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L’un des défis persistants de la société contemporaine dans laquelle nous évoluons est très certainement un accroissement significatif de la littératie numérique – entendue au sens large, entre l’utilisation quotidienne des téléphones intelligents, les mesures minimales de protection des données personnelles et l’appréciation d’une expérience immersive en réalité augmentée. Plus encore, en contexte culturel et pédagogique, c’est à la réussite d’une réelle lecture et appropriation des oeuvres numériques qu’il faut constamment travailler. Ironiquement, on pourra résumer l’avancement des attitudes et des perceptions communes en disant que la meilleure façon d’empêcher cette appropriation des oeuvres numériques, c’est de souligner leur dimension numérique, et de parler de leur interactivité. Ces termes embrayent souvent les discours dans la voie de généralisations faciles ou de résumés expéditifs, renvoyant à telles caractéristiques associées au numérique, construisant une image caricaturale (positive aussi bien que négative) de l’interactivité – pensons à l’usager devenant auteur par ses choix, à une lecture soudaine pleinement active ou à une interactivité qui compromettrait la valeur littéraire. C’est dire que ces traits évoqués n’engagent généralement pas le lecteur sur la voie de l’exploration curieuse et de la compréhension fondée sur un travail cognitif, mais constituent tout au contraire des impasses rhétoriques par leur autosuffisance présumée dans le discours social actuel.

L’examen de discours critiques ou pédagogiques révèle souvent des stratégies de contournement, où l’on se réfugie dans une approche des objets numériques qui les présente comme des artéfacts cristallisés (et figés). Une approche immanentiste est alors retenue pour les aborder, sans même que ce choix fasse l’objet d’une décision réfléchie. L’oeuvre numérique est décrite sur le mode de l’inventaire de caractéristiques (textuelles, graphiques), fait l’objet d’une classification (poésie animée, ePub, site, etc.) et est déclarée unilatéralement interactive – cette prétention refusant le statut de terminus a quo de cette observation, l’inscrivant plutôt comme terminus ad quem : l’oeuvre est « interactive », donc tout aurait été dit. Cela définit bien, par ailleurs, l’enjeu propre à l’enseignement des oeuvres numériques : comment saisir ces oeuvres, en dehors d’un obnubilant déterminisme technologique ? Comment lire et analyser une oeuvre pour ce qu’elle propose, comme expérience artistique et littéraire, et non comme seul véhicule d’éléments technologiques ? Se pose ainsi l’enjeu fondamental de la lecture (et de l’apprentissage de la lecture) en contexte numérique, où l’objectif, défini à la négative, serait de ne pas réduire l’oeuvre à sa surface visible et lisible. Il s’agirait plutôt de travailler à comprendre leur complexité sémiotique et expérientielle, dans une vision holistique des oeuvres. Cette hypothèse nous conduit à formuler le postulat, qui traversera la suite de cet article, soutenant que l’enseignement des oeuvres numériques ne peut dissocier la lecture du texte même des oeuvres de leurs dimensions contextuelles immédiatement impliquées. Relevant d’une réflexion sémiotique et pragmatique large, ces dimensions seront sériées selon les trois volets suivants : le mode de constitution de ces objets (à travers l’étude du projet de création, du choix de support, etc.); les modalités de lecture suscitées par les dispositifs (engageant la manipulation et la translinéarisation, par exemple); et l’évaluation d’ensemble de leur performativité, notion se situant entre la théorie de la lecture et les performance studies. Abordés dans un contexte d’enseignement universitaire ayant pour thème les « fictions numériques », ces trois aspects ont démontré leur pertinence dans le cadre d’une expérimentation ponctuelle et spontanée. Ils semblent déjà constituer des compléments nécessaires à un rééquilibrage, en contexte pédagogique, d’une lecture souvent trop immanentiste des oeuvres numériques, au profit d’une riche approche qui serait plus à même de combiner les modalités propres de la lecture littéraire et les enjeux spécifiques d’une lecture médiatique multimodale. Une traversée des prolégomènes à cette grille d’étude pragmatique des oeuvres numériques est ici proposée.

