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Le livre numérique enrichi reste « un objet encore mal identifié », selon les termes de N. Tréhondart (2016). Pour elle, les polémiques autour de la terminologie de « livre enrichi » illustrent « le paradoxe entre l’idée d’un objet toujours jugé “à l’aune de la formule maîtresse du livre” (Robert, 2009, p. 216), et la possibilité d’une échappée créative grâce aux spécificités hypermédiatiques de l’écriture numérique ouvrant la voie à l’expérimentation de nouvelles formes de littérarité. » (Tréhondart, 2019)

Laborderie (2018, p. 17) ajoute à ce débat la notion de clôture du livre enrichi qu’il compare au livre augmenté : « d’une certaine manière, l’enrichissement clôt – c’est une clôture du texte sur sa propre histoire – alors que l’augmentation ouvre vers d’autres textes, d’autres supports, d’autres pratiques, d’autres voies d’expression. »

C’est dans le contexte d’innovations et de développement de genres numériques que le groupe « Lectures et médiation numérique » (CELLAM-Rennes 2) a souhaité mener une enquête de réception d’une oeuvre littéraire remédiatisée en passant par l’étape de son édition. Bien conscient des débats face à l’émergence de ces nouveaux objets éditoriaux, quand le groupe a décidé de concevoir l’édition numérique de La Croisade des enfants de Marcel Schwob, il a engagé une réflexion approfondie sur la question de la forme, nécessaire, étant donné tous les possibles ouverts. Il a opté pour une forme qui correspond à la définition qu’en donne la plateforme Lab-yrinte, du Laboratoire virtuel québécois de l’édition et de l’éducation aux oeuvres numériques. Selon elle, le livre enrichi « se définit comme un livre numérique accessible sur un support de lecture numérique et auquel on peut adjoindre des effets sonores et visuels, des jeux, des interactions et des contenus supplémentaires, que l’on nomme enrichissements » (Acerra et al. Lab-yrinthe, « Genres numériques », 2021).

Cependant, lors de la publication de l’édition enrichie de La Croisade des enfants, face aux limites de ce terme finalement connoté, la mention « Livre interactif » a été finalement inscrite sur la couverture. Car ce sont bien là les caractéristiques essentielles de ce type d’objet éditorial : la capacité du livre d’interagir avec son lecteur via une interface numérique, et la force d’une dimension collective, collaborative faisant travailler ensemble à différents niveaux des experts et des apprentis des arts visuels, du théâtre, du cinéma et des chercheurs en littérature.

L’aventure de la publication avait pour objectif de se donner l’opportunité d’explorer la réception d’un livre numérique enrichi à partir des hypothèses de lecture élaborées par le groupe LMN. Une enquête d’autant plus nécessaire que ce type d’études est encore rare à ce jour.

Les résultats de cette enquête auront permis de constater, comme on peut l’imager, des décalages avec les projections des concepteurs mais, in fine, ils permettent de s’interroger sur les critères favorisant l’appropriation d’un livre enrichi, parmi lesquels le poids des habitudes de lecture et celui du discours sur la légitimité culturelle du livre numérique enrichi prennent beaucoup d’importance.

1. Un projet d’enquête sur un livre enrichi

1.1. Apport des enquêtes qualitatives sur la réception des livres enrichis

S’il existe beaucoup de travaux sur les pratiques de la lecture numérique ou sur la réception multimodale[1], le livre enrichi et sa réception n’ont pas bénéficié d’autant d’études : en particulier, encore assez peu d’enquêtes qualitatives ont été menées sur ce sujet. Plusieurs d’entre elles sont à mettre au compte de Tréhondart et Saemmer qui ont enquêté sur les représentations du livre et la lecture numérique en interrogeant des concepteurs de livres enrichis (Tréhondart, 2013, 2016, 2018 ; Saemmer, Tréhondart 2017).

Par exemple, le projet de recherche « Catalogues d’exposition augmentés : zones de test » a permis de mener une réflexion centrée sur le livre d’art numérique, en explorant les pratiques de réception et les usages des publics. Dans ce cadre, des lecteurs ont été interrogés sur la découverte du catalogue Edward Hopper. D’une fenêtre à l’autre, lors de focus groups auprès de lecteurs amateurs d’expositions et familiers des applications numériques. L’enquête met en évidence une résistance des lecteurs « aux séductions du spectaculaire et du ludique » et une « recherche de productions qui les prennent au sérieux. Ils souhaitent notamment retrouver la substance du livre d’art : une facture soignée, qui met en valeur les oeuvres et propose un discours érudit » et se montrent critiques face au design éditorial prescrit par les géants du numérique (Saemmer, Tréhondart, 2017, 2019).

De leur côté, les concepteurs de l’application Candide[2] ont mené des enquêtes de réception dont l’une, qualitative, a porté sur des répondants issus du milieu du livre et de l’éducation. Les résultats sur le volet « livre » de l’application montrent que les répondants ont pu être déstabilisés par l’abondance des contenus et des enrichissements et souhaiteraient pouvoir sélectionner les enrichissements selon le niveau de connaissance (Laborderie, 2016). La lecture enrichie est plutôt perçue comme une lecture d’études dans cette enquête. Une expérience test-utilisateur au laboratoire ErgoDesign, de l’école des Gobelins, pilotée par C. Jeantet a complété ces analyses en comparant la lecture numérique du livre à une lecture papier pour évaluer les effets des enrichissements et spécifiquement des notes. Les résultats de ce test révèlent l’attractivité de la version enrichie, les lecteurs ayant un plaisir de lecture supérieur à la version papier et une plus grande intention de poursuivre leur lecture. Ces lecteurs apprécient les notes, même s’ils les trouvent trop nombreuses. C. Jeantet en déduit que les notes sécurisent mais que leur lecture amène à une surcharge cognitive et à une lecture délinéarisée[3]. Le lecteur comprend mieux l’histoire mais a tendance à moins bien synthétiser les informations que celles de la version imprimée (Jeantet, 2015).

Cinq expériences complémentaires ont été menées en milieu scolaire établissant l’intérêt de l’exploitation du livre-application Candide qui permet une grande diversité d’activités pédagogiques. On notera l’attractivité du livre enrichi auprès des élèves en refus scolaire, séduits par le livre-application. L’outil motive les élèves, les fait gagner en confiance face au texte, permet de mettre au travail les plus rétifs et valorise les moins scolaires mis en situation de réussite (Laborderie, 2017).

Notre enquête, dont les résultats corroborent certains points relevés ici, s’inscrit dans ce panorama et vient compléter ces études encore rares sur la réception.

1.2. Enjeux du projet Schwob et du dispositif d’enquête associé

1.2.1. L’édition de La Croisade des enfants

L’édition enrichie de La Croisade des enfants de Marcel Schwob[4] (Schwob, 2017)[5] avait pour objectif de proposer sur un seul support des contenus habituellement distincts dans des éditions imprimées : une édition illustrée dans la veine des beaux livres, une édition avec dossier pédagogique, une édition avec un appareil critique, un recueil d’articles scientifiques. En somme, il s’agissait de superposer différentes fonctions éditoriales, en « strates pyramidales » selon les termes de Darnton (2010) et de décloisonner les entrées pour que le lecteur puisse naviguer entre différentes appréhensions du texte sans changer de support. Pour ce faire, nous avons créé trois parcours (Camussi-Ni et al., 2018) :

  • Le premier, « Lire, parcours sensible », devait susciter une lecture sensible et immersive. Le lecteur était invité à plonger dans le récit de Schwob tout en se laissant porter par le texte, les images, la musique[6]. Dans ce parcours, il lui était aussi possible de sortir de l’immersion pour viser une lecture contextualisante grâce à de nombreuses notes activables, s’affichant en marge.

