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1. Mise en contexte

Le livre numérique destiné à la jeunesse se déploie sur des formats différents selon les espaces de diffusion (librairies en ligne, sites marchands, magasins d’applications). On distingue deux grands formats. Le format Epub 3[1] est reconnu officiellement en 2013 par l’IPA (Union internationale des éditeurs) « comme norme internationale » (Marcoux, 2014, p. 91). Ce format permet d’accueillir du contenu à mise en page fixe (Fixed-layout) et du contenu refusionnable (reflowable) qui adapte sa présentation au périphérique de sortie. Contrairement à son prédécesseur l’Epub 2, ce format permet l’intégration de contenus multimodaux et l’interactivité. Il ne permet toutefois pas la même créativité et liberté rendues possibles par le format applicatif qui représente la seconde famille de formats. Les applications sont des programmes dont le développement est plus couteux[2] et spécifique à une plateforme marchande (appartenant, par exemple, à Apple ou Google). Le livre numérique destiné à la jeunesse, tant en format Epub qu’applicatif, présente des caractéristiques multimodales, interactives ou hypermédiatiques. La multimodalité repose sur la combinaison de plusieurs modes d’expression simultanément présents : le texte, l’image et le son couplée à la possibilité d’une exploration linéaire ou non linéaire du contenu (Lebrun & Lacelle, 2012). L’interactivité est « une possibilité médiatisée et programmée de choix et d’actions » (Archibald & Gervais, p. 31), qui nécessite une intervention du lecteur et engage son corps. Le caractère hypermédiatique englobe une forte interactivité, une grande hétérogénéité des codes sémiotiques et l’usage d’hyperliens qui permettent d’introduire la rupture de la linéarité de la narration (Gervais, 2009). Enfin, le livre numérique peut être nativement numérique c’est-à-dire élaboré pour un support numérique a priori ou avoir fait l’objet a posteriori d’une remédiation du papier vers l’écran. Prune Lieutier (2022) propose dans sa thèse une définition des livres-applications remédiés, « il s’agit d’une production littéraire existante, généralement présentée initialement sous forme imprimée, remédiée par les nouveaux médias. » (p. 22). Le concept de remédiation dans le prolongement des travaux de McLuhan (1968), repris par Bolter et Grusin (1999) est envisagé comme « l’incorporation ou la trace d’un médium dans un autre médium. » (Lieutier, 2022, p. 22). Le travail d’inventaire effectué par Acerra (2019) dans sa thèse a permis de montrer que les adaptations représentaient près de 65 % des livres applicatifs présents dans son corpus de référence. Lieutier (2022) aborde le geste de remédiation comme un geste artistique à part entière et non pas comme un simple apport technologique. Ainsi, le livre numérique particulièrement dans l’édition jeunesse recouvre une réalité éditoriale protéiforme qui génère une terminologie profuse : livre enrichi, livre électronique, livre augmenté, livrel, ebook, livre multimédia, livre interactif, récit immersif, appli-livre, livre-appli, livre-application, application littéraire, etc. Acerra (2019) atteste de ce constat en s’appuyant sur un article de Ghada Al-Yaqout et Maria Nikolajeva (2018), elle précise que « les appellations de “livrels”, “livres électroniques”, “enrichis” et “augmentés” sont plus fréquemment utilisés en référence aux livres numériques en format .pdf, .html, .xml, .ePub ou .ePub3. » (p. 18). Elle fera dans sa thèse le choix du syntagme « application littéraire pour la jeunesse » quand Prune Lieutier (2020) opte pour « livre-application » qu’elle définit comme « une production littéraire numérique multimodale, présentée sous forme d’application mobile, assortie de fonctionnalités interactives » (p. 16). L’étude de l’hétérogénéité de cette taxonomie ne constitue cependant pas le sujet de cet article.

Le sujet traité est celui de la question du champ d’étude auquel ces « nouveaux » livres peuvent se rattacher. Relèvent-ils au premier chef du champ de la littérature numérique ou bien sont-ils un avatar de la littérature de jeunesse ? La notion de champ est envisagée comme un espace social bénéficiant d’une certaine autonomie et régi par des règles propres (Bourdieu, 1998) permettant de procéder à des comparaisons autorisant à déterminer dans quelles mesures une production s’assimile au champ ou s’en distingue.

Dans l’ouvrage Comprendre la littérature de jeunesse (2022) issu du MOOC « Il était une fois la littérature jeunesse » conçu par l’Université de Liège et diffusé sur la plateforme France Université Numérique (FUN), les auteurs parlent de « littérature de jeunesse au format numérique » (Centi, D’Anna, Delbrassine & Dozo, 2022, p. 168). Cette expression ne désigne pas un champ mais plutôt un ensemble de produits culturels numériques liés à l’univers du livre jeunesse. Les auteurs établissent une liste de produits commercialisés. Les livres homothétiques sont la réplique du livre papier mais sous un format électronique. Les livres numériques interactifs, les livres augmentés et livres enrichis recouvrent une réalité assez proche, il s’agit en premier lieu d’un « enrichissement en contenus multimédias » (Laborderie, 2020, p. 148) qui peut se compléter par le prolongement de l’oeuvre sur le Web. Les applications dérivées du livre papier sont à mettre en lien avec les livres-applications remédiés définis par Lieutier (2022). Les albums filmés sont une offre spécifique à la maison d’édition française l’École des loisirs spécialisée dans la littérature de jeunesse. Les albums sont extraits du catalogue, les illustrations sont filmées et sonorisées et le texte est lu à voix haute par un adulte. Cet objet hybride n’est ni un dessin animé puisque ce sont les illustrations fixes qui sont filmées ni un contenu hypermédiatique puisque la technique du film en fait un objet temporel linéaire. Les livres à réalité augmentée, parfois confondus avec les livres augmentés, utilisent la technologie de la réalité augmentée qui consiste à superposer un monde virtuel sur la perception de la réalité en temps réel à travers un objet technique (tablette, téléphone intelligent, casque de réalité virtuelle). Le livre à réalité augmentée associe le monde physique du livre papier avec un monde virtuel qui s’anime sur la tablette lorsqu’elle est en contact avec le livre (Centi, D’Anna, Delbrassine & Dozo, 2022). Le livre audio numérique progresse de manière significative avec plus de 800 000 audio-lecteurs supplémentaires en 2021 en France (Syndicat national de l’édition, 2022). Enfin, les conteuses ou conteurs d’histoires numériques ou boites à histoires qui sont des enceintes nomades sur lesquelles sont stockées des histoires lues ou donnent accès à un catalogue à télécharger. Lunii, Bookinou, Yoto Player représentent les marques les plus vendues. Le choix de l’appellation « littérature de jeunesse au format numérique » est sans doute une précaution de langage face à la difficile question du champ auquel se rattachent ces nouveaux objets culturels. En effet, l’expression « Littérature de jeunesse numérique » peut porter à confusion. Désigne-t-on dans ce cas de la littérature de jeunesse qui a quelque chose à voir avec le numérique ou de la littérature numérique destinée au jeune public ? L’expression désignerait dans une acceptation moins large que la littérature au format numérique à la fois les livres homothétiques, les livres-applications remédiés et les applications nativement numériques et au sein de cette production une partie relèverait spécifiquement de la littérature numérique. Le terme de littérature de jeunesse ayant pris au fil du temps un statut de mot composé, l’ajout de l’adjectif numérique s’est naturellement fixé à la suite. Cette construction a-t-elle empêché l’émergence et la prospérité de la locution « Littérature numérique de jeunesse » ?

