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Before, the lowlanders had the cross and the Igorot had the gold. Now, the Igorot have the cross, and the lowlanders have the gold.

dicton populaire igorot, dans Wiber 1993 : 27

Au cours de la colonisation espagnole (1521-1898) et américaine (1898-1946), à la suite des campagnes militaires et des réformes foncières, les Autochtones (« Indigenous Peoples[1] ») des Philippines ont été successivement repoussés dans les montagnes et dépossédés de leurs terres. À l’aube du xxie siècle, bénéficiant d’un cadre juridique favorable, ils ont réclamé des territoires. Entre 2002 et 2018, des membres appartenant à une centaine de groupes ethnolinguistiques ont obtenu 221 « domaines ancestraux », totalisant 22 % de la superficie de l’archipel. En comparant une carte de l’élévation du pays (fig. 1) à une carte des territoires reconnus par l’État (fig. 2), on peut remarquer qu’une grande majorité des domaines ancestraux sont situés dans les hautes terres. Pourtant, de nombreux autres groupes ne jouissant pas de territoires demeurent dans les basses terres. Observons ici un produit de l’imaginaire des insulaires qui différencient les Autochtones parce qu’ils habitent des lieux plus éloignés de l’État, dans des zones moins développées. Les domaines ancestraux ont été créés par de la cartographie organisée par l’État. En marquant des frontières, les Autochtones ont pu obtenir des titres fonciers. Si la législation des Philippines est remarquable en Asie du Sud-Est où peu de pays ont accordé de tels droits aux Autochtones, l’application de ces lois a néanmoins créé une série de problèmes pour les groupes qui jouissent de ces titres. D’une part, les Autochtones font face à des corporations ambitieuses qui réclament le droit d’exploiter leurs ressources. D’autre part, pour assurer leur présence sur l’espace, ceux-ci se voient obligés d’intégrer des titres de propriété communautaires et privés à leur système de tenure foncière basé sur une relation asymétrique de possession avec les morts.

En se basant sur l’expérience des Ibaloy de Loacan, cet article décrit comment les membres de ce groupe reconfigurent leurs rapports à l’espace. D’abord, je décris le contexte de recherche avec les Ibaloy. Ensuite, je montre que les humains sont liés à la terre en perpétuant une relation d’échange avec leurs défunts. À cet égard, les vivants se considèrent comme des occupants et non des propriétaires qui cultivent la terre au nom de leurs ancêtres qui la possèdent. Puis, je réalise une synthèse historique du foncier aux Philippines et explore les conflits fonciers des Ibaloy. Enfin, j’analyse des cartes créées par le gouvernement pour délimiter des domaines ancestraux et commente des cartes participatives dessinées par mes interlocuteurs pour représenter leur espace. En comparant plusieurs types de cartographies, et en les mettant en parallèle avec les pratiques des Ibaloy, j’observe comment deux systèmes fonciers aux apparences incommensurables sont simultanément utilisés par les Autochtones.

Figure 1

Carte d’élévation des Philippines

Carte d’élévation des Philippines
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Figure 2

Carte des domaines ancestraux reconnus par le gouvernement (2018)

Carte des domaines ancestraux reconnus par le gouvernement (2018)
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Les Ibaloy de Loacan

Habitant Benguet, la province la plus au sud de la Cordillère (fig. 3), au plus près de Manille, les Ibaloy ont été parmi les premiers Igorot (nom générique donné aux Autochtones de la Cordillère) à nouer des contacts avec les puissances coloniales. Avec les Kalinga et les Ifugao, les Ibaloy font partie des groupes les plus étudiés par les anthropologues, principalement américains et philippins.

Les ethnographies portant sur les Ibaloy, et de manière plus générale sur la Cordillère, ont accordé beaucoup d’intérêt au foncier. Russell Moss (1920 : 236-271) est un des premiers anthropologues à décrire en détail la loi coutumière des Ibaloy. Soixante-dix ans plus tard, la Canadienne Melanie Wiber (1993 : 1) remarque que ces observations sont en partie obsolètes, ses interlocuteurs se prêtant alors à ce qu’ils appellent « la loi des américains ». Elle montre la complexité de ces changements où, plutôt qu’utiliser un seul système, les Ibaloy combinent la tradition aux lois externes, faisant preuve d’un véritable pluralisme juridique. L’anthropologue américain Harold Conklin (1980) est le premier à arpenter à pied la terre et les jardins des Ifugao voisins, proposant une cartographie détaillée de leur territoire dans un majestueux Ethnographic Atlas. À la même époque, l’anthropologue igorot June Prill-Brett (1992), qui a observé les modes de gouvernance et la transformation des systèmes de tenure foncière dans plusieurs groupes de la Cordillère, publie un grand nombre de textes qui ont, par la suite, été réunis en manuscrits (cf. Prill-Brett 2015 ; Tapang, 2015) et ont posé les bases de l’anthropologie foncière aux Philippines.

Les Ibaloy avec lesquels j’ai travaillé habitent le barangay (ensemble de villages ; la plus petite unité administrative) de Loacan. Plus de 8 000 Ibaloy y résident au sein de 2 000 foyers dispersés dans des villages situés entre 900 et 1 400 mètres d’altitude.

