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Introduction

Comment faire une recherche dans le nord de l’Irak, région autonome kurde qualifiée de quasi-État (« Quasi-State », Natali, 2010) et située au croisement d’une zone géographique politiquement instable dans un contexte autoritaire? Les imprévisibles développements de la violence fragmentée générés par les guerres d’Irak (2003) et de Syrie (2011) m’avaient un temps retenu de m’y rendre. En outre, l’hégémonie politique, exercée par les deux partis tribaux traditionnels – le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) – depuis plusieurs décennies et rendue opératoire dans les trois gouvernorats (Dohuk, Erbil et Suleimaniyeh) de la province kurde depuis les années 1990, grâce à un soutien américain et britannique, laissait présager des difficultés d’accès aux interlocuteurs et à une parole libre. Toutefois, la passionnante recherche de terrain, conduite par un collègue géographe dans le nord de l’Irak (Roussel, 2014) et les contacts qu’il pouvait mettre à ma disposition m’ont finalement convaincu de m’y rendre afin d’y effectuer ce qui devait initialement être une première étape de recherche.

En tant que spécialiste de la région moyen-orientale arabe, du Liban en particulier (Meier, 2008, 2016), mais aussi des enjeux de frontières régionaux (Bocco & Meier, 2005; Meier, 2013, 2018), je touchais avec ce nouveau terrain à une zone géographique et linguistique relativement inconnue. Ce déficit d’accès au terrain matérialisé par l’absence de toute référence linguistique – le kurde est une langue indo-européenne et non pas sémitique comme l’arabe même si, en Irak, il s’écrit en lettres arabes – apparaissait pour moi comme le principal obstacle à la connaissance. Un second obstacle qui s’annonçait plus mouvant et imprévisible était celui de l’instabilité politique et donc de la sécurité. En 2013, au moment de m’y rendre, la situation au nord de l’Irak était pour le moins tendue entre la capitale fédérale Bagdad et Erbil, capitale de la région autonome kurde reconnue par la nouvelle Constitution post-baathiste (2005). Il s’agissait en particulier d’un différend territorial concernant l’autorité politique sur des régions situées à la lisière des trois gouvernorats kurdes (Dohuk, Erbil et Suleimaniyeh), à l’intérieur du territoire irakien. Comptant une surface d’environ 30 000 km2, ces « zones disputées » (disputed territories) sont revendiquées par Erbil sur la base d’une population résidente majoritairement kurde en raison d’une politique de dé-arabisation mise en place par les autorités kurdes pour rectifier la politique d’arabisation baathiste qui s’est étendue des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990, mais aussi en raison de leurs ressources conséquentes en hydrocarbures (Bartu, 2010).

Sur le terrain, les troupes de l’armée fédérale et l’armée kurde (Peshmergas) semblaient toutefois faire bon ménage dans une sorte d’entente tacite pour patrouiller ensemble ou séparément dans ces régions disputées. La saillance de la tension sécuritaire s’énonçait davantage comme une menace diffuse dans les villes de Mossoul et Kirkuk, toutes deux situées à environ 90 km d’Erbil, respectivement à l’ouest et au sud, où des attentats suicides prenaient pour cible les forces de sécurité irakiennes. Une troisième difficulté de ce terrain, liée à la précédente, résidait dans la brièveté (un mois) de la fenêtre d’opportunité temporelle dévolue à cette recherche initiale du fait de la volatilité sécuritaire et d’autres contraintes académiques. Amplifiant cette brièveté, ce terrain irakien n’était pas balisé par des contacts et des repères préalables comme l’était devenu mon terrain libanais à force d’y retourner depuis 15 ans, et nécessitait donc un temps d’adaptation (normes, comportement, réseau, connaissance des micro-enjeux). À tout cela venait s’ajouter une connaissance encore lacunaire de la littérature scientifique portant sur l’Irak et sur sa région kurde, et la relative rareté des ressources académiques alors à disposition en 2013 portant précisément sur les zones disputées entre Bagdad et Erbil (Anderson & Stanfield, 2009; Bartu, 2010; Bengio, 2012; Natali, 2010; Roussel, 2013; Wolff, 2010; Zedalis, 2012).

Au-delà de ces considérations conjoncturelles, l’enquête dans laquelle je me lançais et qui avait pour questionnement les raisons de la non-résolution du différend sur les zones disputées soulevait une série d’enjeux méthodologiques davantage structurels et inhérents à l’élaboration d’une recherche en terrain difficile. En suivant le fil de l’enquête en train de se faire, je me propose d’entreprendre une analyse autoréflexive à partir du repérage des embuscades méthodologiques et des difficultés éthiques auxquelles un tel terrain expose le chercheur. Qualifiée de « situation limite » par Amiraux et Cefaï (2002), ce type de situation[1] sur le terrain articule en effet « les difficiles transactions avec soi-même, avec les enquêtés et avec leurs mondes… » (paragr. 10) montrant ainsi combien il convient d’effectuer un aller-retour permanent entre le sujet et l’objet. Ce récit entend aussi discuter en quoi les expériences accumulées sur d’autres terrains au Moyen-Orient sont, dans une certaine mesure, utiles ou pas pour faire face aux difficultés et aux surprises d’un nouveau terrain. Après un bref rappel de la problématique, l’article suit le chercheur pas à pas dans son enquête permettant de rendre compte d’enjeux, de méthodes et de bricolages inhérents à la recherche en sciences sociales. Une dernière partie reviendra sur l’éthique de la pratique et sur les enjeux sécuritaires attachés à un contexte autoritaire, avant de conclure sur les apports et les limites des expériences antérieures en terrain difficile.

