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On chante souvent les louanges du métissage au Québec en célébrant l’idée que la culture québécoise est le fruit d’un important métissage physique, culturel et affectif avec les peuples autochtones. Ce discours circule depuis longtemps dans la littérature et la culture québécoise, mais a pris de l’ampleur ces dernières années. Si l’idée d’une société historiquement métissée et porteuse d’une culture contemporaine hybride qui en découle semble peut-être positive pour sa reconnaissance de l’apport des civilisations autochtones à la collectivité québécoise, ainsi que son rejet de la notion d’un peuple « pure laine », dans cet article, je me joins aux voix qui s’élèvent pour dire qu’il faut regarder de plus près. Premier indice qu’il faudra freiner les ardeurs du métissage : selon Chelsea Vowel, avocate, blogueuse et auteure de Indigenous Writes: A Guide to First Nations, Métis, and Inuit issues in Canada, plusieurs organisations québécoises, parfois ouvertement liées à des groupes de suprématie blanche telle la Meute, réclament le droit de s’identifier Métis ou Autochtone dans le but de s’opposer aux droits autochtones dans leur région (Vowel 2016 : 45-48)[1]. Deuxième indice révélateur : les recensements récents font état d’une augmentation de 149 % du nombre de personnes qui s’identifient Métis au Québec de 2006 à 2016[2], ce qui représente la croissance la plus rapide au Canada. Ce phénomène ne s’explique aucunement par un taux de natalité très élevé chez les Métis, mais plutôt par le révisionnisme historique comme le signalent de façon convaincante Adam Gaudry et Darryl Leroux dans White Settler Revisionism and Making Métis Everywhere: The Evocation of Métissage in Quebec and Nova Scotia (voir aussi la version française : Leroux 2019). Mais d’autant plus intéressant pour cet article, il y a considérablement plus d’hommes que de femmes qui se sont déclarés Métis aux recensements en 2006 et en 2016, et l’augmentation est également plus importante du côté masculin[3]. Alors pourquoi est-ce que le métissage québécois semble toucher les hommes plus particulièrement ? Comment expliquer ce phénomène ? Si Vowel, Leroux, Gaudry et d’autres analysent l’auto-identification métisse par l’entremise des recensements et des organisations dites métisses au Québec, pour ma part, je m’intéresse au rôle que joue la masculinité dans la création de ce discours dans les productions culturelles québécoises. Sans mettre tous les partisans du métissage dans le même bateau que la Meute, il me semble néanmoins essentiel de réfléchir à l’utilité discursive du métissage pour ses promoteurs contemporains. L’idéalisation de certaines identités métisses et leurs productions culturelles émerge peut-être à travers des contacts intergroupes prolongés, mais le pari de cet article est qu’on n’a pas accordé assez d’attention au rôle des relations de pouvoir façonnées par le colonialisme et ses héritages.

Bien sûr, il n’y a pas qu’au Québec qu’un discours « métis » circule. On pense, entre autres, à John Ralston Saul qui a proposé un Canada « métis » dans A Fair Country (2008). La notion de métissage entre Franco-canadiens et Premières Nations n’est d’ailleurs pas nouvelle et hante la fameuse question identitaire québécoise depuis longtemps. À certains moments, le métissage a équivalu à une perte identitaire inquiétante[4]. Paradoxalement, il a conféré aux Québécois une pérennité continentale et un discours d’altérité et de décolonisation[5]. La manifestation la plus récente du métissage correspond à cette deuxième situation. Or, le discours de métissage peut entretenir un rapport particulier à l’inégalité que j’examinerai en comparant le « feeling » qu’ont certains hommes blancs québécois d’être le fruit d’un important métissage entre les peuples autochtones et franco-québécois aux écrits de certaines écrivaines et savantes innues qui abordent le sujet sous un autre angle. Je commence avec une analyse du rôle que jouent certaines formes de masculinité dans l’édification du discours de métissage dans deux textes : l’essai Amériquoisie (2016) du médecin-écrivain blanc Jean Désy, et le documentaire L’empreinte (2015) avec, en vedette, Roy Dupuis. Je m’intéresse à Amériquoisie et à L’empreinte en raison de leur engagement explicite avec un récit de métissage au masculin. Je mets les éloges du métissage tel que conçu dans Amériquoisie et L’empreinte en contraste avec des extraits de Je suis une maudite sauvagesse de l’écrivaine innue An Antane Kapesh, et des récits oraux innus rapportés par l’anthropologue blanche et québécoise Sylvie Vincent, et sa collaboratrice, la poète innue Joséphine Bacon. Bien que le nombre de livres et de films québécois qui mobilisent des « feelings » métis finit par constituer un corpus assez imposant (voir Morency 2007 : 90), faute d’espace, je me concentre sur ce corpus restreint, mais néanmoins représentatif, à mon avis, d’un débat plus large que j’espère alimenter. L’exhaustivité étant impossible, l’analyse proposée se veut surtout emblématique du fonctionnement intersectionnel[6] de la masculinité et du colonialisme au Québec contemporain, mais ne vise aucunement à commenter les textes étudiés dans leur totalité.