Figure 3

Carte des provinces de la Cordillère. Le lieu de recherche est entouré en rouge

Carte des provinces de la Cordillère. Le lieu de recherche est entouré en rouge
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Figure 4

Jardin en terrasse. Piket

Jardin en terrasse. Piket
Photo de l’auteur, 2019

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Figure 5

La maison et le jardin de la famille Tamang. Tocmo

La maison et le jardin de la famille Tamang. Tocmo
Photo de l’auteur, 2019

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Anciens chasseurs de cerfs et de sangliers, les Ibaloy ont adopté l’élevage et l’agriculture sur brûlis. Selon l’archéologue Stephen Acabado (2015), ces transformations auraient pour origine l’arrivée des Espagnols dans la seconde partie du xvie siècle (Scott 1974). Contrairement à leurs voisins Ifugao qui disposent d’impressionnantes rizières en terrasse, les Ibaloy cultivent une grande diversité de plantes comme la patate douce et le taro, mais peu de riz. À Loacan, chaque ménage possède son propre omma[2], un jardin divisé en terrasses et cultivé par une famille pour subvenir à ses besoins (fig. 4 et 5). Ces parcelles sont transmises en héritage de génération en génération et partagées entre tous les enfants. Héritage des aïeux, c’est dans le travail de la terre que se perpétue la relation des héritiers à leurs ancêtres. Si leurs besoins post-mortem sont satisfaits, ils accordent aux descendants de la santé, de la protection, de la chance et de bonnes récoltes. Les morts jouent le rôle de puissantes figures protectrices à honorer et respecter.

J’ai séjourné à Loacan à huit reprises, soit en 2012, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020, 2023, et 2024 totalisant neuf mois de terrain. J’ai été accueilli par Gliseria Magapin et Jazil Tamang, deux femmes Ibaloy avec qui j’ai coécrit des articles scientifiques, réalisé un film ethnographique[3], et préparé trois ateliers de transmission intergénérationnelle des savoirs. Avec un groupe de jeunes, Jazil Tamang et Gliseria Magapin ont aussi interrogé leurs Aînés et réalisé des histoires de vie. Ces activités ont mené à la publication de six volumes Verbatim publiés en nabaloy, la langue vernaculaire, et en anglais, et redistribués aux participants et aux écoles de la municipalité[4]. Les informations utilisées pour cet article sont tirées de ces volumes ainsi que de l’observation participante réalisée pendant le doctorat. Pour ce faire, j’ai appris le nabaloy.

L’objectif général d’un atelier est d’enregistrer la richesse des traditions régionales et de prendre en compte les variantes locales. L’activité permet un contexte dans lequel les participants peuvent partager leur point de vue, sachant que chaque information est enracinée dans un lieu et liée à un orateur.

Gliseria Magapin et Jazil Tamang ont invité des personnes appartenant à leur clan. Cette familiarité a favorisé un contexte détendu. Les thèmes ont été décidés en groupe, selon le souhait des Aînés et les intérêts des plus jeunes. L’atelier permet un cadre de transmission des savoirs certes artificiel, mais qui reproduit une dynamique familiale en favorisant l’échange intergénérationnel et en valorisant la culture. Pour une description plus détaillée de cette méthodologie, voir les introductions des six volumes, ainsi que Laugrand (2019) et Laugrand et al. (sous presse).

Figure 6

Vêtements, chaussures, monnaies, tabac, bières, vin de riz, boissons et cochons offerts lors d’un rituel

Vêtements, chaussures, monnaies, tabac, bières, vin de riz, boissons et cochons offerts lors d’un rituel
Photo de l’auteur, 2020

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Figure 7

Maisons en palier. Acnip

Maisons en palier. Acnip
Photo de l’auteur, 2020

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Les Aînés et les jeunes qui ont participé aux discussions ont tous accepté que leurs paroles et leurs noms soient publiés dans des travaux universitaires. A contrario, l’anonymisation a pour conséquence de supprimer le point de vue des participants, de les rendre invisibles au profit de la perspective du chercheur. Cette approche est aux antipodes de celle qui valorise le point de vue local. En effet, les Aînés ont insisté sur l’importance d’indiquer le nom et la localité de tous les interlocuteurs, car chaque personne a une expérience différente, reconnaissant que le savoir n’est pas abstrait, mais lié à un contexte local qui varie d’une famille à l’autre. Les participants ont déclaré que le fait d’accomplir des rituels ensemble et de manger la même nourriture était une marque de confiance collective. En fait, après chaque atelier, les rituels appropriés ont été effectués et plusieurs cochons, poules et coqs ont été abattus et mangés par le groupe.

Occupants et possesseurs

Le tawid et la division de l’héritage

Lorsqu’un couple décède, leurs terres sont partagées également entre tous ceux qui ont été élevés par les parents et qui ont contribué aux dépenses de leurs funérailles[5]. Ce paiement au mort peut être vu comme une dette de vie que les enfants doivent rendre à leurs parents. S’il arrive que les enfants n’aient pas l’argent pour payer les funérailles, un membre de la famille ou du clan peut acquitter la somme à leur place, mais c’est cette personne qui héritera des terres du défunt. Cet héritage est appelé le tawid.

Pour un omma, on divise tous les lots (keddeng) de haut en bas. Le benjamin reçoit la parcelle la plus élevée appelée sajongpopan (désigne la première rizière à recevoir de l’eau le long du parcours d’un système d’irrigation). Le second plus jeune hérite de la seconde partie la plus haute, jusqu’à l’aîné qui reçoit la partie la plus basse appelée alintoyod (désigne la dernière rizière à recevoir de l’eau). Lors de l’irrigation, les nutriments du sol et des plantes se déplacent et traversent les parcelles de cette agriculture en terrasse, pour aller se loger dans les paliers en dessous ; ces marches sont interconnectées. Pour assurer cette circulation, le choix des plantes et leur agencement dans l’espace sont importants, et une coordination entre les enfants est attendue. Une terrasse en santé apportera des nutriments et contribuera au développement des marches plus basses. Il est donc important que chacun veille à bien entretenir sa parcelle, en la nettoyant, en l’arrosant suffisamment et en en maintenant solidement les bords appelés teneng (constitués de pierres empilées ou de terre battue) qui soutiennent chaque lot. Cette chaîne renvoie à l’héritage de la terre partagée entre tous les descendants qui devront rester unis pour réussir.