Entrée en matière

La recherche que j’ai conduite au Kurdistan irakien au début de l’hiver 2013-2014 avait pour objectif d’enquêter dans les zones dites « disputées » à partir de l’intuition que les enjeux de frontières dans cette partie du Moyen-Orient comportaient une dimension alors encore inexploitée ailleurs dans mes enquêtes précédentes, celle des énergies fossiles (gaz, pétrole). Cette dimension était susceptible de peser dans l’irrésolution du différend frontalier interne entre les autorités centrales à Bagdad et les autorités autonomes de la province kurde à Erbil. Mes récents investissements alors dans les théories des border studies m’avaient ouvert à de nouveaux horizons d’enquête et à un domaine d’objet peu exploré au Moyen-Orient (Bennafla, 2015; Brandell, 2006; Del Sarto, 2017; Kaufman, 2014; Newman, 2012; Vignal, 2016), à fortiori dans un environnement social où la vie quotidienne était en lien avec les ressources pétrolières. Là où la question des hydrocarbures, encore à l’état de ressources potentielles, buttait sur un différend sur le tracé frontalier dans des zones maritimes entre le Liban et Israël, elle prenait une tournure autrement territoriale, immédiate et concrète au nord de l’Irak et ne semblait pas se limiter à un différend de position, mais englobait un rapport identitaire liée au territoire et à une expérience historique spécifique, celle des Kurdes. Ainsi, l’un de mes premiers contacts locaux m’a rapidement fourni une série de repères quant aux perceptions locales des enjeux politiques et identitaires : une lutte existentielle pour la reconnaissance complète du droit des Kurdes sur un territoire permettant d’y puiser les ressources pour y vivre, après en avoir été privé et spolié par l’Occident et « les Arabes ».

Là résidait peut-être un des premiers enjeux liés à un terrain en tension, celui du fort contentieux identitaire lié au territoire, dont le cas palestinien fournit un exemple connu au point d’être classique : comme l’exprimait l’un des chercheurs qui ont réfléchi à ce problème, il existe une sorte de surdétermination du terrain et de sa définition implicite (Romani, 2007), ce qui en Irak se traduisait par une omniprésence de la violence et une médiatisation de la situation sous un angle bien souvent géopolitique. Ainsi, au nord de l’Irak, la question kurde avait fini par s’énoncer par opposition aux affrontements avec les groupes djihadistes qui avaient largement structuré la perception des enjeux et défis auxquels l’Irak était confronté depuis la seconde guerre d’Irak (2003). De ce premier prisme en découlait un second qui, sous couvert de traiter la question du partage des hydrocarbures et des enjeux identitaires attachés aux territoires, introduisait un biais significatif dans l’approche du conflit à partir de la clé de lecture de la confrontation arabo-kurde (Bengio, 2012; Romano, 2014). En résumé, le fait de présupposer que des acteurs arabes irakiens soient marqués par une culture de la violence (Al-Rashid & Méténier, 2005) ou que des acteurs chiites soient mus par un corporatisme flagrant (Dodge, 2013) traversait une littérature qui faisait de la défense « des Kurdes » un réflexe quasi évident. Ceci avait pour risque subséquent de regarder la société kurde d’Irak comme relativement monolithique indépendamment de la division partisane visible au nord de l’Irak entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), sans compter l’acteur kurde transnational, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

L’histoire kurde dans la région possède une matrice commune, le Traité de Sèvres (1920) et sa non-application, qui exerce parfois une surdétermination analytique dans les différentes trajectoires nationales politiques kurdes au XXe siècle. Il semble toutefois clair que les spécificités « nationales » dans chacun des États nationaux où les Kurdes se sont retrouvés en minorité (Syrie, Turquie, Irak, Iran) ont généré des trajectoires propres. En Irak, l’emprise du tribalisme sur le politique est manifeste dès l’avènement de la dynastie des Barzani au début du XXe siècle, avec de nombreux soulèvements contre la puissance britannique puis la création, en exil, du Parti démocratique du Kurdistan (1946) et le retour du clan Barzani après la chute de la monarchie en 1958 et l’amnistie décrétée par le général Kassem. L’emprise du clan tribal des Barzani sur le nord de l’Irak actuel est antérieure à la présence britannique dans la région. Et donc, l’autorité de ce clan rejaillit sur le PDK après sa création et surtout après le retour de Mustafa Barzani d’exil, qui en prend la présidence dès 1959. La scission politique de Jalal Talabani, ancien lieutenant de Barzani, qui eut lieu en 1964, permit la territorialisation de son parti dans le gouvernorat de Suleimaniyeh en raison de l’ancrage local de l’inspirateur de ce mouvement, Ibrahim Ahmed, et de Jalal Talabani. Par opposition, les Barzani sont issus d’un village situé entre Dohuk et Erbil, à cheval sur les deux gouvernorats éponymes du nord du Kurdistan irakien. Si la territorialisation politique des deux premières formations recoupe les gouvernorats respectifs de Dohuk et Erbil (PDK) et Suleimanieh (UPK), le PKK a lui eu tendance à utiliser les monts de Qandil et la zone frontalière turco-irakienne comme base arrière dans ses affrontements avec l’armée turque avant de se déployer dans les montagnes de Sinjar et la région du district de Makhmour lors de l’épisode de l’État islamique (Roussel, 2014).

Sur le plan scientifique, force est de noter que la défense du projet kurde a trouvé dans le quasi-État (Natali, 2010), formé par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dès la promulgation de la Constitution post-baathiste de 2005, un réceptacle à une lecture de l’histoire rendant justice notamment aux forces extérieures ayant favorisé l’émergence de cette entité (Bengio, 2012). Le développement de celle-ci a eu lieu en contre-point d’un État irakien post-baathiste largement gangréné par les dérives autoritaires du premier ministre d’alors, Nouri al-Maliki (Romano, 2014). À cette lecture s’oppose une vision fondée moins sur les actions des acteurs et davantage sur les processus historiques, notamment celui de l’État irakien et de son inachèvement, afin d’expliquer la fragmentation politique et les errements (Davis, 2005) en n’oubliant pas de souligner l’effet déstabilisateur de l’occupation américaine (Arato, 2009) et l’effet délétère de la nouvelle Constitution « communautarisée » qui a déplacé les Kurdes d’une position de marginalité vers une forme de centralité politique et institutionnelle (Bozarslan, 2006).

