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L’exercice de recherche en contextes autochtones n’est pas exempt de tensions pour les universitaires allochtones (Hervé 2020). Au fait de récits troublants sur les dérives éthiques de certaines instances de recherche au milieu du 20e siècle (Kovach 2009 ; Gentelet, Basile et Gros-Louis McHugh 2018), de la fatigue des communautés autochtones envers le déferlement de scientifiques dans leurs milieux (Ford et al. 2016 ; Inuit Tapiriit Kanatami 2018) et de la conscience d’une transformation profonde des traditions de recherche auprès des communautés autochtones toujours en cours (Hervé 2020 ; Koster, Baccar et Lemelin 2012), l’impression d’un terrain de recherche miné s’installe parfois chez les universitaires. Comme le remarquent Leung et Min (2020), des émotions telles que le déni, l’apathie, la culpabilité, la colère et, à l’inverse, un enthousiaste désir de « sauver l’Autre » chez les universitaires et étudiants allochtones peuvent nuire aux efforts de réconciliation dans les milieux académiques. Quelle est la légitimité des universitaires allochtones dans la recherche avec les communautés autochtones ? Comment conjuguer compétences scientifiques spécifiques et privilèges inhérents à la « blanchitude » ?

Cet article fait état du débat académique sur la posture des universitaires en contextes autochtones et de mes réflexions quant à la légitimité de l’exercice de la recherche, dans le cadre d’un projet doctoral sur l’évaluation de la recherche partenariale entre communautés autochtones et universités (Gouin 2021, 2023, 2024). Alors que certains semblent paralysés par une culpabilité coloniale affectant possiblement leur sens critique, d’autres en viennent pratiquement à nier la responsabilité historique des Euro-Américains sur les effets de la colonisation chez les peuples autochtones. En exposant les postures opposées d’intellectuels, il est possible de mettre en exergue la fracture entre ces visions pour faire émerger une position plus nuancée et plus productive pour l’exercice de la recherche : la posture du trait d’union (Fine 1994 ; Gentelet 2009 ; Jones et Jenkins 2008).

Cet article effectue d’abord un retour sur les transformations qui ont marqué l’éthique et la démarche de recherche en contextes autochtones. Puis les postures épistémologiques et éthiques en présence dans le discours actuel sur la production de la recherche en contextes autochtones sont exposées. Enfin, les postures réflexives du trait d’union (Fine 1994 ; Gentelet 2009 ; Jones et Jenkins 2008) et de l’entre-deux (Hervé 2020) sont détaillées.

Comprendre l’évolution de l’éthique et de la démarche de recherche en milieux autochtones

La recherche auprès des communautés autochtones au Canada a connu plusieurs cycles de transformations. Ces cycles de transformations ont des frontières poreuses : on peut les voir comme des courants de pensées et de pratiques qui se chevauchent. Ils se résument à la préposition associée à la recherche : recherche sur, recherche avec, recherche pour et recherche par les communautés autochtones.

Recherche sur les communautés autochtones

Alors qu’au xixe siècle, les Inuit jouent le rôle d’informateurs et d’alliés pour les autorités britanniques, la volonté coloniale du xxe siècle entraîne un changement (Hervé 2020). D’alliés et d’égaux sur le territoire, ils deviennent objets de recherche, assujettis aux intérêts fluctuants des Britanniques et des Canadiens. Les années 1900 à 1970 sont marquées par la recherche sur les communautés autochtones. Entre 1900 et 1940, les anthropologues s’intéressent aux peuples autochtones dans une perspective documentaire, alors qu’on anticipe leur disparition (Hervé 2020). Les études sont alors centrées sur les modes de vie et traditions autochtones, dépeignant ceux « des chasseurs-cueilleurs comme des bizarreries de l’évolution, des curiosités de la nature. (Martin, 2003 dans Wilson 2008 : 48) Entre 1940 et 1970, la recherche migre vers l’étude des structures sociales des peuples autochtones plutôt que de s’attarder sur leurs seules caractéristiques physiologiques (Wilson 2008 : 49). Les récits de dérives éthiques de la recherche en contextes autochtones datant de ces phases sont nombreux. L’expression consacrée « we’ve been researched to death », utilisée fréquemment par des membres de communautés autochtones, en témoigne (Goodman et al. 2018). Kovach (2009) relate de nombreux exemples d’abus éthiques en sciences de la santé : vols d’échantillons sanguins sans le consentement des communautés, utilisation de savoirs écologiques traditionnels pour le développement de produits pharmaceutiques sans retour vers la communauté, entre autres. Mosby (2013) rappelle des projets de recherche en nutrition menés sur des enfants dans des écoles résidentielles autochtones sans le consentement des parents, au milieu du xxe siècle, éliminant l’accès à des soins de dentisterie pour tester les effets d’une alimentation bonifiée de vitamine C et de fluor. En anthropologie, des abus ont également été commis, notamment quant au consentement des participants (Gentelet, Basile et Gros-Louis McHugh 2018).

