianca, 6 ans).

L’expression est rendue possible par la médiation de la « peluche extraterrestre » qui permet de prendre en compte la fonction du lieu tout en l’aménageant pour qu’il devienne vivable dans un monde pouvant être habité par l’enfant. « Je vais lui dire un truc. À l’hôpital là-bas, il faut qu’il y ait des jouets, et s’il est possible, pas beaucoup de piqûres. Beaucoup de paix! Beaucoup de joie! Beaucoup de bonheur! » (Murilo, 6 ans).

Chacun des deux passages exprime en peu de mots (moins de quarante) le rapport vécu à l’hôpital, le premier exprimant une nécessité au regard de la maladie, le second un souhait pour qu’il devienne plus vivable, en minorant le nombre de piqûres et en rappelant la nécessité vitale de la présence de jouets. En somme, une visée d’humanisation du soin en santé, dans le sens du respect éthique des conditions d’existence de l’enfant malade, son enfance, sa parole. Pour Bianca, la thématique du traitement est poursuivie par l’expression d’un second rapport de nécessité, cette fois entre le vécu de la maladie et la nécessité des traitements, tout en indiquant la fatigue que ceux-ci génèrent.

L’hôpital est un endroit sympa, on y vient quand on est malade et qu’on a besoin de traitement. On prend des médicaments, beaucoup de médicaments. Parfois même trop, c’est fatigant de prendre des médicaments tout le temps

Bianca, 6 ans

Pour l’ensemble de ces passages, l’éprouvé à partir duquel s’édifie le récit est constitué par le vécu à l’hôpital, depuis les premières hospitalisations jusqu’aux séjours plus longs et plus fréquents.

L’expression des enfants résulte donc d’une synthèse, celle de la somme des épreuves vécues à l’hôpital au contact de la maladie. C’est ce vécu synthétique, somme d’une multiplicité de vécus singuliers, qui sert de référence aux récits et qui exprime la manière et les conditions qui permettent de penser l’hôpital en tant que monde habitable. Raconter et réfléchir sur la vie répond chez les enfants hospitalisés dès le plus jeune âge au besoin de comprendre ce qui leur arrive, la réflexion pouvant se réaliser en une phrase ou dans un très long récit.

Bianca, à six ans, raconte son parcours avec la maladie :

Je viens ici depuis que je suis toute petite, je suis venue parce que j’étais malade, j’avais beaucoup de douleur aux jambes, je pleurais beaucoup. C’est nul de devoir venir ici, mais c’est le seul moyen d’être bien.

Murilo (6 ans) explique la raison pour laquelle il est hospitalisé : « Je suis ici à cause de la maladie et je dois prendre des médicaments qu’on ne trouve qu’ici, pour guérir ces petites taches qui sont sur mon corps. »

Felipe (12 ans) explique également : « Je sais que je suis ici parce que j’ai une leucémie. C’est une maladie qui est dans notre sang, on dirait que c’est grave. C’est pour ça qu’il faut vivre à l’hôpital. »

Les trois passages présentés se rapportent à un vécu de référence d’ordre expérientiel mobilisé selon des procédés distincts. Bianca saisit l’empan temporel complet de la maladie telle qu’elle s’est donnée à vivre à partir des premiers signes jusqu’à aujourd’hui. La phrase compresse en très peu de mots la totalité de la durée du vécu de la maladie, tout en y décrivant des dimensions qualitatives et expérientielles. Murilo fonde son récit à partir de la situation vécue au présent, en expliquant les raisons de sa présence, en précisant de manière descriptive les formes de manifestation de sa maladie. Quant à Felipe, âgé de douze ans, soit le double de Bianca et Murilo, il mobilise des ressources langagières lui permettant de nommer sa maladie, tout en produisant un diagnostic au regard de ce qu’il connaît des conséquences possibles sur le devenir. Ici, de nouveau, les passages sont extrêmement brefs. Ils condensent dans des rapports logiques différentes dimensions (le soi, le vécu de la maladie, le devenir, les règles de l’institution) selon une forme narrative synthétique et épurée.