  • La contextualisation était au centre du deuxième parcours « Explorer, premiers repères » qui situait l’oeuvre par rapport à l’événement historique et aux sources de Schwob, ainsi qu’au contexte littéraire du XIXe siècle.

  • Le dernier parcours « Approfondir, mise en perspective » offrait la possibilité de décou-vrir les perspectives de chercheurs sur cette oeuvre à travers des articles augmentés d’illustrations patrimoniales et de sons, mais aussi d’entretiens vidéo[7].

Nous avions fait le choix de l’utilisation de l’ePub3 pour préserver une forme de clôture du livre, rendue possible par ce format et consacrée par le fixed layout.[8]

L’édition a été réfléchie et élaborée en collaboration avec l’Apprimerie, maison d’édition de livres numériques interactifs et graphiques. Elle a été publiée en 2017.

1.2.2. Méthodologie de l’enquête

Une fois le livre édité, il nous importait de comprendre comment il allait être lu et de mettre à l’épreuve nos hypothèses de départ (voir Camussi-Ni et al., 2018). Une enquête a donc été mise en place auprès d’un public d’étudiants du département Lettres de l’université Rennes 2 dans le cadre du projet eLire.

L’objectif de l’enquête était avant tout de comparer la réception de la version enrichie par rapport à la version numérique non enrichie. L’étude a été réalisée entre 2018 et 2020 auprès de 44 étudiants, 36 femmes et 8 hommes, issus des filières lettres et métiers du livre du département. Les variables de l’échantillon ont été contrôlées par le laboratoire LOUSTIC[9]. Les étudiants, assignés aléatoirement à l’une des deux conditions expérimentales, lecture de la version enrichie (23 testeurs) ou non enrichie[10] (21 testeurs), ont exploré le livre en condition de laboratoire. Le lecteur était libre d’interagir avec la tablette et aucune indication ne lui était fournie en dehors de la consigne de lire l’incipit puis les deux premiers chapitres de La Croisade des enfants, sans condition de temps.

Dispositif d’enquête en condition Laboratoire (LOUSTIC)

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Au préalable, le participant répondait à un questionnaire sur ses habitudes de lecture et ses pratiques numériques, notamment celles en lien avec l’utilisation de supports numériques.

Après sa lecture, il était soumis à un second questionnaire comportant plusieurs rubriques : l’apprentissage (mémorisation et compréhension de la macrostructure et de la microstructure), l’appréciation générale du livre, les enrichissements (uniquement pour les lecteurs de la version enrichie), les émotions ressenties à la lecture ainsi qu’à un questionnaire UTAUT sur l’acceptation et l’utilisation individuelle des technologies (Venkatesh et al., 2012).

Notons que les données oculométriques ont été enregistrées par un tracker pour analyser les durées de fixation par zone d’intérêt et connaître les temps de lecture globaux et spécifiques (texte et enrichissements).

À la fin du test, les étudiants avaient la possibilité d’emprunter une tablette pour poursuivre leur lecture s’ils le souhaitaient. Ils passaient alors, une semaine après, un entretien pour savoir s’ils avaient effectivement poursuivi leur lecture et analyser leur réception du livre.

1.3. Les résultats de l’enquête quantitative Loustic

Cette enquête devait permettre d’évaluer les effets des enrichissements sur les comportements de lecture[11]. Outre l’attractivité d’un livre enrichi par rapport à sa version homothétique, nous cherchions à mesurer l’impact des enrichissements sur la compréhension et la mémorisation du texte.

Dans un premier temps[12], l’enquête a permis de cerner des profils de participants à la fois familiers des usages numériques et littéraires. Parmi les 44 participants, 42 avaient déjà utilisé une tablette, 18 en possédaient une[13]. La quasi-totalité (40 personnes) se déclaraient grands lecteurs de livres, lisant plus de 20 livres par an. La plupart se disaient amateurs de littérature, estimant savoir analyser des oeuvres littéraires[14].

Les résultats des tests ne montrent pas de différence significative d’effet de la condition[15] sur la compréhension et la mémorisation de la macrostructure et de la microstructure du récit[16].

En revanche, les testeurs déclarent davantage apprécier la version enrichie que la version non enrichie. Le score moyen concernant les impressions positives sur la présentation et le format de l’ouvrage est plus élevé en condition « enrichie » qu’en condition « non enrichie »[17].

Les enrichissements sont perçus globalement comme agréables et utiles à la lecture. Les données oculométriques révèlent que les notes sont largement consultées dans la version enrichie[18]. Les répondants trouvent que les illustrations rendent le livre plus agréable. La plupart des participants ont laissé la musique jouer, la considérant adaptée. Cinq l’ont coupée car elle gênait leur lecture.

Le questionnaire sur les émotions a été ajouté lors de la seconde phase du projet eLire. Il ne concerne donc que treize participants impliqués dans l’enquête post-test en laboratoire[19]. Ce faible échantillon ne permet pas de conclure, mais globalement, peu de répondants déclarent ressentir des émotions, positives ou négatives. Selon Leconte, ingénieure d’études du LOUSTIC, ce résultat peut être mis en lien avec la faible appréciation du récit par les répondants : la moyenne du score d’appréciation est inférieure à 4 sur une échelle de Likert de 7 quelle que soit la condition de lecture.

Les résultats sur l’expérience de lecture montrent un ressenti positif de la lecture sur support numérique quel que soit le format, du fait de la facilité d’utilisation. Mais si les lecteurs ont envie de renouveler une telle expérience de lecture, il existe toutefois un effet tendanciel du format sur l’intention d’usage : les participants ayant lu la version enrichie ont davantage tendance à vouloir renouveler l’expérience[20].

Cette intention est confirmée puisque la poursuite de la lecture est plus importante chez les lecteurs de la version enrichie. Lors des entretiens post-test sur les 23 lecteurs de la version enrichie, 11 d’entre eux ont déclaré avoir poursuivi la lecture à la suite du prêt, soit environ la moitié de l’effectif alors que seulement 5 des 21 lecteurs de la version non enrichie ont continué leur lecture.

La suite de l’article porte sur l’étude du groupe ayant lu la version enrichie et s’intéresse aux résultats des entretiens post-test de ce même groupe[21].

2. Attentes des concepteurs et modes d’appropriation effective des lecteurs : modalités de parcours et d’appropriation de lecture observées lors de l’enquête

2.1. Les hypothèses au départ de l’enquête qualitative

La conception d’un livre numérique est forcément sous-tendue par une réflexion anticipatrice sur l’usage que va en faire le lecteur mais aussi sur le sens qu’il va donner à l’éditorialisation et la plus-value que va apporter le format numérique, autant de projections qui ne sont pas encore étayées par des études de réception.

Ainsi, les éditeurs du livre application Candide soulignent-ils ces enjeux nouveaux :

En empruntant aux codes et règles de l’écran, le livre-application construit un nouvel horizon d’attente au sens de Jauss (1978), semblable à celui de l’internaute : une attente d’interaction avec l’énoncé́, qui est une expérience sensible, laquelle implique le lecteur physiquement, par une gestuelle inédite, et mentalement, par le choix d’activer les liens et les fonctionnalités de l’interface. L’expérience de lecture s’en trouve profondément renouvelée, intégrant à l’intérieur du livre les pratiques de lecture dynamique (Bélisle, 2011), caractéristiques du Web.

Laborderie et al., 2018, I.1.1

Le projet éditorial de la version enrichie de La Croisade des enfants n’a pas échappé à la nécessité d’opérer des choix parmi les multiples possibles d’un domaine en émergence en s’appuyant sur une anticipation des usages du lecteur projeté.