Cette prédéfinition polarisée du terrain nord-irakien tendait à exercer un effet de distorsion analytique à priori dont j’ai dû chercher à me débarrasser. Si cette attitude de rupture avec les idées préconçues est commune à tous les terrains, elle est en quelque sorte redoublée sur les terrains conflictuels. Fort heureusement, mes expériences antérieures sur d’autres terrains moyen-orientaux (Liban, Syrie, Jordanie, Palestine), où des interprétations conflictuelles se font face et tendent à politiser les explications scientifiques, m’avaient préparé à une attitude de distanciation par rapport aux registres argumentatifs militants ou idéologiques. Ma socialisation à la recherche m’a en quelque sorte prévenu des chaussetrappes pouvant surgir dans ce type de terrain d’étude. Toutefois, il m’a fallu penser ma pratique de recherche à plusieurs reprises, dans un effort autoréflexif ou d’objectivation du sujet objectivant, pour parler comme Bourdieu (1993), afin de comprendre mon environnement. Dans cette tâche, j’ai été aidé par au moins trois acteurs clés : un interprète, qui a aussi fait office d’intermédiaire et de chauffeur/guide dans les zones disputées, un contact académique à Suleimaniyeh et un journaliste critique, ci-après dénommé O., plutôt proche de la formation politique montante de l’époque, le Goran (« mouvement pour le changement ») qui a été fondé en 2009 afin de lutter contre la monopolisation du pouvoir par les deux formations tribales PDK et UPK et qui venait alors de remporter 24 sièges au Parlement régional du Kurdistan irakien.

Observer et écouter en terrain miné

Armé de mes expériences antérieures, d’une dose d’optimisme et d’une très forte envie de comprendre ce qui se jouait alors dans cette partie du Moyen-Orient, je m’en suis remis à deux pratiques, observer et écouter, qui ont fait leurs preuves pour autant qu’on évite quelques écueils simples. Arborio et Fournier (1999) en signalent deux : l’empirisme naïf qui reformule savamment un discours indigène ou prend parti dans les enjeux étudiés et l’empirisme feint qui peut servir de façade à un essayisme subjectiviste. Bien loin de cela, l’empirisme de l’observation directe consiste « en l’exercice d’une attention soutenue pour considérer un ensemble circonscrit de faits, d’objets, de pratiques, afin d’en tirer des constats permettant de mieux les connaitre » (Arborio & Fournier, 1999, p. 7).

L’entrée sur le terrain s’est effectuée par l’intermédiaire de ce collègue français géographe, habitué à des conditions de recherche un peu plus « terrain » que ce que j’avais anticipé. De fait, j’ai été introduit auprès d’un groupe de chercheurs kurdes (géographes, historiens, politistes) qui résidaient dans un dortoir où les tapis persans à même le sol tenaient lieu de matelas. On m’y a fait une place avec une certaine bienveillance. J’ai fait comme tout le monde et ai suivis les rituels du lever, du petit-déjeuner commun fait de galettes, de thé chaud et de discussions animées qui me restaient malheureusement inaccessibles lorsqu’elles se déroulaient en kurde, et de la douche le soir avec des discussions sur les relations hommes-femmes. Fort heureusement pour moi, cinq des sept chercheurs alors présents parlaient français – une équation qui changea au fur et à mesure des départs et des arrivées d’autres chercheurs. Dès les premiers matins, j’ai pu me faire traduire certains débats qui, à l’époque, tournaient autour de deux sujets principaux : la possible indépendance du Kurdistan irakien, déjà à l’ordre du jour parmi le leadeurship kurde (PDK) dominant l’arène politique à Erbil, et les attentats répétés et sanglants qui, semaine après semaine, venaient assombrir les visages et soulever une réplique commune : « Tout ça, c’est la faute du gouvernement central et des groupes islamistes », ce qui voulait dire en terme poli que la faute de cette instabilité incombait « aux Arabes », chiites ou sunnites, peu importait, comme me l’expliqua l’un des cinq interlocuteurs francophones.

C’est en tentant de prendre le contrepied de ce qui me semblait un raccourci terriblement stigmatisant que j’ai découvert combien le sentiment nationaliste kurde était fort, même parmi ces chercheurs des sciences sociales. Ce premier constat ne m’a surpris qu’à moitié, les quelques travaux (Amiraux & Cefai, 2002; Nordstrom & Robben, 1995; Robben & Suarez-Orozco, 2000; Romani, 2007; Tamari, 1994) portant sur les chercheurs en science sociales dans la région du Moyen-Orient et leur positionnement vis-à-vis des autorités politiques, compte tenu de la nature autoritaire de ces dernières et du type d’enseignement peu réflexif auquel ils ont souvent été habitués, ayant montré combien il est rare et socialement couteux pour les individus de soutenir des positions critiques non nationalistes dans pareil environnement (Romani, 2016). À l’occasion de ce débat, j’ai découvert que P., l’un des chercheurs locaux de la chambrée, était un « référent » du PDK lorsqu’il m’a pris à part afin de m’« expliquer » les enjeux du Kurdistan irakien. Apprenant d’où je venais en Europe, il m’a fait savoir, dans un français presque sans accent, qui il était en me tendant sa carte de visite, et qu’il avait dirigé une antenne locale du PDK dans ma ville d’origine. Il me signifia aussi que je pouvais lui demander conseil et de lui fournir des contacts, et qu’il serait content de savoir où j’allais et qui j’allais rencontrer durant mon séjour.

Cette découverte transforma ma perception de notre chambrée et des interactions qui s’y déroulaient, de la hiérarchie implicite qui se manifestait en sa présence et, à l’inverse, de l’ambiance plus détendue qui régnait en son absence. Cette nouvelle donnée sur mon environnement domestique a induit deux transformations : la façon de lire cet espace comme un champ de force avec sa hiérarchie, ses fluctuations et ses outsiders, et la façon de me comporter dans cet espace. En un mot, je me suis mis un peu en retrait en écoutant, en observant et en posant quelques questions. Je ne parlais de ma recherche et de possibles entretiens qu’en tête-à-tête avec un ou deux chercheurs qui étaient membres de l’équipe de recherche de mon collègue français géographe. En outre, j’évitais de rester seul en présence de P. pour ne pas devoir dissimuler des choses ou des analyses s’il venait à me poser des questions sur ma recherche – ma posture de prudence dans ce domaine consistant à éviter d’informer tout organe politique de ce que j’effectuais afin d’éviter tout type de parasitage, notamment sur la production de données[2]. Je n’excluais toutefois pas de reprendre contact avec P. le moment venu, vers la fin du séjour, afin de rencontrer des officiels du parti pour recueillir leurs vues sur l’état du conflit avec Bagdad au sujet des régions disputées. Ce que je n’ai pas pu faire de cette façon, P. n’ayant plus reparu à la chambrée après deux semaines.