Les sciences sociales ne sont donc pas exemptes des méfaits éthiques du monde scientifique (Gentelet, Basile et Gros-Louis McHugh 2018), les recherches anthropologiques de l’époque s’inscrivant dans une démarche qui ne tient pas compte des spécificités culturelles du milieu. Comme Hervé (2020 : 14) le souligne, les méthodes de collecte de données des universitaires (entretien, observation participante, etc.) sont mal reçues par les communautés, qui y perçoivent un manque de respect envers l’étiquette locale, car « questionner les autres n’est pas très bien vu dans les communautés inuit. » D’ailleurs, « c’est l’expression péjorative apirquuq, signifiant “celui qui pose des questions”, qui est employée le plus souvent au Nunavik pour désigner l’anthropologue. » (Hervé 2020 : 14) À certains égards, ces perceptions négatives des scientifiques perdurent encore aujourd’hui.

Recherche avec les communautés autochtones

À partir des années 1970, les Inuit – et les Premières Nations également – commencent à s’impliquer dans la recherche (Hervé 2020). La recherche en milieux autochtones s’effectue dorénavant avec les communautés autochtones. Ce courant participatif n’est pas le propre des recherches autochtones. En effet, les années 1960 et 1970 inaugurent « un cycle de luttes urbaines et de contestations étudiantes » (Blondiaux et Fourniau 2011 : 11) qui percoleront dans le monde de la recherche et qui se concrétiseront par une participation accrue des citoyens à la recherche, toutes communautés confondues.

Les années 2000 sont marquées par la mise sur pied de plusieurs cadres éthiques qui perdurent encore aujourd’hui. Des initiatives autochtones pour encadrer l’éthique de la gestion des données émergent, notamment par le biais des principes de propriété, de contrôle, d’accès et de possession (OCAP®) mis de l’avant par un regroupement d’acteurs des Premières Nations en santé publique (Schnarch 2004). Conçus comme un appel à un éveil collectif des universitaires, ces principes fondamentaux souhaitent transformer les rapports coloniaux persistant dans la gestion de l’information en recherche. Aujourd’hui, de nombreuses communautés autochtones se dotent d’une structure d’accueil à la recherche et réclament une gestion des données locales plutôt que leur exportation vers les centres universitaires. Les guides méthodologiques se multiplient et plusieurs universitaires autochtones en sont à l’origine (Kovach 2009 ; Smith 2012 ; Gentelet, Basile et Gros-Louis McHugh 2018, notamment). La participation des communautés autochtones à la recherche est par ailleurs pratiquement devenue une obligation, du moins aux yeux de certains organismes subventionnaires (Conseil de recherches en sciences humaines et al. 2018 ; Chaire de recherche Sentinelle Nord sur les relations avec les sociétés inuit 2019). Le leadership des communautés s’affirme de manière grandissante, alors que des critiques surgissent relativement aux gains des communautés dans leur participation à la recherche. À cet égard, des inquiétudes sont exprimées quant à la possibilité d’un engagement purement symbolique des communautés. La fatigue des communautés relativement aux consultations et le déséquilibre entre la reconnaissance des savoirs scientifiques et autochtones sont aussi soulignés (Gentelet 2009 ; Ford et al. 2016). Par ailleurs, des appels à une plus grande réciprocité et à une meilleure reconnaissance des apports autochtones dans la recherche sont effectués (Gentelet 2009). Par exemple, l’Inuk Tapiriit Kanatami (2018), une organisation nationale représentant les intérêts des Inuit, souligne que les universitaires ont trop longtemps utilisé les communautés inuit comme moteurs d’avancement de leur carrière sans retour du balancier. D’autres critiques sont formulées quant au « polissage » des relations participatives, alors que certains universitaires semblent croire que l’on peut dissiper entièrement les différences entre Autochtones et allochtones par la collaboration, ce à quoi Jones et Jenkins (2008 : 475) répondent : « Ça ne fonctionne pas. »

Recherche pour les communautés autochtones

Face aux critiques qui s’élèvent de plus en plus fortement au tournant du xxie siècle (voir, notamment, Cooke et Kothari 2001), certains évoquent la nécessité de faire de la recherche non seulement avec, mais également pour les communautés. Selon Koster et al. (2012), la recherche doit offrir des bénéfices à la fois aux communautés et aux universitaires impliqués. L’universitaire publie ses résultats de recherche pour faire avancer les connaissances, certes, mais en retire également une reconnaissance de ses pairs et poursuit l’avancement de sa carrière. Pour les communautés autochtones, toutefois, leur seule participation n’est pas une garantie de bénéfices inhérents. Pour qu’une recherche bénéficie aux communautés, elle doit se concentrer sur des problématiques spécifiques au milieu et contribuer à l’élaboration de pistes d’actions menant à leur résolution.

En ce sens, les recherches pour les communautés autochtones s’inscrivent dans le mode 2 de production de connaissances, selon une catégorisation proposée par Gibbons et al. (1994). Alors que le mode 1 représente une façon traditionnelle de faire de la recherche, ancrée dans la création de connaissances en réponse à des problématiques fondamentales, le mode 2 est caractérisé par le fait que « les questions de recherche n’émergent pas exclusivement du monde scientifique, elles proviennent aussi de demandes sociales portées par la société civile et ses différentes organisations. » (Bussières 2018b : 10) À cet effet, Koster et al. (2012) mettent de l’avant la nécessité pour les universitaires d’être flexibles dans l’élaboration de leurs projets de recherche, de manière à pouvoir les adapter aux besoins de la communauté d’accueil. Les demandes des communautés ne sont pas nécessairement prises telles quelles. Elles sont portées en un problème de recherche par le biais d’une interaction entre universitaires et milieux d’accueil. Ainsi, le mode 2 confère un sens plus universel à la problématique de recherche : la problématique coconstruite doit avoir une signification pour tous les partenaires impliqués (Gibbons et al. 1994), les universitaires et les communautés, et ce, même en dehors des contextes autochtones. De cette façon, la recherche est en mesure d’apporter des bénéfices – souvent différenciés – à toutes les parties.

