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Cet énorme volume, dirigé par l’anthropologue Janet E. Chute de la Dalhousie University et de la Mount Saint Vincent University, est une compilation de recherches biographiques axées sur des figures mi’kmaq ayant vécu sur le territoire du Mi’kma’ki, entre les xviie et xxe siècles. Ces biographies ont été réalisées à partir d’un projet de recherche qui a été mené sur plusieurs années et qui s’est transformé en une collaboration entre des aînés, des érudits mi’kmaw et non mi’kmaw, et des universitaires mi’kmaq. Le but de ce projet était d’encourager les personnes étudiantes à mieux connaître leurs ancêtres tout en contribuant à documenter l’histoire de leur nation (p. 439).
Au départ, le format des entrées biographiques se voulait être le même que celui du Dictionnaire biographique du Canada (DBC), mais il a été écarté par la rareté de sources documentaires. Plutôt, l’utilisation de la tradition orale et de l’histoire orale a permis une connaissance plus profonde des personnes sélectionnées (p. XVII). Ceci n’a pas empêché la mobilisation et l’utilisation de sources archivistiques et d’autres références bibliographiques pour vérifier les informations ou alimenter les biographies. Il n’est donc pas surprenant de mentionner que ces biographies permettent aux Mi’kmaq de se réapproprier leur histoire et de redonner une place aux ancêtres dans leur histoire.
Le volume contient trente-six chapitres biographiques et un chapitre en guise de conclusion sur la spiritualité et la vision du monde mi’kmaw, soit quelque mille pages en tout. Organisées en cinq parties qui correspondent chacune à un district traditionnel et géographique du Mi’kma’ki, les biographies se concentrent en majorité sur des figures des districts de la Nouvelle-Écosse, laissant pour finir une place inégale aux autres districts (une seule biographie est allouée au district du Gespe’gewa’gi, comprenant le nord-est du Nouveau-Brunswick et la péninsule gaspésienne). Parmi les quelques figures présentes dans le volume, nous y apprenons en détail la vie de plusieurs leaders mi’kmaq importants, tels que Jehan Grand Claude, Joseph Julien, Joseph Argimault, Jeannot Peguidalouet, John Denny père et fils et Isaac Gabriel Sylliboy. Toutefois, plusieurs figures mi’kmaq ont été écartées du volume parce que leurs biographies apparaissaient déjà dans le DBC (p. 439). Il n’en demeure pas moins que ces biographies du DBC auraient pu être bonifiées avec de nouveaux éléments et auraient pu être tout de même incluses dans le volume.
Doté d’une richesse généalogique exceptionnelle, le volume démontre à quel point les ancêtres des Mi’kmaq possédaient et maintenaient des connexions familiales étendues sur le territoire traditionnel et comment l’histoire de ces familles était liée. Ceci va à l’encontre d’une historiographie qui est encline à présenter les communautés autochtones comme des entités séparées les unes des autres par le système des réserves apparaissant dès le xixe siècle.
Les nombreuses biographies sont axées sur le parcours d’une personne et parfois de sa famille ou de son clan, mais aussi sur des dynamiques, enjeux et défis qu’ont vécus les ancêtres et les communautés mi’kmaq au fil des siècles. À partir d’expériences individuelles ou collectives qui rejoignent aussi l’historiographie des Mi’kmaq, plusieurs aspects pertinents ressortent de ces biographies : le leadership mi’kmaw, la négociation des relations et le maintien d’une diplomatie politique avec les autorités coloniales, les effets et les réactions au sujet des politiques autochtones et à l’empiètement du territoire par les colons, les stratégies pour faire valoir les droits et besoins de la nation mi’kmaw, les relations avec les colons, les missionnaires et la religion catholique, l’évolution des communautés mi’kmaq et les stratégies économiques adoptées, l’usurpation de certains territoires par les autorités gouvernementales, les conflits fonciers liés aux ressources et à la défense des droits des Mi’kmaq. Ainsi, il devient possible de relier les expériences historiques individuelles des ancêtres mi’kmaq dans le récit historique et de rendre compte de la manière avec laquelle les événements ont affecté les vies des ancêtres et ont façonné les événements à leur tour.