Rapidement, sur le terrain, j’ai été introduit par mon ami géographe français auprès de O., un journaliste de la presse écrite bien connu dans l’univers médiatique pour ses prises de position tranchées et par ailleurs proche de l’opposition Goran (voir ci-dessus) lors d’un diner à son domicile où je rencontrais plusieurs élites politiques d’opposition (parti Goran), des personnalités de l’Université d’Erbil ainsi qu’un nombre conséquent de Français proches des milieux de l’Institut français. Ce premier contact avec O. m’a permis de le rencontrer ultérieurement en tête-à-tête dans un lieu public de la périphérie de la ville qu’il m’indiqua et où visiblement il avait ses quartiers. Pour lui, le champ politique du GRK était caractérisé par une forme d’autoritarisme paternaliste que se partageait alors clairement le PDK et l’UPK sur les trois gouvernorats du nord de l’Irak, le clan Barzani monopolisant les leviers du pouvoir à Erbil. Les organes de contrôle étaient donc à la manoeuvre pour quadriller et patrouiller une société déjà polarisée par des dizaines d’années d’affrontements quasi tribaux entre ces deux formations politiques rivales. L’entrée en scène de Goran, m’expliqua O., après une scission d’avec l’UPK en 2009, tendait à en faire la seule force progressiste réformatrice et anticorruption du champ politique local. Or, m’a dit O., être dans l’opposition dans cette région d’Irak voulait dire être harcelé, surveillé, et donc à la merci d’une décision arbitraire pouvant impacter la vie du militant de multiples façons. Ces premières descriptions m’ont suffi pour me convaincre que mon attitude de prudence à l’égard de P. était largement justifiée à fortiori pour aborder un sujet aussi sensible que les territoires disputés et ce qui s’y passe. Sur ce plan, O. me suggéra deux contacts, l’un évoluant dans la sphère académique et l’autre dans la fonction publique, qui s’avérèrent utiles pour accéder à d’autres discours d’opposants résidant dans ces zones disputées. Ces rencontres ont eu lieu dans des lieux publics discrets et tous deux ont donné lieu à de longs développements sur le champ politique sclérosé du Kurdistan irakien. Les discours des deux interlocuteurs rejoignaient en bien des aspects ce que j’avais pu lire du programme de Goran, notamment la lutte contre la corruption, le clientélisme et le système de patronage, et la nécessité d’une transparence budgétaire. Indépendamment de mon sentiment personnel et de la légitimité de l’action politique menée par ces acteurs, mon intuition me disait l’importance d’aller au-delà de ces discours militants pour rechercher celui des résidents ordinaires directement aux prises avec les réalités du terrain en zones disputées.

C’est dans cette perspective que j’ai réussi à trouver, par l’entremise du centre de recherche français avec lequel j’étais en lien – et donc par le truchement de collègues bienveillants et ayant une certaine expérience des conditions de travail sur ce terrain –, un chauffeur, R., qui pouvait faire office de traducteur, mais aussi de personne de contact. En somme, un informateur-relais (Blanchet & Gottman, 2007) car R. est en fait originaire de la région « disputée » de Makhmur, ce district situé au sud-ouest du gouvernorat d’Erbil. Lors de la guerre de 2003, les Peshmergas en ont pris le contrôle au moment de la débâcle de l’armée baathiste et l’ont occupé unilatéralement, et ce, en dépit de sa reconnaissance comme « territoire disputé » au sens de l’article 140 de la nouvelle Constitution (2005) entérinée par les leadeurs kurdes. Ultérieurement, le territoire s’est retrouvé sous la triple influence des autorités centrales (armée irakienne) des Peshmergas mais également du PKK. L’expérience est alors au moins double : d’une part, se rendre compte de ce que cela veut dire concrètement un « territoire disputé » entre Bagdad et Erbil, et, d’autre part, rencontrer des résidents qui expérimentent au quotidien les enjeux des ressources pétrolières dans une telle zone. Il convient ici d’ajouter à ce point que la souveraineté effective exercée par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) s’est incarnée dans une administration qui depuis 2003 a pris pied dans les municipalités des 319 villages que comptent ce district et sa capitale Makhmur et par un contrôle militaire assuré par les Peshmergas. Par contre, les infrastructures de cette région (bâtiments et fournitures) provenaient de la province de Ninive (dépendant de l’État central à Bagdad), plus directement du district de Mossoul, une ville alors plutôt prospère de 2,7 millions d’habitants à laquelle Saddam Hussein rattacha administrativement le district de Makhmur en 1996. L’enjeu que représentait et continue à représenter ce territoire est lié à son puissant potentiel de ressources en hydrocarbures. De fait, un des plus grands gisements pétroliers d’Irak, Khor Mala, le traverse du nord au sud, de Gwer à Kirkuk, capitale d’une autre région disputée.

Sur la route entre Erbil et Makhmur, l’absence de points de contrôle dans cette zone « disputée » produisait une impression d’évanescence de l’autorité au point qu’il semblait difficile de dire qui était aux commandes de la région. Après une heure de route, le ciel s’est subitement couvert d’une trainée noirâtre laissée par les fumées d’un puits de pétrole en feu. C’était un des 70 points de forage du gisement de Khor Mala. La région était calme, il y avait peu de circulation et nous sommes arrivé dans le village de Mala Qara où F., un membre de la belle-famille de R., nous a accueilli dans sa grande maison style villa familiale. Ce mode d’accès indirect, précisons-le, est la norme dans la région moyen-orientale où il semble inconcevable de demander à des inconnus de faire un entretien sans aucune médiation, celle-ci permettant à l’interviewé d’être confiant dans la rectitude de l’intervieweur en tant qu’il est introduit par un ami, un proche ou une personne de confiance (Blanchet & Gottman, 2007). F. expliqua avant tout que, en tant que propriétaire terrien, il a été « déplacé » de quelques centaines de mètres par le PDK qui lui a construit cette maison afin de pouvoir exploiter le sous-sol de sa parcelle. Bien vite toutefois, il apparait que l’argent du contrat signé avec la compagnie étrangère qui effectuait le forage profitait avant tout au PDK et aucunement aux propriétaires légitimes. Au point que F. a fini par nous dire qu’il regrettait à présent d’avoir loué sa parcelle pour le forage pétrolier et qu’il aurait préféré de loin pouvoir continuer à y cultiver du boulgour.