Mais le plus essentiel est que chacun contribue activement à prendre soin de ses défunts. Une bonne récolte est considérée être le fruit de la bénédiction et de la chance octroyées par les morts lorsqu’ils sont satisfaits des soins prodigués par leurs successeurs. Cette réciprocité est espérée des seconds après que les premiers ont obtenu la diteng, un état de bien-être absolu et d’équilibre, absent de tout maux ou trouble[6]. Lorsque les défunts en ont fait l’expérience, les vivants peuvent jouir à leur tour de la diteng et de récoltes abondantes. Pour s’en assurer, les héritiers doivent participer aux coûts des rituels postfunéraires, prendre soin des restes humains des défunts et faire de nombreuses offrandes destinées à subvenir aux besoins de ces derniers, besoins dont ils prennent connaissance à l’occurrence de rêves, de maladies ou de crises de possession (shepo) (voir fig. 6).

Après le décès des parents, l’héritage de la terre implique de nouveaux devoirs. En effet, les enfants, puis les petits-enfants, doivent continuer à prendre soin des terres et des restes de leurs aïeux, et ce, jusqu’à ce qu’ils deviennent des kaapoaan, des ancêtres transformés. Les vivants demeurent ainsi en situation d’échange avec leurs défunts au cours de toute leur vie.

Mangomma, être occupant

L’occupation humaine est reconnue tant et aussi longtemps qu’une personne prend soin des restes du défunt et de la terre qui lui a été confiée. Pour montrer sa présence, un cultivateur doit améliorer son lot : il peut l’aplatir, le niveler, y creuser des tranchées, aménager des murs en pierres ou en terre battue, etc. Ces aménagements constituent des empreintes de l’occupation humaine et servent de preuves en cas de litige. Mangomma est un terme générique qui désigne le travail d’agriculteur dans le omma.

Un lot est déterminé par l’espace total qu’une personne est capable de cultiver et de maintenir. Dans ce système, nul besoin de barrières, de titres ou de cadastres. Ce sont les traces de l’agriculture qui marquent l’espace. Les maisons sont ainsi séparées par des altitudes de quelques mètres de différence, comme des parcelles d’un omma (voir fig. 7).

Kaapoan, être possesseur

Les humains peuvent hériter d’un lot et acheter des titres fonciers à l’État. Toutefois, ils ne se considèrent jamais comme des « possesseurs » de la terre, mais plutôt comme des occupants en relation avec des kaapoan, des ancêtres possesseurs.

Kaapoan est composé des mots suivants : ka-apo-an. Le préfixe ka- renvoie à un locatif, à un état d’être, ou à une relation réciproque. Le suffixe -an est nominatif, locatif, ou verbal. Apo est à la fois un terme de parenté et un type de relation. Il désigne aussi bien les grands-parents et les ancêtres, les ascendants, que leurs descendants, ou tout parent proche éloigné de plus d’une génération dans un sens ou dans l’autre, et ce, jusqu’aux arrière-arrière-petits-enfants ou arrière-arrière-grands-parents (Ameda et al. 2011 : 50). Cette notion met l’emphase sur la relation entre deux générations, et non sur un sujet individuel. On retrouve plusieurs autres mots clés qui sont fabriqués à partir de la racine po[7]. L’opo est l’argent qu’offrent les vivants à leurs défunts lors de chaque nouveau décès (fig. 8). Le Aponan, littéralement « le lieu des apo », est l’endroit où résident les morts. Les kaapoan (« les apo dans l’Aponan ») sont les ancêtres transformés. Le monde des morts est une sorte d’univers à l’envers, le double de celui des vivants.

Figure 8

Une Aînée demandant à une défunte d’acheminer l’opo qu’elle offre à ses propres parents décédés. Sabkil

Une Aînée demandant à une défunte d’acheminer l’opo qu’elle offre à ses propres parents décédés. Sabkil
Photo de l’auteur, 2020

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Une relation asymétrique

Les kaapoan (possesseurs) et les mangomma (occupants) composent deux parties d’une relation asymétrique entre vivants et morts où les uns subviennent aux besoins des autres, en échange de leur protection et d’un accès à la terre. La possession est une relation asymétrique où deux acteurs de nature ou de statut différent échangent et demeurent en inégalité, et où seul l’un d’entre eux peut exiger de l’autre. Cette dynamique a été observée par Daniel de Coppet dans le système de tenure foncière des ’Aré’aré (îles Salomon) dans un magnifique texte « …Land owns people » (1985). Dans cet article, il discute la notion de hiérarchie chère à Louis Dumont et cherche à illustrer l’application de l’englobement du contraire. Les prémisses de ce système commencent ainsi : « Le peuple ’Aré’aré ne possède pas la terre. La terre possède le peuple ’Aré’aré. La terre appartient aux hommes et aux femmes ; ils sont là pour prendre soin de la terre ». (Coppet 1985 : 81)

Ces deux phrases exposent le point de vue de l’individu qui occupe la terre, mais également le point de vue holiste où la terre possède les humains. Cette observation éclaire les relations des Ibaloy à la terre et elle est valable pour une multitude de Peuples autochtones bien au-delà des Philippines, comme en Amérique du Sud (Costa 2017) et en Amérique du Nord (Duchesne et Crépeau 2020).