Pour Gibbons et al. (1994), l’approche scientifique adoptée est socialement responsable, et les universitaires font preuve de réflexivité tout au long de leurs projets. Cette approche est également transdisciplinaire. La transdisciplinarité se reconnaît à des cadres conceptuels originaux et en évolution ; à des structures théoriques, des méthodes de recherche et des modes de pratiques singuliers ; à une diffusion continue des résultats auprès des participants, hors des schémas de diffusion traditionnels de la recherche ; et enfin à son dynamisme, où les problématiques sont résolues dans un mouvement plus large de production de connaissances qui s’enchaînent constamment et qui sont diffusées en continu auprès des partenaires (Gibbons et al. 1994).

Dans ce contexte transdisciplinaire, les savoirs scientifiques ne sont plus considérés comme les seuls savoirs valables. Les savoirs pratiques, les savoirs culturels et les savoirs traditionnels autochtones font partie intégrante du processus de coconstruction des savoirs. Les acteurs qui prennent part à l’exercice de recherche portent chacun différents types de savoirs. Pour Després et al. (2004 : 477), « le processus par lequel les porte-parole des différents types de connaissances apprennent à s’écouter et à se comprendre s’appelle l’intersubjectivité », un concept développé par Habermas (1987). L’intersubjectivité nécessite une interaction soutenue entre les universitaires et les communautés. Pour Sebillote (2001 : 12), ce dialogue est essentiel, car « il s’agit […] de bâtir des modèles (représentations) préalables, transitoires, mais partagés par les chercheurs de chaque projet, pour permettre le fonctionnement en commun des disciplines. » Par ailleurs, les exigences en matière de redevabilité sociale entraînent une modification des critères de qualité, qui ne sont plus seulement définis par la communauté universitaire, mais qui impliquent une validation à partir de sources externes (Gibbons et al. 1994). La recherche pour les communautés autochtones appelle donc de nouvelles façons d’établir la validité scientifique des projets de recherche qui s’exercent hors des silos disciplinaires traditionnels.

Du côté des organismes subventionnaires, la recherche pour se traduit par une implication des communautés autochtones dès le commencement des projets de recherche. Cette exigence fait écho à l’importance de développer une problématique de recherche partagée (Bussières 2018a ; Koster, Baccar et Lemelin 2012 ; Gibbons et al. 1994). Les projets de recherche soumis pour financement doivent faire la démonstration que la commande initiale est issue du milieu communautaire et que les résultats de la recherche amèneront des bénéfices clairs aux communautés. Les demandes de subventions doivent être accompagnées de lettres d’appui ou d’une entente de recherche préliminaire du milieu d’accueil qui signifie leur intérêt et la pertinence du projet de recherche pour la communauté (Conseil de recherches en sciences humaines et al. 2018).

Recherche par les communautés autochtones

La recherche par les communautés autochtones est la dernière grande transformation du milieu et se rapporte à l’essence même de l’exercice de la recherche (Hervé 2020). Elle se traduit dans les écrits autochtones par un appel à la décolonisation des pratiques de recherche (Kovach 2009 ; Smith 2012 ; Wilson 2008). Cette décolonisation passe par la reconnaissance des ontologies, épistémologies et paradigmes de recherche autochtones. À cet effet, le Collectif Ishpitenimatau Tshikauinu Assi (2018 : 41‑42) évoque la reconnaissance de la valeur des paradigmes autochtones :

Nous devons repenser nos institutions en puisant dans notre propre intelligence collective, nos récits et ce qui mérite d’être défendu plutôt que dans la vétuste grammaire coloniale et étatique. […] Nos philosophies sont toujours valables et leurs fondements épistémologiques sont des valeurs sûres pour évaluer le monde, ses institutions et préparer l’avenir.

La décolonisation de la recherche est mise de l’avant par plusieurs universitaires autochtones qui ont publié des ouvrages théoriques et guides de méthodologie de recherche autochtone (Gentelet, Basile et Gros-Louis McHugh 2018 ; Smith 2012 ; Kovach 2009 ; Denzin, Lincoln et Smith 2008 ; Wilson 2008). L’Université Laval a par ailleurs nommé Michèle Audette, Innue de Uashat Mak Mani-utenam et leader autochtone reconnue, à titre d’adjointe au vice-recteur aux études et aux affaires étudiantes, et conseillère principale à la réconciliation et à l’éducation autochtone à l’automne 2019. En décembre 2020, la publication du plan d’action « L’Université Laval en action avec les Premiers Peuples » annonçait un volet recherche qui « vise à assurer la consolidation et le développement des efforts en la matière et à bien s’arrimer avec les communautés autochtones dans une approche de réconciliation, de partenariat et de coconstruction. » (Université Laval 2020 : 10)

Les recherches avec, pour et par les communautés autochtones prônent le plus souvent une approche de recherche dite collaborative. Pour Koster et al. (2012 : 199), la recherche collaborative est la première étape pour conduire une recherche en contextes autochtones qui s’inscrit dans le paradigme de la recherche autochtone. À leurs yeux, bien que les partenariats de recherche reposent sur une méthodologie développée dans un contexte culturel occidental, la reconnaissance des besoins des communautés impliquées confère à ces partenariats un rôle transitoire dans le processus méthodologique de revalorisation des paradigmes de recherche autochtones. Des travaux précédents détaillent, par le biais d’une recension des écrits, les facteurs de succès de la recherche partenariale en contextes autochtones et mettent en exergue le point de vue des universitaires autochtones (Gouin 2021).

