Les questionnements sur les problèmes éthiques et méthodologiques dans les disciplines de sciences sociales en terrains sensibles ont fait l’objet de publications depuis ces vingt dernières années, tant dans le monde francophone (Ayimpam & Bouju, 2015; Bouillon, Fresia, & Tallio, 2005; Boumaza & Campana, 2007) que dans le monde anglophone (Buckley-Zistel, 2007; Clark & Cavatorta, 2018; Kovats-Bernat, 2002; Lee, 1995; Renzetti & Lee, 1993). Ce sont plus particulièrement les ethnologues et les anthropologues qui se sont penchés sur les nouvelles pratiques de recherche de terrain dans leur discipline respective (Berger, 2004; Ghasarian, 2002; Olivier de Sardan, 2008) afin d’analyser les enjeux de « faire du terrain », à travers lesquels plusieurs situations s’observent : les modes d’interaction ou de distanciation entre le chercheur et ses informateurs, l’accès aux informateurs et aux sources, la vulnérabilité du chercheur et de ses informateurs dans des contextes violents et des situations socioéconomiques précaires, la diffusion accrue et rapide des flux d’information et les effets de la mondialisation et de la glocalisation qu’expérimentent les individus, le degré d’engagement du chercheur à mesure que les terrains sensibles se multiplient et que l’espace-temps de l’enquête peut être « situé ou multilocalisé, in situ ou à distance » (Ayimpam & Bouju, 2015, p. 12). Ce numéro propose un regard croisé au carrefour de plusieurs disciplines de sciences humaines et sociales telles que la sociologie (de Bourdeloie, de Djelloul, de Massoui et Séguin, de Perrin-Joly), l’histoire (de Yameogo), la science politique (de Marzo et de Meier), la sociodémographie (de Ngo Mayack). Il se concentre sur les réalités de pratiques de terrain spécifiques à trois régions – le Maghreb, le Moyen-Orient et l’Afrique subsaharienne – qui sont traversées par des éléments de permanence (le poids des normes, les hiérarchies sociales et religieuses) en phase de négociation (Casciarri, 2005; Gomez-Perez, 2018; Gomez-Perez & Brossier, 2016; Gomez-Perez & LeBlanc, 2012; Ortbals & Rincker, 2009), des contextes difficiles, voire dangereux, des contextes de tensions et de transitions politiques, dans des espaces privés et publics où peuvent régner la banalisation de la violence, voire sa justification, le sentiment permanent d’insécurité, voire de vengeance, et la précarité sociale. Tout cela a des effets durables sur les itinéraires de vie d’individus ou de groupes sociaux. Ces éléments caractérisent les terrains « sensibles » dans la mesure où ils sont « porteurs d’une souffrance sociale, d’injustice, de domination, de violence » (Bouillon et al., 2005, p. 14) et « relèvent d’enjeux sociopolitiques cruciaux en particulier vis-à-vis des institutions sociales normatives » (p. 15). Tout en s’inscrivant dans le sillage de récentes et rares publications qui touchent à ces trois zones géographiques (Clark & Cavatorta, 2018; Pottier, Hammond, & Cramer, 2011), il est question de mettre en commun, dans ce dossier, différentes expériences de chercheurs aux profils divers, de discuter des obstacles rencontrés sur le terrain et des stratégies utilisées pour réussir à explorer des enjeux socialement, culturellement ou politiquement sensibles. Trois profils de chercheurs émergent dans ce dossier : celui d’étranger ou d’outsider (Meier, Bourdeloie, Perrin-Joly et Marzo), celui d’indigène ou d’insider, c’est-à-dire celui qui travaille sur un sujet de recherche dans son pays d’origine ou dans la communauté à laquelle il appartient (Massoui), et celui se trouvant dans une position intermédiaire, le partial insider (Abu-Lughod, 1988; Bouziane, 2018), qui appartient à la société analysée tout en s’en distinguant (Djelloul, Yameogo et Ngo Mayack). Cette mise en commun a permis de souligner deux principaux éléments. D’une part, le « degré d’appartenance à une société est une question relative » (Ouattara, 2004, p. 11) dès lors que la différenciation entre chercheur outsider et chercheur insider demeure …
Appendices
Références
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