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1. Problématique

Par sa capacité à investir des espaces et des formes inédits, par sa qualité à se réinventer et à interroger les frontières des catégories génériques, la production littéraire numérique semble aujourd’hui engagée dans une croissance rythmée, inhérente au développement technologique et à sa propre exploration des modes sémiotiques (Bisenius-Penin et al., 2022 ; Bouchardon, 2014 ; Grumbach, 2022 ; Saemmer, 2015). Si l’hybridité, voire l’éclatement constitutifs de l’oeuvre littéraire numérique nourrissent des débats inscrits de longue date dans le champ littéraire (Saemmer, 2011), notamment autour de la filiation ou de la rupture avec un certain héritage culturel, ces caractéristiques posent des questions vives à la didactique de la littérature relativement à la transposition de telles oeuvres en contexte scolaire (Bouchardon, 2017 ; Lacelle et al., 2017). Le hiatus entre l’évolution constante des formes littéraires et les outils dont les chercheur·se·s et les enseignant·e·s disposent pour les théoriser ou les enseigner est une occasion de confirmer certains modèles, schèmes de pensée et pratiques qui permettent de produire un discours sur les oeuvres, mais également d’y ajouter des représentations inédites, plus proches de l’actualité des formes littéraires. Or, ce rapprochement n’est pas un geste neutre : il est le résultat de choix situés, comme le rappelle Nancy Murzilli (2018) dans un article où elle problématise les conditions de transfert dans la réalité des connaissances acquises grâce à la fiction.

Le théoricien possède une responsabilité méthodologique d’ordre politique dans la reconnaissance des formes littéraires, car nos théorisations ont une vocation instrumentale, non neutre, dans le sens où elles doivent pouvoir nous fournir des concepts mobilisables en tant qu’instruments d’activation d’une oeuvre, capables de mettre au jour son potentiel de transformation.

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Les constructions théoriques qui nous aident à penser le fait littéraire déplacent notre lecture des représentations, des expériences et des usages afin de laisser émerger des représentations et des expériences nouvelles, ainsi que d’autres usages possibles. Chez Murzilli (2018), les objets littéraires ne possèdent pas de détermination a priori. C’est la manière dont nous choisissons de les traiter qui révèle (ou contribue à créer) des effets de sens. Les théoricien·ne·s ont donc une responsabilité. Cette contribution tente d’endosser cette responsabilité en adoptant une perspective théorique (Dufays, 2006) et en se fondant sur une « recension des écrits dite narrative » (Tétreault, 2014), afin de rapporter de façon synthétique quelques résultats qui ont accompagné la récente histoire littéraire des oeuvres numériques et, surtout, d’ouvrir des perspectives didactiques à leur égard. Ainsi, dans une première partie, nous exposons la notion d’éclatement fréquemment employée pour qualifier les oeuvres littéraires numériques, dans l’idée de mettre en lumière leur « potentiel ouvert de fonctionnalités », expression se rapprochant de la notion de « dispositif » telle que définie par Foucault et par Deleuze. (Hanna, 2010, p. 14). Dans une seconde partie, nous interrogeons ce que ces constats signifient pour l’enseignement et l’apprentissage de la littérature en contexte scolaire, avec une focalisation prioritaire sur les enjeux didactiques liés à des corpus d’oeuvres littéraires numériques. Nous concluons à l’aide d’un exemple de projet didactique, permettant d’incarner les apprentissages inhérents à l’oeuvre littéraire numérique en contexte scolaire.

2. Quel éclatement des formes littéraires sous l’impact du numérique ?

Un rapide inventaire du terme « éclatement » dans l’histoire littéraire du XXe siècle suggère que différents mouvements ont trouvé, dans les idées de pluralité, de diversité, voire de fragmentation, des outils pour décrire des faits littéraires en émergence ou en développement rapide. Nous sélectionnons ci-après trois points de repères permettant d’enrichir notre compréhension de la notion d’éclatement lorsqu’elle est associée aux oeuvres littéraires numériques.

2.1. Trois repères pour une brève histoire de la notion d’éclatement en littérature

Dans les années 1920, le surréalisme constitue un mouvement intéressant afin d’observer l’écart existant entre une poétique des genres post-romantique et des pratiques d’écriture dont l’une des caractéristiques centrales est l’expérimentation formelle. À la notion d’éclatement des genres, Michel Murat (2001) substitue celle d’« affaiblissement du principe de différenciation générique ». Le chercheur identifie plusieurs manifestations de ce processus : une tendance à l’indifférenciation par entropie, un usage ludique voire un détournement de l’étiquetage, des phénomènes de translation et de diversification générique, des cas de polygénéricité se définissant notamment par une hybridation. Murat précise que cet affaiblissement aurait conduit tantôt à une confirmation du genre, tantôt à une nouvelle conceptualisation des genres.