Avec ce cas individuel, j’ai senti alors toucher du bout des doigts ce qui fait le coeur de la recherche : m’approcher suffisamment de ce qui constitue la vie des acteurs pour tenter de la rendre compréhensible sans chercher à la défendre (Bizeul, 2007). Pourtant, nulle illusion ici d’avoir affaire à un cas généralisable. Non seulement le terrain ne pouvait me le permettre, ni le temps à disposition, mais en outre la méthodologie nous prévient d’une modestie nécessaire dans toute tentative de montée en généralité. En outre, j’ai aussi senti que ma méfiance instinctive à l’égard du parti dirigeant pouvait tout autant constituer un biais subjectif et un frein à la connaissance, en fermant l’espace du pensable, de l’audible. Seul me revenait, soir après soir, au fil des longues heures d’attente de réponse de mes contacts locaux, la phrase de Wright Mills (2006) qui, parlant de l’angle de vue limité qui est le lot des chercheurs, en faisait toutefois un « point d’appui de toute volonté de compréhension et d’investigation » (Bizeul, 2007, paragr. 50). Les dispositifs de la recherche de terrain sont, autrement dit, des bricolages qui dépendent de notre volonté d’aller au-delà des apparences, des évidences, qu’ils sont un socle sans cesse renouvelé, mouvant et changeant qui ne peut avoir pour fil directeur la volonté de connaitre, de faire des liens entre actes et paroles, entre données et observations, entre représentations et vécu. Dès lors, ma démarche méthodologique a consisté à multiplier autant que possible les rencontres qualitatives avec des propriétaires de parcelles situées dans les zones disputées afin d’avoir une idée de la variété des scénarios qui se jouaient entre le PDK et les résidents des zones disputées.

Au plan méthodologique, deux des trois rencontres ont été traduites par l’intermédiaire, la troisième ayant pu se faire directement en anglais. À chaque fois, j’ai pris des notes manuellement, évitant de demander à enregistrer, sur le conseil de mon intermédiaire. Lors de ces entretiens, j’ai pu comprendre à quel point l’enjeu des territoires était sensible, ou plus exactement clivant, et combien les individus éprouvaient des réticences à en parler. Il nous est ainsi parfois arrivé de faire un entretien par-dessus une clôture sans que l’homme rencontré nous invite à entrer chez lui ou même à nous assoir. La légitimation de ma présence à mener une telle enquête à chaque fois faisait l’objet d’un long préambule d’introduction où je n’hésitais pas à présenter/offrir une carte de visite avec mon affiliation universitaire. Grâce à mon chauffeur et à son réseau, j’ai pu rencontrer plusieurs familles dans la région de Makhmour et grâce à un contact académique à Suleimaniyeh, K., j’ai ensuite pu accéder à quelques personnes – un restaurateur, une enseignante, un ancien étudiant d’Oxford revenu au pays, offrant ainsi des points de vue différenciés de statut, de sexe et d’âge – vivant aux limites de la province, non loin du chef-lieu de Suleimaniyeh. L’importance d’avoir eu deux intermédiaires différents m’a permis de réfléchir à ce que je n’avais peut-être pas vu ou pu entendre : le réseau de l’intermédiaire s’inscrit bien souvent dans une orientation politique spécifique et porte en lui ses propres limites. J’ai ainsi eu accès à des points de vue variés sur les deux partis hégémoniques (UPK et PDK) de la part des détenteurs de parcelles de terrain riche en hydrocarbures, mettant toutefois toujours en avant des différends extrêmement locaux permettant de cerner des divisions internes dans les partis eux-mêmes, notamment dans l’UPK entre la direction et ses représentants à Kirkuk. C’est ainsi que progressivement une intuition s’est formée : celle de l’administration patrimoniale des territoires et des individus par les forces politiques dominantes, indépendamment de leurs divergences entre elles. Cette conceptualisation visait à souligner la dimension clientéliste de la relation entre les territoires, les acteurs et les gouvernants. Cette intuition a été quelque peu corroborée par le travail accompli par Roussel (2013) sur les nouveaux découpages administratifs opérés par les autorités kurdes à Erbil. Le contrôle politique passait donc par un contrôle du territoire, un territoire qui a une importance double ici : à la fois symbolique, c’est-à-dire doté d’une forte valeur affective et renvoyant à un imaginaire identitaire kurde (Campbell, 1998), et concret, avec les ressources en hydrocarbures qui en découlent.

En outre, la violence diffuse ressentie tout au long des périples sur les routes des régions disputées, notamment celles aux abords de Kirkuk, m’a conduit à repenser à mon rapport à la violence physique et symbolique. Autant je suis resté sensible à chaque entretien, lors de chaque rencontre, aux injustices frappantes vécues par les individus, Kurdes ou Arabes, autant j’étais bien moins frappé par les démonstrations publiques de la force, celle de la police dans les rues ou des militaires kurdes (Peshmergas) aux check-points, moins en raison de sa normalité intrinsèque qu’en vertu d’une normalité que ce type de démonstration de puissance a acquis pour moi (mes expériences dans d’autres terrains moyen-orientaux). À cette tension duale bien exprimée par Elias (1993) dans sa conceptualisation entre engagement et distanciation, s’en ajoute bien souvent une autre, plus éthique qui, pour le chercheur, ouvre le débat entre dissimulation et exposition, dans des formats d’entretiens plus institutionnels.

