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L’ouvrage collectif dirigé par François-Oliver Dorais et Geneviève Nootens – respectivement professeurs d’histoire et de science politique à l’UQAC – présente une série de réflexions ouvertes sur le thème du traitement inégal et changeant de l’histoire du Québec, des peuples autochtones sur le territoire aujourd’hui connu comme étant le Québec et de l’histoire commune, partagée, ou distincte, des peuples québécois et autochtones. Pour ce faire, la voix est prêtée à des acteurs et actrices de différents domaines, scientifiques ou non, autochtones et allochtones, d’expériences variées.
Le livre se décline en dix chapitres, alternant entre des textes scientifiques et des transcriptions d’entretien entre interlocuteurs autochtones et allochtones. En introduction, le directeur et la directrice de l’ouvrage tentent une synthèse de l’historiographie québécoise sous l’angle du « choc des récits historiques et des défis que pose la rencontre d’horizons qui ne peuvent demeurer étrangers l’un à l’autre mais qui ne peuvent pour autant être fusionnés, d’autorité, dans un récit unique » (Dorais et Nootens 2023 : 9). Cette mise en bouche révèle d’emblée des tensions manifestes – et problématiques – au sein de la société allochtone dans son rapport à l’histoire et aux communautés autochtones. Parmi les biais épistémologiques soulevés, on rappelle que les croyances en un évolutionnisme social, en la providence ou en la destinée manifeste ont maintes fois réduit les nations autochtones à des sociétés primitives vouées à disparaître. On souligne aussi que la volonté d’écrire un récit national cohérent, unifiant et positif se traduit souvent en un refus d’admettre quelque attitude néfaste d’un Québec colonisateur. Ces thèmes sont d’ailleurs repris plus en profondeur, et en nuances, dans les chapitres suivants.
Au second chapitre, Brian Gettler, professeur d’histoire à l’Université de Toronto, s’interroge sur les possibilités de faire une « histoire autochtone » ou « québécoise ». Il pose ses réflexions d’ordre sémantique et ontologique sur la définition même d’un « territoire national » québécois, sur l’ethnonyme collectif Autochtone désignant une multitude de personnes, de lieux et de nations comme un tout cohérent, et sur les possibilités de « déconstruire le récit dominant » afin d’aménager de l’espace pour la parole des Autochtones (Gettler 2023 : 24). Les réponses à ces questions demeurent volontairement flottantes ou inabouties, ouvrant la place à la remise en question et au dialogue avec le lectorat.
Les deux chapitres suivants transcrivent des entretiens avec la poétesse ilnue Marie-André Gill et l’activiste et diplomate kanien’kehá:ka (mohawk) Kenneth Deer. Ces discussions présentent les points de vue sensibles et éclairants d’une jeune actrice sociale remplie d’espoir pour une résurgence autochtone dans le récit de l’histoire et d’un aîné acteur et témoin des changements sociaux des dernières décennies, confiant de la vérité qui émane des recherches qui servent à nous défaire « d’un peu de préjugés et d’ignorance » (Deer dans Roy-Grégoire 2023 : 97). Elles permettent d’apprécier l’apport concret que ces personnes qui n’évoluent pas dans le monde scientifique peuvent amener à la recherche sur les plans philosophique, méthodologique et narratif.
Ensuite, Mathieu Arsenault, professeur d’histoire à l’Université de Montréal, propose une analyse attentive de l’historiographie québécoise au sujet des relations avec les premiers peuples. Son étude survole les différentes périodes historiques et s’attarde plus particulièrement à l’émergence des « études autochtones », intimement liée à la définition d’une identité nationale québécoise à partir des années 1950-1960. Il déboulonne ainsi plusieurs mythes façonnés ou entretenus par certains historiens – dont Marcel Trudel (1917-2011), Denis Vaugeois (1935-), Denys Delâge (1942-) –, anthropologues – Jacques Rousseau (1905-1970), Gilles Bibeau (1940-) – et ethnohistoriens – Bruce Trigger (1937-2006) – au fil du temps. Il conclut en offrant un plaidoyer pour l’étude des relations québéco-autochtones au xixe siècle. Ce chapitre est d’ailleurs suivi d’un entretien avec l’anthropologue et professeur émérite Gilles Bibeau qui, critiqué par Arsenault, défend, contextualise et nuance ses travaux.
Les derniers chapitres de l’ouvrage abordent des sujets plus précis ou appliqués de la recherche en histoire. Par exemple, au chapitre 7, le directeur du Bureau du Ndakina au Grand Conseil de la Nation W8ban-Aki (Abénakis) et candidat au doctorat en histoire David Bernard réfléchit à une méthodologie de recherche culturellement enracinée. Développant sa réflexion autour de l’Abaznodal – un panier de frêne tissé d’importance symbolique majeure pour les W8banakiak –, il file la métaphore pour mettre en valeur le caractère holistique que l’on reconnaît dans la production communautaire de l’objet et dans ses retombées économiques et culturelles. Cet exercice d’enracinement local de la méthodologie pourrait d’ailleurs se faire au sein de chaque communauté, au coeur de chaque projet de recherche, afin que le projet grandisse en se nourrissant réellement du lieu, de l’humain et du non-humain qui lui servent de terreau.