L’exercice de recherche en contextes autochtones : quelle posture pour les universitaires allochtones ?

La légitimité et la posture des universitaires allochtones en contextes interculturels font l’objet de vifs débats dans la communauté scientifique. Ces débats n’ont à certains égards rien de neuf : ils sont issus des courants tiers-mondistes et postcolonialistes qui émergent au détour des années 1970 (Ashcroft, Griffiths et Tiffin 2013). Ils demeurent pourtant des plus actuels dans l’exercice de recherche en contextes autochtones, alors que le nombre d’universitaires d’origine autochtone est grandissant et bouscule l’ordre établi (Hervé 2020).

Chez certains universitaires, le choc et la colère de la reconnaissance des enjeux auxquels font face les communautés autochtones s’accompagnent d’un sentiment de culpabilité (Leung et Min 2020). Des Autochtones sont témoins de cette culpabilité : « Chaque fois qu’ils nous voient, les Canadiens se sentent coupables. » (Manuel et Derrickson 2018 : 324) Selon certains chercheurs postcolonialistes, le citoyen canadien reste un colon par nature. Sa responsabilité et sa complicité dans la violence coloniale envers les communautés autochtones demeurent donc entières (Kouri et Skott-Myhre 2016). Aux yeux de Kouri et de Skott-Myhre (2016 : 282), « le colon contemporain (et ses ancêtres avant lui) reconstruit constamment l’histoire, mettant de l’avant sa propre arrivée comme le point de départ du monde, niant toujours la présence antérieure des peuples autochtones. » Ce qui se poursuit aujourd’hui, aux yeux d’Alfred et de Corntassel (2005 : 598), n’est que la suite du projet d’éradication entamé au xive siècle, puisque

les colons contemporains poursuivent le mandat de leurs ancêtres impérialistes, non pas en essayant d’éradiquer les signes physiques des peuples autochtones en tant que corps humains, mais en essayant d’éradiquer leur existence en tant que peuples par l’effacement des histoires et des géographies qui constituent le fondement des identités culturelles autochtones.

Kouri et Skott-Myhre proposent de reconnaître l’idée de l’état colonial par nature pour le transformer en action réparatrice, en « renonçant à une identité fondée sur la négation de la violence du colonialisme et notre propre rôle dans l’histoire. » (2016 : 286) Le sentiment d’illégitimité et ses défis peuvent se traduire, pour certains universitaires, par une volonté de quitter le champ de recherche, tandis que, par exemple, « certains anthropologues finissent par abandonner leurs recherches pour laisser la place à des collègues autochtones. » (Hervé 2020 : 4) Aveling (2013), pour sa part, prend la position d’alliée, en posture de soutien à des universitaires autochtones, pour leur permettre de mener leurs propres recherches.

Bruckner (1983 : 276‑277), un essayiste français controversé (Perrin 2020), critique vivement la posture du retrait, qui n’apparaît pas comme une solution adéquate : « Affirmer que nous n’avons rien à leur apprendre […] devient le summum de l’échec et du laisser-aller. » D’une manière plus nuancée, Hamelin (1980 : 386) souligne l’apport potentiel des universitaires allochtones aux problématiques autochtones, alors qu’il évoque que « les Sudistes ont leur rôle à jouer dans l’invention d’un modèle opératoire vraiment nordique qui permettrait une véritable rencontre de toutes ces valeurs dynamiques et sises en paraposition comme les lames joyeuses des aurores boréales. » Menzies (2001 : 32), un anthropologue d’ascendance autochtone, inscrit sa réflexion en ce sens lorsqu’il mentionne que, bien que « sa propre expérience en tant qu’Autochtone puisse guider ses réflexions et ouvrir ses yeux sur des questions importantes, cela ne signifie pas que les chercheurs allochtones n’ont rien à apporter. » Dans le même esprit, Hill et May (2013 : 54) remarquent que

certains chercheurs […] soutiennent que la recherche en contexte maori, par exemple, ne devrait être menée que par des personnes maories. Pourtant, chaque individu, quelle que soit son identité ethnique, possède des capacités différentes à mener une recherche éthique, car chacun possède des expériences et des motivations différentes (à la fois sur le plan culturel, sur le plan personnel et sur le plan de l’expérience de la recherche).