Le repère suivant est celui des années 1960-1970 : Maurice Blanchot et Roland Barthes se positionnent à une dizaine d’années d’écart face à une période littéraire qui accueille la création de nouveaux genres et l’émergence de formes nouvelles. Alors que le premier y voit la fin de la littérature, « [L]es genres se dispersent et les formes se perdent » (Blanchot, 1959, cité par Dambre, 2001, p. 50), le second perçoit une « polyphonie du “texte” » qui révèle les limites des anciens classements (OC, II, 1966-1973, Seuil, 1991, p. 1212) : « [N]ous assistons à une subversion des genres. […] Aujourd’hui, c’est un éclatement, une dispersion, le refus de toutes les contraintes, à tous les niveaux, et même celui de la syntaxe » (Barthes, 1968-1971 [1995], p. 62). Ainsi, les deux critiques formulent des points de vue en tension, autour d’un même phénomène repéré, à savoir le détournement des genres canoniques, qui fait émerger de nouveaux genres ou fusionne de nouveaux genres avec les anciens, autrement dit un détournement des genres qui subvertit les catégories de l’intérieur, les interroge, mais sans les récuser dans leur principe même.

La troisième balise choisie est fondée sur une comparaison. Dès 1985, les chercheur·se·s de la Banque de données d’histoire littéraire (BDHL) ont recensé les genres littéraires propres au XXe siècle, considérant cette notion comme l’une des catégories sur lesquelles s’est construite l’histoire de la littérature française. Ce sont 103 dénominations de genres qui ont été collectées à partir des collections des maisons d’édition ou des quatrièmes de couverture. À côté de désignations classiques (autobiographie, chronique, conte, journal de voyage, roman, roman policier, roman historique, tragédie, etc.), on en découvre de nouvelles (album de croquis villageois, anti-pièce, parapsychocomédie, essai sur l’absurde, farce tragique ou encore roman et vérité), dont la diversité et l’inventivité témoignent d’une hybridation des formes et, partant, de l’étroitesse des catégories traditionnellement utilisées.

Procédons à un exercice analogue, bien que de moins grande envergure, sur la base du répertoire réalisé dans le cadre du Catalogue des Oeuvres Littéraires Numériques québécoises (COLIN). Le site offre une entrée par genres : on y retrouve, également, les genres classiques (autobiographie, autofiction, poésie, récit, roman…), ainsi que les genres encore qualifiés il y a peu de paralittéraires (bande dessinée, roman policier, science-fiction…), qui côtoient toutefois des genres inédits contenant dans leur appellation une composante numérique spécifique ou une description relativement exhaustive de leur contenu – comme si la dimension innovante du genre nécessitait d’expliciter l’horizon d’attente (livre audio, cyberpunk, fanfiction, vidéopoème, moteur de recherche, enquête policière transmédia qui inclut un jeu en réalité alternée et un long métrage alternatif, etc.). De la même manière que la BDHL, le COLIN révèle une hybridité d’intensité variée entre des catégories anciennes, toujours signifiantes, et des catégories inédites. Les deux répertoires confirment le sentiment d’un accroissement, d’une explosion des dénominations génériques au cours des XXe et XXIe siècles.

2.2. L’éclatement, une notion intimement liée au contexte de production littéraire

Une réflexion développée par Jean-Marie Schaeffer (2001) thématise la notion d’éclatement dans l’histoire des genres et qui liste les termes utilisés par les chercheur·se·s afin d’en rendre compte : « polyphonie », « écriture transgénérique », « hétérogénéité », « dérive », « indétermination », « dissolution », « subversion », « crise », « fatras inclassable ». Si certaines appellations sont neutres, d’autres comportent une connotation péjorative. Plus encore, la notion d’éclatement est confrontée selon Schaeffer à une difficulté inhérente à son essence même, puisant au passé et au présent :

La difficulté la plus redoutable réside dans le fait qu’il faut réussir à penser conjointement les deux relations de dépendance : d’une part les possibilités du présent dépendant des actualisations du passé, d’autre part la définition même des actualités passées dépend des hiérarchies cognitives, des grilles de lecture, induites par nos projets actuels

Schaeffer, 2001, p. 15

Cette perspective invite à considérer l’éclatement dans une dimension d’historicité, où la saisie du passé conditionne les possibilités du présent et où donc les projets contemporains peuvent contribuer à créer des grilles de lecture renouvelées des faits littéraires passés. Or, selon Schaeffer, la question de l’« éclatement des genres » ne semble avoir de sens que si on accepte qu’il a existé un état antérieur où ces derniers possédaient une identité stable. Autrement dit, pour que la notion d’éclatement soit perçue dans toute sa pertinence, il s’agit de postuler que ce qui a précédé l’éclatement était un espace littéraire considéré comme unifié, cohérent, circonscrit.

