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Dans des démarches d’autodétermination et de reconnaissance de leurs droits territoriaux, plusieurs nations autochtones du Canada sont engagées dans des revendications territoriales auprès des institutions étatiques utilisant la carte comme outil visant à présenter les aires territoriales revendiquées (Rose-Redwood et al. 2020 ; Thom 2010 ; Tobias 2000 ; Usher 2003). Comme le soulignent nombre d’auteurs et chercheurs autochtones et allochtones, la carte mobilisée dans ces négociations autochtones avec les institutions étatiques est elle-même normalisée et répond à des motifs, à des intérêts politiques et économiques et à des modes de représentations culturelles imposées par les institutions dominantes (Belya 1992 ; Brody 2002 ; Bryan 2011 ; Chapin et al. 2005 ; Cole et Sutton 2014 ; Dodge et al. 2009 ; Harris et Hazen 2006 ; Hirt 2009 ; Lewis 1998 ; Lucchesi 2018 ; Palmer 2012 ; Sletto 2009 ; Turnbull 1998).

Cet article avance que, malgré le fait que ces cartes soient normalisées dans un cadre politique et juridique (néo)colonial, le processus de production de cartes par les Autochtones peut être réalisé avec une approche méthodologique et des objectifs décidés par les membres des communautés. Ainsi, pour les organisations et membres des communautés autochtones, les processus cartographiques, incluant la recherche, la concertation, la documentation et la diffusion, ont des retombées souvent beaucoup plus importantes que la simple carte produite et présentée à la table des négociations (Eades 2015 ; Éthier 2020 ; Joliveau, Noucher et Roche 2013 ; McGurk et Caquard 2020 ; Pearce 2008 ; Peterson 2017 ; Rundstrom 1991 ; Sletto 2014).

La cartographie, de manière générale, est décrite autant comme « produit » (map) que « processus » ( mapping ) (op cit.). La carte comme « produit » est le résultat d’un travail de collecte et de sélection de données ou d’informations géographiques et culturelles réalisé dans un but précis : faciliter les déplacements, localiser et identifier les caractéristiques physiques du territoire et l’emplacement des ressources dans une perspective d’exploitation et de gestion à court, moyen ou long terme, etc. (Casti 2003 ; Gow 1995 ; Joliveau, Noucher et Roche 2013 ; Lévy 2003). La cartographie comme « processus » est en fait la démarche cartographique, cette « fabrique cartographique » faisant appel à des exercices de mémorisation collective, à la concertation, à la performance et à la transmission des savoirs (Joliveau, Noucher et Roche 2013 ; McGurk et Caquard 2020 ; Pearce 2008 ; Rundstrom 1991 ; Sletto 2014). Comme il est décrit dans cet article, cette double facette de la cartographie est présente dans l’utilisation contemporaine de la recherche sur l’occupation et l’utilisation des territoires (ROUT) menée chez les Atikamekw Nehirowisiwok au début des années 1980. Bien que recueillies dans un contexte de négociation, les données de la recherche sont également pertinentes aujourd’hui dans les démarches pédagogiques et de transmission intergénérationnelle de savoirs territoriaux. L’article démontre que même si les revendications territoriales globales menées depuis plus de 40 ans n’ont donné lieu à aucune entente avec les gouvernements fédéral et provincial, les Atikamekw Nehirowisiwok bénéficient du processus cartographique mené dans le cadre des négociations. Un tel processus donne l’occasion aux membres de la Nation de documenter, d’adapter et de transmettre le savoir territorial des personnes aînées aux jeunes générations. Les données documentées et cartographiées dans le cadre de la ROUT menée dans les années 1980 sont encore aujourd’hui d’actualité et utilisées dans différents contextes et initiatives politiques, juridiques et éducatives dans l’optique de faire reconnaître les droits territoriaux, de préserver des aires territoriales, de mettre en valeur et de transmettre les savoirs territoriaux entre les générations.