Méthodologiquement, nous avons cherché à identifier dans la littérature scientifique française l’usage de la mention « littérature numérique de jeunesse » accompagnée d’une réflexion sur les parentés à tisser avec la littérature numérique à un moment précis que nous considérons comme un premier apogée des contenus littéraires numériques destinés à la jeunesse. Nous situons cet apogée environ cinq ans après la commercialisation de la première tablette tactile de la société Apple, l’Ipad en 2010. Les cinq premières années qui ont suivi cette commercialisation ont suscité un véritable engouement du monde de l’édition jeunesse pour ces objets culturels émergeants. Le développement des livres applicatifs nativement numériques s’est rapidement révélé trop coûteux au regard du prix de vente accepté par le grand public, « une appli-livre proposée à 3,59 € est ainsi déjà perçue comme “chère”, y compris quand un album plus ou moins “équivalent” se vendrait facilement 12 à 15 euros en librairie. » (Colombier, 2014, p. 38). Aujourd’hui, le chiffre d’affaires de l’édition numérique jeunesse en France est d’environ 4 millions d’euros par an soit 1 % du chiffre d’affaires global généré par l’édition jeunesse (Syndicat National de l’Édition, 2023), ces chiffres permettent de qualifier le marché de l’édition jeunesse numérique comme atone. Nous complétons ces arguments économiques par deux exemples en lien avec l’écosystème éditorial qui témoignent à leur tour du désengagement progressif qui s’est opéré. Le salon du livre jeunesse et de la presse attribue sa dernière pépite de la création numérique à David Wiesner’s Spot de David Wiesner en 2015. La catégorie avait été créée en 2011. Le projet européen Transbook[3] cofinancé par le programme Europe Creative de l’Union européenne visant à accompagner le secteur de l’édition jeunesse dans la transition numérique à la fois sur le plan économique, juridique et créatif pour une période de quatre ans, initié en 2014, n’a pas été renouvelé. Durant la première partie des années 2010, la recherche a posé un regard neuf sur des productions de qualité puisque les éditeurs nativement numériques ont émergé en France comme e-Toiles[4] ou Apprimerie[5] proposant des ouvrages faisant références et qui sont analysés dans les articles identifiés. La manière dont les liens entre les contenus numériques destinés à la jeunesse et la littérature numérique sont débattus dans chacun des articles montre que la question des ponts entre littérature numérique et contenus numériques pour la jeunesse reste actuelle. Afin de réinterroger cette question, nous nous appuierons sur une définition partagée de la littérature numérique puis à partir des trois genres structurants la littérature numérique à savoir la littérature générative, l’animation textuelle, le récit numérique nous tenterons de tisser des liens avec des applications littéraires numériques pour la jeunesse.

2. Quelle terminologie, quelles définitions dans les études antérieures portant sur la littérature de jeunesse ?

Nous avons identifié dans la dernière décennie quatre publications scientifiques francophones, soit celles d’Euriell Gobbé-Mévellec (2021), de Laëtitia Perret-Truchot (2015) et d’Anne-Marie Petitjean (2015a, 2015b) qui abordent cette question sous des angles différents.

En novembre 2014, au colloque international Textures : l’objet livre du papier au numérique qui s’est tenu à Paris, Euriell Gobbé-Mévellec évoque, dans une communication intitulée Griffonner, gribouiller, déchirer l’album numérique, une « littérature numérique émergente ». Elle place le geste du lecteur (toucher, glisser, pincer…) au coeur du déroulement des actions et de l’animation des personnages dans ces dispositifs numériques qu’elle désigne comme une « littérature numérique interactive pour enfants ». À l’époque, son propos visait à comprendre si ces livres numériques pouvaient être considérés comme des albums. Elle cherche alors un élément différenciateur. Pour cela, elle propose une définition de l’album introduisant une caractéristique empruntée à Ségolène Le Men pour qui l’album « suscite l’intervention active de l’enfant, provocant des gestes que l’adulte juge profanateurs » (Le Men, 1994, p. 147 cité par Gobbé-Mévellec, 2021) comme griffonner, gribouiller, déchirer. Elle dresse une typologie des invitations implicites ou explicites faites au jeune lecteur à intervenir sur le livre. Le blanc laissé entre les illustrations et le texte caractéristique de l’album est envisagé comme un espace d’expression libre, les simulations de profanations présentes comme des ratures, des pages déchirées ou littéralement percées comme dans Again ! (2011) d’Emily Gravett prennent « une évidente valeur cathartique » (Gobbé-Mévellec, 2021, p. 7) enfin certains ouvrages institutionnalisent ces gestes par des interventions inspirées des livres d’activités comme coller des gommettes, plier, découper… Elle s’interroge sur la capacité du livre numérique « fondé sur la lecture tactile et une activité inhérente au support » (idem, p. 12) à mobiliser cette dynamique propre à l’album. Elle conclut que l’album numérique ne propose qu’une illusion de profanation puisque les gestes transgressifs du jeune lecteur sur l’écran sont toujours réversibles (Gobbé-Mévellec, 2021). Elle considère l’album numérique pris dans un « carcan » technologique qui l’empêche encore de proposer « véritablement de nouvelles écritures, de nouvelles images, de nouvelles esthétiques, moins conventionnelles » (Gobbé-Mévellec, 2021). Même si le terme de littérature numérique est repris à plusieurs reprises, la conclusion laisse penser qu’elle ne considère pas que les livres numériques évoqués puissent déjà se rattacher à ce champ.