Menzies (2001 : 21) précise que la recherche menée par des non-autochtones en contextes autochtones « n’aura une contribution significative que si les chercheurs modifient leurs approches afin de les inscrire dans un processus de décolonisation. » Dans le même esprit, Ward et al. (2020 : 2) soutiennent que « Wilson (2008 : 58) affirme qu’il est possible pour des universitaires du système dominant de comprendre les concepts des modes de connaissances autochtones et qu’ils devraient le faire “avec la profondeur nécessaire pour une recherche respectueuse des communautés autochtones.” » Or Wilson (2008 : 58) soutient plutôt que les universitaires autochtones « questionnent si, en fait, il est même possible pour les chercheurs du système dominant de comprendre le concept (de la relationnalité) avec la profondeur nécessaire pour mener une recherche respectueuse des communautés autochtones. » Wilson ne mentionne donc pas spécifiquement sa posture relativement aux universitaires allochtones et souligne plutôt les inquiétudes de ses collègues universitaires autochtones quant à la capacité même des universitaires allochtones de réellement saisir les concepts fondateurs de la recherche en contextes autochtones.

Selon Bruckner (1983 : 245‑246), la posture de la culpabilité coloniale occulte la reconnaissance des enjeux sociaux actuels :

Rien n’est plus dangereux que cette idée d’une responsabilité collective, qui se transmet indéfiniment de génération en génération […]. Supposer que les Euraméricains sont naturellement ou culturellement mauvais est aussi paresseux et moralisateur que de faire l’hypothèse inverse : cela évite de réfléchir aux conditions modernes de la violence et de l’oppression.

Pour Bruckner, la posture de la culpabilité est un piège qui enfonce l’universitaire dans l’immobilisme. « La culpabilité est d’abord une figure rhétorique, l’amorce d’une langue de bois ; qui l’utilise est assuré d’avoir le dernier mot et de garder barre éternellement sur ses contradicteurs. » (Bruckner 1983 : 19) Cela étant, la reconnaissance de l’impact de l’histoire coloniale sur nos sociétés demeure essentielle. Les conclusions de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec évoquent clairement « la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuit dans leurs relations avec les services publics », alors que « les structures et les processus en place font montre d’une absence de sensibilité évidente aux réalités sociales, géographiques et culturelles des peuples autochtones. » (Gouvernement du Québec 2019 : 215) À cet effet, DiAngelo (2016 : 252) offre une perspective intéressante sur le racisme systémique, se déculpabilisant sans toutefois se déresponsabiliser en expliquant « qu’il n’a pas mis en place ce système, mais qu’il lui est bénéfique et qu’il est de sa responsabilité d’y mettre fin. »

D’aucuns pourraient associer la réaction épidermique de Bruckner et d’autres intellectuels français dans son sillage (entre autres Zarka 2017 ; Godin 2017 ; Martuccelli 2017, tous rassemblés dans un numéro de Cités titré « Le postcolonialisme : une stratégie intellectuelle et politique »), à l’expression de la « fragilité blanche ». La « fragilité blanche » est un état dans lequel un stress racial apparaît intolérable et déclenche toute une série de mesures défensives, provoquant des émotions telles que la colère, la culpabilité et la peur, ainsi que des comportements tels que l’argumentation, le silence et le retrait de la situation stressante (DiAngelo 2016 : 247). La culpabilité coloniale et les vives réactions qu’elle suscite pourraient donc toutes deux se rapporter à ce réflexe automatique et inconscient selon DiAngelo (2016).

La culpabilité peut aussi mener à un désir de réparation qui affecte le sens critique, entraînant certains universitaires à présenter les Autochtones sous un jour romancé rappelant le stéréotype de l’Autochtone écologiste, non loin de la noblesse de l’homme à l’état de nature de Rousseau :

Ce stéréotype courant repose sur l’hypothèse que les populations autochtones vivent en parfaite harmonie avec l’environnement […]. Ceux qui souscrivent à ce point de vue présentent les populations autochtones comme des « écologistes originaux », des gardiens séculaires de l’environnement dont la sagesse écologique et les liens spirituels avec la terre peuvent servir d’inspiration à ceux qui, dans la société industrielle, recherchent une relation nouvelle et plus durable avec l’environnement. […] Cette posture nie les réalités de la vie des peuples autochtones, réduisant la riche diversité de leurs croyances, de leurs valeurs, de leurs relations sociales et de leurs pratiques à une caricature unidimensionnelle.

Nadasdy 2005 : 292‑293

Présenter un idéal aussi inatteignable a un effet pervers pour les communautés autochtones, puisque « lorsque les populations autochtones ne parviennent pas à se conformer aux normes impossibles de la noblesse écologique, les Euro-Américains ont tendance à les juger sévèrement, comme coupables d’avoir trahi leurs propres croyances et valeurs culturelles » (Nadasdy 2005 : 293), alors que ce sont les allochtones eux-mêmes qui ont contribué à la création de ces standards. Fine (1994) dénonce également ce risque d’une « romantisation » des pratiques et modes de vie du groupe minoritaire.