L’article propose d’abord de définir certains processus cartographiques discutés dans l’analyse : la cartographie coloniale, la cartographie extractiviste et la contre-cartographie autochtone. Le texte décrit et analyse ensuite les démarches entreprises par les membres de la nation Atikamekw Nehirowisiw depuis le début des années 1980, lors de la création de cartes visant à documenter l’occupation et l’utilisation de leur territoire ancestral, le Nitaskinan, dans le contexte des revendications territoriales globales menées auprès des gouvernements du Québec et du Canada. L’article discute enfin de la manière dont les données géographiques et récits territoriaux recueillis pour la production des cartes sont utilisés aujourd’hui dans des activités de développement et de transmission des savoirs territoriaux locaux. Nous donnerons l’exemple du travail réalisé par le Secrétariat au territoire, qui est une instance du Conseil de la Nation Atikamekw (CNA)[1], autour de la numérisation des données géographiques et des « cartes biographiques » issues des travaux de la ROUT et l’exemple des tutoriels de cartographies développés récemment et progressivement intégrés dans le nouveau programme d’histoire et de géographie atikamekw nehirowisiw. Plus que des cartes produites, les démarches de remémoration, de mise en valeur et de transmission des récits territoriaux ancestraux alimentent et donnent un sens au processus cartographique mené dans ces projets contemporains.

La cartographie coloniale et la contre-cartographie autochtone

La cartographie coloniale renvoie d’abord et avant tout à la production cartographique développée dans un contexte d’expansion coloniale, notamment par les puissances européennes à la fin du xixe siècle (Blais 2009 ; Said 1993). Le terme est toutefois utilisé de manière plus large, décrivant les cartographies qui, intentionnellement ou non, font fi des savoirs territoriaux autochtones ou, même, évacuent l’existence et l’occupation historique et contemporaine des peuples autochtones (Chapin et al. 2005, Scott 1998). On peut donc définir la cartographie coloniale comme technique et outil visant l’occupation et la spoliation territoriale, impliquant l’effacement complet ou partiel des toponymes et titres territoriaux autochtones, et l’imposition de frontières politiques et d’entités de gestion territoriale qui renforcent le pouvoir des structures coloniales (Chapin et al. 2005 ; Hirt 2009 ; Luchessi 2018 ; Nadasky 2002 ; Thom 2009, 2014 ; Wainwright 2009).

Dans le contexte néolibéral actuel, à la cartographie coloniale s’ajoute la « cartographie extractiviste » qui est élaborée par les institutions étatiques et par l’industrie extractiviste (compagnies minières, forestières, hydroélectriques) dans une visée non pas nécessairement d’expansion coloniale, mais plutôt d’usurpation et d’exploitation massive des ressources territoriales à des fins majoritairement d’exportation (Acosta 2013 ; Baird 2021 ; Bednik 2019 ; De Sousa Santos et Meneses 2019 ; Grosfoguel 2019 ; Svampa 2019 ; Willow, 2016). Dans les régions dites « ressources » – les régions où l’économie est principalement basée sur l’exploitation des ressources naturelles (forestières, minières, agricoles, hydroélectriques) –, la cartographie extractiviste et la contre-cartographie extractiviste dominent le paysage cartographique des différentes organisations publiques, privées et autochtones. Ainsi, selon les régions, les Autochtones du Canada doivent régulièrement travailler avec ces deux types de cartes (cartes coloniales et cartes extractivistes) qui leur sont imposés.