Dans le volume 1 de janvier 2015 de la Revue de recherches en littératie médiatique multimodale dans un article intitulé « Activité interprétative et littérature de jeunesse sur album numérique : pistes de réflexion pour une mise en contexte », Laëtitia Perret-Truchot pose clairement la question dans un propos liminaire. Elle confronte le corpus des contenus numériques pour la jeunesse disponibles à une définition des oeuvres qui se rattachent à la littérature numérique qu’elle emprunte à Philippe Bootz. Une oeuvre numérique est définie comme une oeuvre « créée et lue dans un dispositif numérique, qu’elle en exploite les particularités et ne sort jamais du monde numérique » (p. 213). Elle déduit que l’offre numérique pour la jeunesse disponible sur les plateformes « semble plus adopter une partie des codes du cinéma d’animation que de la littérature numérique » (Perret-Truchot, 2015, p. 3) et elle préfère donc le terme de littérature de jeunesse multimodale. En effet, en 2015, une part importante des contenus pour la jeunesse disponibles sur les plateformes proposent des images fixes ou animées sur lesquelles vient se poser la voix off d’un narrateur.

Enfin toujours en 2015, ce sont deux articles d’Anne-Marie Petitjean dans lesquels elle adopte un point de vue différent puisqu’elle y défend l’émergence d’une littérature numérique de jeunesse. Il s’agit de « Littérature numérique pour jeune public : de quelques tendances de l’offre éditoriale contemporaine » dans le n°9 de la revue Strenae et de « La littérature numérique pour jeune public : les applications deviendront-elles des classiques de l’enfance ? » dans le volume 4, n°1 de la Revue d’éducation de l’université d’Ottawa. Elle s’est appuyée sur l’analyse de cinq applications choisies non pas pour leur caractère précurseur mais pour la notoriété qu’elles avaient acquise à la fois par des distinctions obtenues à la foire de Bologne ou des succès commerciaux : Dans mon rêve, Stéphane Kiel (2012), Un jeu, Hervé Tullet (2011), Voyage au centre de la terre, Jules Verne adapté par l’Apprimerie (2012), Love, the app, Gian Berto Vanni adapté par Niño Studio (2014), Les fantastiques livres volants de Morris Lessmore, William Joyce (2011). Elle en déduit que « dans les applications choisies, des critères de filiation non seulement avec les littératures combinatoires et interactives des littératures adultes, mais également avec la tradition du livre jeunesse la plus attachée au support papier » émergent clairement (Petitjean, 2015a, p. 36). Pour chacune des applications, elle pointe des correspondances avec des oeuvres qui appartiennent au champ de la littérature numérique mais également à celui de la littérature de jeunesse. Elle esquisse également les caractéristiques des oeuvres qui construisent ce nouveau champ littéraire. Elle en expose au moins trois :

  • les possibilités de confrontations des langages artistiques qui génèrent un panel élargi d’effets poétiques notamment par les interactions, les superpositions, les substitutions entre les modes sémiotiques ;

  • une scénographie de la fiction qui finit par mettre en exergue, non seulement la narration, mais l’activité du lecteur et sa part essentielle de coconstruction,

  • la participation et l’engagement du corps du lecteur dans sa globalité.

Au-delà de cerner un champ, elle pointe également des enjeux. Face à l’écran qui favorise chez le jeune lecteur une lecture rapide, fragmentée et utilitaire (Octobre, 2009), comment proposer au contraire un rapport esthétique à la langue qui s’inscrit dans une lecture attentive, réflexive et interprétative ? Car, c’est là le rôle qu’elle assigne à la littérature numérique pour la jeunesse.

Dans le prolongement de ces quatre articles, nous posons donc à nouveau la question de l’existence d’une littérature numérique de jeunesse. Pour cela nous proposons de réinterroger les fondamentaux de la littérature numérique et de les faire dialoguer avec la littérature de jeunesse à travers des exemples.

3. Proposition d’un cadre de définition

La littérature numérique est confidentielle car les oeuvres publiées sont peu accessibles pour un lectorat non initié et expérimentales car elles ne s’intègrent pas dans un marché éditorial commercial. Elle relève néanmoins d’un champ théorique constitué et structuré qui lui est propre croisant les théories de la littérature, la sémiologie, les sciences de l’information et de la communication, l’informatique et la philosophie. Les contours de la définition de la littérature numérique sont toujours en discussion au sein d’une communauté où recherche et pratiques artistiques se côtoient voire se confondent, les exemples de « chercheurs-artistes » sont assez fréquents. De manière arbitraire, on peut citer Serge Bouchardon avec Déprise (2011), Alexandra Saemmer et Lucile Haute avec Conduit d’aération (2013). Il existe néanmoins des points de consensus sur lesquels nous nous appuierons.

En premier lieu, la séparation nette entre littérature numérique et littérature numérisée constitue un aspect unanimement accepté. En 2007, Jean Clément distingue les deux notions dans la préface de l’ouvrage Un laboratoire de littératures : littérature numérique et Internet de Serge Bouchardon :

On appellera donc littérature numérisée celle qui, bien qu’étant inscrite sur un support numérique, a d’abord connu une existence sur le papier ou qui a vocation à être publiée sur ce support. On réservera l’appellation de littérature numérique à celle qui ne peut pas être imprimée sur papier sous peine de perdre les caractéristiques qui constituent sa raison d’être.

p. 14

La même année, Philippe Bootz dans les basiques de Léonardo/Olats[6] explique qu’

une oeuvre numérique n’est pas la simulation numérique d’une oeuvre imprimée, elle entre dans une démarche qui inclut un dessein technologique spécifique. Il n’y aurait aucun intérêt à parler de littérature numérique si celle-ci décrivait uniquement un changement de support de l’oeuvre.

Ainsi cette distinction exclut du champ de la littérature numérique l’ensemble des textes littéraires scannés ou numérisés pour être lus sur un écran. Cette définition permet d’exclure du champ les livres homothétiques (reproduits à l’identique) qui constituent une part non négligeable des publications narratives et fictionnelles pour la jeunesse disponibles sur les plateformes comme l’a montré, dans sa thèse Eleonora Acerra (2019).

Nous nous appuierons sur la définition de la littérature numérique proposée par Serge Bouchardon (2014) car elle s’avère opératoire pour analyser les contenus numériques littéraires. Il pose un double regard en interrogeant les aspects qui relèvent spécifiquement du numérique – le support, le dispositif d’affichage, les liens hypertextes, le programme – et ceux relevant du littéraire – le texte, le langage, la lecture, la littérarité. Il en déduit que la définition doit contenir ces deux composantes et qu’elles ne doivent pas être envisagées en « co-présence » mais dans une mise en tension : « la LN nait de la tension entre les deux » (p. 75). Bouchardon clôt sa démonstration en énonçant une définition de la littérature numérique comme étant l’« ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique. » (p. 75)

En deuxième lieu, il existe également un consensus sur la reconnaissance de genres spécifiques. La notion de genre empruntée à la littérature générale sera considérée dans le cadre de ce travail dans sa définition la plus stricte et dans une perspective taxinomique, c’est-à-dire comme « une catégorie qui permet de réunir, selon des critères divers un certain nombre de textes » (Kibedi-Varga, 1987, p. 966), un ensemble de textes qui ont des caractéristiques communes à la fois formelles et thématiques. Il semblerait que les genres de la littérature numérique se distinguent par des manières différentes d’exploiter les potentialités du numérique : l’algorithme, l’animation et l’hypertexte. Les algorithmes permettent de générer des textes automatiquement, l’animation fait collaborer des matières textuelles de différentes natures et l’hypertexte favorise la rupture de la linéarité de la narration, l’effacement la clôture du texte et l’interactivité. Dans une perspective diachronique, trois grandes familles d’oeuvres apparaissent : la littérature générative, l’animation textuelle (Bootz, 2011) et le récit numérique. Nous faisons le choix de regrouper sous le terme « récit numérique » à la fois les récits interactifs et les récits hypertextuels. Confronter des oeuvres littéraires numériques destinées à la jeunesse aux caractéristiques des trois genres identifiés permettra de repérer dans quelle mesure elles procèdent des mêmes intentions.