1. Matérialité

L’enjeu de la matérialité est une curieuse voie d’accès pour discuter des oeuvres numériques. C’est pourtant là un rappel essentiel : tout discours, toute communication nécessite un support, un média; toute production culturelle engage le dialogue d’une représentation du monde ou d’une expression avec une technique qui la médie. Cette évidence, celle d’un support rendant possible la publication (la mise à disposition publique) de l’oeuvre, il importe de trouver à s’en saisir et à la dépasser lors de l’introduction de telles pratiques en classe. Le premier défi pédagogique consiste à s’entendre sur la nature de ce dont on parle. Les locutions existantes sont souvent très connotées, les étudiants le constatant très vite : les « livres numériques » concentrent le regard sur des déterminants technologiques; les « oeuvres numériques », tout comme les « productions culturelles numériques », ne renvoient (encore ?) à aucune expérience de lecture ni à aucun référent rencontré en classe ou dans le discours social; les qualificatifs comme « hypertextuel » ou « hypermédiatique » suscitent des regards perplexes, possédant des connotations soit trop simples, soit trop spécialisées. Une option peut être de se rabattre sur le vocabulaire littéraire, plus familier pour les étudiants – ainsi plonger dans la « poésie numérique » ou, comme je l’ai expérimenté, dans les « fictions numériques ». Par cette approche générique typique de l’histoire littéraire, le corpus est ciblé par un trait commun (des fictions narratives) auquel s’ajoute un indice de modalité ontologique, le qualificatif « numérique » évoquant le support et les modalités de circulation qui lui sont associées. Cette stratégie visant à réduire l’étrangeté du syntagme n’est pas sans faille, mais permet plus aisément d’établir un pont avec les référents connus par les étudiants. Une fois cette appellation placée, la voie n’est pas pour autant clairement balisée. Comment peut-on approcher ces objets (virtuels) en classe ? Le premier réflexe, celui d’établir une définition même provisoire, conduit généralement à un dédale d’arguties, de nuances et d’exceptions – c’est bien l’expérience vécue par l’enseignant qui essaie de baliser son objet. Une autre approche, celle visant à procéder par un inventaire d’exemples et de cas présentant un « air de famille », comporte en revanche le défaut de glisser vers une nomenclature davantage technologique – l’air de famille étant établi par les procédés et les modalités d’interaction récurrents dans les oeuvres (par exemple : des liens hypertextes, la coprésence de textes et de sons ou des interventions attendues de la part de la personne qui lit l’oeuvre). Même si cette démarche est accessible et efficace en classe (chacun pouvant contribuer par un exemple qu’il connaît), son potentiel heuristique reste limité, du fait que les clés de lecture ne sont pas pour autant identifiées et maîtrisées, et que l’empan de ce que l’on associe spontanément à des « oeuvres numériques » est étonnamment grand (sites Web, jeux, livres numériques, films sur plateformes, applications, etc.).

De façon à contourner ces difficultés de conceptualisation, une stratégie rhétorique quelque peu paradoxale consiste à rappeler aux étudiants que les oeuvres numériques sont d’abord et avant tout des objets. Il s’agit d’oeuvres concrétisées, qui recourent à des supports, qui insèrent des procédés d’écriture et des types de discours au sein de dispositifs ici techniques, là interfaciels. Plus encore, ces oeuvres s’inscrivent dans un écosystème médiatique et discursif, lequel constitue un contexte qui les influence autant qu’il les rend lisibles. Malgré les apparences, les oeuvres (numériques) ne jaillissent pas spontanément et isolément, comme peut le suggérer la préconception du numérique qui le dépeint comme un Far West symbolique et institutionnel.

Une telle saisie matérielle des oeuvres numériques peut emprunter des voies diverses pour être réalisée – et donc pour mettre à l’épreuve ce pari de leur perception concrète, objectale. Il est souvent intéressant d’explorer les marges d’une oeuvre numérique, notamment parce que l’exercice est difficile. Ses abords sont en effet arides : trouve-t-on des éléments qui s’apparentent à ce que le livre désigne comme le paratexte ? L’exercice d’exploration est révélateur. La mention de genres est somme toute inexistante (ce qui s’ajoute au fait qu’il n’y a pas de lieu convenu où pourrait figurer cette mention : « couverture » ?, « page de titre » ?), confirmant ce vide métatextuel pour désigner les oeuvres. On pourra parfois se rabattre sur des présentations, quand l’oeuvre s’inscrit dans un ensemble plus large. Ainsi la page descriptive typique de la revue bleuOrange peut-elle jouer ce rôle de discours paratextuel, oscillant entre une brève présentation du projet par le créateur et une introduction éditoriale élaborée par l’équipe de la revue. Dans un rapport « matériel » un peu plus lointain, il sera utile de donner accès aux étudiants à des textes d’autoglose des oeuvres, qu’elles prennent la forme d’entretiens, de textes liminaires ou d’articles autoréflexifs de chercheurs-créateurs[1]. Ces discours, donnant accès au processus créatif, contribuent à rendre le projet plus aisément saisissable en l’inscrivant dans une démarche d’écriture et de production autant textuelle que médiatique.