La distinction de possession se fait ici non pas avec le pronom possessif, mais avec le préfixe : les humains occupent la terre, car ils sont à la fois les mangomma, les occupants qui s’occupent d’un omma qui leur a été confié, et les tinawid, ceux qui ont hérité d’une parcelle. Les défunts possèdent la terre puisqu’ils en sont les apo, les ancêtres qui ont cultivé le lot toute leur vie et le transmettent en héritage aux successeurs. Ascendants et descendants sont donc liés par une relation asymétrique qui comprend une part d’autorité, d’échange et de transformation.

La notion de possession appelle à une complexité qui dépasse le concept occidental de la propriété (Keen 2013) définie comme impliquant « que la personne est une entité à laquelle les choses sont externes » (Strathern 1984 dans Barraud 2010 : 138). Chez les Ibaloy, elle évoque les notions d’une personne qui « prend soin de », qui « est responsable de », qui « veille sur » au nom d’une entité qui exerce une autorité supérieure, qui transmet, redonne, protège, et peut également punir.

des domaines ancestraux morcelés et privatisés

Lois foncières et droits autochtones

Au cours du xxe siècle, les Autochtones des Philippines ont bénéficié d’une reconnaissance légale progressive. Ce changement a été initié par les affaires judiciaires Jose Fianza, et al., v. J. F. REAVIS en 1907, et MATEO CARIÑO vs INSULAR GOVERNMENT en 1909. Si le premier cas a permis aux Ibaloy de reprendre possession des mines de Antamoc et de Ampasit occupées par les Américains, dans le second, l’État a octroyé un native title historique à la famille Cariño à Baguio, capitale de la Cordillère.

Le Indigenous Peoples Rights Act (IPRA) proclamé en 1997, soit deux ans après le Philippine Mining Act de 1995, constitue le texte de loi fondateur des droits des Autochtones, reconnaissant leur statut comme premiers habitants et leur accordant la possibilité d’obtenir des territoires.

En 1997, la National Commission on Indigenous Peoples (NCIP) a été créée pour étudier, cartographier, délimiter et délivrer des Certificate of Ancestral Domain Title (CADT) aux groupes autochtones qui en font la demande. Un domaine ancestral comprend toute zone « sous revendication de propriété, occupée ou possédée » par des Autochtones, « eux-mêmes ou par leurs ancêtres, communément ou individuellement, depuis des temps immémoriaux et continuellement jusqu’au présent ». Un groupe autochtone est ainsi caractérisé comme « une société homogène […], qui a continuellement existé en tant que communauté organisée et attachée sur un territoire commun et défini […] » (IPRA 1998 : 3).

Remarquons que l’IPRA introduit des concepts étrangers qui idéalisent les Autochtones comme des peuples sédentaires censés habiter le même espace depuis des temps immémoriaux. L’histoire nous apprend pourtant que l’autochtonie montagnarde est une conséquence de la résistance et de la fuite des Autochtones face aux colonisations successives (Mawson 2023 ; voir aussi Scott 2009). L’État reconnaît en principe les lois coutumières et les concepts de tenure foncière des Autochtones pour déterminer la propriété et l’étendue de leur domaine ancestral.

Le NCIP réglemente et dirige la plupart des processus impliqués dans la reconnaissance et la cartographie d’un CADT. En utilisant des cartes topographiques comme données de référence, une carte indicative est dessinée. Les domaines sont identifiés et délimités par des représentants du groupe. Sur base de mes informations, cette réglementation est appliquée. Toutefois, comme la cartographie est réalisée par un petit nombre d’individus, on peut se demander si la vision de l’espace qu’ils dessinent est représentative de celle du groupe.

En qualité d’occupants depuis des temps immémoriaux, les Autochtones devraient être considérés comme des propriétaires souverains. Toutefois, la constitution des Philippines de 1987 utilise le concept de jura regalia (droit régalien) qui dicte que tout titre de propriété foncière et l’ensemble des ressources du territoire doivent faire l’objet d’une concession de l’État. De ce point de vue, les Autochtones sans titre de propriété sont perçus comme des squatteurs de l’espace public.

En votant le Land Registration Act de 1902, l’État a déclaré que toute parcelle non enregistrée pouvait être considérée comme une terre publique, libre d’être réclamée ou achetée. Il a également introduit le Torrens, un document cédant des droits exclusifs de propriété sur un bien foncier (Crisologo-Mendoza et Prill-Brett 2009 : 38). Des corporations ont rapidement obtenu des brevets d’exploitation sur des zones occupées par des autochtones, forçant ces derniers à s’installer ailleurs.

Le Protected Areas System de 1992 a reconnu des aires protégées sur lesquelles les Autochtones sont considérés comme des populations ancestrales jouant un rôle majeur pour la protection de la biodiversité. Les Autochtones sont ainsi convertis contre leur gré en genre de « gardes forestiers » de ces espaces, protégeant l’exploitation illégale ou abusive, tout en étant eux-mêmes aussi prohibés de la pratique de ces activités et surveillés par le gouvernement qui n’hésite pas à punir les contrevenants. Tout en promulguant une législation accordant des droits privés et communs aux Autochtones, l’État encourage la privatisation de l’espace, favorable aux exploitations et à l’industrie. Il introduit également la protection des réserves forestières et des bassins hydrographiques, excluant du même fait les autochtones de ces territoires et ressources.