Questions éthiques : entre dissimulation et exposition

Fondée sur des principes moraux, l’éthique concerne essentiellement la détermination des principes qui distinguent le bien et le mal, le bon du mauvais, le vrai du faux; elle concerne aussi le sens qu’on donne à ces termes et à ceux qui renvoient aux principes de justice, d’équité et d’intégrité

Harrisson, 2000, p. 36

Loin d’être entendue comme un système prescriptif et fermé, l’éthique est pour moi une réflexion critique, une manière de voir le monde comme perfectible, et fondamentalement la reconnaissance de l’autre à travers le dialogue. Comme le souligne Martineau (2007), il convient de préciser trois principes cardinaux au dialogue : permettre à l’autre de s’exprimer, refuser de le manipuler et refuser de lui mentir. Dans la recherche, cela se concentre donc sur deux domaines : d’abord les comportements du chercheur et les implications de sa recherche pour son environnement (Connolly, 2003) et ensuite le respect des acteurs en lien avec le processus de la recherche. Dans un terrain instable où des enjeux sécuritaires existent, c’est moins l’éthique des procédures qui retient mon attention et davantage l’éthique de la pratique, particulièrement saillante dans les études qualitatives (Guillemin & Gillam, 2004). La recherche qualitative que Jeffrey appelle « l’art de la rencontre » (Jeffrey, 2004) est ici au centre de mon questionnement sur l’éthique. Toutefois, j’ajouterais également une réflexion plus macro afin d’évoquer les enjeux sociaux de la recherche, notamment dans les régions difficiles d’accès et où le rôle social de ce que nous, les chercheurs en sciences sociales, faisons mérite d’être évoqué.

Durant ce bref terrain de recherche dans le nord de l’Irak, force est de noter que ma posture a oscillé entre exposition et dissimulation. À partir du moment où j’ai pu rencontrer plusieurs habitants des régions disputées et que j’ai alors un peu mieux cerné ce qui se joue dans ces territoires pétrolifères, j’ai décidé de rencontrer des officiels. Par l’intermédiaire d’un contact à l’Université d’Erbil, j’ai pu accéder à l’un d’entre eux afin de recueillir son analyse et ses commentaires sur les régions disputées. Au plan méthodologique, l’entretien avec des officiels, porteurs d’une parole institutionnelle, pose en contexte autoritaire une série d’enjeux liés à l’interaction. Le risque est double : entrer dans les radars du régime et ne recevoir que le discours officiel. C’est pourquoi j’ai choisi de rencontrer un fonctionnaire du régime à la fin de mon séjour scientifique puis d’adopter un ton plus tranchant, une fois que mon interlocuteur eut déclamé les réussites et mérites de l’administration alors en poste. Je lui ai donc fait part de situations de spoliations des ressources pétrolières des ayants droit par les agents du PDK. Mon interlocuteur s’est d’abord défendu en justifiant que toutes les ressources du Kurdistan d’Irak appartiennent à son peuple et qu’il y a un effort commun que la majorité des Kurdes sont prêts à faire pour arriver à être autonomes. Puis, mettant en doute mes informations, il a voulu savoir de qui je parlais et où j’avais rencontré des gens ayant été spoliés. Face à pareille tentative, je me suis retranché derrière la protection des personnes et l’anonymat que je leur avais garanti, ainsi que derrière l’éthique de la recherche. Le fait de produire de la recherche dans un cadre strictement académique, qui plus est avec des deniers publics, m’a permis d’être très clair sur les usages scientifiques et non commerciaux ou journalistiques des données recueillies. C’est du reste un rappel que j’effectue toujours, quels que soient mes interlocuteurs. De cette façon, j’ai essayé à la fois de le rassurer sur les usages dès lors limités et circonscrits à l’univers académique que je ferais de ces entretiens tout en lui opposant une fin de non-recevoir à ses questions intrusives. La rencontre s’est poursuivie autour de l’importance que représentaient les ressources en hydrocarbures pour les Kurdes du nord de l’Irak, un thème plus consensuel, mais qui avait aussi pour finalité de demander à rencontrer d’autres responsables plus directement impliqués dans ce dossier. Je n’ai sur ce point reçu que des promesses vagues qui ne se sont guère concrétisées.

Les circonstances pour dissimuler des informations (protection des personnes interviewées) ne sont tenables que si l’on respecte une autre règle importante : ne jamais enfreindre une norme locale quand bien même cette règle est absurde ou si les contrôles relatifs y sont inexistants. C’est ainsi que j’ai résisté à la tentation de me rendre sans permis dans une zone disputée au nord de Mossoul (montagne de Sinjar) où disait-on les contrôles étaient très lacunaires. Mais, selon d’autres sources locales (collègues, Institut français, informateurs de mon terrain), je savais que cette région où vivent la minorité des Yézidis apparaissait déjà comme un endroit peu sûr où les incursions djihadistes étaient régulières. De fait, six mois plus tard, elle devenait le lieu d’un quasi-génocide entrepris par le groupe État islamique. Une façon de rappeler aussi que les règles de sécurité font partie de l’éthique du chercheur puisque leur non-respect peut conduire à des dommages personnels et collatéraux. Mais aussi, et surtout, parce que ces règles permettent aux régimes en place de définir des cadres géographiques autorisés en dehors desquels le chercheur court un danger réel de se voir soumis à des investigations des appareils sécuritaires locaux souvent peu amicaux malgré la possession d’un passeport européen[3].

On touche là à deux questions connexes qui prennent une teneur sécuritaire importante pour le chercheur. La première concerne la connaissance des règles en vigueur et notamment la capacité à identifier certaines zones grises de l’espace social et géographique au sujet desquelles règnent une tolérance à géométrie variable et un flou quant aux risques à s’y rendre[4]. J’ai dès lors suivi une règle de prudence en retenant Makhmur, district jugé comme sûr, bien que stratégiquement sensible. Et dans le gouvernorat de Suleimanyieh, je n’ai pas eu le temps de tisser des liens pour trouver un intermédiaire capable de m’emmener dans les districts de Kifri et Khanaqin, tous deux dans les zones disputées au sud et sud-ouest du gouvernorat. De plus, dans cette partie du Kurdistan irakien, la méfiance à l’égard des étrangers et un esprit plus villageois qu’à Erbil rendent nécessaire un ancrage local pour accéder à des interlocuteurs locaux, or mon contact à Suleimaniyeh, K., était étranger à la région. L’importance du temps s’est ici avérée une ressource manquante à une méthodologie qui aurait permis d’explorer ce gouvernorat et ses marges. Parallèlement à ce facteur, l’information sur l’état réel du terrain (check-points, dangerosité, contrôles, accès) fait également partie des ressources qui m’ont manquées. En dernière analyse, le principe de précaution veut ici que la recherche et le chercheur ne doivent pas être mis en péril.