3.1. La littérature générative entre littérature combinatoire et littérature automatique

La littérature générative qui se répartit entre littérature combinatoire et littérature automatique, représentée essentiellement par Jean-Pierre Balpe qui conçoit son premier générateur automatique de poèmes dans les années 1980. La littérature générative met un algorithme au service de la génération de textes. À partir d’une base de textes, cet algorithme permet de réaliser des substitutions au sein d’une phrase ou d’un texte. Des zones substituables ou de manière plus imagée des « trous » sont identifiés, les substitutions sont réalisées à partir de listes, de dictionnaires compatibles constitués à la manière d’un thésaurus. La place d’un mot dans une phrase déterminant sa fonction dans la phrase, l’algorithme restreint le champ des possibles afin de conserver la cohérence linguistique et la lisibilité du texte généré par la machine.

Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau (1961) se révèle être un cas exemplaire pour réaliser une archéologie des circulations entre littérature de jeunesse et littérature numérique. Raymond Queneau révélait en 1962 lors des douze entretiens qu’il a accordés à Georges Charbonnier que l’album de littérature de jeunesse Têtes folles de Trier Walter (1948), dont les pages cartonnées découpées en trois parties permettaient de reconstituer 8192 personnages différents, avait été sa source d’inspiration. Les livres à languettes appelés méli-mélo ou pêle-mêle font partie des livres à systèmes qui comptent trois grandes familles : les livres à systèmes à plat, les livres pop-up à une seule pièce ou à pièces rapportées et les livres reliures dont font partie les livres à languettes. Ils trouvent leur origine au XVIIIème en Angleterre avec les Arquelinades de Robert Sayer.

Captures d’écran de l’album Têtes folles de Trier Walter (1948)

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Cent mille milliards de poèmes, est un livre-objet composé de 10 sonnets de 14 vers à raison d’un sonnet par page. Chaque vers est désolidarisé de son sonnet par une languette découpée qui, elle, reste solidaire de la reliure du livre. Ainsi par un jeu de feuilletages et de superpositions, 1014 sonnets peuvent être générés.

Photographie d’un lecteur manipulant un exemplaire des Cent mille milliards de Poèmes de R. Queneau (1961)

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L’idée de programmer un algorithme capable de reproduire le dispositif de Queneau émerge rapidement. Paul Braffort, membre de l’Oulipo comme Queneau, propose en 1975 une version informatique qui génère des poèmes qui sont ensuite imprimés ; puis Gallimard éditera un cédérom, Machines à écrire (1999) ; Magnus Bodin (1987) propose un générateur en ligne (https://x42.com/active/queneau.html) ; sur Internet circulent également de nombreuses adaptations non-autorisées qui ont fait l’objet en 1997 d’un procès des ayants droit. Toutefois ces adaptations remettent en question le projet esthétique de Queneau au moins sur deux aspects, la matérialité liée à la manipulation des languettes et la disparition de la marque de la coupe entre les vers du sonnet. Le poème généré perd ainsi sa dimension procédurale, il devient un état.

Deux poèmes générés avec le programme de Magnus Bodin

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En 1993, sort chez Casterman Ma petite fabrique à histoires de Bruno Gibert qui est considérée comme une déclinaison pour la jeunesse des Cent mille milliards de poèmes. Il ne s’agit plus d’un sonnet de 14 vers mais d’une phrase articulée autour de quatre éléments syntaxiques : un complément circonstanciel de lieu, un sujet, un verbe et un complément du verbe. Le livre papier est relié par des anneaux, il comporte 21 pages de couleur différente. Chacune des pages est découpée en 4 lamelles dans le sens horizontal. Lorsque toutes les bandes de la même couleur sont associées, on obtient une phrase syntaxiquement correcte renvoyant à un contexte cohérent. Par exemple, À l’école madame Violette dessine la carte du monde. Il suffit que le lecteur tourne une des bandes pour obtenir une phrase toujours syntaxiquement correcte mais au sens plus décalé qui rappelle les cadavres exquis imaginés par Jacques Prévert et Yves Tanguy. Ces phrases peuvent provoquer le rire : À l’école madame Violette coiffe un caniche rose. ou inquiéter À l’école madame Violette découpe un caniche rose. Le dispositif permet de créer 194 481 phrases différentes. Les livres à languettes continuent à être régulièrement publiés. Le « livre à chimères »[7] est le dispositif le plus fréquemment rencontré dans l’édition jeunesse.

Dans un même mouvement qu’avec l’adaptation de Cent mille milliards de poèmes par Paul Braffort en 1975, au début des années 2010 lorsque les éditeurs jeunesse « Pure Player » émergent, l’idée d’adapter au format numérique Ma petite fabrique à histoires s’impose comme une évidence. La mise en oeuvre du projet par e-Toiles éditions aboutit à un dispositif qui résout les limites pointées des versions numériques des Cent mille milliards de poèmes et les dépasse. En effet, la marque de la coupe entre les lamelles se révèle par les différences de couleur. Le dispositif devient multimodal, haptique et interactif. Un tap sur chaque lamelle lance un bruit d’ambiance qui propose des inférences de sens à élucider : « le matin » est associé au chant du coq, « un grand livre » est associé à bruit de feuilletage, « la neige » à des crissements de pas sur un sol enneigé, « mon nez » à un reniflement… Il faut secouer la tablette pour générer un texte, puis individuellement chaque lamelle peut être modifiée isolément par un geste de défilement vertical et enfin on peut substituer chaque lamelle par une bande blanche grâce à un geste de glissement qui permet d’introduire une nouvelle occurrence dans l’algorithme.

Captures d’écran extraites de l’application « Ma petite fabrique à histoires »

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Le cas qui vient d’être exposé témoigne de circulations fécondes entre littérature numérique générative et littérature de jeunesse.