De façon complémentaire, notamment pour les oeuvres plus interactives, il est pratique commune de chercher à se référer à ce qui peut jouer le rôle d’un mode d’emploi. Empruntant les usages de la sphère du jeu vidéo, les oeuvres numériques peuvent proposer des modes d’emploi (ou des tutoriels) pour éclairer leur fonctionnement. Cependant, tout autant que l’idée ne fait pas nécessairement consensus dans l’univers vidéoludique[2], l’inclusion d’un texte divulguant de façon transparente les règles de l’oeuvre n’est pas fréquente : ce type de texte reste rare, et parfois c’est l’occasion pour l’instance créatrice de jouer avec son lecteur, ou de se jouer de lui – textes sibyllins, à double sens, obscurs[3], dont la contribution n’est pas tant fonctionnelle qu’esthétique[4]. Une telle investigation se révèle souvent décevante, mais pas moins révélatrice d’une configuration discursive singulière : à distance avec la pratique du livre, apparentée à celle des jeux vidéos, mais sans se réclamer ni de l’une ni des autres.

À cette exploration des marges peut s’ajouter une enquête sur l’amont de l’oeuvre : quelle connaissance avons-nous du processus éditorial (ou du parcours de la publication) ? La recherche de traces permet de saisir le caractère progressif de l’élaboration d’une oeuvre. Pour des sites-oeuvres comme Désordre[5] de Philippe De Jonckheere ou le Tiers livre[6] de François Bon (analysés dans Audet et Brousseau, 2011), le recours au Wayback Machine de archive.org est non seulement utile, mais fascinant : on y voit l’historique des modifications au fil des mois et des années, remontant dans les esthétiques, mais surtout dans l’architecture des sites. Des oeuvres ayant recours à un logiciel de wiki intègrent d’ailleurs cette fonction à même leur interface, d’où la possibilité de relire leur élaboration selon un vecteur temporel. Un intérêt porté au processus éditorial pourra aussi, à la façon d’une étude de la constitution de recueils (Audet, 2003), retracer le parcours de la publication; il pourra s’agir d’identifier la parution de segments de texte (ou d’avant-textes) sur d’autres supports ou en d’autres lieux (revue en ligne, blogue, site personnel, etc.), avant leur « agrégation » dans l’oeuvre « finale ». Évidemment, l’examen de ce processus éditorial est fonction directe du format de l’oeuvre ou de la plateforme utilisée (offrant, ou non, des facilités pour en explorer des traces génétiques). La prise en compte de ce format peut également être une porte d’entrée pour le projet d’écriture, en ce qu’il éclaire largement la réalité éditoriale de l’oeuvre (et des pratiques numériques). Est-ce un objet numérique autoédité ? Comment est-il distribué : par des plateformes de type librairie ? Par un site personnel ? Dans des forums de fan fiction ? Telle oeuvre hypermédiatique possède-t-elle sa propre adresse Web, figure-t-elle dans un répertoire ou est-elle intégrée dans une revue ? Se présente-t-elle comme un détournement d’une plateforme sociale (Facebook, Twitter, Instagram) ou comme une application autonome, distribuée par les grands app stores ? Parler de la nature du processus éditorial des oeuvres numériques, c’est esquisser un large tableau de pratiques diverses et de cheminements bigarrés.

Pour les étudiants, l’enquête en amont de l’oeuvre montre bien la dimension non stabilisée de l’institution littéraire numérique et les possibilités qui sont accessibles pour les créateurs – car les fonctions et les procédés utilisés dans une oeuvre sont tout aussi révélateurs que les procédés ignorés ou laissés de côté. L’idée est bien de rendre l’oeuvre concrète dans son existence « matérielle ». Il importe de garder à l’esprit qu’elle ne jaillit pas du néant, que sa virtualité n’est qu’une absence de pulpe de papier et qu’elle induit une expérience de lecture qui est balisée (à des degrés variables, certes) et produite.

2. Manipulation

Après une telle saisie de la matérialité des oeuvres, il est possible (et utile) d’amener les étudiants à prendre conscience de leur propre expérience de lecture, de ses modalités et de son impact sur leur interprétation. Il s’agit d’abord de les sensibiliser à la dimension active de la lecture. Une stratégie possible est de poser explicitement la question : que faisons-nous quand nous lisons des fictions numériques ? Ainsi formulée, cette interrogation oblige à dépasser le simple constat de l’interactivité (mot-valise[7] qui englobe et assimile toutes les dimensions de la lecture instanciée en contexte numérique) pour permettre de la qualifier et de l’inscrire dans la dynamique de procédés précis mobilisés. De la sorte, ce sont des dimensions moins manifestes de l’oeuvre qui sont mises en lumière, une voie d’accès à une saisie plus fine et plus articulée de ses enjeux propres.