Ainsi, notre édition supposait-elle un lecteur naviguant dans le livre en mobilisant une forme de culture du web et notamment sa familiarité avec le document numérique. Une fois le livre ouvert s’en serait suivie une lecture intuitive générée par une reconnaissance spontanée des codes de repérage spatial et des signes du web, faite d’automatismes dans les gestes de lecture (scrolling, appui sur les boutons, activation des liens hypertextes, navigation via les menus proposés). Aussi les objets graphiques de l’interface (boutons, icônes) ont-ils été pensés pour une lecture dynamique et active.

En outre, le livre a été conçu pour une lecture hybride : linéaire, imposée par le défilement d’un scrolling dans chaque chapitre, mais aussi délinéarisée, exploitant la navigation via un sommaire et des parcours de lecture répondant à différents niveaux de lecture. La conception du livre répond aussi à une volonté de donner au lecteur la possibilité de se l’approprier en créant son propre parcours. Tréhondart souligne l’enjeu chez de nombreux concepteurs de livres enrichis, de l’hypertexte qui donne « un accès plus “démocratique” et plus rapide au contenu, rompant avec la linéarité obligée du livre et sa tradition autoritaire » (Tréhondart 2016, p. 138).

La possibilité d’accéder au texte en choisissant son point d’entrée est particulièrement pertinente pour La Croisade des enfants du fait de sa dimension polyphonique. L’oeuvre relate en effet le récit d’un même événement par des personnages différents et se prête à des relectures multiples en comparant les points de vue. En définitive, même si l’auteur propose une évolution linéaire du récit au fil des pages, chaque chapitre pourrait être lu de façon autonome.

La conception du livre enrichi de La Croisade des enfants a été également sous-tendue par une réflexion sur les postures de lecteur qu’allait induire l’édition et le sens qui pourrait être donné aux enrichissements.

En l’élaborant, le groupe LMN avait construit la figure d’un lecteur qui mobilise les « pratiques de lecture dynamique du web à l’intérieur du livre » (Laborderie et al., 2018, I.1.1) au profit d’une lecture plurielle. En effet, nous avions imaginé des lecteurs qui, d’une part, adoptent différentes postures, simultanées ou successives, pratiquant aussi bien une lecture immersive, une lecture actualisante ou subjective, une lecture contextuelle ou une lecture esthète et qui, d’autre part, évoluent entre les trois parcours.

L’édition sous la forme du livre enrichi devait permettre une première lecture immersive que nous définirons comme une plongée du lecteur dans « le monde imaginaire du récit qui prend le pas sur le monde réel, qui sombre alors pour le lecteur dans l’oubli – ou plus exactement dans un oubli relatif » (Goudman, 2015) ; plongée qui s’accompagne d’un investissement affectif dans les personnages du récit. Une telle lecture devait être confortée par les enrichissements imposés (musique en début de chaque chapitre ; illustrations) et favorisée par la discrétion de l’appareil de notes. Nous avions veillé à cette discrétion de sorte que les lecteurs ne les activent pas lors d’une première lecture. Ainsi, seraient-ils plongés dans l’histoire, la lecture contextualisante n’intervenant que dans un second temps, suscitée par des interrogations induites par le texte ou par le dispositif qui offraient de nombreux espaces d’élucidation sur le référent historique, l’auteur ou son époque. La lecture contextualisante répond à ces interrogations, selon nous, par une attention à l’aspect documentaire véhiculé par le texte et une recherche de compréhension par des connaissances externes sur l’auteur, son inscription dans son contexte historique et l’histoire littéraire.

Nous avions, en outre, projeté que le lecteur verrait dans certains faits historiques décrits par Schwob le miroir de certains événements contemporains comme les rassemblements de jeunes dans des ZAD qui menacent l’ordre public, la traversée de la Méditerranée par des migrants et les naufrages qui s’ensuivent, la figure des monstres ou la place de la marginalité dans nos sociétés. Ainsi le texte offrait-il la possibilité de lectures actualisantes au sens défini par Citton (2007, p. 265) :

Une lecture d’un texte passé peut être dite actualisante dès lors que (a) elle s’attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, (b) afin d’en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situation historique de l’interprète, (c) sans viser à correspondre à la réalité historique de l’auteur, mais (d) en exploitant, lorsque cela est possible, la différence entre les deux époques pour apporter un éclairage dépaysant sur le présent.

On pouvait imaginer que certains enrichissements allaient inciter à une de ces lectures actua-lisantes en faisant le lien entre des éléments de contenu du récit et des éléments contemporains : c’est le cas du travail d’A. Guibert-Lassalle qui illustre ces éléments du passé avec des images modernes, mais aussi des vidéos qui placent des chercheurs contemporains dans des contextes évoquant les lieux du récit de Marcel Schwob ou de la vidéo de D. Christoffel qui fait une lecture décalée et moderne de LaCroisade des enfants.

Cette lecture actualisante était susceptible de se doubler d’une lecture plus subjective de l’oeuvre, telle que la définit Langlade : « La lecture subjective concerne en effet le processus interactionnel, la relation dynamique à travers lesquels le lecteur réagit, répond et réplique aux sollicitations d’une oeuvre en puisant dans sa personnalité profonde, sa culture intime, son imaginaire » (Langlade, 2007, p. 71). En effet, le récit recèle de passages émouvants associés aux images d’enfants susceptibles de susciter des émotions, la mémoire personnelle ou l’imagination du lecteur. En particulier, nous nous attendions à ce qu’émergent des émotions liées à la peur et la tristesse, reflets d’un récit noir, dans lequel un enfant se retrouve confronté à un lépreux aux propos inquiétants et d’autres finissent noyés ou exilés, réduits en esclavage.

Illustration du chapitre sept

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Enfin, l’oeuvre de Schwob était propice pour nous à une lecture esthète, à une attention à la matérialité du texte, à son style, soutenue en cela par les illustrations de Guibert-Lassalle qui miment l’évolution des motifs récurrents du texte, mais aussi par certaines remarques sur l’esthétique du texte.

À côté de ces lectures plurielles, l’équipe éditoriale avait construit la figure d’un lecteur qui mobiliserait successivement les trois parcours de lecture, en passant par une approche sensible avant de chercher des informations de plus en plus pointues. Elle avait fait le pari que le dispositif serait propice à un passage du lecteur vers des types de lecture qu’il n’était pas habitué à fréquenter, la lecture d’articles de recherche.

Nous allons à présent examiner les écarts constatés entre ces projections et les résultats de notre enquête de réception en en soulignant les points saillants.

2.2 Des modalités de parcours de lecture influencées par les gestes inconscients de l’imprimé

Malgré l’attention portée par les concepteurs à l’ergonomie du livre, les résultats restent mitigés dans l’appropriation du dispositif. Dans un bon nombre de cas, le lecteur ne parvient pas à se situer dans le livre, à reconnaître son architecture en trois parcours, pourtant manifeste dès la page d’accueil.

Disposition de l’icône « sommaire » sur la page

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L’enquête révèle une utilisation très modérée du sommaire pour entrer dans le texte en choisissant son parcours. Le lecteur se cantonne souvent à l’oeuvre de Schwob dans le premier parcours[22], appréhendée comme un tout, sans s’aventurer dans une mobilisation croisée des parcours.

En guise d’exemple, une participante déclare : « Je ne suis pas allée chercher plein de pages, j’ai fait dans l’ordre qu’elles défilaient, comme si je lisais un livre normal » (114)[23]. Ainsi, ce type de lecture, linéaire, est guidé par la volonté affichée de retrouver la normalité rassurante de l’imprimé face à un objet hybride.

