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1. Problématisation autour de la posture de re-création dans l’activité de réception

Les pratiques d’enseignement de la poésie les plus répandues dans les classes du secondaire sont encore marquées par le formalisme et le structuralisme au Québec (Émery-Bruneau, 2018, 2020), en France (Brillant-Rannou, 2016; Brunel, 2016), en Suisse (Thévenaz-Christen, 2000) et en Belgique (Canvat et Legros, 1997; Dispy et Dumortier, 2008). C’est au plus une séquence d’enseignement de la poésie qui est mise en place par les enseignant·e·s pendant l’année scolaire (Émery-Bruneau, 2020). Les rares tâches et activités d’enseignement de la poésie sont davantage tournées vers l’objet (le texte poétique et ses caractéristiques langagières) que vers le sujet – et son activité lectorale, scripturale ou performative (Brillant-Rannou, 2016; Brunel, 2016; Émery-Bruneau, 2020). Par conséquent, l’expérience poétique et la valorisation du texte de lecteur, promue pour l’enseignement et l’apprentissage de la littérature depuis plus d’une dizaine d’années par les didacticiens de la littérature (Mazauric et al., 2011), sont absentes des classes de français et de littérature. La posture de lecture distanciée et la lecture analytique des poèmes demeurent reines dans les classes (Brillant-Rannou, 2016; Émery-Bruneau, 2020), même si nous savons, au moins depuis 20 ans avec l’avènement du sujet lecteur (Rouxel et Langlade, 2004), notion inspirée des théories de la réception, que « le texte pour exister et advenir à la conscience du lecteur requiert l’investissement et la créativité de ce dernier » (Rouxel, 2017, p. 148).

Par ailleurs, lorsque des activités d’écriture dites créatives font partie des séquences d’enseignement des textes poétiques, il s’agit majoritairement d’écriture à contraintes, d’écriture d’imitation ou d’écriture à la manière de… (Brunel, 2016; Émery-Bruneau, 2020; Le Goff, 2017). Du côté de l’oral, la récitation de poèmes consacrés, qui vise à évaluer la diction et le ton des élèves, demeure toujours présente (Brunel, 2016). Or, de tels dispositifs placent-ils la posture créative du sujet au centre de ses finalités? Nous pouvons en douter dans la mesure où ces activités d’écriture ou d’oralisation ont la plupart du temps des visées évaluatives qui évacuent la subjectivité des élèves et valorisent strictement des compétences cognitives. Mais comme l’interrogeait Émery-Bruneau (2018), comment pourrait-on mesurer les émotions poétiques ou évaluer un poème du lecteur? Conditionné·e·s par les pratiques d’évaluation actuelles (Présumé et Brunet, 2021), les enseignant·e·s se sentent souvent contraint·e·s de mesurer les performances de leurs élèves à l’aide d’indicateurs observables, par exemple en repérant dans la production de l’élève le champ lexical sur le thème de l’amour et ses métaphores, la forme du sonnet, les vers en alexandrins et les rimes croisées dans un poème écrit à la manière de Ronsard…? Émery-Bruneau (2018) s’est d’ailleurs demandée si « ce qui est évalué par les enseignants [était] davantage tourné vers les capacités des élèves à imiter, reproduire ou repérer plutôt que celles d’interpréter [ou] de créer […] » (p. 8). À côté de cette perspective qui semble plutôt étrangère à l’appropriation subjective, on peut se demander si d’autres pratiques de création offrent à un sujet l’espace pour reconfigurer son expérience de lecture intime et personnelle, et la mettre à distance. En d’autres termes, à quelles conditions la création, comme posture dans l’acte de réception ou de production, pourrait-elle alimenter les enseignant·e·s et les chercheur·se·s en didactique de la littérature?

Nous postulons que la posture créative est consubstantielle à toute posture de réception dans la mesure où tout·e lecteur·rice ou, plus largement, tout·e récepteur·rice qui entre en relation avec une oeuvre reconfigure le texte et le complète par ses émotions, son histoire personnelle, ses connaissances, sa bibliothèque intérieure (Bayard, 2007), etc. Autrement dit, la personne crée à partir du « texte de l’oeuvre » son « texte du lecteur » (Fourtanier, 2020, p. 272). Par conséquent, elle a la capacité de « concevoir et créer un univers à partir de celui de l’auteur » (Rouxel, 2017, p. 150). Il importe donc de prendre en compte la réception créative des lecteur·rice·s, car « s’en tenir rigoureusement à ce que le texte dit risque de conduire à des lectures assurées mais pauvres » (Bayard, 1998, p. 127).

Ajoutons toutefois deux nuances avant de poursuivre. Premièrement, il s’agit de caractériser et de distinguer deux termes proches. La créativité est intrinsèquement liée à la curiosité, à l’étonnement, à la découverte et peut être définie comme une « aptitude à produire des assemblages inédits d’idées, de représentations, de formes, de rapports, de structures, d’organisations » (Marpeau, 2013). En revanche, d’autres auteur·e·s la définissent comme l’« habileté à produire quelque chose de nouveau ou d’original adapté à la réalité de situations diverses » (Chaîné, 2012). La création, quant à elle, requiert l’engagement conscient d’un individu et s’inscrit dans un champ disciplinaire (Chaîné, 2012). « La création consiste en la réalisation de la créativité dans une oeuvre » (Marpeau, 2013); elle implique un travail de métamorphose, accompagnant la transition d’un état à un autre. Ainsi, à partir de maintenant, nous décrivons par le terme « re-création » les situations dans lesquelles nous avons placé les enseignant·e·s pour la présente recherche, à savoir que nous les avons invité·e·s à visionner un corpus de vidéopoèmes, puis les avons invité·e·s à reconfigurer ces vidéopoèmes. Le protocole de recherche est décrit plus en détail dans la section « méthodologie » de cet article. Ce double effet de création (celui du·de la poète et celui de l’enseignant·e) explique l’utilisation du préfixe « re- ». Deuxièmement, précisons que nous nous intéressons dans la présente contribution à la création dans l’expérience esthétique, soit dans la réception uniquement.

Si nous invitions des enseignant·e·s à volontairement adopter une posture de re-création dans leur réception d’oeuvres littéraires, pour qu’elle·il·s en explorent les pourtours, les apports et les limites, quelles manifestations de leur expérience esthétique pourrait-on observer? Et quelles perspectives didactiques en émergeraient? Voilà les questions auxquelles nous répondons dans cet article.

2. Cadre conceptuel : éléments de définition et postures de l’expérience esthétique

Afin d’organiser notre devis méthodologique et de nous outiller pour analyser la réception de vidéopoèmes par les enseignant·e·s, nous avons choisi de nous concentrer sur une notion centrale à notre recherche, l’expérience esthétique, laquelle permet de décrire l’acte de réception de productions littéraires. Puis, pour mieux comprendre les postures que les sujets peuvent adopter lorsqu’ils rendent compte de ces expériences esthétiques, nous nous sommes inspirées de la taxonomie de Housen (1983) pour étudier les postures de l’expérience esthétique.