Pour Delâge (2000 : 525), le sentiment de culpabilité qui habite certains universitaires mène à la rectitude politique, une « attitude qui consiste à éviter systématiquement les paroles ou les actes qui peuvent être interprétés comme offensants pour les personnes appartenant à des groupes minoritaires. » En septembre 2020, le Fonds de recherche du Québec (2020 : 18) relevait, dans un document de réflexion sur l’avenir des universités, l’« accroissement de la “rectitude politique” influençant les discours publics et les débats de société, et imposant des formes de censure. » Ce climat peut conduire à l’autocensure ou à l’évitement, conscient ou non, de certains enjeux pourtant pertinents. Or « la liberté académique demeure une condition nécessaire d’accomplissement de la mission universitaire et de la capacité pour les établissements québécois à faire face aux enjeux nouveaux qui les interpellent. » (Fonds de recherche du Québec 2020 : 66) Pour Delâge (2000 : 526), la rectitude politique et le relativisme culturel qui s’ensuit sont dangereux, car ils peuvent réduire le sens critique et conduire « à des aberrations scientifiques. »

Le relativisme culturel est dénoncé par Chokr (2007 : 31), qui le définit comme suit : « Des cultures différentes ont des principes moraux différents, et les principes selon lesquels les actions et les comportements de tout individu sont (peuvent ou devraient être) évalués et mesurés sont ceux de la communauté à laquelle l’individu appartient. » Latour (2006 : 30) abonde en ce sens, en associant le relativisme culturel à une vision des cultures qui « se répartissent alors comme autant de points de vue plus ou moins précis sur cette nature unique. » Autrement dit, le relativisme induit un biais favorable à une pratique ou à un comportement issu d’une autre culture ou d’un groupe marginalisé – puisque justement issu d’une autre culture – et empêche d’y poser un regard critique. Pour certains, la mise en place de nouveaux cadres d’éthique de la recherche par des organisations autochtones pose des risques : « L’institutionnalisation de la recherche […] peut conduire à […] tenir pour des vérités établies les catégories du discours politiquement correct plutôt qu’à les envisager comme des constructions sociales nécessitant analyse. » (Visart de Bocarmé et Petit 2008 : 19) En ce sens, Delâge (2000 : 525) constate une tendance actuelle en sciences humaines « à écrire l’histoire pour défendre » les Autochtones. Dans cet esprit, des universitaires avancent d’entrée de jeu un « biais en faveur des communautés autochtones » dans leurs travaux (Lachapelle, Thériault et Puana 2018 : 691). Delâge (2000 : 525) y voit une tentative de rééquilibre du discours pour répondre « aux préjugés ambiants et aux anciens récits historiques qui niaient toute pertinence aux Autochtones. » Selon Bruckner (1983 : 250), cette lentille déformante peut conduire à une infantilisation des communautés marginalisées.

Pour les communautés autochtones, cette infantilisation peut prendre la forme d’une analyse historique qui les place en position de victimes impuissantes. Kouri et Skott-Myrhe (2016 : 283) en livrent un exemple lorsqu’ils énoncent qu’au moment de la mise en place de la Loi sur les Indiens, les communautés autochtones étaient trop affaiblies pour se protéger des politiques d’assimilation. Cette façon d’analyser l’histoire néglige la présence des mouvements militants autochtones et réduit les Autochtones au statut de victimes passives. Or, comme le souligne Beaulieu (2013), au cours des années 1800 à 1840, les autorités coloniales reçoivent de nombreuses pétitions de contestation des effets de la colonisation préparées par différentes communautés autochtones. Les luttes autochtones se poursuivent et s’organisent au cours du xxe siècle, comme le rappellent Manuel et Derrickson (2018) dans l’ouvrage Décoloniser le Canada : Cinquante ans de militantisme autochtone. Plus récemment, des victoires juridiques importantes ont permis, dans une certaine mesure, d’affirmer leur pouvoir. On peut notamment évoquer deux décisions rendues par la Cour suprême en 2004 (concernant les nations Haïda et Tlingit de Taku River, en Colombie-Britannique) qui ont renforcé l’obligation de consultation des communautés. Comme le souligne Schulze (2005 : 114), « cette jurisprudence constitue un changement majeur. » Désormais, non seulement la Couronne a l’obligation de consulter, mais il est également prescrit que cette consultation soit « véritable et de bonne foi. »

Par ailleurs, le relativisme culturel peut également mener à une essentialisation des communautés autochtones. En effet, Fine (1994) souligne qu’en opposant l’ « Occidental » et l’« Autre » sous le seul couvert de l’origine ethnique, on élimine tous les autres angles d’analyse, qu’ils soient d’ordres politiques, religieux, sexuels ou socioéconomiques. Eid (2018) abonde dans le même sens lorsqu’il dénonce l’absence de perspectives intersectionnelles dans le concept de blanchitude et son caractère essentialisant.

Passer à l’action, dans la perspective réflexive du trait d’union

À la lumière de ces réflexions sur la culpabilité coloniale, la rectitude politique et le relativisme culturel, comment prendre position en tant qu’universitaire allochtone ? Comment dépasser les sentiments contre-productifs qui semblent miner le chemin de la recherche ? Ces questions appellent une réflexion nuancée qui s’articule par un appel à une participation active à la transformation des institutions dans la perspective d’une reconnaissance de la différence, axée sur le trait d’union (Fine 1994 ; Jones et Jenkins 2008 ; Gentelet 2009).

Assumer sa responsabilité dans la transformation des institutions

L’universitaire oeuvrant auprès de communautés autochtones a une responsabilité quant à la transformation des institutions relativement à la discrimination systémique (DiAngelo 2016 ; Aveling 2013). Les instances de recherche demeurent marquées par les paradigmes de recherche occidentaux qui les ont forgées (Aveling 2013), et l’universitaire doit travailler à les déconstruire, à les décoloniser. La transformation des instances universitaires passe par une multitude d’étapes : la reconnaissance de la valeur des savoirs autochtones, la transformation des modes d’enseignement et de diffusion, la transformation des pratiques de recherche, l’intégration des paradigmes et épistémologies autochtones, notamment.