Le métissage et les masculinités

Dans Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux d’un lexique, Laurier Turgeon (2004) analyse les multiples termes employés pour décrire et théoriser des phénomènes de transferts et de transformations culturelles et leurs glissements sémantiques depuis le début du xxe siècle. Il soulève que ce lexique, « caractérisé par des mots comme acculturation, transculturation, interculturation, traduction, métissage, créolisation et hybridation », a connu des mutations qui s’expliquent par les contextes sociopolitiques qui leur ont donné naissance et les tensions idéologiques qui agissent sur leur sens (ibid. : 53). Il conclut qu’en dépit de l’inflation de ces mots mis en oeuvre depuis un demi-siècle, « on y constate une redondance sémantique et des glissements perpétuels de sens, voire une certaine pauvreté conceptuelle dans l’usage de ces mots » (ibid. : 67). Si le lexique employé pour décrire des croisements entre cultures varie énormément, pour ma part, je m’intéresse à la valorisation nostalgique sinon hyperbolique du concept du métissage dans plusieurs productions culturelles contemporaines québécoises. Selon les recherches présentées dans cet article, la fétichisation actuelle du terme métissage et sa surutilisation abstraite au Québec ont parfois conduit à des théories et des usages qui négligent les inégalités matérielles et quotidiennes et peut-être, surtout, les relations économiques fondées sur les récits raciaux et nationaux. Bref, même si aujourd’hui le discours du métissage québécois semble renvoyer à la célébration d’une pluralité admirablement complexe, comme on verra dans le présent article, ce même discours peut également soutenir des identités normatives, telle la masculinité hégémonique blanche.

Les spécialistes des masculinités partent tous, sans exception, d’un constat simple : la notion de la masculinité résiste à la définition simple ou singulière. Dans les années 1970, ce sont les féministes qui ont démontré la nécessité d’étudier les hommes en tant que catégorie sociale de sexe et non plus en tant que cas général du social. Les années 1990 ont vu émerger les innovateurs du champ en anglais, comme Steve Craig, Raewyn Connell, Michael Messner, Michael Kimmel et un peu plus tard, Jack Halberstam, qui ont tracé les contours des masculinités multiples, fluides et en transformation, et pour la plupart, blanches. Dans Des Men’s Studies aux Masculinity Studies : du patriarcat à la pluralité des masculinités, Jean-Yves Le Talec retrace les étapes de la problématisation des masculinités et les débats suscités. Selon Le Talec, « le fait d’objectiver les hommes, non plus comme représentant de manière tacite l’ensemble de la société, mais en tant que groupe social engagé dans un rapport hiérarchique autour d’enjeux matériels a constitué une rupture épistémologique majeure » (Le Talec 2016). Alors aux débuts des études sur les masculinités, on a misé sur le fait que les hommes sont soumis à des injonctions sociales liées à leur genre, tout comme les femmes le sont, afin de corriger le biais androcentrique, mais aussi afin de problématiser les rapports de pouvoir. Pour ce faire, la notion de masculinité hégémonique, développée par la féministe australienne Raewyn Connell et aujourd’hui d’usage très fréquent dans le champ, emprunte le concept d’hégémonie à l’étude des rapports de classe d’Antonio Gramsci : « le concept d’hégémonie renvoie à la dynamique culturelle par laquelle un groupe revendique et maintient une position sociale de leadership » (Connell 2014 : 74). Pour Connell et d’autres théoriciens du masculin, la masculinité est toujours relationnelle, elle présente une diversité d’expressions, elle est dépendante du contexte social, mais aussi, elle est historiquement dynamique. De plus,