Un atelier a permis de mettre cette idée à l’épreuve : à partir de trois cas (Désordre de Philippe De Jonckheere, Phallaina de Marietta Ren et Breathe de Kate Pullinger[8]), les étudiants devaient décrire comment leurs yeux étaient conduits à agir; nommer les mouvements requis de la part du doigt (écran tactile) ou de la souris (écran non tactile); prendre en considération d’autres sens mobilisés (l’ouïe, la perception spatiale, etc.); et identifier les questionnements suscités par leur parcours de lecture (les décisions prises et les interrogations produites par le dispositif). L’exercice a été perçu à la fois comme simple et frustrant, selon le degré d’investissement de chacun. Il s’est avéré assez difficile, pour la majorité des étudiants, de produire une description détaillée des microgestes que les interfaces numériques appellent à poser. Comment suivre le parcours de l’oeil sur l’écran ? Comment « enregistrer » le déplacement du curseur ? Plusieurs se sont étonnés des volets sensoriels auxquels ils n’avaient jamais trop porté attention, ainsi que des automatismes exigeants à décoder : comment déduit-on qu’il faut cliquer ? Pourtant, en clôture de l’atelier, il apparaissait patent que la prise de conscience de ces interactions sensorielles et de ces automatismes est nécessaire pour comprendre notre interaction avec l’interface, pour identifier les gestes concrets que les lecteurs sont incités à poser.

Rapidement, quelques observations ont émergé, prenant appui sur les constats émergeant du retour proposé à la suite de cet atelier. Si l’on pérore souvent sur la spatialité des écritures numériques (voir les travaux fondateurs de Murray, 1997), par leur inscription dans l’espace de l’écran et dans la profondeur des navigations, cet exercice de sensibilisation à la dimension active de la lecture numérique a tout aussi bien révélé la temporalité de l’expérience : par la séquentialité des étapes franchies et des gestes posés, cette expérience a montré sa profonde inscription dans le temps, dans la durée, réaffirmant la complexité des vecteurs perceptifs impliqués dans la lecture. Cette spatialité, bien sûr, frappe tout aussi bien l’imaginaire : la tabularité propre au design d’interface des écrans s’impose en regard de la gestion de l’espace de la page qui, même sans être parfaitement linéaire et non tabulaire, participe d’un autre rapport avec la spatialité de la surface. Les ancrages sont également un facteur d’étrangeté, même s’ils sont parfaitement intégrés aux usages quotidiens de la navigation. Un hyperlien ou une image hyperliée, commun dans nos usages de navigation, révèle une épaisseur « sémantique » étonnante lorsqu’on la rend explicite, la référentialité du mot ou de l’image se doublant alors d’une fonction (aller vers… ou un certain rapport impliqué entre les deux documents). Ce n’est là que la pointe de l’iceberg d’un caractère plurisémiotique tonitruant, celui-ci étant alimenté par la cohabitation complexe de divers supports de sens (texte, image, image en mouvement, son, animation, etc.). Sa description, lorsqu’elle est volontairement explicitée, surprend toujours en raison de l’ampleur du dispositif qui se fait jour; en comparaison, l’expérience de lecture elle-même tend plutôt à assimiler tous ces éléments sémiotiques à une dynamique globale qui estompe la complexité des composantes réunies. Enfin, une découverte jugée fascinante pour les étudiants est celle de la place et du rôle des vides, des blancs dans l’économie sémiotique des oeuvres (Christin, 2009). À la façon de la poésie, le blanc dans une oeuvre numérique contribue à l’établissement de son sens. Dans l’évaluation de l’espace occupé par des caractères ou des images sur la page (ou l’écran), il apparaît comme une respiration offerte au texte; dans la compréhension du fonctionnement de l’oeuvre, l’absence de certains procédés ou le refus de certaines possibilités techniques (fonctions interactives, hyperliens, pages multiples, etc.) est révélateur d’un rapport médiatique donné (faiblement investi, donc) retenu par la personne ayant créé l’oeuvre. Ces observations sont venues enrichir l’exercice proposé, illustrant la richesse des interactions impliquées par les interfaces numériques.