Un autre témoignage va dans le sens d’une difficulté à appréhender le livre dans sa structure. Une étudiante en master Métiers du livre (123), qui focalise son attention sur les aspects techniques, ne repère pas pour autant la structure en trois parcours et passe donc à côté de l’essentiel du projet éditorial.

En définitive, les rares lectrices ayant navigué via le sommaire après la lecture de l’oeuvre se montrent hésitantes face au dispositif. L’une (130) déclare clairement : « Je n’étais pas à l’aise dans la navigation ». Une autre (COME) qui a fini par s’approprier le livre après un temps d’adaptation, préférant tourner les pages avant d’utiliser l’accès au sommaire, reste dans un sentiment d’illégitimité d’une navigation peu conforme : « Ensuite, je suis allée m’aventurer sur les autres euh...parcours, un petit peu de manière assez, euh anarchique, baguenauder de-ci de-là » (COME). Une troisième (HAJA) réalise une lecture sélective via le sommaire pour consulter les contenus qui lui plaisent après avoir terminé la lecture de l’oeuvre de façon linéaire, « comme un livre ». Enfin, la seule lectrice (EB) qui a le réflexe de commencer sa lecture par un feuilletage de l’oeuvre et un repérage des zones du texte et des images n’a pas perçu l’existence des deux autres parcours. Le mode de lecture linéaire est donc largement prépondérant.

Que faut-il déduire de cette faible capacité d’exploration du dispositif ? L’iconicité est-elle insuffisamment explicite ? Ou est-ce l’usager qui, conscient des possibilités signalées par les interfaces graphiques, n’a pas souhaité mobiliser toutes les fonctionnalités pour s’en tenir à une lecture plus classique et linéaire, dans le cadre de sa propre conception de lecture d’un ouvrage de fiction ?

Selon Kaplan (2011, 2015), le livre est un espace clos, semblable à une maison, un petit jardin, une église, ou encore une scène de théâtre, ce qui explique sa résistance à la machinisation (cité dans Boussara, 2020). Ainsi, la clôture de notre livre par le choix de l’ePub fixed layout, contribue-t-elle au réflexe d’une lecture linéaire propre à l’imprimé.

Tisseron (2014) souligne également que le fait d’entrer dans un roman amène intuitivement à rechercher les codes de l’imprimé. La culture du livre, fondée sur le modèle narratif, « favorise la pensée linéaire et chronologique » (Tisseron, 2021, p. 48). Vandendorpe le rejoint quand il estime que le mode de lecture « qui triomphe au XIXe siècle », linéaire, « est encore largement valorisé aujourd’hui, non seulement dans la conception que l’on se fait de la lecture idéale d’un livre, mais aussi de ce que devrait être une lecture “en profondeur” » (Vandendorpe, 2011, p. 51).

Ainsi, malgré son sommaire interactif, le livre semble appeler ses lecteurs à une approche classique d’une oeuvre d’abord lue pour elle-même sans volonté de s’en extraire. Cette posture répond alors à l’invitation du livre imprimé à « faire une seule tâche à la fois et [à] la faire jusqu’au bout le mieux possible » (Tisseron, 2021, p. 48).

Cependant, notre proposition éditoriale qui adapte l’espace dédié au texte défilé à la longueur de chaque récit tout en respectant pour la page du chapitre un cadre formaté a pu dérouter notre lecteur en l’obligeant à associer le geste de tourner des pages à celui de les dérouler. Si l’ePub permet de s’appuyer sur les repères du codex en proposant une clôture des textes et une simulation d’artefact de pages, « l’ergonomie du codex » (Vandendorpe, 1999, p. 54) est modifiée par le scrolling puisque le texte devient à la fois « un fil linéaire qu’on dévide » comme le volumen tout en restant « une surface dont on appréhende le contenu par des approches croisées » (Vandendorpe, 1999, p. 54-56).

De plus, le scrolling apporte un élément perturbateur supplémentaire en ouvrant la possibilité de varier l’espace concerné par le texte. Comme le précise Lelièvre, « le cadre proposé par le codex n’est pas ajustable comme celui du volumen : l’espace de lecture du codex est prédéfini, déjà formaté et réglé ; celui du volumen dépendait de la manière dont on le déroulait » (Lelièvre, 2007 : §4).

Faire défiler et tourner les pages sont autant de gestes non conciliables dans l’histoire du livre, ce qui peut engendrer une forme de confusion chez le lecteur. Une lectrice exprime cette perte de repères : « J’ai été déstabilisée au début de l’étude parce qu’il y avait la partie image et la partie texte et en fait, ce qui comptait pour un chapitre, avec du scrolling, moi, en fait, j’avais l’impression que c’était une page, enfin, j’avais l’impression de tourner des pages » (105).

Ce bouleversement des repères va jusqu’à perturber le contenu de la lecture. En effet, pour une expérimentatrice, les chapitres consultés n’ont pas de lien : « Après, c’est vrai que les histoires entre elles n’avaient pas trop de lien. Mais après, si ça se trouve, tout le livre est comme ça. Les chapitres, c’était un peu collés les uns aux autres. Si ça se trouve, plus tard il y avait un lien. Comme je n’ai pas fini le livre, je ne peux pas dire » (113).

Enfin, d’autres lecteurs recherchent encore les repères de l’imprimé, réaffirmant leur besoin de matérialité en indiquant leur difficulté de percevoir la totalité des pages. Gênée par le fait de ne pas pouvoir estimer la longueur de l’oeuvre, notre lectrice déstabilisée par la logique interne des pages et des chapitres, va jusqu’à chercher sur le Web des informations sur le nombre de pages de La Croisade des enfants : « J’avais regardé pour trouver combien il y avait de pages dedans, pour voir à peu près la longueur » (113). Ne parvenant pas à trouver cette information, elle ne poursuivra pas sa lecture, estimant qu’elle n’en aurait pas le temps. Sa démarche s’explique peut-être par ce que Vandendorpe nomme « une sensation d’absence », le « sentiment d’une “disparition” ou d’une perte », face à « la disparition visuelle de la page lue lorsqu’on passe à la suivante » (Vandendorpe, 1999, p. 157).

2.3 Une lecture majoritairement distanciée, mobilisant fortement les notes

Parallèlement à ces résultats sur la navigation de lecture de nos testeurs, nous avons examiné leurs postures décrites dans les entretiens. Le choix majoritaire d’une lecture linéaire aurait pu s’accompagner d’une modalité immersive. En effet, la lecture linéaire, propre au roman, favorise habituellement ce type de lecture.

Or, force est de constater que la lecture immersive ne s’impose pas directement aux lecteurs. Dans la très grande majorité des cas, la lecture du livre est avant tout contextualisante. Ce résultat nous a particulièrement surprises, tant le choix éditorial d’une approche sensible semblait fort.

En effet, les lecteurs cherchent bien souvent à faire correspondre l’interprétation du texte à la réalité historique de l’auteur et de l’événement dont il fait le récit.

La plupart des étudiants ayant poursuivi leur lecture mettent en avant leur intérêt pour l’appareil des notes contextualisantes. Cet enrichissement est plébiscité en comparaison aux enrichissements sonores, plus clivants selon les entretiens, et aux enrichissements vidéo, finalement peu sollicités. Ainsi, les participants passent en moyenne 27 % de leur temps de lecture à la consultation des notes lors du test en condition laboratoire, et ce, alors que ces notes avaient été conçues pour ne pas s’imposer au lecteur.