La seconde question relève de l’attitude du chercheur par rapport à son environnement. Il peut là aussi se jouer ce que j’appellerais le registre néocolonial. Bien qu’apparemment tout à fait contradictoire aux principes éthiques élémentaires, ce registre existe dans plusieurs pays de la région, notamment de la part des ressortissants des anciennes puissances coloniales. Français et Britanniques sont ainsi susceptibles d’adopter des comportements inappropriés simplement du fait de ce qu’ils ont reçu comme éducation. Si cela peut sembler un peu exagéré, la réalité de ce que j’ai observé comme comportements néocoloniaux (avec son revers tout aussi problématique, l’attitude orientaliste) ne peut pas être considérée comme anecdotique. Et avec ce registre viennent toutes sortes de présupposés tendant à minimiser le sérieux, la pertinence ou la qualité des interlocuteurs locaux et des règles édictées par les gouvernements en place.

Dès lors, afin d’être au clair sur soi et sur son exposition, le chercheur se doit, dans ce type d’environnement marqué par un hiatus dans sa relation avec l’Occident, de faire son autoanalyse qui va bien au-delà du contrôle d’une éthique des procédures. L’éthique de la pratique s’adosse à des impensés qu’il convient de fouiller au préalable d’une telle mission, mais aussi et surtout au cours de la mission. À chaque rencontre, à chaque entretien, cet « art de la rencontre » qu’est la méthode qualitative montre combien est décisive la forme que prend cette (souvent) brève relation avec une personne interviewée. D’où l’importance, comme je l’ai dit plus haut, de l’introduction par un tiers qui sera ainsi garant de l’honorabilité du chercheur auprès de l’interviewé, lequel en retour donnera d’autant plus volontiers son assentiment à une rencontre. Comme il a été vu plus haut, la mise en relation avec les interlocuteurs procède d’un informateur qui possède un réseau, lequel nécessite d’être objectivé par le chercheur afin de comprendre ces contours et limites. Plus directement, la conduite ensuite de mes entretiens a suivi un protocole de questions inhérentes à la problématique, c’est-à-dire liées à la trajectoire sociale, historique et politique des personnes interviewées en relation avec leurs possessions foncières et avec les autorités. Le canevas de questions était appliqué de façon souple, dans un entretien semi-directif souvent en anglais et traduit en kurde par l’informateur, laissant la place à la présence de plusieurs interlocuteurs (membres de la famille, proches, etc.) permettant ainsi de l’espace de parole à chacun. Sur ce point, il faut noter le très faible nombre de femmes rencontrées lors de ces entretiens (2), et leur absence en tant qu’interlocutrice première (détentrice du bien foncier). Il faut également relever que l’intervention d’un interprète n’est pas sans créer une disruption dans le contact entre intervieweur et interviewé, ne serait-ce que visuellement : on regarde la personne à qui l’on s’adresse. Ceci m’a conduit à passer beaucoup de temps avec mon informateur pour qu’il comprenne bien ce que j’avais en tête et de mon côté à cultiver l’art de la relance rapide en peu de mots. En outre, la traduction n’est pas simultanée et laisse donc retomber l’échange verbal qui peine à franchir le seuil des questions/réponses pour entrer dans celui d’une discussion, d’un échange. Néanmoins, lors de ces rencontres, l’éthique consiste à se mettre à l’écoute, se mettre dans une disposition de connaissance et d’apprentissage. Il s’agit ni plus ni moins d’entrer dans le récit et l’imaginaire de ses interlocuteurs pour en saisir les ressorts, en tirer une leçon et peut-être une information. C’est précisément dans cet art de laisser la parole sans la perdre (Jeffrey, 2004) que se déploie cette coconstruction du savoir entre l’intervieweur et l’interviewé.

Lors de ma rencontre avec F., un homme dans la quarantaine, père de nombreux enfants, le premier contact s’est fait sur son lieu de vie, le domicile familial, sphère intime et située tout à côté de Khormala, le plus important gisement pétrolier des zones disputées. J’ai donc prêté attention à respecter un rituel d’hôte auquel on offre l’hospitalité et ai évité d’entrer en matière avant que mon interlocuteur me le demande. Dans la phase introductive, j’ai posé des questions sur la maison qui pouvaient paraitre hors cadre, mais qui avaient possiblement un impact ou une cause inhérente à la propriété foncière. F. a pu ainsi entrer dans le vif du sujet à sa façon et me narrant l’épisode de son expropriation, un épisode matriciel dans sa vie dans cette région, comme je devais le comprendre au cours de l’entretien puisqu’il a expliqué progressivement, au fur et à mesure que je demandais des précisions, en quoi le retour dans le district de Makhmur avait été risqué en 2003 après la chute de l’armée de Saddam Hussein, puisqu’il avait fallu surveiller, les armes à la main, la parcelle de terrain, reprise aux mains des baathistes. L’histoire tourmentée de ce territoire convoité est de fait marquée par des déplacements massifs de populations, des épisodes de violence et de contrainte, notamment l’obligation qu’ont eue les Kurdes de se déclarer Arabes dans les recensements de populations (avec le risque de perdre leurs biens), et bien sûr l’exil à Erbil en ce qui concerne la famille de F. Au regard de ces épreuves vécues depuis le milieu des années 1980, j’appréhende mieux son désarroi après son éviction de la parcelle par les membres du PDK, un parti dans lequel il se reconnaissait et au côté duquel il s’était battu pour reconquérir sa terre. Ceci montrait bien que son expropriation avait été un tournant dans sa vie qui l’avait fait changer de point de vue sur ses liens avec le parti, les autorités à Erbil et plus largement ce qu’il attendait de sa vie en cet endroit. Cet entretien montre ainsi plutôt bien que, en laissant le rythme et l’ordre du propos à l’interviewé, la narration révèle sa propre logique, offre un regard sur ce qui fait sens pour celui qui raconte et non pour celui qui écoute et qui arrive avec un canevas plus ou moins chronologique de questions.