Ce rapide parcours montre que les évolutions des formes littéraires, qui ont marqué à plusieurs reprises l’histoire, sont cristallisées à certaines périodes particulièrement denses. Ainsi, concernant les oeuvres littéraires numériques, des indices suggèrent que le début du XXIe siècle accueille une persistance de certaines formes ainsi qu’un renouvellement des pratiques littéraires.

Or, si nous acceptons l’idée d’un éclatement des formes, est-ce – comme le pense Schaeffer – parce nous assistons au développement des oeuvres littéraires numériques en même temps que nous essayons de le théoriser ? Alors, l’éclatement serait le fait de tout champ littéraire concomitant à l’analyse ou à la synthèse qui en est faite : il serait moins lié aux faits littéraires eux-mêmes qu’au moment où ceux-ci sont définis. Ou, l’éclatement peut-il effectivement être documenté par une complexification des formes au début du XXIe siècle ? Plutôt que d’opter pour l’une ou l’autre des options esquissées, nous préférons rappeler la citation de Murzilli (2018) précédemment convoquée et affirmer que notre responsabilité de didacticien·ne consiste à construire des outils pour penser la didactisation des oeuvres littéraires numériques, car elles font partie des pratiques actuellement en cours potentiellement didactisables. Nous proposons donc de suspendre cette première question afin de problématiser les enjeux liés à l’enseignement de la littérature numérique, en tentant de révéler le potentiel ouvert de fonctionnalités des oeuvres littéraires numériques (Hanna, 2010) en contexte scolaire.

3. Éclatement des formes littéraires numériques et didactisation

3.1. Réfléchir à la didactisation à partir d’un corpus spécifique

Pour traiter de la question qui nous retient, au plus près de la production littéraire numérique contemporaine, il importe d’aborder des oeuvres et des pratiques spécifiques. La sélection d’un corpus est complexe, au vu de la variété évoquée ci-dessus ; mais, nous faisons l’hypothèse que certains traits définitoires propres à la littérature numérique actuelle pourront ressortir aussi restreint soit le nombre de cas couverts.

3.1.1. Particules

La première oeuvre choisie sur le COLIN est Particules, une performance qui s’est déroulée en direct sur le réseau social Twitter, le mardi 28 octobre 2021, de 14h à 16h. Des artistes issu·e·s de différents milieux, des groupes d’étudiant·e·s issu·e·s de Cégeps et d’Universités ainsi que tout·e volontaire ont été invité·e·s à publier sur Twitter un court texte ou une image en lien avec le thème de l’événement – « Internet végétal » –, afin de produire une création collective rhizomatique.

Figure 1

Capture d’écran, « Internet végétal, 2021 » à 14:25, extrait.

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Les concepteur·rice·s de l’événement filent la métaphore entre certains modes de reproduction des végétaux, tels que l’arborescence, le rhizome, le marcottage ou le bouturage, et l’architecture du web, qui évoque ces types de déploiement. L’idée était de créer un espace où des textes et des images puisant à divers imaginaires, à divers genres littéraires et artistiques, se développent, mais également de « faire la redécouverte d’un espace quotidien en portant attention à la flore environnante, en passant par la prolifération des discours et la réappropriation de l’espace humain par les plantes dans les représentations post-apocalyptiques » (Particules, 2021).

3.1.2. Motto

La seconde oeuvre sélectionnée est un livre interactif. Motto (2020) est composé des milliers de vidéos que les lecteur·rice·s ont filmées et partagées à la suite de leur parcours dans l’oeuvre. La trame narrative est guidée par la quête d’un fantôme disparu nommé « Septembre », que le narrateur recherche. Motto donne à réfléchir sur les liens qui se créent entre des individus qui se connaissent ou non. La condition pour pouvoir lire l’oeuvre littéraire numérique est d’activer la caméra de son téléphone intelligent et de filmer ce qu’il y a autour de soi : l’oeuvre emprunte au documentaire et à la fiction, construisant le fil de l’intrigue grâce aux séquences du public. Les captations vidéo durent deux secondes et sont intégrées à une banque de données qui sont récupérées par le logiciel et jouées tout au long de l’histoire.