2.1. L’expérience esthétique du point de vue de Schaeffer

Schaeffer définit l’expérience esthétique comme une « expérience attentionnelle exploitant nos ressources cognitives et émotives communes » (Schaeffer, 2015, p. 44) qui « attire » l’émotion (p. 148) et, si elle est réussie, qui possède une composante de satisfaction, c’est-à-dire une « valence hédonique positive » (p. 164). Esthétique, on l’aura saisi, désigne un type d’expérience, de relation à une oeuvre, et non pas un type d’objet. Ainsi, dans la perspective de Schaeffer, lors d’une expérience esthétique, lorsqu’un lien particulier s’établit avec une oeuvre d’art, cognition et émotion sont indissociables.

La dimension cognitive qui intervient dans l’expérience esthétique est intimement liée avec tout acte de réception qui requiert du·de la lecteur·rice ou du·de la spectateur·rice de créer du sens : « Le fait que le récepteur doive apporter du sien pour construire l’oeuvre d’art en objet esthétique renvoie à une loi sémiotique générale : pas d’interprétation de signes sans compétence sémiotique » (Guertin, 1993, p. 111). Lorsque le·la récepteur·rice s’engage dans l’interprétation d’une oeuvre d’art, il·elle active des compétences herméneutiques. Schaeffer qualifie cette « activité mentale complexe » de « constructive », plutôt que de « créatrice », terme trop puissant considérant l’activité dont il est question. « Car, bien entendu, ces compétences partagées ne sont pas celles qui permettent la création de l’oeuvre, mais uniquement la capacité de la mettre en oeuvre, au sens de l’activer sémiotiquement » (Guertin, 1993, p. 112).

Qu’est-ce à dire pour notre problématique? Comment concilier l’expérience esthétique, éminemment subjective, avec une approche herméneutique, qui a traditionnellement cours dans la classe de français? Schaeffer rappelle que l’oeuvre d’art n’est pas seulement un objet qui peut nourrir chez le·la lecteur·rice ou le·la spectateur·rice une relation esthétique, elle est également un objet esthétique intentionnel, possédant une « structure symbolique qui est constituante de son identité spécifique » (Guertin, 1993, p. 108). Autrement dit, à ceux·celles qui craindraient que la réception subjective ne prenne une place démesurée et nuirait à l’exercice d’interprétation, le·la critique répondrait qu’il y a une limite entre ce que le·la lecteur·rice fait dire à l’oeuvre et ce que le·la lecteur·rice réactive ou recrée comme parole de l’oeuvre. On gagnerait à « reconnaître qu’au-delà d’un certain point notre expérience esthétique n’est peut-être plus celle de l’oeuvre comme entité intentionnelle, mais qu’il s’agit d’une construction purement “attentionnelle” » (Guertin, 1993, p. 109). Or, s’il s’agit bien de construction dans le modèle de Schaeffer, nous avons souhaité, dans le cadre de ce projet, nous emparer de la question de la création. Si cette dernière est régulièrement traitée en production de l’écrit, avec notamment les ateliers d’écriture créative, il nous semble intéressant de nous interroger sur le potentiel de création dans la réception, ici, de vidéopoèmes. Mais comment la posture de re-création d’un·e récepteur·rice s’observe-t-elle?

2.2. Postures de l’expérience esthétique

Pour mieux comprendre les différentes manières de vivre des expériences esthétiques, nous nous sommes inspirées de la taxonomie de Housen (1983) qui a identifié cinq stades de développement de l’expérience esthétique. Mais avant de les définir, rappelons que Housen adopte une perspective développementale de l’apprentissage des arts visuels. Son modèle théorique, inspiré de la psychologie piagétienne, délaisse la réception objective des oeuvres pour s’intéresser à la réception empirique des regardeur·se·s et spectateur·rice·s. Bien que ses travaux semblent avoir évolué en parallèle de ceux qui s’inscrivent en didactique de la littérature, on ne peut nier que ce changement de paradigme a aussi marqué les premiers travaux sur la lecture littéraire (Dufays, 1994; Louichon, 2012) où un consensus s’est installé chez les didacticien·ne·s de la littérature, à savoir que les droits du·de la lecteur·rice s’articulent avec les droits du texte, qu’ils se nourrissent et se complètent par un travail cognitif, des réactions affectives, des spéculations sur le « pluriel du texte » (Canvat, 1999, p. 103), voire des reconfigurations des oeuvres par l’activité fictionnalisante du·de la lecteur·rice (Langlade, 2008). En effet, l’avènement du sujet lecteur (Rouxel et Langlade, 2004) dans nos travaux nous a invitées à nous désintéresser du·de la lecteur·rice modèle (Eco, 1978), soit ce·tte lecteur·rice expert·e programmé·e par le texte, pour nous intéresser au·à la lecteur·rice empirique, réel·le, à sa réception singulière et à son texte de lecteur (Mazauric et al., 2011). En d’autres mots, l’intérêt pour son expérience esthétique est devenu incontournable pour la didactique de la littérature; mais comment peut-on en observer ses manifestations?

Dans sa thèse qui visait à mesurer le développement de l’expérience esthétique, Housen (1983) a procédé par théorisation ancrée. Elle a travaillé à partir d’un échantillon de 90 personnes réparties en trois groupes : adolescent·e·s de 14-19 ans; jeunes adultes de 20-33 ans; adultes de 34 ans et plus. La sélection de son échantillon reposait sur trois critères pour lesquels la diversité était de mise : l’âge, le degré d’exposition à l’art et le statut socioéconomique. Housen a mené des entretiens non dirigés (méthode de la pensée à haute voix) avec ces 90 personnes qui exprimaient dans un flux de conscience leurs pensées et émotions lorsqu’elles regardaient une oeuvre d’art, sans censure ni intervention consciente. L’analyse de ces entretiens a mené Housen à dégager cinq stades de développement de l’expérience esthétique (1983, p. 141-168) dont nous faisons ressortir ici de façon synthétique leurs principales caractéristiques.

Le stade 1 : naïf (accountive). Les récepteur·rice·s naïf·ve·s utilisent leurs sens, leurs souvenirs et leurs associations personnelles, il·elle·s font des observations concrètes sur une oeuvre et sur ce qui les a marqué·e·s. Leurs jugements sont basés sur ce qu’il·elle·s connaissent et ce qu’il·elle·s aiment. Leurs émotions teintent leurs commentaires, car elles semblent entrer en écho avec l’oeuvre et faire partie de son récit, de ce qui s’y déroule.

Le stade 2 : constructif (constructive). Les récepteur·rice·s constructif·ve·s procèdent à une lecture plus analytique pour parler des oeuvres : en plus d’utiliser leur mémoire et leurs propres perceptions, il·elle·s utilisent leurs connaissances ou les valeurs de leur monde social, moral et conventionnel. Leur sens de ce qui est réaliste est la norme souvent appliquée pour déterminer la valeur d’une oeuvre. Cette posture peut parfois les amener à juger l’oeuvre plus négativement, la considérant comme inappropriée, bizarre ou sans valeur. Alors que les émotions s’avèrent moins dominantes, ces récepteur·rice·s commencent à se distancier de l’oeuvre.