Pour Janet E. Chute, les biographies font ressortir quatre domaines de recherche potentiels en particulier : le leadership mi’kmaw dans la région du Northumberland, l’exercice des protocoles traditionnels relatifs au respect des ressources mi’kmaq (netukulimk), la question controversée de l’identité mi’kmaw-métis et la recherche sur des figures de femmes mi’kmaq, qui, malgré la présence dans le volume de quelques biographies, devrait prendre une place plus importante (p. XXII-XXIII).
Le volume exemplifie la manière dont la communauté scientifique peut bénéficier d’enquêtes biographiques à travers une utilisation de l’oralité, deux éléments qui ne sont pas à l’abri de critiques, notamment dans la discipline historique. Le genre biographique a longtemps été critiqué par cette discipline et ses philosophes (Goyette 2000). On croyait que le genre n’était pas explicatif au sein de la discipline historique parce que l’on considérait les individus dans leur particularité (informative) au détriment d’une histoire explicative. On estimait que l’expérience des individus dans le récit historique ne favorisait pas une généralisation suffisante qui permettrait de tirer des conclusions plus vastes. On reprochait aux biographes de faire l’histoire des grands hommes et non l’histoire des hommes. Or, le présent volume démontre bien que les expériences individuelles peuvent avantageusement constituer une trame historique amenant à comprendre comment les acteurs ont vécu les événements et comment ils y ont réagi. Autrement dit, c’est peut-être en explorant plus en profondeur l’expérience individuelle que nous pouvons saisir réellement les effets de l’histoire sur les communautés autochtones, notamment en ce qui concerne le colonialisme.
L’autre élément, supposément irréconciliable avec la démarche historique, est celui de la tradition orale, qui cherche à se transmettre au fil du temps. On souligne que cette mémoire peut se voir altérée avec le temps et certains éléments qui s’y rapportent ne peuvent être vérifiés. N’en déplaise à la discipline historique, l’utilisation de l’oralité s’est développée depuis quelques années dans les travaux en histoire autochtone, affirmant d’autres formes d’historicité possibles et cherchant à décoloniser d’autres disciplines (Inksetter 2020 : 45). En histoire autochtone, il est bien connu que les sources archivistiques comportent des limites, qui souvent se caractérisent par des biais ethnocentristes sur la figure de « l’autre ». Or, beaucoup de sociétés autochtones transmettent leur patrimoine par l’oralité. C’est pour cela qu’avoir recours à l’oralité permet, en plus de montrer une dimension collective autochtone à l’oeuvre, d’aller plus loin pour obtenir d’autres informations ou interprétations. L’oralité est une source et une méthode valable : elle mériterait plus d’attention de la part des chercheurs et chercheuses en études autochtones.
Nous venons d’avoir la preuve que les Mi’kmaq ont accès à bien plus d’informations que ce que les historiens et historiennes peuvent aujourd’hui reconstruire à partir des documents historiques. En mettant le patrimoine sur papier, les Mi’kmaq viennent de s’assurer de la sauvegarde des informations sur les ancêtres et de la transmission de celles-là aux générations futures. Ainsi, ce volume biographique risque de plaire aux chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à l’histoire des Mi’kmaq et des parcours spécifiques des ancêtres mi’kmaq, à qui des membres de la nation ont cherché à redonner une agentivité, et à honorer leur résistance et leur résilience à travers l’histoire.
Appendices
Références citées
- Goyette, Julien. 2000. « Biographie, narration et philosophie de l’histoire ». Revue d’histoire de l’Amérique française 54(1) : 81-88.
- Inksetter, Leila. 2020. « Histoire et historicité autochtones : nouveaux défis, nouvelles possibilités ». Recherches amérindiennes au Québec 50(3) : 43-54.