Cette lecture active est particulièrement déterminante dans la compréhension de l’expérience propre aux oeuvres numériques. Elle renvoie étroitement à l’idée de manipulation telle qu’elle circule dans les discours critiques, mais qui a été efficacement capturée et définie par Samuel Archibald (2009). Son importance réside notamment dans sa capacité de saisir les modalités de notre rapport avec la matérialité des textes. De façon générale, Archibald soutient que « la manipulation comprend tout ce qui n’est pas sémiotique dans notre rapport aux signes » (2009, p. 129), signalant ainsi la complexité (souvent ignorée ou estompée) de l’exercice de la lecture. Il en identifie trois types. La manipulation indépendante est non lecturale : pensons à l’utilisation d’un livre pour caler la patte bancale d’une table ou encore l’affichage à l’écran d’un livre numérique pour cacher le site Web que le lecteur reluque. La manipulation dite subordonnée renvoie à l’idée d’une subordination à un certain régime de lecture; la manipulation consistant à suivre l’enchaînement des paragraphes et à tourner les pages est à ce point intégrée qu’elle est spontanée, voire inconsciente. Enfin, la manipulation volontaire suppose des choix affirmés, qui ne placent pas les gestes en arrière-plan. Ainsi, dans une oeuvre numérique, cela inclut le fait de cliquer, de feuilleter les pages à l’écran, de bouger le curseur pour découvrir un lien dans une image, d’accepter l’activation de la caméra. L’oeuvre Breathe en donne un excellent exemple, comme le lecteur reste bloqué tant qu’il n’a pas compris la nécessité de frotter l’écran pour révéler une couche de texte sous celle qui est affichée. C’est l’idée de la défamiliarisation, définie par Victor Chklovski et reprise par Serge Bouchardon (2019), qui se trouve ainsi illustrée, non pas au plan linguistique, mais dans ses dimensions manipulatoire, visuelle et auditive. Cette idée étant engagée dans la manoeuvre, concrète et nécessaire, de la révélation du sens. Ainsi perçue, la littérature numérique met au défi notre conception de la lecture en négociant son rapport entre le support et le langage qu’il véhicule. Plus encore, « [l]a manipulation demeure subordonnée aussi longtemps que la lecture est en mesure d’intégrer spontanément la matérialité du médium à son activité sémiotique. » (Archibald, 2009, p. 132) Tant que les procédés et les gestes font sens, tant qu’ils ne brisent pas l’immersion fictionnelle, la manipulation est perçue comme un mécanisme de la fiction… Quelle est alors la proposition de la littérature numérique, avec la perte graduelle envisageable de son pouvoir d’étonnement, de défamiliarisation ?

L’apprentissage de la lecture numérique devra toujours prendre en considération (faire prendre conscience) les gestes posés, le sentier emprunté par les yeux, l’enfilade de cailloux suivis… Tout réside ensuite dans un degré d’intégration de ces usages. Le parallèle avec la lecture du livre ou du journal n’est pas vain : c’est une vue de l’esprit que notre lecture est dans ces contextes purement linéaire. La translinéarisation y est pourtant chose commune : nous consultons la table des matières pour repérer les titres des prochains chapitres; notre regard saute en bas de page pour lire les notes; nous quittons le texte de l’article de journal pour interpréter une image ou un graphique proposé, ou encore nous suivons sagement la petite indication au bas de la colonne (« suite en page A4 ») pour continuer la lecture de l’article; de façon apparentée, dans un livre dont vous êtes le héros, nous nous prêtons au jeu de choisir la suite entre deux options et nous nous déplaçons en conséquence dans l’épaisseur du livre. Toutes ces manipulations, par leur fréquence et leur caractère commun, ont basculé dans un ensemble de pratiques conventionnalisées, et de ce fait, non intrusives, voire invisibles. La lecture numérique accentue, bien sûr, l’amplitude ou la visibilité de manipulations rendues communes dans le monde du livre. Toutefois, leur impact semble décroître, leur pouvoir de défamiliarisation s’estompant proportionnellement à une littératie numérique en croissance chez les lecteurs. Néanmoins, la prise en considération de la dimension médiatique ne doit pas en être réduite pour autant. Prendre conscience des enjeux numériques/médiatiques de la lecture, c’est établir les bases d’une perspective critique et scientifique nécessaire – autant pour les perspectives littéraires sur les oeuvres numériques que pour les études empiriques sur les pratiques de lecture. C’est le rappel de Naomi Baron en clôture de son article : « In the case of reading, our first task is to make ourselves aware of the effect technology potentially has on how we wrap our minds around the written word when encountered in print versus onscreen. » (2017, p. 20) La variable médiatique ne peut jamais être écartée dans l’étude de nos pratiques de lecture.