Le stade 3 : classificateur (classifying). Les récepteur·rice·s classificateur·rice·s adoptent à la fois une posture analytique et critique. Il·Elle·s veulent identifier les caractéristiques de l’oeuvre, par exemple le contexte de production, le style, le courant, etc. Il·Elle·s l’analysent à partir de leurs connaissances comme de leur bibliothèque intérieure. Ces récepteur·rice·s ont pour objectif de dégager le sens ou le message de l’oeuvre ou, du moins, il·elle·s tentent de l’expliquer de façon rationnelle pour exprimer leur appréciation.

Le stade 4 : interprète (interpretive). Les récepteur·rice·s interprètes souhaitent vivre une rencontre personnelle avec l’oeuvre. Il·Elle·s explorent l’oeuvre, se laissent habiter par cette dernière, en apprécient les subtilités. Dans cette posture, les compétences critiques sont mises au service des sentiments et des intuitions : les récepteur·rice·s laissent émerger les significations qu’il·elle·s portent à l’oeuvre. Chaque nouvelle rencontre avec une oeuvre leur offre de nouveaux points de comparaison, puisque les expériences passées sont des repères auxquels se référer pour mieux s’approprier l’oeuvre et l’interpréter.

Le stade 5 : re-création (re-creative). Les récepteur·rice·s, à ce stade, ont vécu de nombreuses expériences de réceptions et de réflexions sur les oeuvres qu’il·elle·s ont lues, regardées, visionnées, entendues. Il·Elle·s sont conscient·e·s que leurs connaissances peuvent être mises à l’épreuve par une oeuvre et qu’elles ne sont pas immuables. Ces récepteur·rice·s font des liens entre l’oeuvre et leur propre histoire, ainsi qu’avec leur expérience de réception en général. Leur mémoire imprègne l’oeuvre, mêlant intimement le personnel et l’universel. Pour le dire autrement, ces personnes s’approprient suffisamment l’oeuvre pour la transformer à leur contact, elles la re-créent, ce qui rappelle la notion de texte de lecteur (Bayard, 1998).

Les composantes de l’expérience esthétique ne se développent pas forcément de manière conjointe dans ces stades que propose Housen (1983). En effet, contrairement, par exemple, aux stades de développement de Piaget qui sont définis en fonction des âges des enfants, pour Housen, le degré de progression de l’expérience esthétique n’est pas associé à l’âge, mais plutôt à l’exposition aux arts. En d’autres mots, plus une personne est exposée à l’art, plus elle vivra des expériences esthétiques riches et complexes. Comme le précise Housen (1983) : « […] each stage is a distinct and logical framework reflecting coherent patterns in the viewer’s understanding of the aesthetic object » (p. 178). S’agissant de la réception esthétique, Schaeffer se distingue cependant de Housen en ce qu’une lecture, une audition ou une vision « innocentes » n’existeraient pas : « toute relation perceptive est toujours déjà saturée de catégories intellectuelles » (Guertin, 1993, p. 107).

Mais plutôt que de concevoir ces composantes de l’expérience esthétique en termes de stades de développement, nous privilégions la conception schaefferienne de postures de réception à habiter successivement, à savoir des manières dont la réception d’une oeuvre se construit, est vécue, ressentie, exprimée. Ou, pour le dire autrement, plutôt que d’analyser l’expérience esthétique des récepteur·rice·s dans une perspective hiérarchique, voire déterministe, basée sur la certitude cartésienne et dont le postulat serait « plus on a lu ou vu des oeuvres, plus on est susceptible de gravir les échelons de l’expérience esthétique », nous défendons la thèse qu’une personne peut multiplier les postures lors d’une même expérience esthétique. Par conséquent, selon nous, toute personne en situation de réception, qu’elle soit non-initiée ou experte, qu’elle ait vécu ou non plusieurs expériences esthétiques, peut adopter toutes ces postures, à des degrés variables, dans chaque rencontre significative avec une oeuvre – et, parfois, avec l’aide d’un facilitateur. C’est autour de cette idée que nous avons construit notre questionnaire explicité dans la partie suivante.

3. Méthodologie pour étudier la posture de re-création dans l’expérience esthétique

Comment avons-nous procédé pour inviter des enseignant·e·s à adopter une posture de re-création, afin que nous puissions en observer ses manifestations pour mieux réfléchir à la didactisation de l’expérience esthétique? Nous décrivons d’abord ici le corpus de vidéopoèmes avec lequel nous avons travaillé, puis la manière dont nous avons réalisé la collecte et l’analyse de nos données.

3.1. Présentation du corpus littéraire composé de quatre vidéopoèmes

Nous avons choisi de nous concentrer sur un corpus poétique contemporain et multimodal pour étudier l’expérience esthétique : des vidéopoèmes produits par les éditions québécoises de l’Écrou. Cette maison d’édition entièrement consacrée à la poésie privilégie la publication de recueils « percutant[s] et apte[s] à se transformer en parole fulgurante, dans toutes ses singularités, son oralité et ses illuminations »[1]. Une quarantaine de recueils y ont été publiés entre 2009 et 2021, année de leur fermeture. Dans leur contrat éditorial, les poètes s’engageaient à participer au tournage d’une courte vidéo promotionnelle de leur recueil, ce qui a donné lieu à la production de bandes-annonces ou de performances vidéo qui visent à « remuer, ébranler, émouvoir et serrer la vis »[1], comme le défendent les Éditions de l’Écrou. En complément à chaque recueil, une courte vidéo de 2 à 3 minutes a donc été produite. Ces vidéopoèmes, dans lesquels le·la poète se met en scène, fait entendre des extraits de son recueil, orchestre le son, la musique et les images, offrent un esthétisme filmique de qualité de finition variable. Ces 41 vidéopoèmes sont accessibles sur la chaîne YouTube de l’Écrou[2]. Il s’agit de vidéopoèmes dans la mesure où ils constituent des objets poétiques à part entière (Fraisse, 2016; St-Onge, 2017) et sont définis par l’Institution littéraire[3] comme « un genre hybride à la frontière de la vidéo d’art, du cinéma et de la littérature, qui emprunte le langage de ces différents champs de création pour composer des rencontres entre l’image, le son et le texte, de même qu’entre poètes et réalisateurs, et ce, sous forme de courts-métrages ».

À partir de ce vaste corpus, nous avons sélectionné quatre vidéopoèmes. Les neuf critères retenus pour choisir ces quatre vidéopoèmes contrastés sont : la variété des genres vidéopoétiques, la polysémie, la parité femme-homme, l’association d’images peu usitées à la poésie (p. ex., buanderie, baseball, jeu vidéo), la place du·de la poète dans la vidéo (acteur·rice principal·e ou secondaire), les liens explicites – ou non – avec le texte, la récitation par le·la poète en voix hors champ ou en performance, les effets sonores et la musique (punk, populaire, rap, etc.), la dissonance ou consonance fond/forme.