Figure 2

Capture d’écran de la page d’accueil, www.motto.io

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Au-delà de leurs spécificités, ces deux oeuvres se rejoignent en ce qu’elles peuvent être lues à la lumière de la notion d’éclatement. Toutes deux sont construites sur un double principe : 1/ un principe cumulatif, qui s’incarne dans la forme rhizomatique d’Internet végétal et dans la juxtaposition de séquences dans Motto ; 2/ un principe de reconfiguration du sens délégué aux lecteur·rice·s. Dans la première oeuvre décrite, la réception engage un travail de production de liens et de sens à la lecture de fragments textuels et iconographiques émanant de participant·e·s qui ne se sont pas concerté·e·s avant de produire leurs contributions ; dans la seconde oeuvre, c’est également aux contributeur·rice·s de tisser le fil de la compréhension entre l’intrigue de base, minimale, et les séquences vidéo produites par les autres utilisateur·rice·s dans une grande variété d’univers et sans cesse recomposées par le logiciel.

3.2. Trois principes qui caractérisent la littératie médiatique et multimodale en contexte scolaire

Afin de circonscrire le potentiel de ces oeuvres littéraires numériques en contexte scolaire, il nous a semblé important d’inscrire cette réflexion dans le contexte plus large de la littératie médiatique et multimodale (Lacelle et al., 2017). Recourant à la démarche citée précédemment, une recension des écrits dite narrative (Tétreault, 2014) fondée sur les articles scientifiques les plus régulièrement cités dans le champ, nous formulons ci-après trois principes qui font consensus chez les chercheur·se·s et les enseignant·e·s collaborant aux projets de recherche et de formation.

1/ Le premier principe reconnaît que l’écrit n’est plus le seul système langagier permettant de comprendre le monde et de s’y exprimer. Il existe un enjeu fort à maitriser plusieurs codes sémiotiques et à les faire interagir (Hassett et Curwood, 2009 ; Kress, 2000 ; Lacelle et al., 2017). Cette recommandation invite donc à faire de ces codes sémiotiques pluriels des objets d’enseignement et d’apprentissage en contexte scolaire. Ce principe prolonge les appels qui se sont multipliés depuis une vingtaine d’années affirmant que « l’école du XXIe siècle doit s’affranchir de l’obligation d’offrir des situations d’apprentissage exclusivement circonscrites au seul contexte “monomodal”, soit à l’aide d’activités nécessitant la compréhension et la production des seuls textes écrits » (Lemieux et al., 2017, p. 2).

2/ Pour envisager les modes sémiotiques en tant qu’objets scolaires, et donc d’en favoriser l’enseignement et l’apprentissage, des équipes ont décrit le plus finement possible les compétences mobilisées par des lecteur·rice·s expert·e·s. Mentionnons la mise à jour récente d’une modélisation (Acerra et Lacelle, 2022) qui classe les compétences en littératie médiatique multimodale en contexte numérique en cinq catégories, dévoilant la progression suivante et rendant les enjeux d’apprentissage de plus en plus concrets et lisibles : compétences génériques, compétences théoriques numériques, compétences en littératie médiatique multimodale, compétences en littératie médiatique multimodale numériques, compétences en littératie médiatique multimodale numériques métacognitives.

3/ Le troisième principe qui génère un consensus fort dans les recherches en didactique préconise d’associer les compétences ou les stratégies traditionnelles et leurs équivalentes multimodales (Coiro, 2011 ; Dembroski, 2014 ; Geiselhofer, 2010 ; Hassett et Curwood, 2009 ; Leu et al., 2004 ; Leu et al., 2011 ; Moss et Lapp, 2010). Fait intéressant à relever, la modélisation des compétences en littératie médiatique et multimodale en contexte numérique intègre ce principe en ce que certaines compétences concernent uniquement et spécifiquement les genres numériques, tandis que d’autres caractérisent les genres numériques et les genres textuels non numériques. L’idée forte de cette association est autant de marquer les particularités et les ruptures propres aux genres et réalisations numériques, que de pointer les phénomènes de continuité existant entre des oeuvres imprimées, considérées comme « classiques », et des oeuvres littéraires numériques.