Les capacités narratives relatives à l’expression du vécu à l’hôpital s’étayent avec l’âge et la durée des traitements. L’apprentissage résultant de l’expérience de la douleur est un aspect qui se trouve alors progressivement intégré aux récits :

Je trouve les piqûres pires que la douleur. Mais, je pense aussi que cette douleur n’est là qu’une seule fois, l’autre douleur reste là et ne passe que si on prend des médicaments

Miguel, 10 ans

Ici, ce n’est pas sympa, parce que tous les jours, ils mettent ce bout de caoutchouc, ici, dans mon bras et ça fait mal, ça fait mal à la veine, je pleure et après ça passe […] la nuit j’ai de la fièvre et j’ai froid alors, il vient beaucoup de monde me voir, on me donne un médicament pour la fièvre, je me couvre et le froid s’en va, alors, je n’ai plus de fièvre et je peux m’endormir

Murilo, 6 ans

Ces deux passages expriment de manière remarquablement précise la douleur, dans ses modes de manifestation, ses rythmes d’apparition, l’effet des traitements, les formes d’intensification et d’apaisement en relation avec les sensations corporelles. Les deux récits expriment l’expérience de la maladie de manière quasiment brute, à partir de vécus qui réfèrent à des moments singuliers et situés, ce qui permet l’entrée dans un régime narratif descriptif d’ordre phénoménologique (Petitmengin, 2010). Les récits sont marqués par l’immédiateté de l’expérience telle qu’elle se donne au souvenir, ces vécus traumatiques venant, du fait de leur intensité, interrompre la succession pour fixer la mise en mots sur l’instant. C’est ce qui transforme les modes de composition du récit, les faisant passer d’un mode narratif à un mode descriptif.

À l’inverse, une thématique invite les enfants à se projeter dans le temps, dans un après, spécialement lorsqu’ils sont invités à parler des enseignements qu’ils suivent à l’hôpital.

Quand je suis arrivée ici, je ne pouvais même pas sortir du lit, alors mes maîtresses jouaient avec moi. Je suis heureuse parce que j’apprends des choses. J’aime l’école et ça me manque et c’est chouette d’avoir une maîtresse ici. Elles sont bien et elles font des fêtes, alors quand ça arrive, l’hôpital devient meilleur!

Bianca, 6 ans

Le médecin m’a dit que je ne devais pas étudier cette année, mais ma maîtresse, ici, elle m’a dit qu’elle va m’aider et ma mère m’a dit qu’elle allait m’inscrire pour que je ne rate pas l’année. J’aime bien ça, parce qu’au moins, les enfants peuvent étudier et je ne vais pas rater l’année ou la redoubler

Felipe, 12 ans

L’expression sur cette activité d’enseignement conduit Felipe et Bianca à temporaliser le vécu à l’hôpital, ce vécu étant alors envahi par l’épreuve de la maladie, pour le réinscrire dans la durée de leur parcours de vie. Deux rapports au temps sont alors exprimés : pour Bianca, l’enseignement produit un espace apaisant, telle une oasis au sein de l’hôpital. Ce vécu est appréhendé dans sa dimension immédiate, inclus dans le temps de l’hospitalisation. Pour Felipe, ce temps d’enseignement le conduit à se projeter dans un après, voire à se maintenir dans le rythme de la scolarité qui concerne les enfants de sa génération.

Mettre la marche du temps au centre de leur épreuve devient ainsi dans leurs récits une manière d’expliquer ou de justifier le passage obligé par l’hôpital. Dans son récit de trente-trois mots, cité plus haut, Murilo relie dans la narration le passé et l’avenir, mettant en évidence la dynamique d’un mouvement rétrospectif de nature causale (« à cause de la maladie »), un mouvement prospectif, marqué par la finalité de l’hospitalisation (« pour guérir ces petites taches »), et un mouvement inchoatif (« je suis ici ») ancré dans le présent. L’émotion qui traverse l’intrigue montre que la prise de conscience d’une figuration de soi s’accompagne chez les enfants de rapports qu’ils perçoivent entre leur corps et la marche du temps, c’est-à-dire de l’entrée à l’hôpital à la possibilité de le quitter.