Dans son article phare, « Whose woods are these? Counter-mapping forest territories in Kalimantan, Indonesia » (1995), Nancy Lee Peluso est la première géographe à mobiliser et à définir le concept de « contre-cartographie ». Dans son article, l’auteure discute de l’implication sociopolitique de la production cartographique autochtone dans un contexte d’usurpation étatique des ressources territoriales et d’activisme autochtones revendiquant le contrôle et le droit de gestion de ces ressources. Comme plusieurs autres travaux ultérieurs, la recherche de Peluso (1995) décrit la contre-cartographie comme une « alternative » ou une contre-proposition à cette cartographie extractiviste, dominante dans les sociétés capitalistes et néolibérales (Acosta 2013 ; Baird 2021 ; Bednik 2019 ; Brosius et Russel 2013 ; Harris et Hazen 2006 ; Hodgson et Schroeder 2002 ; Parks 2021 ; Peyton et Keeling 2017 ; Rambaldi et al. 2007 ; Svampa 2019 ; Willow 2016, parmi d’autres). Même si la contre-cartographie extractiviste n’est ni une démarche ni une production exclusivement autochtone, en ce sens où plusieurs groupes sociaux et politiques peuvent développer et produire de la contre-cartographie, il s’avère que les cartographies autochtones, notamment les cartes autochtones produites en contexte de revendication territoriale, occupent une place incontournable dans l’histoire et le développement de la contre-cartographie (Brody 2002 ; Chapin et al. 2005 ; Freeman 2011 ; Sparke 1998 ; Usher 2003 ; Willow 2013, 2016). C’est le cas notamment des cartes issues des travaux de recherche sur l’occupation et l’utilisation des territoires autochtones réalisées par différentes nations autochtones en Amérique du Nord et en Australie à partir des années 1960 (Brody 2002 ; Hirt 2009 ; Peterson 2017 ; Sparke 1998 ; Tobias 2000). Ces travaux, ayant pour but de documenter et de cartographier l’occupation et l’utilisation historiques des territoires ancestraux revendiqués, font appel aux savoirs territoriaux, à la tradition orale autochtone et aux recherches historiques et archéologiques. Par la mise en valeur des savoirs territoriaux autochtones, ces cartes et ces processus cartographiques présentent des alternatives aux cartographies coloniales et extractivistes. Elles présentent par ailleurs bien souvent une historicité, des projets de développement et de projets de vies qui vont dans le sens contraire des pratiques d’exploitation des ressources menées par l’industrie.

Processus cartographiques des Atikamekw Nehirowisiwok dans le contexte des revendications territoriales globales

La nation Atikamekw Nehirowisiw est composée d’environ 8000 membres qui vivent principalement dans trois communautés : Wemotaci, Manawan et Opitciwan, toutes situées dans le centre nord du Québec (voir fig. 1).

Dans un effort de décolonisation et d’affirmation de leurs droits territoriaux, les Atikamekw Nehirowisiwok sont engagés depuis 1979 dans le processus de revendication territoriale globale auprès des gouvernements du Canada et du Québec. Établie en 1973 par le gouvernement fédéral, la Politique sur les revendications territoriales globales[2] vise à régler les ententes définitives sur les territoires revendiqués par les différentes nations autochtones du Canada qui n’ont signé aucun traité à ce jour. C’est dans ce contexte de négociation qu’a été créé, en 1975, le Conseil des Atikamekw-Montagnais (CAM) dont le mandat principal était de représenter les membres des nations atikamekw nehirowisiwok et innus dans le cadre des revendications territoriales globales. Lors de la dissolution du CAM en 1994, trois organisations déjà existantes ont pris le relais pour les négociations : le Conseil de la Nation Atikamekw – Atikamekw Sipi – (représentant les membres de la nation Atikamekw Nehirowisiw depuis 1982), le Conseil tribal Mamit Innuat (représentant les quatre Nations innues de l’Est) et le Conseil tribal Mamuitun (représentant les cinq communautés innues de l’Ouest) (Charest 2003 : 188-189). Contrairement aux conseils de bande créés par le gouvernement fédéral avec la Loi sur les Indiens de 1876, ces institutions ont été créées et développées à l’initiative des leaders des communautés autochtones.

Dans le cadre du processus de revendications territoriales globales, les Atikamekw Nehirowisiwok sont tenus de documenter et de cartographier l’étendue du territoire revendiqué afin de délimiter et de circonscrire leurs territoires ancestraux (Charest 1992, 2001). La carte, élaborée à partir d’informations issues de la tradition orale, de données archéologiques et historiques, présente et délimite les aires territoriales d’occupation et d’utilisation continues et antérieures à l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Ainsi, les « cartes politiques » (Vincent, 2016) élaborées dans le cadre des négociations territoriales entre les gouvernements autochtones et étatiques impliquent la reproduction d’une logique et d’une représentation cartographique liée aux frontières et à l’occupation exclusive du territoire, calquée sur le concept étatique (occidental) de propriété privée (Nadasdy 2012 ; Pasternak 2017 ; Peterson 2017 ; Thom 2010, 2015 ; Vincent 2016). Pour reprendre les termes de Wainwright et Bryan (2009), ces démarches s’inscrivent comme une « stratégie carto-juridique » (cartographic-legal strategy). Ici, la cartographie n’est pas définie comme une représentation neutre et objective du territoire, mais plutôt comme technique et outil de pouvoir politique et juridique.