3.3. Des objets d’enseignement et d’apprentissage qui s’articulent à la discipline littéraire

Une fois ces principes rappelés, intéressons-nous à présent aux enjeux didactiques des oeuvres littéraires numériques. Un certain nombre d’articles scientifiques (Brunel et Quet, 2017 ; Brunel et Bouchardon, 2020 ; Florey et al., 2020) interrogent les objets d’enseignement et d’apprentissage par le prisme du caractère inédit du corpus : enseigner à partir d’un corpus constitué d’oeuvres littéraires numériques influence-t-il les objets d’enseignement et d’apprentissage, les pratiques d’enseignement, les dispositifs didactiques mobilisés, les tâches dévolues aux élèves ? Autrement dit, est-ce qu’un corpus inédit implique des objets inédits ? Il est évidemment difficile d’identifier un « effet corpus » indépendant de toute autre influence. Cependant, tendanciellement, les auteur·rice·s concluent à une absence de révolution didactique et pédagogique, tout en notant une forme de reconfiguration des objets, voire de la discipline, qui s’incarne dans trois types d’objets communément admis :

1/ des objets littéraires conventionnels, tels que le statut du ou de la narrateur·rice, la temporalité, le traitement du personnage, le récit (Brunel et Bouchardon, 2020 ; Brunel, Acerra et Lacelle, 2023). S’agissant du récit, les questions révèlent la continuité entre des corpus classiques et numériques, par exemple les effets de suspense, de curiosité ou de surprise nourris par la tension narrative (Baroni, 2007), mais aussi l’écart créé par la spécificité des composantes numériques : que signifie pour un récit d’être construit avec des séquences d’ordre aléatoire ? D’être coconstruit par les lecteur·rice·s ? Peut-on concilier la narrativité et l’interactivité ? (Bouchardon, 2015) ;

2/ des objets en lien avec notion de sujet-lecteur (Rouxel et Langlade, 2004), autrement dit, liés à la reconfiguration subjective du texte et aux processus d’identification des lecteur·rice·s (Acerra et Lacelle, 2022 ; Saemmer et Tréhondart, 2014). Les oeuvres littéraires numériques invitent à évaluer en quoi les phénomènes d’identification sont favorisés ou non par le biais des codes sémiotiques engagés : la musique ou l’image animée sont-elles des leviers d’adhésion au texte ou au contraire, des distracteurs ? ;

3/ des objets qui contribuent à questionner les aspects définitoires de la littérature comme discipline. En raison de leurs formes qui requièrent de recourir à des cadres inédits pour les décrire, les oeuvres littéraires numériques peuvent conduire les enseignant·e·s et les élèves à interroger les zones frontières de l’espace littéraire.

Ce rapide état des lieux suggère qu’une attention à des objets littéraires traditionnels peut simultanément révéler des spécificités propres aux oeuvres littéraires numériques et offrir une intensité inédite à certains questionnements. Or, si la pertinence de ces objets d’enseignement et d’apprentissage est documentée dans de nombreuses publications, il est paradoxal de constater que les oeuvres littéraires numériques ne sont que peu mobilisées dans les pratiques d’enseignement dites ordinaires. En effet, les articles qui réfèrent à des projets didactiques concluent sur l’intérêt didactique de lire des corpus d’oeuvres littéraires numériques avec des élèves de divers degrés, mais suggèrent, indirectement, que l’adoption de corpus numériques se fait majoritairement sous l’impulsion des équipes de recherche (Florey et al., 2020). Les enseignant·e·s choisissent-ils·ou elles des corpus numériques lorsqu’ils·elles effectuent des choix non contraints par un projet de recherche ? Combien de ceux·ou celles qui ont participé à des projets collaboratifs ont mobilisé à nouveau, de manière autonome, ces mêmes textes ou des textes analogues ? S’il y a un consensus autour des objets d’enseignement et d’apprentissage inhérents à la lecture d’oeuvres littéraires numériques en contexte scolaire, il demeure peut-être un impensé autour des conditions qui favorisent ou non l’entrée concrète de ces objets dans la classe. Ainsi, dans la partie suivante, nous problématiserons la question des objets à enseigner en y intégrant celle des conditions préalables nécessaires afin de privilégier le choix de corpus numériques, et pourquoi pas, de contribuer à légitimer et normaliser leur usage en classe.

4. À quelles conditions les oeuvres littéraires numériques peuvent-elles devenir des objets d’enseignement et d’apprentissage ?