Pour Bakhtine, « la langue pénètre dans la vie au moyen des énoncés concrets qui l’actualisent, et c’est aussi au moyen d’énoncés concrets que la vie pénètre dans la langue » (1984/2017, p. 282). Lorsque nous considérons les récits minimaux des enfants comme des énoncés concrets reliés à un contexte historique spécifique – l’hôpital –, renvoyant à des conditions concrètes spécifiques – l’épreuve de la maladie vécue dans des corps fragilisés –, la parole de l’enfant sur le vécu de la maladie gagne toute sa valeur en termes de légitimité et de validité sociale. En effet, lorsqu’il s’agit des politiques publiques de santé s’adressant à l’enfance, nous pouvons reprendre la question posée par Thievenaz et al. : « Comment élaborer des dispositifs d’éducation ou d’accompagnement thérapeutique [ou éducationnel] sans avoir caractérisé au préalable des activités concrètes et situées mises en oeuvre par le public qui en est le destinataire? » (2013, p. 48). C’est dans ce sens que les recherches qui mobilisent les récits des enfants souffrant de maladies chroniques peuvent contribuer à une visée plus concrète et moins théorique des questions qui s’imposent dans les soins thérapeutiques.

Comme nous l’avons signalé dans d’autres articles (Passeggi et al., 2014), le recours à la réflexion narrative chez l’enfant tend à transformer ses rapports avec la maladie, l’hospitalisation et même avec la mort. Cela devient plus évident lorsqu’on compare les récits des enfants en début de traitement et ceux qui ont un historique plus long. L’hypothèse est que cette familiarité avec la maladie compte davantage que leur âge. Cela devient évident dans les récits de Bianca, âgée de 6 ans, dont la maladie l’a fait vivre hospitalisée durant des années. Ainsi, les enfants en début de traitement parlent davantage de leur famille, de l’école, et se rapportent souvent aux souffrances physiques, concernant les symptômes, les nausées qui persistent, par exemple, après une séance de chimiothérapie. Ces épreuves vont, progressivement, leur permettre de mieux comprendre les réponses de leur corps, fragilisé par les traitements. En revanche, ceux qui ont une histoire plus longue font plutôt référence à la vie à l’hôpital. Ils expliquent dans leurs récits les apprentissages avec l’expérience de la maladie, en ayant recours à un lexique spécialisé pour décrire les symptômes et les effets des médicaments, ce qui peut permettre de dire qu’ils développent une expertise.

Par ailleurs, il est remarquable d’observer comment certains de ces enfants qui sont déjà hospitalisés accueillent à l’hôpital ceux qui y arrivent. L’interaction entre eux, le personnel soignant, leurs mères et leurs professeurs va permettre la création des réseaux de collaboration entre eux. Ces réseaux fonctionnent en effet à partir de stratégies de solidarité axées sur des rapports de l’ordre du sensible, comme le racontent Miguel et Bianca :

J’aime aider les autres enfants à prendre des médicaments. Il y a des enfants qui pleurent beaucoup, ils ne sont pas encore habitués ici, mais j’y suis, c’est pour ça que je les aide et ma mère aussi

Miguel

J’aime bavarder et jouer avec les autres enfants. Il y en a qui pleurent parce qu’on leur fait des piqûres. Moi aussi je pleure, mais pas beaucoup

Bianca

Ainsi, lorsque les enfants racontent qu’ils se sentent capables de prendre soin des autres pour les aider à participer aux rituels d’initiation à la culture hospitalière, ils se construisent des figures de soi comme des « pairs aidants » dans un contexte culturel propre à celui de l’hôpital. D’après Brockmeier et Harré, « les récits opèrent avec des formes de médiation extrêmement mouvantes entre l’individu […] et le modèle généralisé de la culture. Vus de cette manière, les récits sont en même temps des modèles du monde et des modèles du self » (2003, p. 533).

La narration à l’épreuve du récit minimal

Comme cela a été précédemment présenté, l’enquête narrative mobilise la narration du vécu afin d’appréhender et de comprendre les phénomènes éprouvés par le sujet qui en fait l’expérience. Les données de recherche qui en résultent peuvent alors être caractérisées selon deux plans : (1) les contenus expérientiels rendus accessibles du fait du travail langagier et narratif; (2) les procédés narratifs eux-mêmes, qui sont indicateurs du rapport à l’expérience du narrateur, ces indicateurs pouvant se caractériser par les manières de dire, le périmètre du dire, ce qui est véhiculé grâce au dire (sphère du cognitif, du sensible, du kinésique…).