Notre corpus littéraire est constitué des vidéopoèmes suivants : Fourrer le feu (2016) de Marjolaine Beauchamp (MB); Au marbre (2011) de Daniel Leblanc-Poirier (DLP); Les choses de l’amour à marde (2014) de Maude Veilleux (MV); Pendant qu’les viaducs s’égrènent (2011) de Jean-Sébastien Larouche (JSL). Dans chacun des vidéopoèmes, les poètes se représentent eux·elles-mêmes, dans des scènes diverses, puis récitent (en voix hors champ ou en performance) des extraits de leur recueil. Une description détaillée de chacun de ces vidéopoèmes, ainsi que les hyperliens donnant accès à leur visionnement, se trouve à l’Annexe 1. Nous les présentons dans le même ordre que celui dans lequel ils sont apparus dans le questionnaire. Soulignons que ces descriptions éclairent les résultats décrits plus loin.

3.2. La collecte et l’analyse des données

Puisque nous avions pour objectif d’étudier les postures de l’expérience esthétique, nous avons construit un questionnaire de façon à orienter les participant·e·s afin qu’il·elle·s s’inscrivent progressivement dans toutes les postures (voir tableau 1). Ce choix permettait d’éviter de nous limiter à leurs réactions spontanées ou à leurs appréciations générales de ces vidéopoèmes. En prenant appui sur les caractéristiques de chaque posture de l’expérience esthétique, inspirées de la taxonomie de Housen (1983), nous avons construit ce questionnaire. À ce cadre initial, nous avons ajouté une ultime question, afin de recueillir les réflexions didactiques (posture didactique) des participant·e·s. Soulignons que les mêmes questions ont été posées quatre fois, soit une fois pour chacun des vidéopoèmes visionnés, à l’exception de l’avant-dernière question, qui porte sur une caractéristique attentionnelle spécifique à chaque vidéopoème et qui s’inscrit dans la posture de re-création (les initiales devant les questions renvoient aux noms des poètes).

Tableau 1

Questionnaire aux participant·e·s

Questionnaire aux participant·e·s

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Ce questionnaire de 32 questions à développement long (8 questions par vidéopoème) a été mis en ligne à l’aide du logiciel Lime Survey. Il fallait prévoir entre 60 et 75 minutes pour y répondre, temps qui inclut les visionnements. Le questionnaire s’adressait à des enseignant·e·s du secondaire, étant donné la perspective didactique qu’il adopte (une question supplémentaire était posée d’entrée de jeu, pour confirmer la posture professionnelle du·de la répondant·e). Le questionnaire, rempli de façon anonyme, a été envoyé dans les réseaux professionnels des chercheuses (écoles secondaires, conseils scolaires, associations professionnelles), et diffusé dans un média social (Facebook).

Notre échantillon est constitué de 20 enseignant·e·s du secondaire qui ont participé volontairement (et anonymement) à cette recherche exploratoire, ont visionné les vidéopoèmes et répondu par écrit au questionnaire ouvert en ligne. Parmi ces personnes, 6 enseignent au 1er cycle et 14 au 2e cycle. Les enseignant·e·s avaient trois semaines pour visionner les quatre vidéopoèmes et remplir le questionnaire sur lequel il·elle·s pouvaient revenir autant de fois que souhaité dans la mesure où les réponses pouvaient être enregistrées et modifiées jusqu’à la soumission finale. Précisons que nous n’avons retenu que les questionnaires qui ont été entièrement remplis; nous avons rejeté de nos données les questionnaires incomplets, à savoir ceux qui présentaient une partie de réponses, mais qui, en raison de problèmes techniques ou de désistement des participant·e·s, sont demeurés incomplets. Nous avons donc travaillé avec un échantillon de 20 questionnaires complets.

Les données provenant des réponses à ce questionnaire ont fait l’objet d’une analyse de contenu de type thématique, réalisée à l’aide des catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012). Pour procéder à l’analyse des énoncés, sans tenir compte de la question à laquelle ils étaient associés (p. ex., des interprétations pouvaient être mentionnées dès la première réponse), nous les avons codés sous les huit dimensions de l’expérience esthétique que nous avons constituées (voir tableau 2) et qui ont rendu opérationnelle l’analyse des données.

Nous nous concentrons dans cet article sur tous les énoncés classés dans la dimension créative. Après la présentation de nos résultats, nous montrons en quoi la posture de re-création adoptée par les participant·e·s se constitue en fonction des dimensions affective et cognitive de leur expérience esthétique.

Tableau 2

Éléments de définitions des dimensions de l'expérience esthétique

Éléments de définitions des dimensions de l'expérience esthétique

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4. Résultats illustrant la posture de re-création dans l’expérience esthétique des enseignant·e·s

Nous présentons dans cette section les réponses données par les enseignant·e·s aux deux questions qui les invitaient à s’inscrire dans une posture de re-création, ce qui nous a permis d’en explorer les pourtours, les apports et les limites sur leur expérience esthétique. Pour rappel, la première question posée relative à cette posture était la même, peu importe le vidéopoème (« Si vous en aviez la possibilité, qu’aimeriez-vous ajouter, supprimer ou modifier à cette vidéo? »), alors que la seconde pointait l’attention sur un aspect central du vidéopoème pouvant potentiellement être transformé par les participant·e·s. Nous décrivons linéairement les résultats provenant de la première, puis de la seconde question de re-création, un vidéopoème à la fois. Nous en faisons ensuite une analyse argumentée dans la section « discussion des résultats ».

4.1. Re-créations du vidéopoème de Marjolaine Beauchamp

4.1.1. Propositions d’ajout, de suppression ou de modification au vidéopoème

Sept des vingt enseignant·e·s ont répondu qu’il·elle·s n’y apporteraient aucun changement, surtout pour éviter de reconfigurer le sens : « Rien, pourquoi changer? Si je change qqch, j’en change le sens […] » (6-MB)[4]; « Je ne changerais rien, puisque ce n’est pas mon oeuvre. Je crois que cela pourrait altérer le message initial » (13-MB); « Rien, ce n’est pas mon oeuvre » (16-MB). Malgré l’invitation qui leur était lancée, il semble qu’il·elle·s n’osaient pas modifier l’oeuvre d’art, comme si il·elle·s la considéraient intouchable, voire sacrée.

Par ailleurs, cinq des vingt enseignant·e·s ont proposé d’ajouter des sous-titres. Leurs justifications à cet effet sont de deux ordres : d’une part, pour lire les mots que l’on entend moins clairement en raison des effets sonores ou de la récitation; d’autre part, pour créer une plus grande proximité avec le texte poétique, d’abord écrit.

Le troisième type de réponses obtenues visait surtout à renforcer les liens entre ce que l’on voit et l’univers des poèmes récités, de façon à en faciliter la compréhension : « Je serais moins décalé, j’aurais besoin de davantage contextualiser, d’être moins abstrait. » (17-MB). Ces liens textes-images pourraient, d’un côté, être retravaillés dans le but de bonifier l’esthétique filmique. Certaines propositions portaient sur l’exposition de la photographie qui aurait pu être plus sombre de façon à illustrer l’anxiété et la tristesse évoquée, d’autres sur l’absence de bruit qui aurait renforcé le message de solitude. D’un autre côté, renforcer les liens textes-images permettrait de mieux illustrer, voire de narrativiser ce que des enseignant·e·s appellent « le message » des poèmes :

[…] les enfants sont bien proprets, façon catalogue H&M. OK, cela renforce leur innocence, qqch d’immaculé… ou de commercial (corrompu par le monde de la pub) – je trouve moins pertinent.