Ces cartes présentées à la table des négociations sont nécessairement incomplètes dans la mesure où elles ne tiennent pas compte des droits coutumiers liés à l’accès et aux différents types d’utilisation des territoires (Thom 2009 ; Vincent 2016). Elles ne décrivent pas non plus les relations complexes, les dynamiques et les réseaux de solidarité entre les membres des familles, des groupes et des nations, ni les relations d’intimité et d’appartenance des membres de la communauté à des sites ancestraux particuliers. Ces cartes ne sont donc pas représentatives des régimes fonciers des différentes nations autochtones, qui conçoivent leurs droits fonciers davantage en termes de réseaux qu’en termes de droits d’occupation exclusifs (Bryan 2011 ; Éthier 2017 ; Nadasdy 2012 ; Poirier 2014a ; Sletto 2009 ; Thom 2009 ; Vincent 2016 ;). Toutefois, lorsqu’on analyse attentivement le travail de recherche et de documentation des Atikamekw Nehirowisiwok, on constate qu’il va bien au-delà des cartes présentées à la table des négociations. En effet, l’exercice réalisé par les membres de la nation dans la production et l’utilisation des cartes montre, à certains égards, une forme implicite de créativité dans leurs stratégies de documentation et de transmission des connaissances territoriales entre les générations. Le travail se fait sans occulter l’importance de la spécificité des savoirs familiaux et des processus d’acquisition et de transmission des savoirs par l’occupation du territoire et la tradition orale (Éthier 2014). À l’instar d’autres peuples autochtones au Canada et ailleurs dans le monde (voir notamment Collignon 2006 ; Desbiens 2007 ; Hirt 2009 ; Johnson 2010 ; Rambaldi et al. 2007), les Atikamekw Nehirowisiwok ont délibérément profité des travaux de recherche et de cartographies menés dans le cadre des négociations territoriales pour documenter et transmettre les savoirs territoriaux pour les familles elles-mêmes. En dehors de la « carte politique » comme telle, les recherches et la mobilisation des connaissances territoriales réalisées dans les processus cartographiques ont également encouragé l’occupation territoriale et contribué positivement à enrichir l’expérience de vie au sein de Notcimik, le territoire d’origine, de filiation et d’appartenance[3].

Figure 1

Emplacement des trois communautés de la nation Atikamekw Nehirowisiwok

Emplacement des trois communautés de la nation Atikamekw Nehirowisiwok
Source : Conseil de la Nation Atikamekw, Google Earth Pro

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La recherche sur l’occupation et l’utilisation des territoires chez les Atikamekw Nehirowisiwok (1980-1983) et ses retombées aujourd’hui

Les cartes produites dans les ROUT présentent des informations sur l’occupation et l’utilisation historiques et continues des territoires ancestraux autochtones. Ces travaux documentent notamment des itinéraires parcourus de génération en génération, des sites de portage, des sites de sépulture, des sites de campement, des toponymes, etc. Ces cartes sont parfois aussi désignées comme des « cartographies biographiques », parce qu’elles ont été élaborées à partir de témoignages et de récits de vie de personnes aînées expertes territoriaux autochtones des communautés qui ont occupé et parcouru les territoires (Brody 2002 ; Freeman 1976 ; Tobias 2000 ; Willow 2013). Ces données sont cartographiées, archivées et utilisées contextuellement par les organisations politiques autochtones dans des cadres précis de négociation territoriale (Éthier 2020 ; Peterson 2017 ; Willow 2013). Ainsi, les cartes produites ne reflètent pas entièrement la démarche cartographique effectuée. Toute l’information recueillie n’est pas « mise en carte ». Celle-ci est parcimonieusement choisie selon des stratégies politiques et des stratégies de préservation des savoirs culturels (Éthier 2020). À l’instar de la mise à l’écrit des savoirs juridiques autochtones (Éthier, Coocoo et Ottawa 2019), la « mise en carte » des savoirs territoriaux autochtones a ses propres limites et critiques. Qu’est-ce qui peut être cartographié ? Pour qui ? Pour quoi ?

Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, la recherche sur l’occupation et l’utilisation ancestrale de Nitaskinan (ROUT) réunissait une équipe d’anthropologues accompagnée de 54 personnes chercheuses autochtones des communautés atikamekw nehirowisiwok et innues (Charest 2005 : 121-124). En plus de faciliter la collecte d’informations et le dialogue avec les membres des communautés innues et atikamekw nehirowisiwok, l’approche collaborative mise en avant dans le cadre de ce projet a permis un réel partage des connaissances et des compétences. Elle a permis à des membres de communautés autochtones de suivre une formation et de développer une expertise en recherche. Certaines personnes chercheures atikamekw nehirowisiwok ont par la suite obtenu d’autres contrats de recherche, que ce soit pour leur conseil de bande, pour le CNA ou pour des firmes externes. Le travail exercé par les personnes chercheures autochtones au sein de leur communauté et de leur territoire ancestral leur a permis de faire des entrevues avec des personnes aînées, de développer leurs compétences et leurs connaissances, entre autres, de la langue du territoire (notcimi arimowewin), des pratiques de gestion territoriale et des réseaux familiaux. Ces personnes ont aussi pu transmettre ces savoirs aux membres de leur famille et de leur communauté et occuper des postes importants au sein de leur conseil de bande et du CNA.

La démarche et le processus cartographiques appliqués dans la ROUT ont donc eu des retombées beaucoup plus larges et importantes que la production de la carte d’occupation territoriale elle-même. Encore aujourd’hui, les données brutes recueillies dans cette étude d’envergure sont régulièrement consultées par les familles, les membres du CNA, les membres des conseils de bande des trois communautés et par des personnes chercheures autochtones et allochtones dans le cadre de leurs travaux respectifs. Pour assurer leur pérennité, les documents audios de la ROUT ont été numérisés dans le cadre du projet Atikamekw Kinokewin (CRSH, programme Réalités autochtones, 2006-2010 et CRSH, programme Savoir, 2012-2016) dirigé par Sylvie Poirier (Université Laval) en collaboration avec le Conseil de la Nation Atikamekw. Dans les dernières années, le Secrétariat au territoire (SAT) du CNA a numérisé et importé dans des logiciels cartographiques les récits territoriaux, les sites de portage et les sites de campement familiaux recueillis pendant la ROUT. Le SAT les mobilise et les actualise avec les études récentes dans le cadre des négociations territoriales actuelles menées auprès de différentes instances (ministère des Ressources naturelles et des Forêts, compagnies forestières, compagnies minières, municipalités régionales de comté).

Le SAT travaille avec les leaders territoriaux (ka nikaniwitcik [pluriel de ka nikaniwitc]) et les personnes aînées des trois communautés (Manawan, Wemotaci et Opitciwan) pour consolider les connaissances, identifier leurs préoccupations territoriales et définir les plans d’action et les orientations politiques et sociales du CNA. Le SAT travaille également en étroite collaboration avec les membres de la table des négociations territoriales. Certains de ses mandats sont alors définis en fonction des besoins et des exigences des processus et des procédures des négociations territoriales qui se déroulent entre les parties prenantes autochtones et non autochtones (les gouvernements du Canada et du Québec, l’industrie forestière, les municipalités régionales de comté (MRC), etc.). Les activités de l’organisme se déroulent à différents niveaux : 1) affirmer une plus grande autonomie et un meilleur contrôle de la Nation sur la gestion des ressources foncières de Nitaskinan ; 2) assurer la reconnaissance et la transmission du régime foncier atikamekw nehirowisiw (wectatowin aski) dans un contexte où il est complètement occulté par ses enchevêtrements et ses chevauchements avec les régimes territoriaux provinciaux et fédéraux ; 3) promouvoir la préservation écologique de Nistaskinan ; 4) favoriser la transmission intergénérationnelle des connaissances et des règles de gestion territoriales.