4.1. La faisabilité pratique

Le premier groupe de conditions réfère à la faisabilité pragmatique. Les pratiques d’enseignement sont cadrées par des prescriptions, des exigences et contraintes en termes d’évaluation ou encore des cultures d’établissement ou d’équipes qui peuvent faire une place plus ou moins importante à des corpus d’oeuvres littéraires numériques. Les résultats de plusieurs travaux précurseurs (Buckingham, 2003 ; Jenkins et al., 2006) appellent à faire évoluer les plans d’études, voire la structure du système scolaire aujourd’hui organisée en disciplines. Si ces invitations sont essentielles, reconnaissons que leurs effets sur l’évolution des conditions pragmatiques sont lents. Il semble alors légitime de se demander s’il peut être plus efficient de faire évoluer les contenus disciplinaires plutôt que la structure scolaire. Voici un exemple qui illustre cette proposition. Dans le plan d’études vaudois de la filière menant à la maturité[1], un intitulé précise les contours des attentes institutionnelles : « Lire des oeuvres phares […] au sens où le débat intellectuel, la réflexion critique et la création littéraire ne cessent de s’y référer » (p. 17). Une oeuvre-phare est une oeuvre qui dialogue avec d’autres oeuvres de son époque et d’époques différentes. S’agissant de la faible présence des oeuvres littéraires numériques dans ce contexte, une piste consisterait à accompagner le corps enseignant dans la définition qu’on (se) donne d’une oeuvre-phare, suggérant qu’une oeuvre littéraire numérique en constitue potentiellement une, dès le moment où elle nourrit des débats littéraires et citoyens. Prenons pour seul exemple la question auctoriale : une oeuvre littéraire doit-elle être composée par un·e humain·e ? Peut-on encore parler d’auteur ou d’autrice lorsqu’une oeuvre est générée par un logiciel ? Quel sens donner, dans ce cas, à une notion telle que la voix énonciative ?

Le débat autour de la littérature numérique se pose différemment en termes de discipline académique et de discipline scolaire. S’il y a un enjeu évident à penser l’autonomie de la première, comme le montrent les travaux d’Alexandra Saemmer (2011), il y a peut-être un enjeu tout aussi évident à rattacher explicitement la littérature numérique à la discipline scolaire « littérature », dans un contexte didactique. Cette continuité donnerait l’opportunité et la légitimité au corps enseignant de soumettre des oeuvres littéraires numériques aux élèves, de construire de véritables objets d’apprentissage qui répondent aux prescriptions. L’invitation à faire évoluer progressivement les contenus de la discipline littérature nourrit une interrogation parallèle concernant les contenus de la didactique disciplinaire.

Nous nous proposons de mettre de l’avant l’idée que la didactique du français doit s’ouvrir à de nouveaux objets d’enseignement/apprentissage issus des nouvelles pratiques littéraciques en contexte numérique afin de tenir compte tant des évolutions sociotechnologiques de notre époque que d’une épistémologie du savoir qui appelle à repenser les espaces et moyens de communication et d’apprentissage.

Lebrun et al., 2019, cité par Delarue-Breton et al., 2021

Bien que la citation témoigne d’une perspective littéracique plutôt que littéraire, elle semble transposable au propos qui nous intéresse : pour favoriser la création et la conservation d’une place et d’une fonction spécifiques dédiées aux oeuvres littéraires numériques dans le contexte scolaire, il est nécessaire que la didactique du français s’empare de ces dernières, en considérant qu’elles font partie de ses objets d’étude, pour ainsi irriguer la formation initiale et la formation continue.

4.2. La mimèsis, ou l’opportunité d’aiguiser son sens critique

Le deuxième groupe de conditions concerne la capacité à pointer les enjeux de la mimèsis inhérents aux oeuvres littéraires numériques. La mimèsis est ici à entendre comme l’ensemble des ressources poétiques et esthétiques mobilisées afin de représenter le réel : la perspective privilégiée est donc aristotélicienne, délaissant la seule imitation, elle devient représentation, impliquant une reconstruction des faits et une stylisation esthétique (Stiénon, 2014, 2016). Transposée au contexte littéraire numérique, la mimèsis réfère à la faculté de ces oeuvres à représenter le réel contemporain, et partant, à aménager certains prérequis à une réflexion critique sur le monde (Bouchardon, 2014 ; Saemmer, 2014). Si l’on accepte l’hypothèse qu’une partie de la production artistique et littéraire vise à représenter le réel (Angenot, 1989) et que le réel est en mutation constante, alors ces oeuvres littéraires devraient adopter des formes et des genres qui évoluent elles aussi et qui permettent de se situer relativement aux enjeux littéraires, esthétiques ou socio-politiques de notre temps (Massera, 2010). Or, parmi les procédés littéraires qui permettent de témoigner de cette double évolution – artistique et sociale, au sens large du terme –, Massera commente celui de la captation des discours dominants afin de les détourner et de les réinvestir dans une création littéraire. Ce mouvement d’endogénéisation se retrouve par exemple dans une oeuvre numérique intitulée Google Adwords Happening (2002), où l’auteur, Christophe Bruno, a acheté des mots-clés sur le service publicitaire de Google, répondant aux principes et à la fluctuation de la loi du marché. La visée de l’artiste consistait non pas à y placer des annonces, mais à y écrire de petits poèmes, avant d’être repéré par un algorithme et censuré.