6-MB

Les visages d’enfants ont une certaine pertinence, mais j’ai parfois un malaise de les voir dire des mots qui ne peuvent traduire leur vécu à cet âge, que les acteurs ne comprennent probablement pas eux-mêmes. On perd un peu le sens des mots parce que les visages ne les accompagnent pas. La voix de Marjolaine est toujours la même, lucide, mais lente, triste et résignée.

27-MB

Leur souhait de faire ressortir le sens des poèmes par les images montre l’importance de la dimension cognitive dans l’expérience esthétique de ces enseignant·e·s.

4.1.2. Si vous aviez réalisé cette vidéo, qui auriez-vous filmé pour réciter les poèmes, plutôt que ces enfants?

À la deuxième question de re-création, cinq personnes disent avoir apprécié le choix de filmer des enfants et considèrent que c’est original :

Je n’aurais certainement pas pensé à des enfants, mais je trouve que c’est une excellente idée.

13-MB

Maintenant que j’ai vu les enfants, j’ai de la difficulté à imaginer autrement. Je trouve que les enfants donnent du poids au poème, de la gravité. On peut toujours se dire que l’adulte est « responsable » de sa condition ou qu’il peut aller chercher les ressources pour améliorer son sort. Les enfants, eux, sont tributaires de leurs parents et n’ont rien demandé.

7-MB

D’autres ont en revanche proposé de changer les acteurs enfants afin que soient plutôt représentées différentes personnes illustrant la diversité sociale, ce qui renforcerait par la même occasion les liens entre ce qui est illustré et ce qui est dit : « J’aurais peut-être filmé des gens provenant de différentes classes sociales pour choquer la personne qui écoute la vidéo, et pour mettre en valeur ce que (je pense!) la poète tente de nous dire » (3-MB); « Des gens de toutes conditions. Des SDF, des migrantes et des migrants, des femmes d’affaires en tailleur, des camionneuses et des profs – des hommes et des femmes […] » (6-MB). On suggère aussi de remplacer les enfants par des adultes ou des personnes âgées « puisque les propos concordent davantage avec leur réalité » (11-MB). Puis, dans le but probable de vouloir représenter la figure de la (ou les) femmes(s) représentée(s) dans les poèmes : « Sinon, j’aurais choisi des femmes pauvres, violentées, fatiguées ou exploitées pour illustrer les propos du poème » (20-MB). En d’autres mots, et dans une perspective inspirée de l’autofiction, de telles propositions visent à représenter « la poétesse » (17-MB) : « J’aurais totalement manqué d’imagination et j’aurais filmé une jeune femme d’une trentaine d’années […] » (9-MB).

Comme nous pouvons le déceler dans plusieurs énoncés présentés jusqu’ici, l’arrimage fond-forme semble manifestement important pour les personnes interrogées : « Je crois que cela aurait pu être intéressant de produire une animation, où on voit les scènes décrites dans le poème » (4-MB); « J’aurais probablement montré uniquement les scènes quotidiennes qui pourraient représenter le cadre de ce qui est raconté (rue, parc, restaurant) » (13-MB). Ces énoncés seraient-ils révélateurs de la représentation qu’il·elle·s se font d’un vidéopoème, à savoir qu’il se rapprocherait davantage du genre récit filmé que d’une vidéo artistique ou abstraite? Quelques personnes ont néanmoins fait des propositions dans le but de changer l’expérience esthétique que pourraient vivre des récepteur·rice·s fictif·ve·s, afin de leur permettre de recréer à leur tour :

Je n’aurais pas donné de visage à la voix pour que le spectateur puisse se faire sa propre image.

13-MB

Une foule, manière de généraliser la parole et de diversifier l’expérience exprimée.

22-MB

J’aurais aimé qu’on retrouve un aspect chronologique. La vidéo aurait pu débuter avec un enfant et terminer à l’âge adulte. Tout au long de notre vie, on apprend et on évolue. Il aurait été intéressant de voir s’il y aurait un changement d’attitude ou non lors du passage de l’enfance à l’adolescence à l’âge adulte. De plus, je crois que cela pourrait toucher un plus grand public.

26-MB

4.2. Re-créations du vidéopoème de Daniel Leblanc-Poirier

4.2.1. Propositions d’ajout, de suppression ou de modification au vidéopoème

Contrairement aux réponses obtenues à la suite des visionnements du vidéopoème de MB, pour lequel le tiers des enseignant·e·s proposaient de ne rien changer, celui de DLP a généré un rapport beaucoup moins sacré à l’oeuvre. En effet, une seule personne a répondu « Je ne changerais rien » (3-DLP). Puis, l’ajout de sous-titres a aussi été proposé par deux personnes, lesquels leur auraient permis de mieux comprendre les textes récités.

La qualité de l’esthétique filmique de la vidéo a été critiquée par au moins quatre personnes : « Le son de la voix est terrible. J’arrive difficile[ment] à me concentrer sur son message tellement le son est intolérable. La qualité visuelle est moche en plus. On dirait que c’est tourné en 1992 sur un VHS » (21-DLP). Les transitions musicales, l’image instable de la caméra à l’épaule, la voix du poète, bref le côté « un peu amateur » (6-DLP) a généré des propositions de modifications surtout techniques afin que le produit fasse « moins “maison” » (6-DLP). La manière dont le poète récite a aussi été critiquée par trois enseignant·e·s qui suggèrent de réduire le débit ou d’améliorer la prononciation : « La manière de dire le texte : moins d’emphase, plus de simplicité pour mieux nous faire entrer dans l’écoute. Et créer un décalage avec le côté “punchy” des images » (22-DLP).

Le troisième type de propositions vise à supprimer des éléments du vidéopoème, à commencer par la musique punk jugée « agressive » (30-DLP), voire « qui distrait trop le spectateur » (16-DLP). Deux personnes ont en outre proposé de supprimer la première scène, dans le dépanneur, n’y voyant aucun lien avec le reste du vidéopoème : « Je ne comprends vraiment pas le lien entre la chanson, la saynète dans le dépanneur et le poème » (7-DLP). Même la dernière scène pourrait être supprimée selon une personne : « J’enlèverais le passage “la fin” où l’auteur sourit bizarrement. Je crois que ceci enlève à l’ambiance se voulant violente de la vidéo » (12-DLP).

4.2.2. Si vous étiez à ce marbre, quel(s) objet(s) aimeriez-vous qu’on vous lance?

Trois personnes n’ont pas répondu à cette question et trois autres personnes n’avaient aucune suggestion précise, arrivant difficilement à se projeter à la place du protagoniste : « Aucun. J’haïs frapper sur quelque chose » (9-DLP). Une autre personne a quant à elle proposé qu’on lance des objets qui appartiennent à l’univers des poèmes récités : « Un symbole de l’amour qui n’a pas duré (des anciennes lettres d’amour, par exemple) » (3-DLP).