Le SAT a le mandat d’actualiser et de mettre à jour les données de la ROUT via des démarches de consultation auprès des familles et des responsables territoriaux (ka nikaniwitcik) des communautés. Le travail contemporain de mise en valeur, notamment par la production d’atlas, et de mise à jour des travaux de la ROUT par le SAT s’avère bénéfique pour la valorisation et la transmission à la fois : 1) des récits territoriaux familiaux et communautaires ; 2) des itinéraires parcourus selon les saisons, des modes de locomotion, des sites de portage ; 3) des sites de campement hivernaux et estivaux ; 4) des cimetières et sites culturels importants ; 5) des toponymes et des anciens termes utilisés sur le territoire (notcimi arimowewin). À travers la production d’atlas créés à partir de la mise à jour des données de la ROUT et des démarches de consultation, le SAT participe enfin à la mobilisation des connaissances et à la transmission des savoirs territoriaux : les travaux menés autour de ces atlas servent principalement à orienter les jeunes leaders territoriaux (ka nikaniwitcik) dans leur responsabilité territoriale (préservation des ressources, occupation et utilisation responsable des territoires, partage équitable des ressources entre les familles, etc.).

Les processus cartographiques réalisés par le Secrétariat au territoire se veut à la fois un travail d’appropriation, d’affirmation, de résistance et de dialogue. Les cartes sont conçues comme des outils de travail qui sont définis en fonction des besoins et des aspirations autochtones. Comme l’ont souligné plusieurs auteurs et auteures (Cole et Sutton 2014 ; Dodge et al. 2009 ; Lewis 1992, 1998 ; Palmer 2012 ; Peluso 1995 ; Turnbull 1998 ; Willow 2013 ; entre autres), les productions cartographiques autochtones dans des contextes de négociations territoriales peuvent être comprises comme une forme de « contre-cartographie », dans la mesure où elles sont développées dans le cadre de projets d’autodétermination et selon une démarche d’appropriation culturelle et politique des technologies cartographiques occidentales par les peuples autochtones. Ces processus cartographiques – ces contre-cartographies autochtones – projettent des visions et des propositions alternatives aux cartes coloniales et extractivistes.

Les tutoriels de cartographies atikamekw nehirowisiwok

En 2020 et 2021, le projet Territorialités et cartographies autochtones (CRSH, 2018-2021)[4] a permis l’élaboration de tutoriels de cartographies à l’attention des jeunes autochtones. Les tutoriels de cartographie fournissent des instructions de base sur la façon de créer des cartes numériques en utilisant la plate-forme Google Earth. Les membres du projet ont choisi Google Earth pour son accessibilité et parce qu’il s’agit d’une plate-forme facile à utiliser. Les jeunes des communautés autochtones avec lesquelles nous travaillons utilisent déjà cette plate-forme[5] et il nous semblait donc pertinent de réaliser ces tutoriels à partir d’une base commune. Par ailleurs, avec ce projet, nous voulions favoriser l’autonomie des jeunes et éviter qu’ils soient dépendants d’une expertise extérieure pour développer leur projet cartographique. Comme le soulignent McGurk et Caquard (2020), sans cette autonomie et indépendance des experts cartographes, la cartographie digitale demeure, dans un certain sens, une cartographie coloniale parce qu’elle entretient une dépendance envers des spécialistes et techniciens qualifiés et souvent allochtones.