Isabelle Bouchard, professeure en histoire à l’UQTR, étudie ensuite l’implication québécoise dans la colonisation en s’attardant à l’influence de l’institution municipale depuis le xixe siècle. Elle développe son argumentaire en présentant les cas de la communauté W8banaki d’Odanak – voisine des municipalités de Pierreville et de St-François-du-Lac – et de la communauté Kanien’kehá:ka de Kahnawá:ke – voisine de Châteauguay – qui ont toutes deux subi les pressions assimilatrices des communautés allochtones limitrophes.
Sébastien Brodeur-Girard, professeur à l’École d’études autochtones de l’UQAT, présente le dernier essai de l’ouvrage. Dans ce chapitre, il s’intéresse à la pratique adoptée par de nombreuses institutions d’énoncer une « reconnaissance territoriale » dans certaines communications officielles. Il en retrace les origines, ancrées dans une conception particulière des terres en tant que bien privé, et en présente certaines limites et critiques.
Enfin, en guise de conclusion, l’entretien avec le sociologue et professeur émérite Denys Delâge permet d’apprécier une sorte d’autohistoriographie, soit un exercice d’humilité où le chercheur revient sur ses propres origines disciplinaires et identitaires, retrace le fil de ses influences, de ses hypothèses et de ses aspirations et, le cas échéant, s’amende, nuance ou justifie ses thèses. Il y rend hommage à ses prédécesseurs – Marius Barbeau (1883-1969), frère Marie-Victorin (1885-1944), Léo-Paul Desrosiers (1896-1967), Fernand Braudel (1902-1985), Maurice Séguin (1918-1984) – et à ses contemporains, dont plusieurs sont disparus – Rémi Savard (1934-2019), Bruce Trigger (1937-2006), Sylvie Vincent (1941-2020), José Mailhot (1943-2021), Serge Bouchard (1947-2021), Georges E. Sioui (1948-), Elisabeth Kaine (1955-2022). Cet ultime chapitre n’offre ainsi ni synthèse ni fermeture. Au contraire, il ouvre des nouvelles questions, laisse place à des ambiguïtés et renvoie à la possibilité – ou à la nécessité – perpétuelle de revisiter l’histoire et son récit. Il sert alors les objectifs de la direction du livre qui,
à défaut d’apporter des réponses complètes et définitives à ces questions, […] espère contribuer à aménager un espace de dialogue entre historiographies et à ouvrir des pistes de réflexion quant aux conditions d’une conciliation des récits sans toutefois présumer de la possibilité d’une réconciliation.
Dorais et Nootens 2023 : 21
L’exercice historiographique de cet ouvrage se veut certainement critique et déboulonne sans compromis certaines croyances populaires encore soutenues par des personnalités connues du monde politique, scientifique ou médiatique québécois. Or, il n’est pas pour autant récriminatoire et ne prétend pas offrir une vérité qui supplanterait toutes celles qui ont prévalu précédemment. Au contraire, la différence de points de vue et d’expertises apporte certaines contradictions entre les auteurs. Celles-ci ne sont pas pour autant mises en tension, mais plutôt en dialogue. C’est le cas, notamment, lorsque l’historien Mathieu Arsenault étudie les méthodes et les ouvrages de l’anthropologue Gilles Bibeau ou du sociologue Denys Delâge. Son chapitre étant suivi d’entretiens avec ces deux doyens de la recherche historique en contextes autochtones, il est permis d’apprécier plus sensiblement leurs approches et leur humilité à l’égard de leurs travaux.
Dorais et Nootens admettent en ouverture, avec une teinte de regret, de ne pas être parvenus à donner une plus grande place à la voix des personnes autochtones dans ce collectif. Néanmoins, la contribution de celles qui se sont prêtées au jeu est fort appréciable. Elle permet notamment de rappeler que le vieil adage voulant que « l’histoire est écrite par les vainqueurs » est galvaudé et téléologique, voire malhonnête. Dans le cas de l’histoire des peuples autochtones et des québécois eurodescendants, cela supposerait qu’une guerre a été menée entre les deux groupes à l’issue de laquelle l’un d’eux serait sorti vainqueur. Or, comme le souligne Gill, il faudrait plutôt comprendre que
[l’]histoire nous vient de certaines personnes qui savent écrire, qui ont écrit des pans de l’histoire avec certains intérêts en arrière-plan. Toute histoire est relative aux biais de celui ou celle qui l’écrit, de l’époque dans laquelle elle est écrite.
Gill dans Dubé 2023 : 50-51
Sous cet angle, il semble possible d’étudier l’historiographie de manière plus sensible, ouverte, honnête, humble et intègre. Comme le rappelle Gill, il est aussi heureux que de plus en plus de personnes autochtones prennent la plume. Cela permet de réécrire l’histoire ou, plutôt, de toujours en ajouter des couches de faits, de sens, de compréhension et d’interrelations.