Figure 3

Capture d’écran, © Christophe Bruno http://www.iterature.com/adwords/

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Évidemment, les oeuvres littéraires numériques ne sont pas les seules qui sensibilisent les lecteur·rice·s au « capitalisme sémantique généralisé » (Bruno, 2002, cité par Bouchardon, 2015). Dans une perspective d’intertextualité, on pense notamment à la nouvelle de Damasio, Les hauts-parleurs, où les mots du vocabulaire courant sont monétarisés et obligent les habitant·e·s résistant·e·s à recourir à des périphrases de plus en plus élaborées afin de ne pas prononcer des mots soumis à un copyright, et donc, à paiement. Néanmoins, les oeuvres littéraires numériques présentent cette capacité de nous confronter aux modes d’information et de communication propres au XXIe siècle en adoptant les langages devenus prépondérants et en les détournant, afin de créer les conditions d’une réflexion critique.

4.3. Produire une résonance

L’intitulé de cette troisième condition emprunte aux travaux de Hartmut Rosa (2018 ; 2023) : produire une résonance et une transformation de soi. Il faut remonter aux écrits du philosophe sur la temporalité pour saisir les promesses de la notion de résonance en didactique. Sa pensée repose sur l’hypothèse, déjà solidement étayée, que l’époque actuelle traverse une triple accélération temporelle inédite (Rosa, 2012). L’accélération technique ou technologique, la plus intuitive et la plus connue, concerne les transports, la communication, ainsi que la production de biens et de services. L’accélération du changement social réfère au rythme auquel s’imposent les nouvelles technologies. S’il a fallu 38 ans entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à 50 millions d’appareils, 13 ans pour la même diffusion de la télévision, la connexion internet n’a eu besoin que de 4 ans pour se généraliser dans les foyers. Avec ce deuxième type d’accélération, on constate l’augmentation du cycle d’obsolescence des expériences et, réciproquement, le raccourcissement des périodes susceptibles d’être définies comme appartenant au présent. Enfin, l’accélération du rythme de vie est définie comme l’augmentation du nombre d’épisodes d’actions ou d’expériences par unités de temps. Rosa observe un raccourcissement et une densification des épisodes d’action et un sentiment d’augmentation du sentiment d’urgence, de la pression temporelle. S’appuyant sur cette typologie, Rosa détermine deux modèles d’expériences : le motif « bref-long » et son corollaire, « long-bref ». Dans cette combinaison d’adjectifs, le premier (« bref » ou « long ») désigne la durée temporelle objective de l’expérience ; le second (« bref » ou « long », à nouveau) désigne le souvenir qui reste de l’expérience, son impact, la perception qu’en a l’individu, la manière dont il s’y rapporte. Ainsi, une expérience de durée brève peut créer un souvenir durable, un temps long dans la mémoire. À l’inverse, une expérience longue dans le temps objectif peut induire de l’ennui et donc un souvenir d’une intensité médiocre. Cette dichotomie emprunte à celle que Walter Benjamin avait établie entre Erlebnissen, des épisodes d’expérience qui ne provoquent pas de conséquences durables, et Erfahrungen, des expériences qui laissent une trace, qui sont constitutives de notre identité, notre histoire, qui nous atteignent ou nous transforment. Le modèle de Rosa ajoute une troisième combinaison, nouvelle, typique de l’époque contemporaine et en augmentation : le motif « bref – bref », typique de l’accélération décrite. Les épisodes vécus s’enchaînent très rapidement et sont certes riches en stimulations, mais se donnent isolés les uns des autres, sans liens intimes ni constitutifs d’une entité plus globale (identité individuelle, identité collective). La prééminence progressive du motif bref-bref conduit l’individu à un sentiment d’étrangeté à sa propre existence, d’aliénation, nommé Entfremdung.

À la suite de ces constats sur la qualité de nos expériences, Rosa se demande comment l’École peut devenir pourvoyeuse d’expériences de type Erfahrungen chez les élèves. Plutôt que d’inviter à la décélération, qui semble un concept en contradiction avec le mouvement actuel de notre monde, Rosa réfléchit à un antidote : « Si le problème est l’accélération, alors la résonance est peut-être la solution » (2018, p. 7). La résonance est définie comme « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité » (2018, p. 187). Elle est un mode de relation au monde, une manière d’être pleinement présent·e qui produit une émotion, une réaction et le sentiment de posséder un potentiel d’action sur le monde. Inscrivant le concept de résonance en contexte scolaire, Rosa fait une distinction entre compétence et résonance :

Compétence et résonance sont deux choses bien distinctes. La compétence signifie la maitrise assurée d’une technique, le fait de pouvoir disposer à tout moment de quelque chose que je me suis approprié comme un acquis. En revanche, la résonance désigne l’entrée en relation progressive avec un objet. […] Elle contient un moment d’ouverture où l’on ne dispose pas de l’objet, ce qui la distingue de la compétence. Une compétence est une appropriation, la résonance suppose une « emmétamorphose » du monde : je m’y transforme moi-même.