Le second courant de la littérature générative est représenté par la littérature automatique et Jean-Pierre Balpe qui rompt en 1985 avec L’ALAMO[8] (Atelier de Littérature par la Mathématique et les Ordinateurs) créé en 1982 par Jacques Roubaud et Paul Braffort pour suivre sa propre trajectoire. Le projet auquel il continue de s’employer sur son site[9] est beaucoup plus ambitieux et complexe que les algorithmes combinatoires. Il travaille à l’élaboration d’un programme capable de simuler la langue naturelle. Son programme est aujourd’hui en mesure de générer des simulacres parfaits de textes littéraires. À l’heure des générateurs de textes par intelligence artificielle type ChatGPT, Bing Chat, Google Bard… capables d’imiter eux aussi le style littéraire d’écrivains connus, le programme de Jean-Pierre Balpe pourrait sembler être advenu à son terme. Néanmoins le projet esthétique poursuivi par Balpe n’est pas de produire des pastiches parfaits. Il s’en défend dans un entretien mis en ligne sur YouTube[10] (2020). Son projet esthétique voire philosophique s’oppose aux objets « fixes et à la répétition du même » (Balpe, 2020), ce qui l’intéresse c’est que le programme génère des oeuvres aléatoires et fugaces en quantité infinie quasiment éternellement.

Il était des fois, s’apparente à un générateur de textes, réalisé par Valentin Gall et Olivier Castille (2012) dans le cadre de leur étude à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg et finalisé aux Gobelins à l’École de l’image avec le soutien du Fonds Social Européen est une application capable de générer des contes. Il était des fois fonctionne à la manière du Tarot des mille et un contes[11] de Francis Debyser (1980). Le lecteur doit attribuer un rôle dans la narration aux trois personnages principaux du conte, un dragon, un chevalier, une princesse : le méchant, le héros ou la victime ; puis le conte est généré depuis un point de vue choisi par le lecteur : le dragon maladroit, la princesse gourmande, le chevalier étourdi (les propositions de points de vue changent à chaque attribution de rôles). Les illustrations apparaissent au fur et à mesure et verticalement à la manière d’un rotulus qui se déroule verticalement. En cours de narration, le lecteur peut changer de point de vue, en basculant la tablette à 90° et le changement de tonalité de couleur indiquera le changement (vert pour le dragon, rose pour la princesse et bleu pour le chevalier) ; en basculant la tablette à 180° le lecteur peut visualiser les trois points de vue en même temps. Lire tous les contes générés par l’algorithme à partir des instructions du lecteur relève de la gageure.

Captures d’écran extraites de l’application Il était des fois

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3.2. La poésie animée

La poésie animée est le deuxième genre identifiable au sein de la littérature numérique à la suite de la littérature générative. Elle est directement liée aux avancées technologiques sur l’affichage graphique des données à l’écran qui ont progressivement permis les variations des données textuelles ou visuelles en temps réel de type déplacement, effacement, substitution, transformation. Pour Bootz (2006), la poésie animée repose sur ces variations subies à l’écran par les matières textuelles et une attention secondaire portée au récit. Le texte n’est plus comme dans la conception classique un objet mais un état qui dépend de l’algorithme et du contexte technique. Cet état n’est jamais fixé définitivement sur un support contrairement au texte sur les pages d’un livre. Au sein du « transitoire observable » le lecteur délimite un « texte-à-voir ». Clément (2001) s’appuyant d’ailleurs sur les néologismes forgés par Barthes (1970). Ce dernier qualifie les textes de la poésie animée de « visibles » alors que les textes génératifs sont qualifiés de « lisibles » et les hypertextes de « scriptibles ». Avec la poésie animée, une esthétique de la frustration se met en place. Le lecteur est partagé entre voir et lire. La visibilité permet de rendre le texte mémorisable et la lisibilité de le rendre interprétable. La lecture n’est plus une navigation comme dans l’hypertexte, elle est relecture, car plusieurs lectures successives sont nécessaires pour rendre le texte lisible.

Petite brosse à dépoussiérer la fiction[12] de Philippe Bootz (2012) offre une illustration exemplaire de cet empêchement à la lecture.

Deux captures d’écran de Petite brosse à dépoussiérer la fiction de Philippe Bootz

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Il faut frénétiquement à l’aide du pointeur de la souris retirer la poussière qui cache la totalité du texte mais immédiatement elle revient comme un sable fluide qui glisse entre les doigts. Toutes les techniques sont vaines : frotter vite avec des mouvements amples pour découvrir la plus grande partie du texte ou suivre le texte des yeux en découvrant les mots un à un comme sur un prompteur de karaoké. Mais, l’empan de texte dévoilé génère une lecture saccadée mot à mot sans retour possible pour vérifier car la poussière se réinstalle inexorablement. Le lecteur échoue à lire un texte qui lui échappe.

On retrouve un dispositif assez similaire dans Cache-cache ville d’Agathe Demois et Vincent Godeau (2017). L’enfant doit activer une loupe « magique » qui prend la forme d’un faisceau rouge qui permet de dévoiler ce qui se passe à l’intérieur des maisons et découvrir ce qui se passe derrière les murs. Il n’est jamais possible de voir dans leur intégralité les saynètes étonnantes qui s’y jouent (ex : une femme âgée qui lit paisiblement dans son fauteuil avec à ses pieds son crocodile domestique qui va se mettre à vagir et déployer sa longue queue pour lui permettre de descendre dans la cuisine.). Il faut en permanence déplacer le faisceau sur la scène afin de tenter de la recomposer mentalement dans son intégralité.

Trois captures d’écran de Cache-cache ville d’Agathe Demois et Vincent Godeau

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3.3. Le récit numérique

Les récits numériques regroupent des oeuvres qui interrogent la mise en tension entre narrativité et interactivité. Ces récits doivent répondre à une double contradiction, raconter une histoire, ce qui nécessite de conduire le lecteur sur un chemin balisé tout en lui donnant la possibilité de choisir son parcours voire de s’égarer. Nous distinguerons au sein des récits numériques : les récits hypertextuels et les récits littéraires interactifs.

3.3.1. Le récit hypertextuel

La littérature numérique va explorer une innovation du champ de l’informatique : l’hypertexte. Les premiers récits hypertextuels s’élaborent grâce au logiciel Storyspace[13] qui est le premier logiciel de création, d’édition et de lecture de récits hypertextuels commercialisé par la société Eastgate Systems en 1987 dont les fonctionnalités principales sont bien sûr l’activation de liens hypertextes à partir d’une ancre, les retours en arrière, la consultation du parcours de navigation pour revenir à un noeud précis, l’interaction par des questions, le placement de signets et la prise de notes. afternoon, a story de Michael Joyce et Victory Garden de Stuart Moulthrop sont deux récits emblématiques du genre. La fragmentation du texte désoriente le lecteur contraint à des incursions aléatoires dans la matière textuelle. La lecture ne s’interrompt pas à la fin de l’histoire mais quand le lecteur décide de mettre fin à l’expérience. L’hypertexte est

destiné à être quitté à tout moment. N’étant pas construit selon une perspective unique qui trouverait son aboutissement à la dernière page il est fait pour être visité comme on parcourt une exposition de peinture ou une ville étrangère. Son régime de lecture favori est la promenade. À chaque instant, il nous invite à le quitter.