Enfin, en créant des domaines ancestraux, l’État intègre les Autochtones dans son système politique puisqu’il leur impose sa structure administrative : chaque territoire est situé dans un barangay, une municipalité et une province, avec des fonctionnaires élus.

Des territoires et de la propriété

L’initiative de l’IPRA peut être considérée comme une tentative du gouvernement philippin de définir dans son propre cadre juridique la manière dont les Autochtones doivent traiter les revendications, les litiges et la propriété foncière (Theriault 2019). Ce processus a conduit à de nombreux conflits au sein des groupes sur les frontières effectives (Gatmayan 2007). En se justifiant par le droit, tout individu peut désormais réclamer le lot de terre d’un autre, tandis que de nombreux politiciens et sociétés minières ont utilisé la loi à leur avantage pour établir leur entreprise sur des domaines ancestraux. Ainsi, les brevets d’exploitation minière antérieurs aux titres et revendications territoriales autochtones ont priorité sur les CADT, même si l’occupation des Autochtones est considérée comme immémoriale. Ce fut le cas de grands projets très médiatisés comme les mines de Antamoc et de Ampasit chez les Ibaloy, du Tampakan Copper-Gold Project chez les Blaan, ou encore du Kaliwa Dam Project chez les Dumagat (cf. Gaspar 2011 ; Wenk et Scherler 2016). Ces enjeux territoriaux font également l’objet de vifs débats au Canada (Scott 2004 ; Desbiens et al. 2020) ou encore en Australie (Povinelli 2002).

À Loacan, les Ibaloy sont confrontés au projet Alphaland, un complexe de 82 hectares sur lequel plus de 500 manoirs de luxe à vendre pour 1 million de dollars américains ont été construits et sont aujourd’hui loués aux membres « alpha » de son club (voir fig. 9). Roberto Ongpin, un milliardaire philippin, a acheté vingt hectares de terre en haut de la montagne de Tocmo en 1977. Malgré le passage de l’IPRA en 1997, il a réussi à conserver son titre et même à acheter d’autres lots appartenant à des Ibaloy. Lolo Edward, un Aîné de Agto (cf. fig. 16), raconte que cet espace était autrefois une forêt commune exploitée par tout le groupe.

Figure 9

Complexe Alphaland à Loacan

Complexe Alphaland à Loacan
Photo de l’auteur, 2019

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Figure 10

Carte du CADT des Ibaloy (délimité en bleu)

Carte du CADT des Ibaloy (délimité en bleu)

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À plusieurs reprises le barangay a émis des plaintes à l’entreprise pour la pollution qu’elle produit dans les environs. Alphaland a su régler les problèmes en offrant un peu d’argent aux plaignants. Les officiers du barangay m’ont raconté qu’ils ont tenté de s’opposer à Alphaland en demandant de l’aide à l’administration de la municipalité et au gouvernement provincial, ainsi qu’à la commission du NCIP, chargée de défendre les droits des Autochtones. Ils n’ont reçu aucun support officiel. Il ne fait aucun doute pour mes interlocuteurs que les politiciens en question ont plus à gagner en aidant les compagnies qu’en les confrontant, certains étant même des actionnaires de ces entreprises.

Si les conflits fonciers existaient avant l’arrivée du système étatique, ils se sont aussi multipliés depuis. La problématique rencontrée est un brouillage introduit par l’incorporation de lois sur la propriété censées encadrer le droit coutumier et limiter les abus. En pratique, ce chevauchement législatif rend certaines des fonctions du système ibaloy obsolètes. Les titres fonciers permettent ainsi aux réclamants de faire valoir leurs droits, en dépit des accords oraux basés sur l’héritage du tawid qui les précèdent. Mes interlocuteurs rapportent qu’à partir du moment où les cadastres de lots ont fait leur apparition au début du xxe siècle, des Ibaloy ont commencé à réclamer des parcelles cultivées par d’autres. De nombreux Ibaloy se sont aussi retrouvés, du point de vue légal, sur des terres appartenant à d’autres personnes, car ils n’ont pas pris l’initiative de remplir les papiers nécessaires, ou n’avaient pas les moyens financiers de le faire, pour enregistrer leur lot.

Figure 11

Carte des types de zones dans le barangay de Loacan

Carte des types de zones dans le barangay de Loacan

Les propriétés privées sont en jaune, rouge, mauve et vert foncé. Les propriétés communautaires sont en vert clair, bleu et orange

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Figure 12

Carte des terres aliénables et aliénées (en orange) dans la municipalité d’Itogon

Carte des terres aliénables et aliénées (en orange) dans la municipalité d’Itogon
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Les conflits fonciers constituent plus de 60 % des plaintes traitées par le barangay, avec en seconde place le non-règlement des dettes, souvent liées à l’héritage et la vente de biens fonciers. En fouillant les archives du barangay, j’ai pu observer les conflits les plus récurrents. Souvent, lorsqu’un propriétaire cède un lot à des tenanciers ou des métayers, aucun document ne certifie ce transfert. À la mort du propriétaire et/ou des tenanciers, le contrat « à l’amiable » entre les deux parties n’est pas toujours honoré par les héritiers du propriétaire qui peuvent réclamer le lot concédé. Si, entre-temps, le lot a été cultivé et transmis aux descendants du tenancier, ceux-ci peuvent réclamer le droit d’usage sur ces terres qui sont désormais possédées par le tenancier défunt. Parfois, ce sont les héritiers qui se disputent pour un partage considéré inégal. Dans d’autres cas, des héritiers oubliés réclament leur dû.