Quelles hypothèses avancer pour comprendre l’orientation des lecteurs vers une lecture essentiellement contextualisante ?

Tout d’abord, les difficultés de compréhension face à un texte exigeant ont pu entraîner une sollicitation active des notes. En effet, la nature de l’oeuvre a pu conduire à ce comportement : le vocabulaire employé fait appel à des notions de culture historique et biblique (« goliard », « kalandar », par exemple). Le texte de Schwob, inspiré de chroniques médiévales du XIIIe siècle, est écrit dans un style qui peut paraître déroutant. Ce sentiment d’être désarmé face au texte est d’ailleurs exprimé par quelques répondantes : « C’est pas un sujet que je maîtrise spécialement et du coup sur lequel je vais prendre du temps » (120).

Une autre hypothèse développe la fonction sécurisante de la note : « On a ouvert la note donc on serait mieux armé, et la technologie renforce cette impression » (Jeantet, 2015, p. 83). De fait, une de nos lectrices déclare : « J’ai trouvé que l’application rendait ça assez agréable à lire, c’est assez facile, avec les définitions, moi, ça m’a beaucoup aidée à mieux comprendre » (129). Une autre affirme : « C’est vrai que sur certains côtés c’est pas mal d’avoir des définitions, enfin c’est pas forcément des définitions mais des apports pour nous aider un peu mieux à comprendre le contexte » (114).

Une dernière hypothèse de cette implication dans une lecture contextualisante porte sur la pertinence de l’ergonomie des notes, leur accessibilité, d’une part et leur fusion graphique avec le texte d’autre part.

L’accessibilité des notes, soit en pop-up soit dans un panneau en regard du texte, facilite leur appropriation, comme en témoigne l’une des répondantes les plus investies dans l’expérience :

Moi j’ai l’habitude de lire sur une liseuse et euh c’est beaucoup plus, comment dire, c’est un peu plus archaïque, il y a des notes qui renvoient à des notes de bas de page ou à des notes de fin de livre mais qui sont moins faciles au niveau de l’ergonomie, de la circulation dans le texte.

COME

En réalité, dans l’édition de La Croisade des enfants, l’accessibilité des notes est telle qu’elles ont tendance à s’ancrer totalement dans la page. Loin d’être renvoyées en fin d’ouvrage, elles font corps avec le texte dans une sorte de réminiscence de glose[24] pourtant non préméditée.

En effet, le choix d’afficher les notes soit dans la marge de droite, soit en surimposition du texte, donne le sentiment de renouer avec la glose médiévale. Celle-ci phagocyte le texte, dans les livres d’enseignement avec le développement des universités au XIIIe siècle, jusqu’à engendrer chez le copiste médiéval « une peur du vide » (Thibault, 2002) poussant l’exploitation à outrance de toutes les surfaces de la page, jusque dans les marges et les interlignes. La glose encercle alors le texte, qui se retrouve complètement envahi par plusieurs niveaux de discours.

Les notes marginales dans notre édition, comme les gloses médiévales, parasitent le texte et finissent par en faire partie intégrante. Une fois ouvertes, elles ont tendance à ne pas être fermées car leur clôture nécessite un geste supplémentaire qui peut être considéré comme superflu, une nouvelle ouverture de notes remplaçant automatiquement la précédente. L’espace de la page se divise alors en deux : le texte de l’oeuvre et les notes marginales contextualisantes, parallèles, qui « racontent » le texte, réencodent le récit.

Cette présence des notes est telle qu’une lectrice ne perçoit pas l’oeuvre comme un roman commenté par des chercheurs, mais comme un objet éditorial axé sur la critique. De fait, ce qui l’a impressionnée, ce sont les notes. Son expérience de lecture ne retient pas la dimension artistique de l’édition, mais son appareil critique qui lui fait classer le livre dans la catégorie des essais : « Moi, ce qui m’a vraiment bluffée, c’est peut-être un grand mot mais voilà c’est tout ce qui est notes, notes de bas de page […] et j’ai trouvé que pour ce genre de livre, pour des essais ou des critiques, des choses que moi j’ai plus de mal à lire que des romans, c’est un outil qui est quand même vachement bien pensé » (LM).

Jeantet (2015) constate que les 3/4 des testeurs de l’application Candide jugent qu’il y avait trop de notes[25]. Or, ce sentiment de trop plein n’est pas partagé par les lecteurs de La Croisade des enfants, la majorité des lecteurs mobilisant largement les notes et estimant que celles-ci ne sont ni trop longues ni trop nombreuses.

Ces résultats inattendus tendraient à indiquer un déplacement de la lecture de l’oeuvre à la lecture contextualisante.

2.4. Les lectures actualisantes et immersives : des lectures minoritaires ou absentes

Face aux lectures contextualisantes majoritaires, les expériences de lecture rapportant d’autres formes de lecture, immersive, actualisante ou esthète sont peu nombreuses.

L’immersion dans l’oeuvre est typique de la lecture de textes littéraires. Cette lecture « implique le retrait de la sociabilité ordinaire, déliaison nécessaire à la déconnexion mentale du “monde du lecteur” et à l’immersion dans le “monde du texte” » (Gaudric et al., 2016, p. 75 citant Mauger et Poliak, 1998). Or, le support de la tablette, polyvalent, peut perturber la concentration. Le lecteur est confronté à une double lecture, celle du dispositif et celle du texte. Il est susceptible de s’approprier le dispositif de lecture, l’environnement technique, au détriment du texte lui-même. De fait, un étudiant précise : « J’ai trouvé ça très facile à utiliser, mais je n’ai pas l’habitude de lire sur tablette. Du coup, j’étais peut-être un peu plus distrait, justement, par le côté numérique » (ANAU).

C’est aussi ce qu’exprime cette étudiante, précisant qu’elle a apprécié l’oeuvre, « mais plus à la deuxième lecture, quand [elle l’a] lue [elle]-même [...] parce que là, [elle avait] plus compris comment ça fonctionnait » (114).

En définitive, seule une lectrice témoigne de moments d’immersion dans le texte : « Et puis après, quand j’ai commencé à lire le texte, je me suis imaginé la scène se passer, comme un théâtre avec les scènes et les entractes » (EB). C’est d’ailleurs la seule qui reconnaît l’effet immersif de l’un des enrichissements prévus pour favoriser cet effet, la musique[26] : « ça permet de créer une bulle quand on lit donc c’est vrai que ça c’est chouette aussi » (EB).

Il est sans doute logique qu’on repère également peu de lectures subjectives à l’écoute des entretiens. Une étudiante témoigne toutefois avoir associé le lépreux à un vampire pendant sa lecture et avoir été stimulée dans son imaginaire : « Vu que j’écris aussi ça m’a donné des idées. Sur Wattpad[27], je me suis inscrite en tant que lectrice et écrivaine et je publie mes histoires… l’histoire du lépreux, ça m’a donné plein d’idées » (EB). En outre, dans les questionnaires, seules deux personnes interrogées à la suite du prêt de la tablette (EB, HAJA) déclarent avoir ressenti des émotions de peur ou de tristesse. Parmi elles, l’étudiante déjà repérée pour avoir fait une lecture immersive.

Le livre n’a pas non plus été propice à des lectures actualisantes. La lecture contextualisante historicisante majoritaire dans les types de lecture n’a pas débouché sur des analogies avec l’époque contemporaine. Seule une étudiante en fait état, au détour d’un commentaire : « Le fait que ce soit au Moyen Âge parce que c’est une époque qui est, je trouve, intéressante. Qui apporte aussi pas mal de choses sur les parallèles qu’on peut faire avec notre époque, surtout dans ce récit-là » (130). Elle évoque l’écho d’une instrumentalisation de la parole des enfants par les adultes, dans la défense de grandes causes contemporaines comme celle du climat.