Rosa, 2023, p. 8

Pour transformer la relation des élèves au monde, le philosophe modélise l’enseignement sous la forme d’un triangle de résonance, dont les trois entités, l’enseignant, les élèves et la matière, rappellent intimement le modèle du triangle didactique.

Dès lors, la troisième condition pour enseigner à partir d’oeuvres littéraires numériques se formulerait plutôt comme une interrogation : comment créer une résonance et une transformation des élèves-lecteur·rice·s ?

5. Conclusion

En guise de conclusion, nous commentons les potentialités didactiques d’un projet, intitulé « Les mondes de demain » (Blanchette et Lalonde, 2022), en recourant aux catégories exposées précédemment. Dans une classe du secondaire, les élèves ont été invité·e·s à imaginer le monde dans 1000 ans, après un bouleversement planétaire majeur, positif ou négatif, et à créer un univers immersif à l’aide d’un logiciel de création en réalité virtuelle. Après avoir rédigé une fiction d’anticipation, des élèves ont conceptualisé et élaboré les dimensions visuelles et sonores de leur univers. « Les mondes de demain » semble emblématique des projets qui rassemblent les promesses d’un travail sur les objets d’enseignement et d’apprentissage rappelés précédemment, ainsi que la matérialité des conditions pour que les oeuvres littéraires numériques entrent dans les classes comme véritables objets d’enseignement et d’apprentissage.

Figure 4

Exemple de projet réalisé par des élèves, Blanchette, K. et Lalonde, M. (2022).

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S’agissant des objets, on pourrait lier le projet à la notion de récit (comment les différents codes sémiotiques participent de la mise en récit ; ce que signifie la notion de circularité dans un récit), à la notion de sujet-lecteur (comment l’ambiance sonore et les images favorisent ou non l’immersion du sujet-lecteur), enfin à la définition de la littérature, en interrogeant l’appartenance ou non de ces oeuvres à la discipline. S’agissant à présent des conditions, on peut imaginer qu’un·e enseignant·e couple le projet numérique à la production d’un texte argumentatif : afin d’associer la réalisation en réalité virtuelle à des contenus, des prescriptions, voire d’évaluer de manière certificative certains objets, les élèves pourraient légitimer les choix opérés au niveau du texte, de la musique, de l’image. La représentation utopique ou dystopique de notre futur réel est intrinsèquement liée aux enjeux de la mimèsis évoqués précédemment. Et enfin, la troisième condition est énoncée sous forme d’interrogation : est-ce qu’au-delà des compétences acquises, il y a eu résonance chez les élèves ?

La résonance suppose qu’on transforme sa relation au réel et qu’on se transforme soi-même (Rosa, 2023). Mais elle demeure un pari : on ne peut pas décréter une résonance, ni chez des élèves, ni pour soi-même. Chez Rosa, ce qui favorise la résonance, sans constituer une garantie de la réaliser, c’est de « faire parler des fragments de monde » (2023, p. 25). Transposons cette idée de fragments dans le cadre des oeuvres littéraires numériques, aux formes éclatées, qui invitent à en reconfigurer le sens. Il semble possible d’établir une homologie entre l’éclatement des formes littéraires numériques et l’éclatement du réel contemporain, ou du moins la perception fragmentée de ce réel (d’ailleurs, est-il particulièrement illisible, en raison de l’accélération dont parle notamment Rosa, ou est-il à l’image de toute période de présent qui advient au moment où on tente de l’interpréter – et donc qui nous échappe partiellement du moins ?). L’époque contemporaine place l’individu face à une remise en question, voire à un estompement de nos repères et à une urgence à en reconstruire de nouveaux. Prenons pour seul exemple la distinction entre fiction et réel, l’un des objets d’apprentissage traditionnellement inhérent à la question des genres de textes. Avec les technologies du numérique qui permettent de créer de fausses images qui semblent authentiques, ou de composer des textes dont on peinera bientôt à déterminer si l’auteur·rice est humain ou robotique, les générations futures risquent de devoir revisiter les acceptions actuelles relatives au réel et au fictionnel. Si l’on ouiaccepte l’idée d’une homologie entre le réel et les formes de la littérature numérique, on pourrait faire le pari que reconfigurer le sens, faire récit avec les fragments d’une oeuvre numérique aux formes éclatées participerait d’un mouvement didactique et citoyen essentiel.