Cartographies participatives et étatiques

Le CADT des Ibaloy et la division de l’espace

Les Ibaloy de Loacan ont obtenu un CADT en 2009 qui correspond environ à 95 % du périmètre de la municipalité d’Itogon (41 590 hectares). Ce gigantesque domaine chevauche neuf barangay habités par 61 000 personnes (fig. 10). Bien que le CADT englobe pratiquement l’ensemble de la municipalité d’Itogon, plusieurs espaces échappent en fait à sa législation ou la chevauchent. En réalité, les Ibaloy ne possèdent pas de droits d’utilisation exclusifs et systématiques sur toute la superficie de leur domaine ancestral, un espace sur lequel les Autochtones sont légalement souverains.

Sur les 41 000 hectares de la municipalité d’Itogon, seuls 4 % des terres sont aliénables ou aliénées, tandis que 86 % des terres sont constituées de forêts, donc protégées, et 10 % consistent en des terres minières, soit pouvant être exploitées par des entreprises (fig. 11).

Sur la figure 12, on peut observer plusieurs zones. Il y a les propriétés privées aliénées ou aliénables qui servent à construire, à cultiver, et à exploiter les ressources, et les propriétés communautaires sur lesquelles les ressources sont protégées. Les propriétés privées peuvent être transmises en héritage, achetées, vendues ou données selon les procédés légaux et coutumiers. Les cartes produites par l’État morcellent le territoire en zones sur lesquelles la loi s’applique de manière différente. Le système du tawid des Ibaloy se trouve, en définitive, simplement permis en plus du code de lois imposé par l’État.

Figure 13

Carte du domaine ancestral des Alangan Mangyan, Mindoro Occidental

Carte du domaine ancestral des Alangan Mangyan, Mindoro Occidental
Photo de l’auteur, 2012

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Les Ibaloy ont une carte CADT de leur territoire de 41 590 hectares pour 27 000 habitants. Mis à part les fonctionnaires élus du barangay, aucun de mes interlocuteurs n’a vu cette carte. Malgré mes démarches auprès du NCIP, je n’ai pu obtenir aucune copie de ce document. La carte est censée être accessible au public, mais, pour des raisons politiques, il est très difficile d’y avoir accès. Un grand nombre de collègues philippins m’ont partagé rencontrer les mêmes difficultés parmi d’autres groupes ainsi que le manque de volonté du NCIP à coopérer avec les chercheurs mais également avec les Autochtones (cf. Rosales 2020).

Sur la figure 13, on peut voir la carte d’un CADT attribué aux Alangan Mangyan de Mindoro.

Cette carte participative délimite les frontières du territoire et situe les villages et les plus grandes rivières, avec près de 100 toponymes pour une totalité de 98 462 hectares, six barangay, et 8 000 habitants. Les numéros sur les bords du domaine représentent les lieux où des coordonnées GPS ont été prises in situ.

Figure 14

Carte du barangay avec emplacement approximatif des deux cartes participatives. Kagawad Liwan

Carte du barangay avec emplacement approximatif des deux cartes participatives. Kagawad Liwan
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Figure 15

Carte toponymique des Blaan de Malbulen

Carte toponymique des Blaan de Malbulen
Photo de l’auteur, 2019

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Le Kagawad Liwan, un officier du barangay, a créé une carte administrative avec des données GPS, en répertoriant à nouveau des frontières (fig. 14) et recensant près de 60 toponymes pour 4 854 hectares et 10 000 habitants. Il a cartographié les noms des hameaux, les lacs, les routes en béton, ainsi que les services publics comme les cliniques médicales et les écoles. Il a inclus les frontières administratives du barangay, se basant sur le mode de pensée de l’État. La route nationale (en marron) sépare de manière à peu près égale le haut et le bas du territoire.

Chez les Blaan de Mindanao, avec l’aide d’Aînés et de jeunes, nous avons créé une carte toponymique du barangay en 2019, répertoriant près de 600 toponymes, notamment les noms de villages, de rivières, de montagnes, de grottes, dans un contexte montagnard, pour environ 8 000 hectares et 12 000 habitants (fig. 15 ; cf. Laugrand 2021). Cette carte montre le potentiel toponymique d’un groupe autochtone et contraste fortement avec les cartes étatiques et administratives, pauvres en information.

Figure 16

Carte participative de Tocmo et ses environs

Carte participative de Tocmo et ses environs
Photo de l’auteur, 2020

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Figure 17

Carte participative de Sabkil et ses environs

Carte participative de Sabkil et ses environs
Photo de l’auteur, 2020

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Aux Philippines, les Autochtones ont obtenu des territoires au moyen d’une cartographie pilotée par l’État. Ces cartes ne sont pas intéressées par les perspectives locales. Elles délimitent surtout des frontières en utilisant des références naturelles comme des montagnes et des rivières, ou de manière plus arbitraire en traçant des lignes droites, formes qui rappellent la géométrie des aires coloniales (van Schendel 2002). Elles instaurent la propriété sous des droits communautaires pour les ressources et les espaces partagés et ceux, privés, pour les habitats et les espaces exclusifs.

Cartographie participative avec les Ibaloy

Dans le cadre des ateliers réalisés en 2019 et 2020, avec deux groupes ibaloy nous avons abordé les conflits fonciers. Pour représenter la perception de l’espace de chaque participant, et la comparer à celle de l’État, nous avons demandé à deux groupes, chacun constitué de trois Aînés et trois jeunes, de dessiner une carte de leur habitat (voir fig. 16 et 17). Chaque personne a dessiné sa maison et celle des membres de son réseau familial et d’échange, ainsi que tout élément qu’elle considérait comme faisant partie de son « habitat ».