Clément, 1995, p. 71

Si le logiciel Storyspace a ouvert la voie à un nouveau genre de la littérature numérique en bouleversant la manière d’organiser et de relier les éléments qui constituent un récit notamment en permettant de créer des récits de structure en arbres, antérieurement le dispositif avait déjà été élaboré dans le cadre de l’OuLiPo avec en 1967, Un conte à votre façon[14] de Raymond Queneau, qualifié par J. Clément (1999) de « protohypertexte[15] » (p. 29). Queneau est considéré comme le promoteur du récit arborescent ou récit à déroulement multiple (Rees, 1994 cité par Campagniole-Catel, 2006, p. 134). Il a imaginé un récit à embranchements à la manière d’un hypertexte où le lecteur construit sa version du conte en choisissant à chaque étape une des solutions proposées. Le texte se délinéarise pour se spatialiser et le labyrinthe devient la métaphore des chemins de lecture que le lecteur peut emprunter.

Graphe de circulation d’Un conte à votre façon extrait de La littérature potentielle

Oulipo, 1973, p. 51

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Le genre du conte a été choisi car dans sa tradition orale il se prête aux ajouts d’épisodes, aux digressions, aux interpellations de l’auditoire. Queneau le détourne pour en faire une parodie « des instructions destinées aux ordinateurs ou bien encore de l’enseignement programmé » (Oulipo, 1973, p. 273). Certains choix que le lecteur doit opérer n’ont pas d’incidence narrative (ex : Si vous préférez des gants d’une autre couleur, passez à 8), mais surtout ces choix s’avèrent être des leurres, des impasses qui font « du lecteur une victime d’un texte faussement libéré de sa linéarité » (Campagniole-Catel, 2006, p. 146). S’il répond trois fois « non » de suite aux interpellations, il sera alors envoyé directement à la fin du texte (21-Dans ce cas, le conte est également terminé).

Un conte à votre façon a fait l’objet de deux adaptations numériques et multimédiatiques qui ne sont plus accessibles. Une première d’Alfred Schreiber en 1997 dont subsiste une captation vidéo[16] et une seconde en 2009 de Gérard Dalmon[17]. Les versions numériques accentuent la dimension parodique du projet de Queneau. Le lecteur ne visualisant pas le séquençage des choix possibles à priori, il peut se retrouver « hors-jeu » en quelques secondes sans avoir pu l’anticiper.

Dans l’édition jeunesse, les récits arborescents ont donné naissance au genre littéraire populaire des LDVELH (Livre dont vous êtes le héros) avec au début des années 1980 la publication du Sorcier de la montagne de feu de Steve Jackson et Ian Livingstone. Les LDVELH constituent une collection à part entière chez Gallimard. En 2013, une version numérique de La maison de l’enfer a été proposée par l’éditeur pour fêter les 30 ans de la collection mais il n’y a pas eu de suite. Plus récemment les éditions Amaterra, ont repris le dispositif du LDVELH pour un public plus jeune en développant une collection basée sur les contes traditionnels « Et si c’était toi… » et une autre intitulée « Choisis la suite de l’aventure ». Ces livres à encoches permettent aux jeunes lecteurs de récrire à leur guise le conte de « Boucle d’or », du « Petit Chaperon rouge », des « Trois petits cochons » ou de « Jack et le haricot magique » et en fonction de leur choix de découvrir jusqu’à 32 histoires différentes pour un même titre.

Malgré l’intérêt et le succès de ces récits arborescents et la pertinence de les développer en contexte numérique, l’inventaire mené par Acerra (2019) des applications pour la jeunesse a montré que les récits hypertextuels étaient absentes de la production jeunesse disponible sur les plateformes. Deux initiatives d’édition de récits arborescents pour adolescents qualifiés d’immersifs et interactifs portées par des startups peuvent être toutefois signalées Adrénalivre[18] en 2016 et Readiktion (contraction de read et addiction) un an plus tard. L’ambition du projet de Readiktion était de réconcilier les jeunes avec la lecture, en leur proposant des récits originaux d’une vingtaine d’épisodes de cinq à dix minutes de lecture avec deux à quatre issues possibles à la fin de chaque épisode. Les concepteurs avaient même élaboré « un outil de backoffice » pour aider les auteurs à créer leur arborescence narrative. Il est tentant de rapprocher cet « outil de backoffice » au graphe de circulation de Queneau sans pour autant savoir s’il a été une référence ou si le dispositif a été réinventé a posteriori dans le contexte développement de l’application.

Graphe type proposé par Readiktion aux auteurs

Graphe type proposé par Readiktion aux auteurs

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Pour un public plus jeune, l’application plurilingue SwapTales : Léon ![19] toujours accessible sur l’Appstore mérite d’être signalée et fait figure d’exception. Un soir, Léon est chez lui alors que ses parents sont sortis, il souhaite se soustraire à la vigilance de la babysitter pour une escapade nocturne. Pour opérer ses choix le lecteur déplace sur l’écran des mots du texte signalés dans un encadré, essentiellement des adjectifs et des adverbes afin de ne pas perturber la structure syntaxique de la phrase. Les permutations modifient le sens et induisent simultanément une modification de l’illustration du récit.

Captures d’écran d’une captation vidéo de l’application SwapTales : Léon !

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3.3.2. Le récit littéraire interactif

Les récits littéraires interactifs constituent un vaste champ d’expérimentation qui renouvelle la réflexion entre narrativité et interactivité et dont les oeuvres peuvent conjuguer des dispositifs de génération de textes, d’hyperliens et d’animations multimédia. Bouchardon définit le récit littéraire interactif de la manière suivante :

  • la présence d’une succession d’événements constituant une histoire (par rapport à une attention portée avant tout sur le jeu sur le signifiant comme dans l’écriture poétique) ;

  • que le mode de représentation principal de cette histoire soit une narration (par rapport au jeu dramatique, dans lequel le joueur vit l’histoire sans la médiation d’un narrateur) ;

  • que ce récit soit interactif, c’est-à-dire qu’il comporte une forme de programmation informatique des interventions matérielles du lecteur. (p. 82)

De nombreuses oeuvres numériques contemporaines sont des récits littéraires interactifs. Ils constituent un ensemble d’oeuvres dont la compréhension permet de mieux cerner les caractéristiques et les enjeux de la production contemporaine. Nous faisons le choix cette fois de présenter une application destinée à la jeunesse qui nous semble répondre aux exigences d’un récit littéraire interactif pour la littérature numérique.