Plusieurs suggestions qui ne sont pas forcément liées à l’univers poétique de DLP, mais qui ressemble à des objets électroniques aussi lancés/frappés dans le vidéopoème, ont été suggérées, à commencer par les téléphones, les cellulaires et les ordinateurs que sept personnes auraient bien aimé « détruire sans remords » (7-DLP), « car je trouve la technologie frustrante » (12-DLP), il s’agit « d’objets qui polluent mon existence » (17-DLP). Certaines réponses étaient même portées par une pointe d’ironie : « J’aimerais qu’on me lance cette vidéo » (21-DLP).

Des personnes ont par ailleurs suggéré qu’on leur lance des objets, matériels ou symboliques, faisant partie de leur vie personnelle. Deux enseignant·e·s ont fait des propositions en lien avec leur réalité professionnelle, à savoir qu’on leur lance « une école » (15-DLP) ou « ma boîte de masques d’école, car je comprends sa nécessité, mais je n’en peux plus de parler dans le plastique et d’embuer mes lunettes… » (20-DLP). Ou alors des objets qui font partie de leur identité ou qui auraient pour fonction de créer de l’éclat : « Des bouquins, de la farine et un piano. Des trucs qui me parlent, qui renvoient à mon univers » (6-DLP); « Des albums photos, pour briser les souvenirs. De la vaisselle, pour le côté spectaculaire » (29-DLP). Symboliquement, deux personnes aimeraient même frapper ce qu’elles détestent le plus d’elles-mêmes ou du monde : « tous les moments où j’ai douté de moi et où je mettais trop de pression sur mes épaules. Je sais que c’est un peu abstrait et impossible, mais ça me permettrait de détruire physiquement la remise en question constante que je vis » (4-DLP); « J’aurais également voulu frapper dans des objets abstraits comme la bêtise de certains, l’hypocrisie et le mensonge d’autres personnes, etc. » (20-DLP).

4.3. Re-créations du vidéopoème de Maude Veilleux

4.3.1. Propositions d’ajout, de suppression ou de modification au vidéopoème

Le vidéopoème de MV a laissé un nombre important d’enseignant·e·s perplexes : huit n’ont pas répondu à la question et deux ont affirmé ne pas savoir quoi changer. Un·e seul·e enseignant·e suggère de ne rien modifier, car la banalité de ce qui est filmé est également emblématique d’une certaine conception de la poésie : « le laisserait tel quel : La poésie, c’est aussi ça : l’ordinaire, le je-sais-pas-quoi-dire… » (15-MV). À l’inverse, trois répondant·e·s souhaiteraient « tout » changer, montrant peut-être la réception déceptive de ce vidéopoème : « J’aimerais tout changer de cette vidéo, elle me nargue » (7-MV); « J’enlèverais tout. Je n’ai absolument pas aimé » (9-MV); « Navré, mais à peu près tout : texte, acteurs et actrices, décor » (17-MV). Ces énoncés se lisent en cohérence avec ceux des questions relatives à l’appréciation du vidéopoème : mal aimé, le vidéopoème gagnerait selon ces enseignant·e·s à être complètement reconstruit, tant au niveau du sens, que de la forme.

Dans les modifications esquissées, si deux enseignant·e·s proposent de se concentrer sur le texte et un·e de choisir une musique moins « convenue », l’élément qui a déclenché le plus de rejet est sans conteste la performance sur scène. Soit parce que l’extrait est jugé techniquement inabouti : « Je retirerais les passages de la lecture publique. L’image et le montage sont de mauvaise qualité et c’est fait avec une désinvolture qui amenuisent la qualité du texte » (13-MV), soit parce que réciter un poème, alors qu’on mange une tartelette, a été vivement critiqué : « Je supprimerais les personnages qui parlent en mangeant, en n’articulant pas et en riant » (30-MV); « J’enlèverais les tartelettes de la scène où Maude Veilleux récite. En fait, je me demandais vraiment ce que ces tartelettes représentaient! Je ne comprends pas » (11-MV); « Clairement, la bouche pleine, ça m’a dérangée… J’enlèverais cette façon de communiquer… » (23-MV). Ici, la symbolique portée par la mise en scène ne cadre pas avec l’horizon d’attente implicite d’une performance poétique.

Enfin, plusieurs répondant·e·s ont relevé des faiblesses techniques qui nuisent à l’équilibre et à la compréhension du vidéopoème : « Le montage est très confus et il m’est difficile d’identifier un fil conducteur » (4-MV); « Je viserais davantage d’unité. Trop de séquences, de lieux de tournage, le tout est un peu désordre mal maîtrisé (pour moi – je laisse aux créatrices et aux créateurs bien sûr leur entière liberté) » (6-MV). Ce dernier extrait rappelle que la question de création invite à se glisser dans la peau de la poète, mais que l’exercice est envisagé comme une fiction : la performance de MV est en soi valide, car elle correspond aux critères et aux effets de sens souhaités par l’autrice.

4.3.2. Dans cette vidéo, on a inséré deux extraits de performances devant public. Et si c’était vous qui aviez été sur scène, qu’auriez-vous fait?

Un certain nombre de réponses collectées lors de cette deuxième question de création peuvent se lire en totale cohérence avec la réception mitigée du vidéopoème de MV. Près de la moitié des enseignant·e·s ont formulé des réponses où il·elle·s proposent d’enlever un élément jugé dérangeant ou déplacé : « J’aurais récité le poème sans nourriture dans ma bouche! » (3-MV); « [J]e n’aurais certainement pas mangé aussi effrontément » (7-MV); « Je n’aurais pas mangé sur scène » (12-MV); « J’aurais mangé qqch de moins repoussant » (22-MV) ou encore « J’aurais mangé avant d’aller sur scène. J’aurais appris un poème par coeur pour mieux le rendre » (27-MV). Manger en récitant semble avoir constitué une entrave à la réception du vidéopoème, une erreur de goût qui a contaminé l’entier de la performance.

Si trois enseignant·e·s avouent n’avoir pas compris le vidéopoème, et considèrent cette situation comme un frein à proposer une nouvelle mise en scène, d’autres affirment qu’il·elle·s n’auraient pas pu monter sur scène comme la poète : « Je ne serais pas allé sur scène pour accomplir ce type de performance » (17-MV); « Je ne suis pas une “bête de scène” très à l’aise devant un public autre que des élèves » (20-MV); « Je serais partie en courant » (9-MV).

Quelques enseignant·e·s se projettent malgré tout dans la question et suggèrent des mises en scène où le lien entre sens et forme est plus lisible :

Puisque le sujet est sensible, j’aurais probablement pleuré.

3-MV

Je crois que j’aurais simplement lu les extraits avec émotion.

4-MV

Je crois que j’aurais été accompagnée d’autres personnes afin de démontrer diverses relations. Je me serais promenée à travers chacune d’elles à la recherche de ce qui me plait, ce qui me rejoint, ce que je recherche d’une relation. Je crois que cela rejoint le message véhiculé.