Ces cartes participatives sont collectives. Tandis que les cartes administratives comme les CADT imposent un point de vue singulier (Orlove 1995), les cartes participatives relèvent d’une « opération collective » (Palsky 2013 : 2) permettant d’intégrer des perspectives multiples et de se « réapproprier le territoire » (Hirt 2022).

Cette première carte participative (fig. 16) est centrée sur Tocmo (désigne l’action de s’accroupir en groupe autour d’un feu). Les lieux sont tous situés par rapport à la route nationale qui est localisée sur le côté gauche de la carte, vers le sud. Le groupe qui l’a dessiné a concentré son attention sur les services publics : l’école, les églises, la clinique médicale, la coopérative et particulièrement les maisons des Aînés, ainsi que les tracés précis des routes, chemins et raccourcis qui relient ces endroits. Le jardin de chaque foyer est également indiqué. Les noms des hameaux apparaissent comme des éléments secondaires de la carte. Seul Tocmo, le village le plus important, est mis en évidence. Les concentrations de forêts et d’herbes hautes, et les sources d’eau sont également dessinées. Alphaland, le gigantesque complexe immobilier qui accapare la plus haute montagne voisine, est représenté par un grand vide blanc, sans aucune maison, témoin de sa rupture avec la société des Ibaloy. Ce qui ressort de cette carte, c’est la prédominance de la maison comme structure identitaire : chaque lieu est identifié par le dessin de la demeure d’une famille. Comme je l’ai montré dans ma thèse de doctorat (cf. Laugrand 2023 : 216-290), la baley, la maison, terme duquel les Ibaloy tirent leur ethnonyme, désigne aussi le placenta, soit l’origine de toute personne humaine, et possède une position centrale au sein de la société et du cosmos.

Figure 18

Carte du barangay de Loacan divisé en villages représentés par des maisons

Carte du barangay de Loacan divisé en villages représentés par des maisons
Photo de l’auteur, 2020

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La deuxième carte participative (voir fig. 17) est centrée sur Sabkil (désigne un type de roseau). Elle utilise de manière encore plus évidente la route nationale comme point de repère. La quasi-entièreté de la carte se situe en dessous de cette voie. Le dessin de la route est disproportionnel, ajoutant à sa symbolique centrale. Les lieux publics comme les échoppes, la coopérative et la maison des Aînés sont représentés de manière moins apparente que sur la première carte. Le groupe a mis en évidence la toponymie et les ressources, ainsi que les maisons des Aînés qui sont dessinées plus grandes que les autres. Les chemins sont représentés de manière plus vague et linéaire. L’emphase porte ici sur les ressources présentes dans chaque hameau : les mines d’or, les forêts de pins, les cultures de miel, les buffles d’eau, les fleurs, les taros, les champignons, les grenouilles. Les vergers, les jardins et les rizières, ainsi que les sources d’eau qui les alimentent, sont clairement indiqués. En dessous de chaque hameau, on peut voir le dessin d’un grand omma (jardin), censé représenter le flanc de montagne cultivé par la collectivité. Les omma sont chacun liés à une maison et sont souvent situés en bordure du jardin du voisin. Ils sont représentés en rectangles, une forme qui rappelle celle de la maison à quatre piliers.

Sur ces deux cartes, plusieurs éléments communs ressortent. On peut y observer l’absence totale de frontières et de délimitations entre les villages, les maisons, les champs, les forêts, etc., soit toutes les ressources. Aussi, peu de toponymes sont répertoriés. Les toponymes renvoient à l’ancêtre fondateur de chaque village qui a construit sa maison et nommé le lieu le premier. Ce sont les types de ressources et les trajets pour les atteindre que ces deux cartes illustrent. Ce sont ces éléments qui intéressent les Ibaloy qui échangent les produits de leur omma contre ceux des autres pour demeurer en relation avec eux. Aucune distinction n’est faite entre les types de zones privées et communes, les jardins étant même dessinés de façon à mettre en avant leur caractère collectif plutôt qu’individuel. Ces cartes représentent bien la réalité selon laquelle l’espace et ses ressources sont matières collectives puisqu’elles peuvent être ramassées et/ou échangées par tous. Les maisons et les jardins appartiennent bien à des familles et à leurs défunts, mais même les personnes qui n’appartiennent pas à la famille qui les possède sont libres d’y marcher, de visiter la maison et de récolter ces ressources. La maison est représentée comme si elle était la structure de tout « village » ou lieu, soit ce qui relève de l’espace social. Les fonctionnaires du barangay comptent eux-mêmes leur population par nombre de ménages, voyant dans la structure de la maison, l’unité sociale fondamentale (fig. 18). Selon le recensement officiel, il y aurait un total de 1718 maisons.

Sur les deux cartes participatives, la route nationale est employée comme repère géographique et symbolique. C’est en se situant parallèlement à son axe que s’établissent les maisons. Habiter à sa bordure procure de nombreux avantages liés à l’affluence de passage : des marchands ambulants offrent leurs produits à des prix avantageux, des clients potentiels pour les échoppes s’arrêtent fréquemment, et une grande quantité d’information circule sur cette voie. D’un point de vue extérieur et citadin, on pourrait considérer la route comme un véritable non-lieu, un lieu de passage. Mais à Loacan, elle constitue une artère vitale à l’économie et au social.

Les Ibaloy emploient les cartes étatiques (cf. fig. 10, 11, 12 et 14) à des fins administratives, par exemple pour départager les conflits fonciers et se diviser le territoire et ses ressources selon la loi. Il s’avère que lorsqu’ils sont sollicités, comme lors des ateliers, ils représentent leur espace de façon différente.