Outre que la qualité de la relation ainsi développée est garante de la validité des « données » engendrées (Caratini, 2004), la prise en compte des représentations des interlocuteurs permet d’accéder à autre chose qu’une description. Elle permet de pénétrer le sens de ce qui est vécu et suspendre tout jugement. Ainsi, j’ai pu sereinement prendre note des types d’arguments énoncés par les autorités kurdes d’Erbil à propos des territoires disputés en prenant tout à fait au sérieux leur façon de voir, dans la mesure où elle était un discours adossé à des pratiques qui, indépendamment de ce que je pouvais en penser, avaient une assise dans l’expérience vécue et un effet sur la réalité. C’est la même attitude que j’ai adoptée à l’égard des personnes-ressources qui, à la façon de R., O. ou K., m’ont mis en relation avec d’autres interlocuteurs. J’ai dû me demander pourquoi ils le faisaient et, surtout, au vu des personnes rencontrées, comment ils lisaient ma problématique. J’ai ainsi compris que R. voulait faire passer un message critique à l’égard du PDK, loin de l’hagiographie de ses dirigeants, ce que ma problématique sur le statuquo dans les régions disputées pouvait lui faciliter. Les motivations de O. semblaient similaires, mais elles étaient d’emblée plus politiques, l’homme étant un ardent critique médiatique du régime et notoirement proche de Goran. De son côté, K., acteur académique non kurde, était mu par une volonté de savoir proche de la mienne. Avec chacun, j’ai eu des discussions franches, quoiqu’informelles, pour leur rappeler mon rôle de chercheur en sciences sociales et la nécessité méthodologique de la posture distanciée que j’ai adoptée par rapport à l’engagement idéologique, quelles que puissent être mes préférences personnelles.

Quoiqu’il en soit, l’éthique de la pratique, consistant à être attentif à la perspective et à l’imaginaire des interlocuteurs sur un terrain en situation autoritaire, m’a paru être un moyen de prévenir une série d’erreurs de compréhension des situations, en évitant de mettre dans la tête des gens quelque chose qui est d’abord dans la mienne, mais aussi en prenant en compte les représentations de ces interlocuteurs comme contribuant à bâtir une réalité que j’essayais d’appréhender. Un autre aspect important de l’exposition de soi dans un pareil contexte d’enquête est de savoir pourquoi on est là, ou pour le dire autrement, l’implication éthique de la recherche. Si la cause kurde peut paraitre être à la fois rassurante et donner bonne conscience, s’approcher du terrain c’est comme partout ailleurs découvrir des niveaux de complexité, des divisions internes et des retournements d’alliances qui de loin paraissent contrintuitifs. La nature du pouvoir encore peu démocratique dans le Kurdistan irakien, en raison des monopoles historiques des deux branches militantes de la lutte kurde, le PDK et l’UPK, m’a d’emblée convaincu qu’il fallait déconstruire ces pouvoirs afin de comprendre les ressorts des logiques de pouvoir. Le thème sensible des territoires disputés avec Bagdad m’a fourni ainsi une porte d’entrée vers la compréhension du fonctionnement de ce système de pouvoir dans des territoires et sur des populations. C’est pourquoi mon regard s’est porté vers les premiers acteurs de la chaine de causalité, les propriétaires terriens, souvent des paysans, qui vu d’Occident sont les moins visibles parmi tous les Kurdes du fait de leur double éloignement des villes et des autorités politiques. Leur donner la parole, dans les limites très modestes de ce que j’ai pu faire avec cette esquisse d’enquête, c’était pour moi accomplir un geste à la fois éthique et politique à leur égard, mais aussi à l’égard de la cause kurde qui mérite beaucoup mieux que des simplifications ratifiant souvent les pouvoirs en place.

Éléments pour une conclusion

À n’en pas douter, mon terrain de recherche au Kurdistan d’Irak, dans un contexte autoritaire, au milieu d’un environnement pesant et volatile, a été un moment de découverte. De mon ignorance d’abord, des limites aussi de ce qu’il était possible de faire dans un laps de temps aussi court et un moment de méditation aussi lorsqu’il fallait attendre plusieurs jours que certains interlocuteurs puissent être joints. Comme Olivier de Sardan (1995) le formulait, on assimile progressivement qu’il nous faudra du temps pour comprendre et que les temps morts sont bien souvent des temps nécessaires. Et c’est là un des bénéfices de mon expérience antérieure de terrains longs dans la région Moyen-Orient : la compréhension de la réalité est lente, mais elle se fait néanmoins par petits bouts, progressivement, comme un puzzle que l’on construit pièce après pièce.

Après avoir rappelé le contentieux identitaire lié aux territoires disputés, j’ai cherché à resituer le contexte sociopolitique mais aussi intellectuel qui, en quelque sorte, prédéfinissait ce terrain à partir d’une clé de lecture ethnique (Kurdes vs Arabes) et des biais traversant la littérature. Mon récit de l’entrée sur le terrain et des contacts que j’y ai effectués puis l’exemple d’une interview dans une des zones disputées ont permis d’amener dans le débat à la fois des réminiscences de mes expériences de terrains antérieurs et des questions méthodologiques inhérentes à la recherche en zone sensible et en contexte autoritaire où tout ne peut pas être dit à n’importe qui. Dans la dernière partie, j’ai cherché à revenir de façon autoréflexive sur les questions éthiques soulevées par la pratique de la recherche qualitative en terrain difficile. C’est en particulier sur les enjeux de sécurité et de la compréhension et du respect des règles explicites et implicites que je me suis attardé afin d’en montrer l’extrême importance pour l’éthique de la pratique de la recherche.