26-MV

Un·e seul·e enseignant·e convoque une dimension très personnelle, dans un intitulé bref et qui montre une entière saisie du sens des extraits lus sur scène : « Je l’aurais fait lire par mon ex » (21-MV). Est-ce que la faible adhésion à ce vidéopoème a conduit les spectateur·rice·s à rester extérieur·e·s aux questions de re-création, ou du moins à ne pas appréhender ces dernières de manière subjective?

4.4. Re-créations du vidéopoème de Jean-Sébastien Larouche

4.4.1. Propositions d’ajout, de suppression ou de modification au vidéopoème

Dans le vidéopoème de JSL, la majorité des propositions formulées vise à gommer les éléments qui donnent un tour amateur, voire « fait maison » à l’esthétique. Certain·e·s enseignant·e·s suggèrent de travailler sur la dimension audible du texte : introduire des sous-titrages, parler moins vite, articuler plus ou encore ôter la musique de fond ou les bruits parasites qui gênent la compréhension du texte sont autant de propositions qu’on retrouve de manière récurrente. Les trois spectateur·rice·s qui ne changeraient rien à la vidéo fondent leur point de vue sur une appréciation positive du vidéopoème : « Je trouve cette vidéo cohérente (la plus lisible de toutes à mon avis) et complète. J’apprécie le lien entre jeu vidéo de combat et le combat que représente le texte, l’expression » (8-JSL); « Je ne changerais rien. Je trouve intéressant ce point de vue de l’artiste qui joue à un jeu vidéo en déclamant son mal-être » (13-JSL). Si on ne souhaite rien changer, c’est que le message semble porté par l’ensemble des choix réalisés.

Un fait notable concerne les effets de langue qui se déploient au cours du vidéopoème : un·e enseignant·e interroge la pertinence d’avoir privilégié des chansons anglo-saxonnes : « Je ne comprends pas pourquoi les poèmes sont introduits par des chansons américaines populaires » (7-JSL); un·e autre convoque frontalement le choix de la langue anglaise dans une performance artistique portée par un poète québécois : « Les paroles en anglais. Elles durent plus du tiers de la vidéo. On s’américanise » (27-JSL). Il semble, dans ces deux exemples, que la réception de la poésie s’érige potentiellement en un lieu où se jouent des engagements culturels et identitaires : la littérature (re)devient un espace où se révèlent les lignes de force d’un débat de fond.

4.4.2. Les poètes jouent à un jeu vidéo de boxe. Quelle autre mise en scène pourriez-vous proposer?

La deuxième question de re-création autour du vidéopoème de JSL a donné lieu à un foisonnement de propositions. La mise en scène initiale, l’affrontement de deux joueurs vidéo, a convaincu; cependant, des idées suggèrent d’explorer plus intensément encore la piste du duel. Dans cette catégorie, on classerait volontiers les réponses qui vont de la discussion (« Je crois qu’ils pourraient s’échanger les vers lors d’une soirée entre “boys”, comme s’ils déversaient leurs problèmes l’un à l’autre » [4-JSL]) à l’idée d’une réelle compétition (« De l’art martial. De toute façon qqch de tonique et combatif » [22-JSL]; « Une vidéo du poète qui boxe ou qui joue au football (… le vrai sport et non les jeux vidéos) pour extérioriser sa frustration » [3-JSL]; « Nous pourrions aussi imaginer une scène dans la rue, un face à face, ou alors à une scène de violence/combat dans un film » [8-JSL]). Parfois, la mise en scène réfère à un duel dont la violence serait métaphorique : « Un jeu d’échecs. La stratégie, la réflexion, la compétition y sont présentes sans violence » (30-JLS); parfois, le choc attendu de la rencontre se mue en un geste qui sauve : « Les deux hommes pourraient marcher sur une poutre de chantier, au-dessus du vide, se dirigeant l’un vers l’autre, et tenter de se croiser. A la fin l’un des deux tombent. Mais l’autre le rattrape par la main » (6-JSL).

D’autres scénarios sont également proposés, qui tentent de mettre en lumière un lien fort entre sens et forme. Ce lien peut être implicite comme dans les extraits suivants : « Un roadtrip avec différents paysages qui défilent, comme dans la vie » (17-JSL); « J’imagine un homme qui court dans la ville sans trop savoir où aller, se retrouvant dans des rues à sens unique ou sans issue. Ou un homme qui se retrouve au milieu d’un marathon sans trop comprendre ce qu’il fait là et qui fait comme les autres » (13-JSL). Ou la cohérence entre le sens du poème et la mise en scène peut également faire l’objet d’un commentaire interprétatif de la part des enseignant·e·s. Dans l’extrait suivant, on pointe la lâcheté ordinaire : « Une famille proprette dans un décor de cataclysme pour illustrer le fait qu’on se ferme les yeux face à la réalité » (20-JSL). Ici, on met l’accent sur la volonté et la détermination qui peuvent contribuer à s’assigner un but et à l’atteindre, malgré tout : « Je présenterais quelqu’un qui s’entraine en ayant des mobilités réduites. Cela pourrait démontrer le dépassement de soi malgré des défis considérables. Cela permettra de démontrer que rien ne peut arrêter une personne » (26-JSL). Enfin, dans la dernière citation, l’enseignant·e réfère à la vacuité de l’époque contemporaine et cherche des moyens scénaristiques de le représenter : « Je pense à quelque chose qui soulignerait le vide de notre société, l’attente de rien du tout, le temps qui passe sans qu’on n’en fasse rien. Ce pourrait être, par exemple, une fonctionnaire qui attend que sa journée de travail passe, qui rentre à la maison et qui regarde la télé en attendant d’aller se coucher pour recommencer la même journée » (7-JSL).

Ainsi, le vidéopoème de JSL a fait naître un grand nombre d’idées de mises en scène, essentiellement narratives, où l’on souhaite raconter une histoire qui porte le sens perçu du texte.

5. Discussion des résultats

Ces analyses, qui considèrent les réponses de re-création des enseignant·e·s en lien avec chaque vidéopoème, mettent en lumière des convergences qu’il nous semble intéressant de relever.

La première concerne la relation forte qui s’établit entre la dimension affective, documentée par plusieurs items de notre questionnaire[5], et la posture de re-création adoptée par les enseignant·e·s. En effet, lorsque les enseignant·e·s ont manifesté une réception positive d’au moins un élément du vidéopoème, il·elle·s paraissent plus enclin·e·s à formuler des propositions de re-création. À titre d’exemples, on peut citer plusieurs scénarios amenés à la suite du vidéopoème de JSL, suggérant une mise en scène, des protagonistes ou une suite d’action différents. À l’inverse, le vidéopoème de MV a suscité un fort rejet en termes d’appréciation : les enseignant·e·s n’ont pas apprécié certains choix jugés peu appropriés, comme manger des tartelettes sur scène en récitant un poème. Nous observons que cet effet de réception négative semble avoir influencé la capacité à habiter la posture de re-création : dans les questions où on les invitait à imaginer un vidéopoème renouvelé, les enseignant·e·s ont simplement rappelé qu’il·elle·s n’avaient pas aimé les choix esthétiques ou scénographiques, ce qui laisse supposer qu’il·elle·s auraient bonifié l’oeuvre en intervenant sur ces derniers (par exemple, si l’on a critiqué la mauvaise diction, cela signifie qu’on aurait recréé le vidéopoème en s’assurant que diction et prononciation soient plus claires). Par conséquent, lorsque les réceptions sont négatives, les enseignant·e·s ne présentent pas des propositions de mises en scène en adéquation avec leur perception du texte ou leurs valeurs. Cela n’est pas sans rappeler une définition de Schaeffer qui fait intervenir la valence hédonique dans les conditions minimales d’avènement d’une expérience esthétique. Ainsi, lorsque le plaisir de réception est absent ou mitigé, il semble que la perspective de re-création se trouve entravée.