Une jolie ferme écrite par Laëtitia Bourget et illustrée par Alice Gravier est une des premières applications littéraires destinées à la jeunesse ; disponible sur AppStore dès mars 2011, elle n’est plus téléchargeable aujourd’hui. On peut considérer que les deux auteures ont posé les bases d’une grammaire des animations visuelles et multimédia qui seront par la suite reprises et déclinées dans un très grand nombre de projets. À l’époque, elles n’envisagent pas la transposition du papier vers le numérique mais la conception d’un projet qui s’appuie sur les spécificités du médium numérique. Elles ont conçu un projet où animations visuelles, effets sonores et interactivité se mêlaient pour une expérience de lecture qui serve le récit. Elles comparaient ce qu’elles avaient développé au sein de l’application aux livres pop-up, à tirettes ou à rabats qui apportent à la lecture linéaire des dimensions complémentaires. Une jolie ferme est une histoire simple et complexe à la fois construite sur le même procédé qu’Une histoire sombre, très sombre de Ruth Brown avec un effet de zoom. Le texte de Ruth Brown se clôturait par une « surprise »[20], Une jolie ferme est quant à lui un texte sans clôture ; c’est une boucle comme la comptine Marabout : Dans la ferme/Il y a une vache/Sous la vache/il y a Lola/Sous la jupe/Il y a le chat/Dans son ventre/Y a la souris/Et dans son ventre/Y a un biscuit/Qui est tombé/D’un gros cartable/Sur le dos/De Rosalie/Et dans sa chambre/Une jolie ferme…

La ressemblance entre Lola et Rosalie laisse supposer qu’elles sont mère et fille ou soeurs et pendant que l’une travaille à la ferme l’autre est à l’école. Le basculement du Il y a au Y a marque un changement d’énonciation entre les deux protagonistes de l’histoire. Le Il y a de Lola la jeune adulte qui travaille (traire la vache) et le Y a enfantin de Rosalie qui va jouer à « regarder » dans le ventre du chat et de la souris.

Captures d’écran extraite de l’application Une jolie ferme

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Le récit est construit en seize tableaux accessibles en cliquant sur la pointe de la flèche blanche située en bas à droite de l’écran. Les zones d’interactivité sont suggérées soit par des mouvements (mouches qui virevoltent au-dessus de la vache), soit par des sons (meuglement de la vache qui sort de l’étable, bêlement du mouton qui sort de la bergerie, caquètements de la poule qui sortent du poulailler), soit la surface de l’écran doit être explorée méthodiquement pour les identifier. Le couplage entre geste et action s’illustre dans un répertoire de gestes différenciés : toucher doucement le chat pour qu’il ronronne dans un geste de caresse, toucher la souris dans un geste de pincement comme pour tenter de la saisir et déclencher des couinements plus ou moins forts. Les effets sonores intradiégétiques sont de deux niveaux : des sons présents dans l’image (chantonnement de Lola qui signale sa présence derrière la vache, rires de Rosalie qui signalent son état émotionnel) ou des sons déclenchés par un geste du lecteur (bruit du lait qui tombe dans le seau en fer, claquement de la queue de la vache qui écarte les mouches, ronronnements du chat…). Les animations vont permettre des dévoilements d’éléments cachés (révéler ce qu’il y a dans le ventre du chat ou de la souris), des déplacements (reconstituer les morceaux du biscuit), un effet de zoom avant pour réaliser la mise en abyme vers la ferme miniature présente dans la chambre de Rosalie comme dans l’album Le monde englouti de David Wiesner (2006) et ainsi mettre en place la boucle du récit. Le récit n’a ainsi ni début ni fin et reconstituer sa logique narrative devient extrêmement complexe ; la souris a très certainement grignoté le gouter de Rosalie dans son cartable avant qu’elle parte à l’école pour ensuite se cacher dans la ferme miniature et rejoindre Lola ou alors le chat qui dort paisiblement sur le lit de Rosalie a croqué la souris dans la chambre puis il est allé rejoindre Lola dans l’étable. Les hypothèses se multiplient et nécessitent des vérifications rétroactives. Une jolie ferme est un tour de force, cette application réunit l’ensemble des qualités d’un récit littéraire interactif pour la jeunesse dans lequel peut se déployer une interactivité réflexive grâce à l’équilibre trouvé entre les animations et le déroulement du récit.

4. Éléments de synthèse

Nous avons pu constater que des rapprochements pouvaient être opérés entre littérature numérique et littérature de jeunesse au format numérique. Le protohypertexte Cent mille milliards de poèmes (1961) et ses versions numériques s’avèrent avoir été une source d’inspiration pour l’application pour la jeunesse Ma petite fabrique à histoires (2013). Les procédés de génération de textes propre à la littérature automatique sont adaptés dans l’application Il était des fois (2012). Les textes arborescents ont ouvert la voie à de nouvelles modalités d’organisation des matières textuelles. Enfin, les procédés de dévoilement du texte propre à la poésie animée sont repris dans des applications dans Cache-Cache ville (2017). Inversement, la vitalité, la créativité et la liberté des formes plastiques que la littérature de jeunesse génère à la fois dans le rapport texte-image et dans les matérialités avec les livres à systèmes (pop-up, rabats, tirettes…) et les livres multisensoriels (à sentir, à toucher) peuvent également être une source d’inspiration et de réflexion pour les auteurs de littérature numérique adulte. Ces échos essentiellement formels, peut-être fortuits, pour lesquels il n’est pas toujours facile d’identifier l’oeuvre qui a influencé l’autre suffisent-ils à rapprocher les oeuvres numériques destinées à la jeunesse du champ de la littérature numérique ?

Les revues dédiées à la littérature numérique comme la revue de littérature hypermédiatique bleuOrange[21] ou L’Electronic Literature Collection accessible depuis le portail de Electronic Literature Organization[22] ne disposent de rubrique dédiée à la littérature numérique de jeunesse. Le répertoire des écritures numériques[23] porté par Marcello Vitali-Rosati visant à cartographier la production littéraire numérique propose dans sa rubrique « forme littéraire » un critère « album jeunesse » contenant sept références, cette situation peine à donner de la visibilité à la littérature numérique jeunesse. Dans ce contexte, le lancement en 2021 du laboratoire Lab-yrinthe[24] porté par le Groupe de recherche en littératie médiatique multimodale dont l’un des objectifs avec l’accompagnement des professionnels de l’édition d’oeuvres numériques est l’information du grand public, la rubrique « oeuvres » référence une cinquantaine d’oeuvres numériques à destination des jeunes et des enfants. En France, les auteurs de littérature de jeunesse numérique ne viennent pas du champ de la littérature numérique, s’ils en adoptent certains codes et principes ils ne le font pas avec les mêmes intentions et peut-être pas intentionnellement. Un entretien avec Laëtitia Bourget, plasticienne et autrice d’Une jolie ferme (2011), est révélateur du processus de création d’un album nativement numérique pour la jeunesse. Enthousiasmée par le potentiel de l’Ipad, elle imagine un récit qui se faisait le reflet d’un monde où tout est relié, le tout dans les parties et les parties dans le tout avec des interactions et des portes entre les différents plans, comme le semblait le permettre cette technologie, puis elle se tourne vers un développeur qui pense un dispositif dans la limite d’un investissement envisagé par l’éditeur.