Enfin, très peu de lectures esthètes émergent des entretiens. Seul un lecteur qui présente nettement une posture de lecteur lettré souligne la qualité littéraire du texte : « J’avais une fausse image de Marcel Schwob. Je l’associais à Jules Renard, Alphonse Daudet, à l’esprit salon. En fait, j’ai apprécié la justesse de l’expression, la simplicité de l’expression » (TIGA).

Aucun autre lecteur ne souligne la qualité littéraire du texte ou ne fait de lien entre les enrichissements et des motifs du texte. Notre public comprend pourtant une majorité d’étudiants suivant des cours de littérature, se déclarant forts lecteurs et capables d’analyser des textes littéraires. Ils sont donc a priori habitués à lire une oeuvre pour elle-même, en appréciant le style de l’auteur.

Ce résultat nous amène à nous interroger sur la posture des lecteurs lettrés vis-à-vis d’une oeuvre littéraire enrichie.

Notre dernier témoin nous pousserait dans ce sens car il déclare dès le début de l’entretien avoir été gêné dans sa lecture par tout l’appareil éditorial : « Tout l’appareil qui entoure le texte m’a paru prendre un peu de place et j’ai eu l’impression d’être un peu distrait de la lecture ». Si les notes contextuelles l’ont aidé à comprendre l’histoire, il précise toutefois que, sans les notes, « [il ne l’aurait] pas reçu de la même façon c’est certain ». Selon lui, les notes l’ont conduit à s’attacher à la réécriture des faits alors que sans elles, il aurait davantage goûté la beauté du texte « d’un point de vue purement stylistique » (TIGA).

3. Quels lecteurs pour le livre numérique enrichi ?

Qu’est-ce qui a freiné l’adhésion des lecteurs ou au contraire, leur a permis de s’engager pleinement dans la découverte de l’oeuvre ? Existe-t-il un profil type de lecteurs susceptibles de s’approprier plus facilement un tel objet hybride ? Une définition de Milcent (2014) permet de cerner la notion d’appropriation du livre :

S’approprier une oeuvre littéraire, c’est bel et bien la faire sienne. Utilisée dans ce sens, l’appropriation désigne le processus par lequel un lecteur s’empare du texte, afin d’en prendre possession. Le mot désigne également le résultat obtenu, l’envol de l’oeuvre dans la mémoire individuelle, dans une réflexion sur soi, sur le monde et sur les autres.

p. 5

Comme elle le souligne, « il est difficile d’identifier ce qui ferait la spécificité de l’appropriation du texte littéraire par rapport, par exemple, à l’appropriation d’un texte appartenant au domaine des sciences humaines » et selon elle, l’imagination peut aussi être convoquée dans la lecture d’un récit d’histoire (p. 5).

C’est ainsi que nous élargissons sa définition de l’appropriation à tous les contenus de l’édition enrichie. Pour nous, s’approprier un livre enrichi, c’est non seulement faire sienne l’oeuvre littéraire en y impliquant son imaginaire et sa mémoire mais aussi s’engager dans la réappropriation de l’oeuvre que suscite l’exploration des enrichissements sous toutes leurs formes.

3.1. Des freins à l’engagement dans la lecture du livre enrichi

L’un des freins les plus prégnants à l’appropriation du livre enrichi est en lien avec les habitudes de lecture et notamment l’attachement à un support dédié.

Dans notre enquête, le support imprimé ne fait pas l’objet d’une forme de sacralisation et les lecteurs interrogés acceptent généralement le support numérique. Seule une répondante le rejette (CB1802). Notons toutefois que le conjoint d’une répondante (HAJA) avec lequel la lectrice avait souhaité partager sa lecture, assimilant le livre à un livre d’histoire « n’a même pas voulu tester parce que c’est une tablette [...]. » Elle ajoute : « J’ai été surprise, il m’a dit :“Non ! un livre sur l’histoire, c’est papier !” » Ce type de réactions n’est pas reproduit dans notre panel.

Cependant, si l’idée du livre homothétique sur liseuse semble s’imposer facilement, certains testeurs sont rétifs à la lecture de livres sur tablette : « C’est vrai que j’ai l’habitude d’utiliser une liseuse […] sur tablette je lis des articles de journaux, mais pas des livres […]. Les explications […] c’est quelque chose que j’utilise déjà donc je trouve ça pratique […]. Par contre la musique c’est pas un truc qui m’a... j’ai pas trouvé très euh... très utile en fait » (AB).

Le répondant, qui cite à plusieurs reprises ses habitudes de lecture comme points de repère, attribue un type de support à une catégorie de texte : la presse sur tablette, le livre sur liseuse… Alors que Chartier (Chartier, 2001, p. 12 ; Rabot & Chartier, 2020) rappelle que le monde numérique est un « continuum textuel » dans lequel les classes de textes ne sont plus distinguées par leur support, cette catégorisation de la culture imprimée reste profondément ancrée en nous, « incorporée en nous » (Chartier, 2001, p. 12). Notre testeur tente alors de retrouver le cadre de la culture imprimée en dissociant les supports de lecture.

L’édition enrichie de La Croisade des enfants qui combine l’oeuvre en elle-même, des créations audio et vidéo sur l’oeuvre et sa critique dans un seul et même support et un seul et même livre brouille encore davantage les repères des lecteurs : elle impose de fusionner plusieurs genres en un seul, en strates entremêlées (strate de l’oeuvre, strate de l’essai à deux niveaux, strate de créations réinterprétant ou expliquant l’oeuvre).

Un autre frein à l’appropriation relève de la notion de légitimité culturelle.

Tréhondart rappelle que le livre enrichi est toujours « en quête d’une légitimité culturelle », copiant les codes de l’imprimé tout en s’ouvrant vers « de nouveaux cadres d’interprétation du “texte” » (Tréhondart, 2019, §3). De leur côté, Gaudric et al. déduisent de la place symbolique accordée à la liseuse dans leur enquête, l’illégitimité culturelle du livre numérique : « la liseuse [...] occupe un rang inférieur à celui du livre dans la légitimité des biens culturels ». Et ils soulignent que ce sentiment d’une faible valeur symbolique est encore plus net chez les grands lecteurs de littérature : « Les grands lecteurs restent inscrits dans une culture littéraire classique où les livres (du moins certains d’entre eux) ont une valeur symbolique indissociable de la mise en scène d’un capital culturel accumulé dans une bibliothèque » (Gaudric et al., 2016, p. 77). On retrouve cette minorisation du livre enrichi chez nos testeurs grands lecteurs de littérature. Une lectrice évoque son rejet de la lecture numérique de romans sur support numérique, tout en précisant qu’elle apprécie une forme de littérature innovante :

Parce que vraiment, tout ce qui est roman, j’ai beaucoup de mal à lire en numérique. Mais par contre, après, il y avait une petite application[28]… qui se fait sous forme de conversation téléphonique. Ça, ça m’a beaucoup plu. Mais tout ce qui est roman, ça je préfère vraiment lire sur papier. J’aime vraiment avoir le livre en main.

128

Lorsqu’on lui demande si elle a lu d’autres livres enrichis, la répondante précise : « oui les autres livres numériques, pour la jeunesse surtout. […] Et ça, ça m’a beaucoup plu, oui ». Dans son adhésion à la lecture numérique, elle fait donc une distinction entre la littérature jeunesse et le roman pour lequel elle exprime un besoin de matérialité, distinction qui n’est sans doute pas sans lien avec la légitimité accordée au genre.