Figure 2

Capture d’écran tutoriels

Capture d’écran tutoriels
Sources : Conseil de la Nation Atikamekw et Laboratoire de cartographie participative de l’UQAT

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L’idée avec les tutoriels de cartographie n’est pas tant de dupliquer le travail de documentation et les initiatives de cartographies participatives déjà effectuées par la nation, mais plutôt d’initier les jeunes atikamekw nehirowisiwok à la documentation des toponymes sur leur territoire et à développer leurs compétences et intérêts cartographiques. Ces tutoriels sont accessibles en nehiromowin, la langue maternelle des Atikamekw Nehirowisiwok, et intégrés depuis septembre 2021 au nouveau programme d’histoire et de géographie élaboré par Christian Coocoo du Conseil de la Nation Atikamekw, en collaboration avec les écoles des communautés. Les tutoriels fournissent aux jeunes des outils pour : 1) développer des compétences en cartographie ; 2) mobiliser et transmettre des connaissances concernant les savoirs, les responsabilités et les autorités territoriales atikamekw nehirowisiwok ; 3) favoriser la création de projets de cartographies par et pour les jeunes mettant en valeur les savoirs territoriaux de leur famille. Pour répondre à ces trois objectifs, les tutoriels sont accompagnés d’exercices pédagogiques dans lesquels les jeunes sont amenés à recueillir des informations toponymiques et des récits territoriaux, et à se rendre sur leur territoire familial pour prendre des photos de certains sites familiaux importants, etc. Ces activités ne s’inscrivent pas dans une initiative de recherche, mais bien dans une approche pédagogique dans laquelle les cartes produites sont la propriété exclusive des créateurs, donc des jeunes des communautés.

Pour la création des tutoriels, les membres de l’équipe ont utilisé des exemples concrets issus des savoirs familiaux documentés et archivés au centre d’archives du CNA. Avec la permission du Conseil de la Nation Atikamekw, les tutoriels présentent des données cartographiques liées aux sites de campement et aux histoires décrites dans des témoignages de personnes aînées et de leaders territoriaux recueillis dans le cadre du ROUT. On peut voir dans l’image ci-dessous, tirée d’un tutoriel (fig. 2), la carte narrative des lieux fréquentés par un membre de la communauté d’Opitciwan en 1940, lors des déplacements de sa famille sur le territoire. Cette carte numérique a pu être reproduite grâce aux données collectées par la ROUT au début des années 1980. On y retrouve notamment les toponymes, les membres des familles ayant parcouru le territoire, les itinéraires parcourus, les activités pratiquées pendant les séjours, des récits et des anecdotes. Ainsi, le tutoriel présente brièvement une transcription écrite et une cartographie de récits territoriaux en lien avec des déplacements réalisés au sein de territoires familiaux, notamment des déplacements en canot réalisés l’automne (takwakin) et au début de l’été (nipin). Les témoignages présentés sur les cartes incluent des informations sur la toponymie des lieux, des événements historiques, une description des attributs physiques du territoire, des informations sur des relations interfamiliales et de partage des territoires et des ressources. Une partie de ces informations seulement est visible dans les tutoriels, mais donne un bel aperçu de ce qu’il est possible de faire avec ces outils et les travaux de la ROUT accessibles aux familles.

Les cartes numériques créées à partir des données de la ROUT et intégrées dans les tutoriels de cartographie sont une façon de démontrer à la jeune génération la richesse du travail effectué par les personnes aînées et le potentiel de la cartographie numérique dans la valorisation des connaissances territoriales autochtones. Il est évident que ces tutoriels ainsi que la numérisation et la diffusion des données de la ROUT ne viendront pas remplacer l’expérience directe au sein des territoires familiaux (Poirier, ce numéro), mais ce sont des outils et des sources d’informations qui viennent certainement enrichir l’expérience vécue au sein des territoires familiaux et des territoires d’appartenance.

En résumé, les tutoriels de cartographie favorisent le développement des compétences et des intérêts pour une cartographie alternative ou une contre-cartographie plus en lien avec la mise en valeur et la transmission des savoirs territoriaux autochtones. Dans ce cas-ci, les processus cartographiques sont orientés selon des approches méthodologiques et des objectifs précis visant l’acquisition et la transmission des savoirs territoriaux en lien avec les savoirs écologiques, les savoirs issus de la tradition orale, la toponymie et la responsabilisation des jeunes à l’égard de leurs territoires. En même temps, les outils pédagogiques élaborés encouragent les déplacements et l’occupation des territoires par les familles et par les jeunes, pour la prise de photos et pour valider les savoirs transmis oralement. Les jeunes qui créent ces cartes peuvent décider de les garder privées ou de les partager avec des membres de leur famille, des amis et amies ou autres personnes. Ils peuvent aussi être plusieurs à collaborer sur une même carte. Ils développent ainsi un certain pouvoir et une certaine autonomie sur leur production cartographique.