Par ailleurs, la littérature numérique peut provoquer une expérience de lecture relevant de l’épuisement quand il s’agit de se confronter au nombre infini des textes générés par l’algorithme, de la désorientation quand il s’agit de déambuler d’un fragment à l’autre dans un récit hypertextuel, de la frustration quand il s’agit de saisir fugacement le texte à l’écran. L’épuisement, la désorientation et la frustration ne sont pas des expériences de lecture qui seront recherchées dans la littérature de jeunesse où les auteurs vont chercher à captiver en mobilisant les émotions du lecteur à travers des thèmes de prédilection, à créer une expérience esthétique à la fois sur le plan plastique et linguistique où se mêlent connaissances et culture.

Tableau 1

Proposition d’une comparaison des caractéristiques de production et de diffusion des deux champs en 2023

Proposition d’une comparaison des caractéristiques de production et de diffusion des deux champs en 2023

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Cette comparaison rend compte d’une mise en tension entre les deux pôles d’une part la littérature numérique expérimentales et confidentielle et de l’autre les productions numériques pour la jeunesse qui recherche une diffusion large et commerciale. La réalité de la production ne s’avère pas aussi clivée et s’inscrit dans un continuum. L’édition jeunesse numérique recèle de projets soutenus institutionnellement comme la bande défilée Phallaina (2016) en coédition Small Bang et France Télévisions[25], Moi, j’attends[26] (2013) ou de type workshop dont les intentions et les exigences se rapprochent de la littérature numérique, La pluie à midi (2017) aux éditions Volumique[27].

La solidité du cadre théorique proposé par la littérature numérique couplée à la créativité et la vitalité de la littérature de jeunesse crée un espace, un champ que l’on peut qualifier de littérature numérique de jeunesse mais qui peine à se structurer par un manque de publications. En contexte québécois, le rapport du projet de recherche « Soutien au développement de démarches d’édition numérique jeunesse au Québec à partir de pratiques favorables de production, diffusion et réception » constitue une initiative volontariste pour soutenir, accompagner, informer et former par un programme d’actions concertées des acteurs du livre numériques professionnels et médiateurs. Dans cette perspective, le site Lab-yrinthe se présente comme une plateforme faisant converger les besoins, les problématiques, les questionnements, les attentes de l’ensemble des acteurs. Les deux articles de Petitjean (2015a, 2015b) restent une référence. Qu’en est-il aujourd’hui de la question qu’elle posait : les applications deviendront-elles des classiques de l’enfance ? Sur les cinq applications sélectionnées et analysées par A.-M. Petitjean : Dans mon rêve (2012) de Stéphane Kiehl chez e-Toiles, Un jeu (2011) d’Hervé Tullet chez Bayard Presse, Voyage au centre de la terre (2012) de Jules Verne chez l’Apprimerie, Love, the app (2014) de Gian Berto Vanni chez Niño Studio, Les fantastiques livres volants de Morris Lessmore (2011) de William Joyce chez Moonbot Studios, seules deux ont résisté aux deux ennemis de la pérennité des oeuvres numériques, à savoir l’obsolescence[28] et la labilité[29] : Un jeu (2011) d’Hervé Tullet et Voyage au centre de la terre (2012) de Jules Verne. Le problème est double, on ne peut plus les acquérir sur les stores et, si on les avait achetées, les systèmes d’exploitation les plus récents ne permettent pas de les actualiser faute de mise à jour. Elles restent uniquement accessibles sur la tablette à partir de laquelle elles avaient été acquises.

La patrimonialisation de ces contenus n’a pas eu lieu et ne pourra pas avoir lieu tant que la question de la conservation des oeuvres ne sera pas résolue. En revanche chacune des versions ou déclinaisons papier sont toujours disponibles. En 2023, la réalité de la production des oeuvres littéraires numériques destinées à la jeunesse est que les belles initiatives qui ont émergé entre 2010 et 2017 n’ont pas bénéficié d’un soutien suffisant pour que le modèle devienne économiquement viable. Aujourd’hui le marché des applications littéraires pour la jeunesse est atone, ce qui ne signifie pas que la réflexion s’est tarie, au contraire, le lancement du site lab-yrinthe le prouve.

Conclusion

À la frontière entre deux champs et même si des mises en relations objectives et explicites sont repérables, il semble plus adéquat, au regard de la production actuelle, de parler de littérature de jeunesse numérique. Néanmoins, il existe des oeuvres numériques pour la jeunesse qui peuvent être qualifiées de littérature numérique pour la jeunesse. Les revues comme Le répertoire des écritures numériques et le laboratoire Lab-yrinthe constitue des espaces à la fois de visibilité et de légitimation de ce corpus.

La réflexion engagée permet d’envisager de nouvelles pistes de questionnements. Nous en identifions au moins deux. Les livres d’artistes ou parfois appelé livre-objet en tant que sous-genre de l’album de littérature de jeunesse ne constituent-ils pas un point d’entrée pour repérer des ponts avec les procédés et les intentions de la littérature numérique ? L’éclatement des formes envisagé comme la fragmentation d’une forme à un instant donné, ne serait-elle pas une caractéristique spécifique de la littérature de jeunesse au format numérique mais également une opportunité pour les productions actuelles ? Après la période de « l’après-coup » où les remédiatisations vers le numérique s’envisageaient souvent sur la base d’un album papier qui avait déjà connu un succès d’estime comme Love (1998) de Gian Berto Vanni ou éditorial Ma petite fabrique à histoires (2008) de Bruno Gibert, n’allons-nous pas entrer dans une période où l’éclatement des formes pourrait être une voie vers l’équilibre économique tant recherché et attendu ? La déclinaison d’un même contenu sur plusieurs supports et médias instaure une synergie dans laquelle le livre ou le film d’animation conduisent vers l’application numérique. Les fantastiques livres volants (2011) de Morris Lessmore qui avaient fait l’objet d’un film d’animation (Oscar du meilleur court métrage d’animation en 2012), d’une application, d’un dispositif de réalité augmentée (Imag-N-Tron) et d’une novélisation sous la forme d’un album étaient précurseurs en la matière.