Conclusion

Chez les Ibaloy de Loacan, la terre est transmise de génération en génération. L’héritage constitue le terreau des relations avec les morts. Les humains prennent soin du lot et des restes humains de leurs parents défunts, leur donnant aussi de nombreuses offrandes afin de les aider à se transformer en ancêtres. En échange, les vivants obtiennent de la chance et un héritage. Leur relation est asymétrique, car les humains occupent la terre et ne peuvent rien exiger des morts qui eux, apparaissent comme des figures d’autorité, de maîtres possesseurs.

Pour régler les conflits fonciers, les Ibaloy veillent à ce que chaque personne puisse avoir accès à un lot, créant ici des équivalences sociales. Inversement, la propriété privée perpétue des égalités, ou des inégalités, basées sur la transcendance de l’État, de son système juridique (cf. Macdonald 2024).

Depuis la ratification de l’IPRA en 1998, les Autochtones de la Cordillère sont confrontés à des lois contradictoires. D’un côté, ils ont obtenu des droits et des titres de propriété individuels, ainsi que des domaines ancestraux communautaires. De l’autre, ils voient leurs territoires se scinder en une multitude de zones sur lesquelles différentes restrictions sont appliquées. Sur ces réglementations, les Autochtones constatent leur peu d’influence puisque les lois sont votées par l’État. De plus, leurs territoires sont administrés par des fonctionnaires élus. Les domaines ancestraux perpétuent la hiérarchie politique nationale et ses logiques, forçant les Autochtones à adopter ce système politique et sa hiérarchie.

Avec ses lois contradictoires, l’État met l’emphase sur le statut et donc, sur les titres de propriété. En enfermant une partie de l’espace où la propriété privée s’applique, le domaine ancestral reflète le point de vue de l’État et non celui des Autochtones. Il transforme ces derniers selon son imaginaire, tels des sédentaires écologistes qui seraient demeurés dans les mêmes territoires de manière immémoriale et protégeraient les ressources d’une utilisation abusive.

Les cartes CADT sont vides : elles ne délimitent que des frontières et répertorient le nom des villages et des plus grandes rivières. Ces cartes, d’abord destinées à protéger les droits des Autochtones, agissent comme couteaux à double tranchant. Elles rendent titres, cadastres et frontières maîtres de l’espace, tout en départageant des statuts : ceux qui sont propriétaires et ont des droits, et ceux qui ne le sont pas et appartiennent ainsi à la catégorie des squatteurs. Si l’État emploie la cartographie pour reconnaître leurs territoires, les Autochtones ne partagent pas la même vision de l’espace. En dessinant des cartes participatives coréalisées par le chercheur et deux groupes d’Ibaloy, j’ai observé que ces derniers représentent surtout les ressources et les routes qui les relient, utilisant une économie de relations pour diviser la terre. La notion de frontière (ketteg) existe chez les Ibaloy, mais elle n’est pas associée à des droits fonciers exclusifs aux êtres humains, comme c’est le cas pour les sociétés qui embrassent l’État et la propriété privée (cf. Thom, 2009). Les Ibaloy sont préoccupés par les relations qu’ils lient avec leurs morts, en quête d’obtenir de meilleures récoltes et d’hériter de leur lot. La cartographie est un outil puissant, susceptible de transmettre le point de vue de l’acteur qui la dessine aux dépens des personnes desquelles la carte est censée représenter la perspective.

Bien que l’État semble encourager les Autochtones à protéger leurs ressources naturelles et à les partager avec le groupe, il donne la possibilité légale à celui qui a le capital suffisant d’acheter des droits de propriété privée. D’une part, celui qui titre sa parcelle la rend exclusive à sa propre utilisation ; d’autre part, il se protège des autres qui ne peuvent dès lors plus titrer eux-mêmes cette parcelle, sauf s’ils s’engagent dans un processus de contestation. Cette possibilité individualiste annule en quelque sorte la potentialité communautaire d’un domaine ancestral et incite même les Ibaloy à une véritable course à l’obtention de titres fonciers. L’accès à la terre se voit limité à ceux ayant accès à un capital important. De plus, la propriété commune instaurée dans les espaces protégés exclut en fait les Autochtones de ces zones et ressources, ce qui est bien paradoxal.

La notion de propriété individuelle et aliénable est incompatible avec la possession et l’occupation des Ibaloy. L’idée de propriété, comme du statut de propriétaire, inverse les paramètres de la relation. Ce faisant, la propriété accorde à son titulaire toute la légitimité de sa présence et de son exercice sur la terre, sans assurer aucun lien à des ascendants ou à des descendants puisqu’il ne leur doit rien et que la terre peut donc être vendue. Tandis que la possession contraint les occupants à prélever des ressources avec parcimonie, la propriété permet de les exploiter sans limite et sans considération pour tout tiers non-propriétaire.

Les Ibaloy ont toutefois réussi à intégrer les statuts de propriétaire et de tenancier propres au système étatique, en les transformant en une relation. Par exemple, un lot non cultivé peut être donné à un membre du clan pour qu’il améliore la terre et la transforme en omma, puis la transmette à ses propres héritiers afin qu’ils perpétuent cette relation asymétrique de possession.

Quoi qu’il en soit, et de manière assez paradoxale, les Ibaloy semblent s’accommoder de ce « pluralisme juridique », capables de combiner même des antinomies, et s’apparentant à ce titre à de véritables « bricoleurs », pour reprendre cette idée célèbre développée par C. Lévi-Strauss.