À l’instar des initiatives menées par le SAT décrites dans la section précédente, les tutoriels de cartographies mettent l’accent sur le processus cartographique, le développement des compétences, la transmission des savoirs territoriaux et l’expérience empirique et multigénérationnelle au sein des territoires ancestraux. En cela, ces initiatives sont des exemples concrets de contre-cartographies et figurent certainement comme des contre-propositions autochtones aux cartographies coloniales et extractivistes dominantes dans les productions cartographiques étatiques et industrielles contemporaines.

Conclusion

Cet article démontre comment des processus cartographiques menés dans des contextes de négociations territoriales servent à la fois à affirmer les droits ancestraux sur les territoires autochtones, à mettre en valeur des pratiques et principes de gestion territoriale et à transmettre des savoirs territoriaux autochtones (Peluso 1995 ; Peterson 2017 ; Willow 2013). Plus précisément, cet article décrit et analyse les retombées des processus cartographiques menés chez les Atikamekw Nehirowisiwok depuis les recherches sur l’occupation et l’utilisation du territoire ancestral (ROUT) réalisées au début des années 1980. Nous avons vu que le Conseil de la Nation Atikamekw (CNA) travaille depuis près de quatre décennies à la collecte de connaissances territoriales liées, par exemple, aux aires d’occupation territoriale, aux noms de lieux, aux itinéraires utilisés depuis plusieurs générations, aux portages et aux sites de campements familiaux actuels et passés. Ces savoirs sont réactualisés et validés par les études et démarches contemporaines de consultations menées par le CNA, le Secrétariat au territoire et les bureaux de gestion territoriale de chacune des communautés atikamekw nehirowisiwok. Par ce travail soutenu de documentation des savoirs territoriaux, les Atikamekw Nehirowisiwok mettent en évidence et affirment les valeurs, les principes et les pratiques qui font partie de wectatowin aski – leurs savoirs et leur mode de gestion territoriale (Jérôme et al. 2021 ; Poirier 2014b, 2017 ; Poirier et al. 2014 ; Wyatt et Chilton 2014).

Les données issues de la recherche sur l’occupation et l’utilisation des territoires ancestraux menée par le CNA ont une valeur politique et juridique importante dans le contexte des négociations territoriales menées auprès des institutions étatiques et des entreprises extractivistes qui ont des intérêts économiques sur les territoires autochtones. Cependant, ce qui est retenu dans cet article n’est pas tant les résultats politiques ou juridiques des négociations territoriales, mais plutôt la valeur sociale et culturelle des processus cartographiques menés par les Atikamekw Nehirowisiwok dans ces contextes de négociation, notamment de leur apport dans la transmission intergénérationnelle des savoirs territoriaux. L’ensemble de ces démarches favorisant la mise en valeur et la transmission intergénérationnelle des savoirs territoriaux autochtones s’inscrit dans des projets de vie autochtones dont la carte n’est qu’un produit ou un outil de plus à utiliser pour cheminer sur la route de l’autodétermination et de l’affirmation sociale, culturelle et politique. C’est la démarche dans son ensemble et non seulement la carte politicojuridique produite dans un contexte de revendication territoriale qui est importante et qui fait sens dans les pratiques d’autodétermination et de souverainetés autochtones. Il est indéniable que les projets de vie formulés et mis en acte dans le cadre de ces démarches cartographiques constituent des visions et des pratiques alternatives aux projets extractivistes dans le modèle néolibéral dominant (Blaser, 2004). En ce sens, ces démarches constituent de véritables « contre-cartographies », une forme de résistance tacite et indirecte à l’hégémonie néolibérale.