En ce sens, les bonnes intentions des universitaires qui souhaitent impliquer des Autochtones dans leur démarche de diffusion ne suffisent pas. Par exemple, afin de pallier la sous-représentation des Autochtones dans les milieux universitaires, de nombreux universitaires invitent des acteurs autochtones dans leurs événements et colloques ou pointent du doigt leur absence. Comme le relève Regan (2005), ces événements universitaires demeurent empreints du rapport de force de la société occidentale dominante. Jean-Philippe L. Messier, fondateur et directeur de la Réserve mondiale de la biosphère Manicouagan-Uapishka (RMBMU), évoquait précisément cet enjeu durant la période de questions suivant sa présentation à l’Arctic Circle à Reykjavik, en octobre 2019. Interpellé par une auditrice sur l’absence de représentants innus de son organisation, il rappela le caractère particulièrement « blanc » de l’événement et la nécessité d’une transformation profonde des systèmes en place pour faciliter le dialogue interculturel réclamé. Qui plus est, il y a lieu d’interroger la légitimité d’un seul acteur autochtone invité comme représentant d’une nation. Mohan (2001) et Cornwall (2008) remarquent qu’il y a là un risque d’homogénéisation des communautés, en particulier si on entend faire la démonstration de la valeur de la recherche en tenant compte du point de vue d’un seul porte-parole ou d’un seul groupe d’une communauté, soit celui qui accepte de se présenter à l’événement. McKenna et Main (2013 : 116) rappellent d’ailleurs que, le plus souvent, « les acteurs clefs qui jouent le rôle de porte-parole occupent des fonctions importantes dans le tissu social des communautés, mais que les idées et les priorités de ces informateurs clefs au sujet d’une collectivité donnée ne correspondent pas nécessairement à celles de leurs membres et peuvent même entrer en conflit avec celles-ci. » Par ailleurs, un sentiment d’instrumentalisation peut envahir la personne autochtone, qui se trouve fréquemment sollicitée comme représentante de sa nation.

Il faudra donc plus que des invitations lancées à des représentants autochtones. Comme Gentelet (2009 : 144) le souligne, les transformations nécessaires dans le monde académique sont des transformations fondamentales :

Les critiques des universitaires autochtones doivent nous conduire à voir plus loin que les réajustements méthodologiques et institutionnels, même s’ils reposent sur des considérations éthiques. La remise en question est beaucoup plus profonde. Elle est ancrée dans l’essence même du processus de réflexion et de production du savoir scientifique puisqu’elle nous amène au coeur des défis reliés à l’arrimage des perspectives ou encore, plus largement, à la collaboration intellectuelle entre les chercheurs autochtones et non autochtones.

Cette collaboration passe par la reconnaissance du leadership autochtone et de la valeur de ses épistémologies et paradigmes de recherche. Lorsque l’universitaire reste ancré dans les paradigmes occidentaux, il « nie la capacité d’action, d’implication et de réflexion des sociétés ou groupes visés dans les recherches. » (Gentelet 2009 : 145) Cette reconnaissance passe-t-elle par un désaveu des paradigmes, épistémologies et méthodologies propres à la recherche occidentale ? Pas nécessairement, la position de l’entre-deux apparaissant comme la plus productive :

plutôt que de choisir un camp ou un autre, de travailler à l’intérieur d’un cadre disciplinaire ou un autre, d’être au service des Autochtones ou au service de la science, il me semble plus fructueux de choisir la position précaire et déstabilisante de l’entre-deux.

Hervé 2020 : 17

La position de l’entre-deux proposée par Hervé n’est pas sans rappeler la perspective du trait d’union (Gentelet 2009 ; Jones et Jenkins 2008 ; Fine 1994).

Accepter l’inconfort

Le trait d’union (Fine 1994 ; Jones et Jenkins 2008 ; Gentelet 2009) appelle à une reconnaissance de la différence et des impacts de l’histoire coloniale sur nos sociétés, sans pour autant tomber dans la culpabilité ou le relativisme culturel. La rencontre entre universitaires allochtones et Autochtones met en exergue les différences en présence. « Plutôt que d’essayer de la supprimer, nous […] [devons réfléchir] à la manière d’établir un pont, ou encore un trait d’union, entre les différentes perspectives (autochtones / non autochtones). » (Gentelet 2009 : 147) En ce sens, l’universitaire ne peut se prétendre transparent (Fine 1994). Il doit reconnaître sa propre posture et son impact sur son travail de recherche. Pour Fine (1994 : 74), les recherches sur l’« Autre », qui présentent les communautés marginalisées comme une masse homogène flottant librement, coupée des contextes d’oppression, et qui donnent aux universitaires le rôle de transmetteurs neutres et invisibles, s’inscrivent dans la « recherche sur ». Comme Kovach (2009 : 7) le souligne, nous savons ce que nous savons en fonction de notre perspective : « On sait ce qu’on sait selon où on est. »