Étudier la lecture en contexte numérique, c’est donc, parmi d’autres critères, évaluer l’incidence médiatique du support sur l’expression et, bien sûr, sur l’interprétation. Cet examen est déjà bien engagé par les études empiriques, même si traditionnellement l’hypertextualité a largement occupé les chercheurs intéressés par les bouleversements lecturaux associés au support numérique. Il importe de rappeler que la lecture (notamment numérique) engage aussi un décodage plus large : tabulaire/graphique, iconographique/visuel, médiatique, etc. Ce sont des dimensions multiples qui sont au centre de la lecture; les lecteurs en font l’expérience quotidiennement et les gèrent sans trop de difficultés – le jeune enfant ne tisse-t-il pas spontanément des liens entre le texte et les images de son album illustré ? Du point de vue théorique toutefois, le travail de raffinement des grilles de lecture doit être poursuivi. Spécialiste du transmédia, Elleström rappelait encore récemment que « dichotomies such as text versus image and verbal versus visual are too vague to be operational » (2019, p. 47). Ce sentiment d’improvisation persiste dans la communauté scientifique, car il ne suffit pas de nommer les couches sémiotiques pour en identifier les modalités d’interaction. Dans son article, Elleström propose un tableau de modalités fondamentales, dont nous pouvons certes nous inspirer pour examiner des oeuvres dans leurs mécanismes de relation avec le lecteur : des modalités matérielles, sensorielles, spatiotemporelles et sémiotiques y cohabitent. Néanmoins, ici comme dans plusieurs autres propositions théoriques, la complexité des aspects médiatiques semble être aplatie par les choix de représentation de leur stratification, malgré une volonté de caractériser les modalités de manipulation induites par les oeuvres numériques. Comment arriver à une méthode opératoire de description qui ne réduit pas pour autant l’interdépendance des dimensions impliquées ? Il reste un important programme de travail à mener pour arriver à proposer des outils critiques et pédagogiques à même de bien accompagner la lecture en apprentissage par une saisie fidèle des enjeux manipulatoires.

3. Manifestation

Les manipulations que suppose un dispositif numérique ne sont pas les seules dimensions visibles des oeuvres. De façon complémentaire, voire symétrique, celles-ci produisent une expérience – à savoir le fait d’éprouver, dans le réel, une oeuvre par sa lecture. Ainsi, c’est l’enjeu de la manifestation de l’oeuvre qui se pose : dans le contexte numérique, cette importante question est, encore une fois, souvent réduite à son interactivité. Pourtant, il n’est pas nouveau que l’on s’interroge sur cette dimension des oeuvres artistiques; c’est toute l’idée de la performance, de la performativité des dispositifs artistiques. Pour des lecteurs de textes, pour des littéraires, cela reste néanmoins une perspective plus rare, cette performativité étant prétendue davantage qu’étudiée. La question fondamentale est simple, mais nécessaire : comment le texte fait-il sens (au sens fort du verbe « faire ») ? Comment l’oeuvre s’institue-t-elle comme oeuvre, se donne-t-elle à lire comme oeuvre ? Il n’est pas inutile de rappeler ici de quelle façon Michel Foucault explique la transformation d’une phrase en un énoncé, un processus tout à fait analogue à celui du texte devenant oeuvre. Dans L’archéologie du savoir, il met au centre de ce phénomène le rapport établi entre une phrase et un champ adjacent, la coprésence d’autres énoncés. Ainsi,

[i]l ne suffit pas de dire une phrase, il ne suffit même pas de la dire dans un rapport déterminé à un champ d’objets ou dans un rapport déterminé à un sujet pour qu’il y ait énoncé — pour qu’il s’agisse d’un énoncé : il faut la mettre en rapport avec tout un champ adjacent. […] On ne peut dire une phrase, on ne peut la faire accéder à une existence d’énoncé sans que se trouve mis en oeuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés.

1969, p. 134

La présence d’autres éléments assurant la cohérence sémantique d’une phrase importe moins que sa différenciation par rapport à son contexte, car c’est le dialogue mis en place qui sanctionne son statut d’énoncé. Ainsi en est-il d’une oeuvre, qui se construit en regard du milieu où elle prend place; ainsi en est-il aussi de l’oeuvre numérique. La prise en compte de sa matérialité, nous l’avons vu, identifie un contexte qui la balise; c’est aussi là la condition d’existence même de cette oeuvre numérique. Si, dans le passage qui suit, Matthew Kirschenbaum s’intéresse plus directement à la question de la préservation des précaires oeuvres numériques, il se trouve indirectement à corroborer cette vision instituante des oeuvres : « Digital preservation is all but inseparable from access, and access depends on the reliable transmission of context. » (2014, p. 404) Plus encore, se questionner sur cet environnement de l’oeuvre lui permettant de faire sens, dans le cas d’une oeuvre numérique, c’est se saisir du rapport qu’elle engage avec son lecteur. Quelles manipulations sont possibles, quels aspects de l’oeuvre doivent être pris en compte ? C’est ainsi dire que nous, comme lecteurs, sommes un élément de contexte qui influe sur cette capacité de l’oeuvre à être lue comme telle.