L’examen du contenu expérientiel ayant été présenté dans le cadre de la section précédente, il devient possible maintenant d’examiner la spécificité du travail narratif à partir des micro-récits proposés. Afin de les situer au regard de la théorie de l’épreuve narrative bakhtinienne, un premier point à considérer porte sur le champ tensionnel entre les trois pôles : langage/mise en mots du vécu; intrigue/composition du récit; format/contexte de l’expression et de la réception. La singularité de la pratique du récit minimal, comme celle des small stories (Patron, 2020), est d’affronter les trois champs de l’épreuve à partir de conjonctions spécifiques : il s’y opère en effet un processus de condensation par resserrement du périmètre du dire qui influe de manière directe sur les équilibres tensionnels. Il en résulte un propos extrêmement synthétique, permettant une gestion économique des ressources langagières, qui trouve sa pertinence du fait de l’âge et du vécu des narrateurs (dans l’étude, les enfants faisant l’épreuve à la fois de la maladie et de l’hospitalisation), mais également du format narratif alloué : le monde hospitalier marqué par ses rythmes hétéronomes au sujet, la configuration particulière des échanges pouvant s’y dérouler focalisant de manière dispositionnelle sur des contenus relevant de la santé. En effet, et cette observation oriente vers les dimensions sensibles et potentiellement tragiques du vécu des enfants dont les passages sont ici rapportés, l’intrigue qui constitue le mode opératoire de la tension narrative (Baroni, 2012), soit ce qui met en sens en produisant une forme d’intensité qui assure la fermeté configurante du récit de soi, est recentrée sur le vécu de la maladie et ses conséquences potentiellement fatales. Lorsque le devenir devient incertain, c’est la force configurante de l’intrigue qui se trouve momentanément ou durablement altérée. En d’autres termes, la déperdition du vital générée par la maladie comporte potentiellement pour effet d’amoindrir la capacité de la mise en intrigue à induire une tension narrative, soit une cohésion des faits vécus dans l’histoire du sujet. Entre « fait et fiction » (Lavocat, 2016) ou, plus précisément, entre faits et interprétation, dans le cas de maladies survenant dans le très jeune âge, c’est la force des faits bruts qui impose la grammaire narrative et qui la dissout dans le seul principe de succession, aux dépens de la capacité configurante de l’intrigue. Cette hypothèse n’est cependant pas certaine. En interroger la pertinence, c’est chercher à caractériser la manière dont la tension narrative générée par l’intrigue peut constituer un indicateur de l’agentivité du narrateur. En effet, cette tension est révélatrice du rapport au temps vécu par le narrateur : elle traduit la nature dynamique des processus d’attente, les étayages ou déstructurations des dynamiques d’anticipation, les formes de projection vers l’avenir qui fournissent potentiellement un horizon d’ordre téléologique aux récits.

Or, dans les passages présentés, les récits sont configurés à partir du vécu à l’hôpital. Peu traduisent l’attente, que cela soit de sortie ou de rétablissement. Les récits sont centrés sur le vécu intrahospitalier, avec la maladie, ou à la suite de l’administration de traitement. Est-ce à dire que les récits sont dépourvus d’intrigue? Il semble plutôt que ces récits s’inscrivent dans ce que Baroni nomme l’« intrigue minimale », qu’il définit de la manière suivante :

L’intrigue minimale apparaît ainsi comme une expérience limite à partir de laquelle une perspective temporelle s’ouvre et esquisse les contours incertains d’un passé, d’un présent ou d’un avenir qui se caractérisent par une forme d’inachèvement provisoire et par une saillance qui affecte le sujet. Il s’agit d’une expérience dynamique au sein de laquelle les structures cognitives sont ébranlées parce qu’elles se heurtent à une forme quelconque de réticence, à des événements sur lesquels le sujet n’exerce qu’un contrôle partiel