Jones et Jenkins (2008 : 480) remarquent que « le trait d’union exige idéalement une posture de vulnérabilité alerte ou de reconnaissance de la différence, plutôt qu’une posture de compréhension empathique qui tend à réduire la différence. » Autrement dit, la perspective du trait d’union implique que l’universitaire adopte une posture réflexive constante. La réflexivité joue un rôle essentiel pour permettre de poser un regard sur soi-même, dans l’action, en reconnaissant sa position, sa posture et en faisant preuve de sens critique. Schön (1994) perçoit la posture réflexive du praticien comme une capacité à réagir dans l’action et à adopter une distance critique relativement à ses compétences. La réflexivité permet aux universitaires d’exercer un sens critique sur leurs propres agissements pour les remettre en question et les améliorer en continu. Pour Bussières (2018a : 144), rapportant les propos de Giddens et Meyer (1994 : 45), la réflexivité va au-delà d’une réflexion sur ses propres pratiques, pour inclure les pratiques sociales en entier : « La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constants des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. » Comme Hervé (2020 : 12) le remarque, l’« engagement [de l’universitaire] doit être réflexif mais également critique, c’est-à-dire qu’il ne doit pas être absolu, ni nous mener à renoncer de façon radicale à notre position […] [d’universitaire], à nos méthodes, à nos concepts et à nos façons de penser. »

La perspective du trait d’union permet de juguler la culpabilité coloniale. En s’engageant dans la recherche, en « travaillant le trait d’union » (« working the hyphen » comme le disent Jones et Jenkins 2008 ; Fine 1994), l’universitaire reconnaît les impacts de l’histoire coloniale sans pour autant s’abandonner à la commisération. « Travailler le trait d’union » implique de s’engager dans une démarche transformative et réflexive qui s’attarde aux tensions générées par les différences sans tenter de les effacer (Jones et Jenkins 2008). Sans tenter de s’effacer lui-même, l’universitaire reconnaît sa présence, sa posture et ses privilèges, mais également les compétences qui lui sont propres. « Travailler le trait d’union » implique une réflexion critique et éthique constante sur les façons de faire de la recherche (Fine 1994). Comme le souligne Fine (1994 : 75), cette réflexion est forcément inconfortable et ne sera jamais « aboutie » ni terminée, condamnée à l’entre-deux décrit par Hervé (2020). Mackinlay (2007) suggère de trouver un confort dans l’inconfort. Accepter l’inconfort permet de se prémunir de la rectitude politique – ou du moins d’anticiper les critiques. Cet état d’esprit garantit une sensibilité envers les enjeux abordés.

Le trait d’union permet de réduire les risques de relativisme culturel, car la reconnaissance des différences n’empêche pas l’étude des phénomènes d’intérêt. En ce sens, la posture du trait d’union n’est pas exempte de tensions. En examinant les relations de pouvoir en place et en inscrivant le tout dans une perspective historique, l’universitaire allochtone permet à ses partenaires autochtones de réellement prendre leur place. Tout l’inconfort de cette réflexion crée une tension : c’est « la fécondité de la collaboration. » (Jones et Jenkins 2008 : 483) C’est une posture inconfortable, contre-intuitive même, dans le cadre de laquelle on ne tente pas de parvenir à un accord. La mise en relation « entre des perspectives différentes ne doit pas être reçu[e] comme une étape intermédiaire en vue d’arriver à terme à un consensus ou une synthèse » (Gentelet 2009 : 147), car « il n’y a pas une vérité à découvrir, mais plutôt un dialogue à engager. » (Hervé 2020 : 18) C’est l’occasion de réaffirmer les différences pour construire une collaboration fondée sur ces différences et non sur un désir d’aplanissement des altérités. La collaboration entre Autochtones et allochtones dans l’acte de recherche peut être perçue comme un « espace relationnel partagé de confiance mutuelle », à la manière du « wampum à deux rangs, un traité de coexistence pacifique entre les colons et les Premières Nations. » (Viswanathan 2019 : 215) Comme Fine (1994 : 72) le remarque, « travailler le trait d’union » implique pour l’universitaire de comprendre toutes les relations en présence : sa relation aux contextes, les relations des collaborateurs aux contextes et les relations humaines des différentes parties impliquées entre elles. Ces relations s’inscrivent en kaléidoscope : l’universitaire reconnaît qu’elles sont en changement constant, évitant de fait d’essentialiser les parties.

Conclusion

Pour conclure, la recherche en contextes autochtones appelle à la nuance et à une réflexion approfondie sur le rôle des universitaires allochtones. Une reconnaissance de l’évolution de la recherche en contextes autochtones dans le temps permet de comprendre l’importance des balises éthiques aujourd’hui en place. Tout au long de mon parcours doctoral, l’adoption d’une posture réflexive m’est apparue comme une solution adéquate pour contrer les postures contre-productives de la culpabilité coloniale et du relativisme culturel. Cette posture réflexive est axée sur le maintien de mon identité de chercheuse et de mes compétences professionnelles. Elle s’inscrit directement dans la perspective du trait d’union. Cette perspective de l’entre-deux, inconfortable par moment, permet à l’exercice de la recherche partenariale de s’inscrire dans un climat de confiance mutuelle entre communautés autochtones et universitaires. Elle ne nie pas les différences, mais considère plutôt l’ensemble des relations en présence, dans une perspective elle-même fondamentalement relationnelle et transformatrice.