Une autre répondante (120), qui n’a pas poursuivi la lecture de La Croisade des enfants, indique avoir apprécié d’autres livres enrichis, des albums jeunesse comme L’herbier des fées, ou L’Ours et la lune[29]. Pour elle, le roman n’est pas compatible avec un livre interactif, contrairement aux livres pour les jeunes publics[30], qui seraient « sympas » mais sans réelle légitimité. Une autre déclare être « gênée par l’enrichissement sonore, le petit son au début des chapitres » du livre, le reléguant à un dispositif d’« accessibilité pour les malvoyants » (123) négligeant l’aspect artistique de ces enrichissements. Enfin, une étudiante en lettres rejette la tablette qu’elle pense inadaptée à la lecture de livres. Elle considère sa lecture du livre enrichi plutôt comme un amusement, déclarant, à propos des enrichissements : « C’est rigolo […] je trouve ça marrant […] c’est assez ludique ». Elle a testé la lecture sonore et a trouvé que « c’était assez enfantin [… elle lisait] plus vite que la voix » (113). Bien qu’elle se déclare tout à fait compétente pour analyser des oeuvres littéraires, convaincue de faire une expérience ludique, l’étudiante ne va pas se lancer dans la lecture des articles de chercheurs en littérature, ni même poursuivre réellement la lecture de l’oeuvre.

Ainsi, alors que nous avions émis l’hypothèse que le livre intéresserait plus naturellement des lecteurs avides d’en savoir plus sur l’oeuvre de Schwob, la posture lettrée semble être un frein à l’appropriation de ce type de livre. Les lecteurs les plus enthousiastes face au dispositif ne s’estimaient pas très compétents pour analyser une oeuvre littéraire. Inversement, parmi les lecteurs déclarant être très compétents dans ce type de tâche, une seule adhère à la proposition éditoriale dans son ensemble.

De plus, le seul lecteur ayant réalisé une lecture esthète de l’oeuvre ne semble pas convaincu par les apports de l’édition enrichie. En effet, s’il écoute un extrait de la lecture sonore dont il comprend très bien l’intérêt, celui de pas réduire « à une seule lecture », il la coupe car elle ne répond pas à ses attentes : « Ça a beaucoup changé ma lecture et c’est peut-être pour cela que je suis repassé à la lecture silencieuse, … j’ai l’impression que la lecture à voix haute était moins grave que ma façon de lire le texte. Plus légère […] quelque chose qui relèverait d’un conte un peu plus léger » (TIGA). Malgré une exploration des enrichissements, ce lecteur ne montre pas d’enthousiasme face à l’édition enrichie : les notes en marge lui semblent trop présentes, la lecture sonore change trop sa lecture, les vidéos ne lui apportent rien de plus. Lecteur lettré, fin connaisseur de la période littéraire, il possède toutes les compétences pour profiter pleinement du parcours « approfondir ». Pourtant, il ne lira que la rubrique sur le fait historique et un seul article de chercheurs du parcours 3.

Cette attitude rejoint le constat établi par Meynard et Greslou (2020) qui notent une certaine méfiance des chercheurs littéraires face au numérique (Rabot, 2020) ce qui pourrait expliquer la faible attractivité du parcours « approfondir » auprès des étudiants se réclamant parfaitement capables d’analyser des oeuvres littéraires. La nouvelle nature de l’oeuvre, intégrant des éléments multimédias permettant de prolonger l’expérience littéraire via des approches artistiques et documentaires aux formats audio et vidéo, ne les séduit pas.

3.2. Des profils d’utilisateurs plus enclins à découvrir le livre

Finalement, est-il possible d’esquisser un profil de public enclin à l’appropriation d’une oeuvre littéraire enrichie ? Bien qu’il soit difficile de statuer sur des données encore peu nombreuses, nous pouvons noter que des similitudes apparaissent dans les profils des lecteurs séduits par l’édition enrichie de La Croisade des enfants, des lectrices uniquement, sans que cette donnée soit significative.

Ainsi les lectrices ayant poursuivi leur lecture et adhéré au concept des enrichissements dans leur diversité sont toutes issues du premier cycle de la filière métiers des bibliothèques. Les entretiens ne révèlent pas de lien direct entre des compétences professionnelles et l’expression de leurs motivations. Elles relatent une belle expérience de lecture. L’une déclare : « J’ai trouvé ça super ! » (130) ; une autre développe en expliquant :

Je trouve vraiment très intéressant tout cet enrichissement autour de l’oeuvre elle-même, de même que je trouve vraiment intéressante la partie « explorer », parce que, moi je suis vraiment très très peu cultivée en histoire et tout ce qui est l’explication du contexte, l’explication de l’itinéraire, les repères aussi sur l’auteur que je connaissais pas sont vraiment très intéressants [...] je suis une fan absolue de la version enrichie

COME

Leur intérêt pour le récit, le contexte historique, la dimension intellectuelle de l’expérience, le plaisir et la motivation de lecture sont en lien avec des enrichissements (notes marginales, images, vidéos, lecture sonore, musique) et ces lectrices confirment leur attrait pour le livre interactif. Certaines vont jusqu’à suggérer des améliorations possibles de l’édition pour en faciliter l’appropriation : faire en sorte que la lecture sonore s’arrête lorsqu’on active une note (COME), supprimer l’activation des notes non désirées en diminuant la sensibilité des interactions (130), allonger la durée de la musique (VL, EB). Marquée par le lépreux, cette dernière lectrice réalise une lecture immersive qui l’inspire dans son activité d’autrice sur Wattpad. De la même façon, HAJA s’approprie le livre, ce dont témoigne le fait de vouloir partager son expérience de lecture avec son conjoint qui rejette le support à son grand étonnement.

Qu’est-ce qui réunit ces lectrices ? Il n’est pas possible de déceler un effet générationnel, l’âge de ces répondantes variant entre 18 et plus de 40 ans. Quasiment toutes, sauf une, sont des lectrices en numérique. Elles ont des compétences numériques déjà bien avancées ou commencent au moins à se sentir à l’aise avec le numérique. Cependant, alors que nous avions postulé que les adeptes du jeu vidéo se seraient davantage approprié le livre, nous appuyant sur les affinités entre littérature électronique et jeu vidéo repérées par Hayles (2007, citée par Lescouet, 2021), aucune de ces lectrices n’est adepte du jeu vidéo alors que 62 % des enquêtés déclarent l’être. La pratique du jeu vidéo n’apparaît donc pas ici comme incitative à se lancer dans la lecture d’un livre enrichi.

Marginales dans le panel en matière de compétences littéraires, les rares répondantes déclarant ne pas lire de littérature se sont investies dans la lecture du livre. Ainsi une des lectrices qui a lu le livre de fond en comble avec intérêt déclare : « Je connais pas du tout la littérature en fait » (HAJA).

EMCH précise qu’elle n’aurait pas fait cette lecture de sa propre initiative : « Je trouve que c’est pas forcément une lecture que j’aurais faite par moi-même en fait donc je suis agréablement surprise [...] Je pense que voilà ça m’a donné envie, déjà j’étais un peu attirée par le livre enrichi et je trouve ça quand même vachement bien ».

Le potentiel d’attractivité des enrichissements semble se vérifier ici auprès des publics non habitués des oeuvres littéraires qui, stimulés par le caractère innovant et atypique de l’édition finissent par s’approprier l’oeuvre et son contexte jusqu’à survoler voire appréhender des notions académiques.