2012, paragr. 28

Il résulte de cette définition plusieurs aspects qui permettent de spécifier la fonction du récit minimal dans la recherche conduite auprès des enfants hospitalisés. Le premier d’entre eux concerne la désignation d’une expérience limite qui transforme le rapport au temps et recentre les horizons d’attente à la période de maladie caractérisée par une fragilité structurelle du vécu et du soi. Il en résulte une temporalité étale, marquée non pas par une intrigue qui configure de manière paradigmatique les événements advenant dans le cours de la vie, mais une intrigue granulaire et aspectuelle : vécu du corps, effets du traitement, fréquence des piqûres, moments de fatigue… Il résulte également de cette succession de micro-intrigues une forme de récit qui condense le sens à l’échelle des périmètres de chaque événement, cette grammaire narrative étant produite par un narrateur dont l’agentivité est réduite mais qui, par la mise en sens temporelle des moments d’épreuve, manifeste une capacité à endurer qui témoigne de sa force d’inscription dans l’existence.

En conclusion

L’enquête narrative a été définie en relation avec la notion d’épreuve comme une modalité à partir de laquelle l’expérience trouve à se dire grâce aux ressources langagières, aux capacités narratives et aux formes permettant son expression et sa réception. Cette forme d’enquête qui sollicite l’expression du vécu en première personne (Depraz, 2011) s’accomplit dans différentes formes de récits : récits de vie, micro-récits, small stories, microphénoménologie… Ce qui fait le sol commun de ces différentes formes de récits, c’est la visée expérientielle, soit le vécu à partir duquel s’édifie la narration. Il s’agit d’un élément déterminant pour penser l’épistémologie de l’enquête narrative : cette approche de l’enquête permet de porter au langage l’expérience vécue, la mise en mots produisant un discours et/ou un texte qui donne accès aux phénomènes tels qu’ils ont été éprouvés, et tels qu’ils ont trouvé à se dire via l’activité narrative.

Les données résultantes de l’enquête narrative permettent donc d’appréhender et d’examiner les modes de donation de l’expérience et les modes de constitution des points de vue à partir desquels le vécu est interprété et l’existence pensée par le sujet. Les procédés d’examen de ces données doivent donc articuler et conjoindre deux niveaux distincts : le contenu du vécu, mais également les ressources, les procédés et les formats narratifs qui permettent le passage de l’expérience au langage et la configuration du vécu en récit. Pour examiner ce deuxième niveau, différents aspects doivent être pris en considération : l’examen peut porter sur les procédés de la mise en mots eux-mêmes, sur les formes de configuration en fonction de la manière dont l’intrigue se noue au cours de la composition narrative, sur les modes d’expression en fonction des contextes de réception du récit. C’est ce que nous avons proposé d’étudier dans cet article, grâce aux récits des enfants dont la puissance est manifestée dans le cadre de récits minimaux.

La formalisation de ces éléments permet de forger différents repères méthodologiques pour la conduite de l’enquête narrative, l’enjeu étant d’agir sur les trois champs qui caractérisent l’épreuve pour le narrateur. Afin d’accompagner la mise en mots de l’expérience, une vigilance particulière est requise afin que la mise en mots s’opère à partir des registres langagiers du narrateur. Ce premier repère conduit le chercheur à s’abstenir de proposer du contenu ou des manières de dire au cours de l’enquête. Le second repère concerne les modes de composition du récit. Il s’agit ici, par les consignes, le temps alloué, mais également par le contrat, les questions et les relances adressées, d’orienter la narration vers l’expression des faits vécus, si possible en visant leur temporalisation, puis en modulant afin d’obtenir des détails sur ce qui permet, du point de vue du narrateur, d’associer ces faits en un tout qui constitue l’histoire racontée. Cette visée est à aménager en fonction des contextes, du public, et du relief expérientiel des vécus qui sont portés au langage. Solliciter l’expression du vécu d’enfants hospitalisés faisant l’expérience de la maladie suppose d’aménager un cadre pour que l’expression s’opère, en modulant le niveau d’exigence entre le narratif, le descriptif et l’allusif. Le respect strict des modes de composition du récit et des modulations de la tension narrative au cours de l’expression permet d’accéder par le langage aux dynamiques d’agentivité du sujet, telle qu’elle s’est maintenue au cours de l’épreuve de vie, et telle qu’elle se restaure au cours de l’épreuve narrative.