Au-delà de ces considérations fondamentales, poser la question de la performance, c’est identifier à quoi oblige l’oeuvre[9]. Et approcher les oeuvres numériques en classe par cette perspective contraint à placer quelques repères pour construire un regard commun sur cette notion. La définition très ouverte de Richard Schechner (2013) paraît utile à cet égard :

To treat any object, work or product “as” performance—a painting, a novel, a shoe, or anything at all—means to investigate what the object does, how it interacts with other objects or beings, and how it relates to other objects or beings. Performances exist only as actions, interactions and relationships.

Une telle vision bouscule parfois les idées reçues sur l’art et la littérature, ces pratiques étant trop souvent reçues en fonction de leur autotélisme fondamental. Elle permet toutefois d’envisager comment les oeuvres peuvent interagir – au sens fort – avec le lecteur. Il s’agit alors de ne pas se limiter à une conception passive de la lecture, ni de réduire l’interaction à un simple décodage linguistique, ni d’ailleurs d’associer mécaniquement interactivité d’un dispositif et performance. C’est donc tout l’enjeu de l’agentivité de cette performance qui reste à baliser : repose-t-elle sur le lecteur ? Sur le créateur ou sur la personne qui code ? Sur les mécanismes eux-mêmes de l’oeuvre ? Penser la performance d’une oeuvre numérique engage une réflexion qui se situe quelque part entre ce que le dispositif enjoint à faire et ce que le lecteur contribue à faire advenir.

On peut commencer à esquisser les fondements de cette performativité en prêtant l’oreille à l’expérience vécue, liée aux actions et aux relations établies entre l’oeuvre et son public. Du côté de ce que le dispositif enjoint à faire, il est intéressant de faire prendre conscience de ce que l’oeuvre produit : c’est là l’idée de défamiliarisation évoquée par Bouchardon (2019), celle qui peut empêcher la lecture de reposer sur des réflexes (des gestes subordonnés) ou celle qui refuse de répondre aux attentes de la personne qui lit. L’enjeu ne se situe alors pas dans ce que l’auteur a voulu provoquer comme effet, mais dans ce que provoque le dispositif, à distance des usages et des conventions de manipulation intégrés par les lecteurs. Réside dans ces glitchs[10], pour reprendre cette notion chère à la culture numérique, un indice de ce qui émane de l’oeuvre, de son impact sur sa réception. Du côté de ce que le lecteur contribue à faire advenir (une approche peut-être plus riche et plus objectivable), il s’impose de travailler à identifier les modalités et les stratégies de lecture associées aux oeuvres numériques – celles se développant au contact de ces oeuvres, celles que les lecteurs choisissent (en les important d’autres contextes) pour les aborder. Baron (2017), dans son article panoramique, fait état d’études signalant le recours à des approches intuitives de lecture, mais qui paraissent également modelées par la navigation informationnelle sur le Web. À titre d’exemple, cet énoncé vulgarisé évoquant l’impact d’une telle navigation sur la lecture longue : « The more we swap physical books for digital ones, the easier it is for students to swoop down and cherry-pick rather than work their way through an argument or story. » (Baron, 2017, p. 19) Selon cette perspective, ce que le lecteur pourrait contribuer à faire advenir, ce serait plutôt une lecture imposée à l’oeuvre, la soumettant à une approche plaquée et étrangère à la nature du dispositif parcouru.

S’intéresser à la performance des oeuvres numériques supposerait peut-être plus justement de ne pas se situer quelque part entre ces deux regards, mais bien à leur jonction. Les chantiers d’étude des stratégies de lecture en contexte numérique paraissent à cet égard assez prometteurs. Ils tentent de capturer les modalités d’adaptation des lecteurs face à différents contenus – dans le cas qui nous occupe, face à une complexité sémiotique obligeant de recourir à des mécanismes métacognitifs (en un sens, la lecture devient elle-même objet d’une manipulation volontaire, pour reprendre le terme d’Archibald). La proposition de Cho et Afflerbach (2017), par exemple, définit quelques balises intéressantes. Dans leur article, ils soulignent la nécessité pour le lecteur de prendre conscience de ses reading paths, qui renvoient au parcours de lecture réalisé au fil de la navigation ou au cheminement du regard sur l’écran, tel que l’atelier plus haut l’avait mis en oeuvre avec les étudiants. Plus encore, ils montrent le rapport étroit entre cette posture métalecturale et la visée – et la capacité – de reconstituer la cohérence du texte ou de l’oeuvre lue. Fondamentale, cette recherche permet de composer avec le caractère mouvant, imprévisible ou inconnu du texte, du dispositif. Ainsi, « [r]eading, in the uncertain space of texts, meanings, and relations on the Internet, is marked by a process that we characterize as realizing and constructing potential texts to read » (Cho et Afflerbach, 2017, p. 122). Dans cette perspective, il y aurait donc une constructively responsive reading spécifique aux textes numériques, qui prendrait en compte cet espace incertain de texte(s) – et ce qu’il enjoint à faire… – dans son approche et dans les mécanismes cognitifs pouvant le saisir et en tirer du sens. À travers cette modélisation de textes potentiels pouvant être lus se dessine une prise en compte de la performativité des oeuvres numériques, même si la vision propre à l’article de Cho et Afflerbach (2017) reste très largement informationnelle. À cette approche trop unilatérale de la lecture, où seule compte la construction du sens (d’un sens factuel et dénotatif), mériteraient d’être greffées des considérations plus proprement artistiques et littéraires, mobilisant des schèmes sémantiques complémentaires : à titre d’exemples, pensons à la cohérence narrative, à l’expérience esthétique du langage et à la relation texte-image (comme l’évoquait Elleström, 2019).