D’autres enseignant·e·s, tout particulièrement dans le cas du vidéopoème de MB, ont montré dans leurs réponses une capacité à proposer des aménagements, des choix formels qui selon eux·elles soutiennent mieux le sens du texte. Dans ce cas précis, plusieurs enseignant·e·s avaient d’abord relevé l’effet intéressant que provoquait le décalage entre le texte racontant des épreuves de l’existence et des enfants qui le récitaient. Alors même qu’il·elle·s avaient noté ce décalage comme un effet positif dans la réception du vidéopoème, il·elle·s proposent de choisir des comédien·ne·s adultes, voire des femmes afin que l’adéquation soit plus cohérente entre le texte et la mise en scène. Ces enseignant·e·s utilisent les questions de re-création comme une occasion de « normalisation » du vidéopoème, en tentant de tisser un lien prétendument plus fort entre sens et forme. Ici, c’est la dimension cognitive qui est pointée comme centrale. Or, ce lien entre dimension affective et cognitive identifié par Schaeffer permet de lire les propositions de re-création des enseignant·e·s à la lumière des conditions qui favorisent l’avènement d’une expérience esthétique.

Enfin, ces textes de lecteur·rice·s au coeur de la posture de re-création ont fait émerger des expériences personnelles, intimes ou professionnelles. Nous observons deux cas de figure. Premièrement, des enseignant·e·s ont fait des propositions qui visent à solliciter l’expérience poétique d’autrui en tenant compte de la réception des spectateur·rice·s. Pour rappel, cet énoncé est éloquent en ce sens : « Je n’aurais pas donné de visage à la voix pour que le spectateur puisse se faire sa propre image » (13-MB). Deuxièmement, nous remarquons que le texte de lecteur permet de mieux réfléchir à sa propre existence en recréant à partir de ce qui pèse dans son quotidien. Cet effet cathartique est particulièrement fort dans les réponses des enseignant·e·s à qui on a demandé ce qu’il·elle·s frapperaient avec un bâton de baseball si il·elle·s étaient à la place de DLP : une école, la boîte de masques sur le coin du bureau à l’école, la bêtise humaine, les moments où l’on a douté de soi, etc. Bref, nombreux sont les exemples pour illustrer à quel point la re-création est vectrice d’une relecture de notre quotidien.

À travers la posture de re-création, les enseignant·e·s ont manifesté une intense présence attentionnelle dans la réception de ces vidéopoèmes. Nous pouvons donc affirmer qu’une expérience esthétique a eu lieu, du moins pour l’ensemble des personnes dont les réponses ne sont pas restées en blanc, ni déceptives au point de ne rien proposer en termes de re-création. Mais quels en seraient les échos sur leurs pratiques d’enseignement? Quelles perspectives didactiques en émergeraient?

Comme nous l’avons explicité ailleurs (Émery-Bruneau et Florey, sous presse), lorsque nous avons demandé aux enseignant·e·s de décrire l’intérêt de ces vidéopoèmes pour l’enseignement et l’apprentissage de la poésie, nous avons identifié trois types de projections didactiques : les transformatrices, les résistantes et les traditionnelles. Les projections transformatrices ne sont pas nécessairement des dispositifs originaux ou alternatifs; en revanche, la pertinence didactique de ces vidéopoèmes serait, pour des enseignant·e·s, un tremplin pour travailler sur les (pré)conceptions des élèves afin de les amener à s’ouvrir à la poésie contemporaine. À l’autre bout du spectre, les projections résistantes témoignent d’une impossibilité d’enseigner à partir de ces vidéopoèmes, jugés trop déstabilisants. Aux questions de re-création, des enseignant·e·s n’ont d’ailleurs pas répondu ou alors ont émis des critiques, puis fait des propositions visant à bonifier les oeuvres (en regard de l’esthétique filmique, de la diction, des liens fond/forme, etc.). Ce sont aussi ces personnes qui disent avoir eu le plus de mal à comprendre elles-mêmes ces vidéopoèmes, ce qui les pousse à penser qu’il en serait de même pour leurs élèves. Les projections traditionnelles, enfin, demeurent dans le sillage des pratiques habituelles actuelles. D’entrée de jeu, des enseignant·e·s valorisent essentiellement la dimension cognitive. Il·Elle·s sont ouvert·e·s à l’idée de convoquer l’un ou l’autre de ces vidéopoèmes, mais essentiellement dans l’optique de les utiliser pour travailler des notions poétiques formelles ou linguistiques qu’il·elle·s ont explicitement nommé (figures de style, procédés langagiers, etc.) ou d’analyser les textes récités pour en « extirper le message » (23-DLP).

Chez les enseignant·e·s, il semble que posture de re-création et projections didactiques se nourrissent mutuellement. Ainsi, le travail sur la re-création, lorsqu’une expérience esthétique advient, pourrait constituer un facilitateur vers des perspectives d’enseignement renouvelées.

Conclusion

Nous l’avons constaté, les dimensions affective et cognitive dans le déclaratif des enseignant·e·s influent sur leur posture de re-création. Afin de générer de telles expériences esthétiques, il importe de confronter les enseignant·e·s et leurs élèves à une variété d’oeuvres qui les secouent, les affectent, les interrogent, qui ébranlent leur conception de la poésie et les ouvrent aux perspectives contemporaines de la littérature. Aussi, ces vidéopoèmes, même s’ils s’avèrent déstabilisants pour plusieurs de nos participant·e·s, en plus d’être polysémiques, permettraient éventuellement d’engager des discussions ou des débats interprétatifs en classe alors qu’enseignant·e·s et élèves coconstruisent simultanément le sens et les significations de ces oeuvres et s’inscrivent par la même occasion dans une posture de re-création. En d’autres mots, travailler avec de telles oeuvres résistantes et non didactisées sollicite des re-créations peut-être plus intimes, personnelles et subjectives que ne générerait pas un corpus sédimenté dans les pratiques habituelles d’enseignement de la poésie au secondaire. Enfin, étant donné que toutes les postures de l’expérience esthétique sont sollicitées dans ces rencontres significatives avec les oeuvres, et que ces postures résonnent entre elles et mènent à des textes de lecteur·rice diversifiés, nous défendons l’importance et la pertinence didactique de valoriser toutes les dimensions et toutes les postures de l’expérience esthétique en classe, de les provoquer pour créer différentes amorces à explorer et des espaces à développer.