Finalement, toutes ont en commun la volonté de sortir de leurs habitudes de lecture, toutes sont capables de s’enthousiasmer pour une nouvelle façon de lire une fois qu’elles ont dépassé leurs craintes et leur perte de repères face au dispositif. Elles témoignent d’une curiosité face à un texte difficile qui ne correspond pas à leurs lectures habituelles.

3.3. Pistes de médiation pour permettre une réelle appropriation d’un livre enrichi

À la lumière des résultats rapportés, il apparaît que l’appropriation d’un livre enrichi nécessite une médiation spécifique. Plusieurs axes de médiation apparaissent qui pourraient avoir pour objectif l’anticipation des obstacles rencontrés : l’un qui correspond à l’insécurité pouvant être ressentie face à un livre enrichi ; l’autre à des questions de légitimité de la lecture sur un support nouveau.

Si nous avons constaté que l’appareil critique a sécurisé nos testeurs et que l’une des réponses didactiques à l’insécurité des lecteurs de livres enrichis peut être pensée à sa conception, il reste selon nous nécessaire de prévoir une présentation de l’outil sous la forme d’un tutoriel interne ou externe au livre. Un autre moyen d’apprendre à apprivoiser la nouveauté serait d’entraîner les lecteurs à rencontrer des formats très différents d’édition.

Par ailleurs, un autre obstacle, touchant à la légitimité du lecteur mériterait d’être anticipé : nous avons constaté la prégnance de la lecture linéaire et des réticences à naviguer autrement. Il s’agit donc de légitimer une posture de lecteur plus libre, en entraînant des apprenants à suivre différents parcours dans un livre numérique et à conscientiser les apports d’une telle démarche. Se repérer dans un objet hybride devrait constituer un objet d’apprentissage au même titre que d’autres enseignements. Explorer différents parcours, comprendre le sommaire comme un point d’ancrage, s’autoriser à sortir de la lecture linéaire en seraient les éléments phares.

Enfin, notre étude a mis en lumière un obstacle majeur : la possibilité d’une rupture possible entre posture lettrée et lecture numérique.

Plusieurs pistes permettraient selon nous de répondre à cette dernière difficulté :

Une piste culturelle consisterait à recontextualiser le livre enrichi dans l’histoire des supports et de leur réception pour faire comprendre comment les supports du livre ont évolué. L’arrivée d’un nouveau support a toujours fait l’objet d’un rejet par une partie des lecteurs. En guise d’exemple, le codex à ses débuts n’était pas considéré comme un support noble pour contenir des oeuvres (Vandendorpe, 1999) et, bien plus tard, le livre de poche a été accusé de contribuer à déprécier les oeuvres littéraires. Reprendre les jalons de l’histoire littéraire pour constater comment nos grands auteurs classiques, Zola et Hugo, ou Balzac ont publié leur oeuvre dans des romans feuilletons, réfléchir à la notion de légitimité des supports pourrait permettre de prendre du recul sur les représentations du livre enrichi.

Ce temps de sensibilisation expliquant les enjeux du livre enrichi pour la remédiation des oeuvres littéraires et l’intérêt scientifique de la démarche permettrait d’oeuvrer contre les réticences face à la légitimité du livre numérique enrichi.

Une autre piste, complémentaire, consisterait à confronter des apprenants à une très grande variété de supports visant à désapparier le couple support-genre littéraire et à acquérir une souplesse d’esprit comparable à celle travaillée dans les enseignements de littérature qui cherchent à extraire l’apprenant d’habitudes limitées de lecture De la même façon que les enseignants de lettres évitent que l’élève se cantonne à un type de récit, comme le roman du 19ème, qui ancre sa lecture dans une routine, pour qu’il s’ouvre à la surprise, au dérangement propre au fait littéraire, on peut postuler que le livre numérique enrichi, en bousculant des habitudes de lecture, participe à ce mouvement d’ouverture.

Il est possible aussi d’envisager d’entraîner à la lecture esthète d’un livre enrichi, d’enseigner à repérer les échos entre les différents médias et à analyser ces motifs stylistiquement comme l’indique Bouchardon (2011) : « Largement exploitée dans le discours critique sur les oeuvres numériques, la notion de figure permet de décrire des effets surgissant de l’interaction entre les diverses ressources qui composent le texte, le support et ses manifestations d’interface » (cité par Acerra, « Figures de style », 2021).

Cette démarche peut s’inspirer des propositions de répertoires des figures de style spécifiques aux oeuvres littéraires numériques faites sur le site internet Lab-yrinthe pour alimenter ce volet didactique. Finalement, il s’agit de construire chez les apprenants une « littératie médiatique multimodale » (Lacelle et al., 2017, une didactique propre à la littérature numérique).

Enfin, il nous semble capital de légitimer la lecture d’oeuvres littéraires numériques via la remédiatisation numérique d’oeuvres patrimoniales pour en comprendre le sens et l’intérêt. C’est à cette conclusion qu’aboutissent Brillant Rannou et Milcent (2019) à la suite de leur étude sur la réception de notre édition de La Croisade des enfants par des élèves[31] qui suivent la démarche de repatrimonalisation des oeuvres par des carnets de lecture numériques :

Finalement, la piste de réflexion la plus intéressante à puiser dans ces carnets serait moins ce que les élèves disent de leur lecture que ce qu’ils « fabriquent », à la manière de ce qui leur est suggéré. Ainsi, la spécificité du livre numérique enrichi serait d’être une sorte d’incubateur, de propulseur de gestes de lecture subjective, un stimulateur de la créativité lectorale… à condition que la créativité des élèves puisse trouver d’une manière ou d’une autre les moyens accrus de s’exprimer, une place pour dialoguer avec le texte et entre lecteurs, à partir de l’objet qui leur est proposé »

p. 8

En bibliothèque, ce type d’action de médiation peut prendre la forme d’une série d’ateliers de découverte des livres enrichis, suivi par la création collective d’un livre enrichi fait à partir d’extraits d’oeuvres patrimoniales choisis par les usagers pour comprendre le potentiel de l’interactivité. L’expérience pourrait être étendue à la valorisation des créations des usagers intégrées au livre enrichi.

Ce type de démarche est mis en oeuvre chez les avant-gardistes de l’Éducation nationale. Dans la veine des actions pédagogiques de Le Baut (Brillant Rannou, Le Baut, 2017), les projets de création de livres enrichis par les élèves se multiplient, favorisant l’appropriation et la réappropriation participative des oeuvres et explorant par la pédagogie de projet le développement des compétences numériques[32]. Sans doute reste-t-il à lier fortement la démarche de création à celle de réception d’oeuvres littéraires numérique.

Conclusion

En définitive, l’enquête nous a montré les difficultés à concevoir un livre interactif visant une lecture à la fois immersive, contextualisante et esthète. Le dispositif offrait des lectures multiples, délinéarisées, des interprétations croisées invitant à des lectures plurielles, de la rêverie à l’érudition. Le livre est finalement lu plutôt dans une approche contextualisante et les lecteurs les plus engagés dans une posture lettrée ont eu tendance à s’en détourner. Mais, l’attractivité du livre enrichi reste indéniable. Le test que nous avons mené le prouve d’autant plus que le texte proposé était exigeant, peu engageant et finalement peu apprécié par la majorité des lecteurs. Le format enrichi motive, aide à s’engager dans la lecture, à la poursuivre, et semble offrir à ceux qui se sentent le moins armés pour appréhender une oeuvre littéraire, des moyens de les sécuriser, de les convaincre de l’intérêt d’une telle découverte. Encore peu légitime aux yeux des lecteurs les plus lettrés, il semble donner une légitimité aux lecteurs les moins aguerris en les accompagnant par des dispositifs interactifs offrant des relectures, des réinterprétations, des explications dynamiques.