Partant de ces explorations et de ces pistes, comment pouvons-nous transformer l’idée de performance en un paramètre efficace pour guider l’apprentissage de la lecture numérique ? Il apparaît nécessaire, d’une part, de montrer ce que le lecteur est conduit à faire. Cela inclut autant les divers types de manipulations attendus par le dispositif que la pratique même de la lecture multimédiatique, dont il faut poursuivre le travail d’analyse. D’autre part, il importe d’identifier ce que l’on apporte à l’oeuvre, depuis sa potentialité initiale. On pensera ici aux stratégies cognitives, qui incluent les questionnements, les doutes, les relectures – en somme, tout le mouvement de métalecture (Bouchardon, 2007) mis en oeuvre par le lecteur en réaction à son expérience. S’ajoutent aussi les stratégies de lecture telles qu’elles sont développées au contact des oeuvres. Cho et Afflerbach (2017) évoquaient les reading paths et diverses modalités de reconstruction de la cohérence; on ajoutera avec profit le travail d’activation des liens et la prise en compte des traces laissées par le lecteur dont parle Saemmer (2007) dans son chapitre consacré aux « actions du lecteur sur la matière textuelle », pour reprendre sa propre formulation. Ces quelques avenues paraissent construire un tissu de perspectives complémentaires pour se saisir de la dimension dynamique des oeuvres numériques, entre effet du dispositif, conformation d’une attitude lecturale et arrimage conséquent de stratégies de lecture.

Conclusion

Des « oeuvres numériques », des « oeuvres interactives » : ces étiquettes paraissent aujourd’hui bien insuffisantes (et ambiguës) pour tout lecteur ayant une quelconque expérience des pratiques culturelles numériques. Et pour cause, elles limitent la perception à un déterminant technologique imprécis, constituant de fait la première (et la plus solide) embûche à une appréciation plus fine de ces pratiques. Le détour ici proposé – par la matérialité, la manipulation et la manifestation – visait à outiller notre souhait de ne pas se limiter à la surface visible de ces oeuvres numériques. Par les expérimentations et les réflexions proposées, il semble bien y avoir un gain associé au fait de s’engager plus avant dans l’étude de ces trois dimensions. De façon croisée, ces perspectives contribuent à une compréhension plus fine des intrications entre les modes de lecture suscités par les plateformes numériques et la lecture des oeuvres littéraires. Si les multiples façons d’aborder des supports numériques partagent fondamentalement un même rapport avec l’écran, la manière de se saisir des différentes configurations textuelles et sémiotiques des discours en contexte numérique peut singulièrement varier. L’examen de leurs singularités et de leurs environnements discursifs (ici l’information, là la littérature, là encore le discours interpersonnel) s’impose donc, profitant des éclairages apportés par la matérialité, la manipulation et la performance. S’ensuit une prise de conscience possible de la tension inhérente aux oeuvres numériques, que Bouchardon (2019) décrit bien : « A tension can consequently be observed between the contemplation of the revealing of meaning and the physical action which is required to bring about this revelation. » C’est probablement la dimension la plus stimulante, du point de vue pédagogique, que cette tension, qui illustre bien la confrontation de nos usages livresques et de nos pratiques écraniques, mais aussi la non-équivalence d’une lecture informationnelle et d’une lecture littéraire. Le recours à ces notions de matérialité, de manipulation et de manifestation permet à l’évidence une saisie des oeuvres numériques dépassant le pur technocentrisme, afin de mettre de l’avant les dimensions sémiotique, active et cognitive de la lecture.