le nombre d’hommes qui se conforment rigoureusement au modèle hégémonique dans son entier est sans doute assez limité. Pourtant la majorité des hommes bénéficient de cette hégémonie, en tant qu’ils bénéficient des dividendes du patriarcat, c’est-à-dire des avantages que le groupe des hommes tire de la subordination des femmes

Connell 2014 : 77

Le fait que plusieurs chercheurs ont aujourd’hui exploré les masculinités pratiquées par des femmes éloigne de plus en plus le concept de tout essentialisme (Halberstam 1998). Depuis les travaux de Judith Butler qui prône une approche interactionniste au genre, on sait que la masculinité n’est pas simplement une qualité, ou une liste de qualités individuelles, mais est plutôt « constituée par la force de l’exclusion et de l’abjection, qui produit un dehors constitutif au sujet, un dehors abject, qui est après tout à l’intérieur du sujet, sa propre répudiation fondatrice » (Butler 1993 : 3). Autrement dit, la création d’une masculinité normative nécessite l’exclusion et la répudiation continuelle des identités abjectes ou ratées. Il faut nommer, dégrader et exclure tout ce qui n’est pas masculin pour que la masculinité hégémonique règne. Selon la formule citée « Dude, You’re a Fag » de C.J. Pascoe, la position « abjecte » est souvent occupée par le « fag » (insulte homophobe qui ressemble peut-être au mot « pédé » en français), ou bien par la femme, en tant que « spectre menaçant » qui constitue la masculinité hégémonique en déniant la subjectivité queer et féminine (Pascoe 2012 : 15). Ou comme l’explique particulièrement finement Kimberly Hutchings :

Le seul élément absolument figé dans le concept est sa signification de valeur supérieure dans une dynamique formelle de valorisation. En d’autres termes, pour qu’une qualité soit identifiée à la masculinité hégémonique, elle ne doit pas être identifiée à une caractéristique masculine substantielle, mais plutôt être différenciée des autres alternatives féminisées et masculinisées dans la hiérarchie appropriée

Hutchings 2008 : 394

La masculinité hégémonique est ainsi un signifiant vide, un dessus qui n’existe qu’en se contrastant à un dessous.

Au Québec, comme ailleurs, la masculinité hégémonique s’est transformée à travers les années en fonction du contexte sociopolitique. Jeffery Vacante trace les contours historiques des masculinités au Québec et souligne à quel point les identités masculines ont changé avec le temps et l’espace. Par exemple, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, le clergé promeut un idéal domestiqué de la virilité lié au terroir : « Cette forme disciplinée de la virilité s’exprimerait pleinement sur la terre, où une structure patriarcale pourrait être conservée dans la maison et l’Église pourrait continuer à exercer son autorité au sommet de la hiérarchie sociale » (Vacante 2012 : 24). L’Église favorise ce modèle masculin du terroir spécifiquement en contrepoint d’une masculinité « sauvage » que le clergé considérait comme étant grossière à cause de ses racines remontant aux coureurs de bois. La masculinité rebelle des coureurs de bois, associée à la laïcité, semblait trop indépendante et licencieuse pour les besoins de l’Église qui y voyait une menace (Vacante 2012 : 24-25). Par exemple, l’historien jésuite Pierre François-Xavier de Charlevoix s’inquiète en 1743 de « l’attirance que les jeunes hommes éprouvent pour le mode de vie sauvage qui consiste à ne rien faire, à n’être retenu par rien, à poursuivre toutes ses pulsions et à se mettre au-delà des possibilités de correction » (Vacante 2012 : 139).

Comme le souligne Vacante, les mêmes qualités – l’indépendance et la liberté – qui avaient maintenu les coureurs de bois en marge du récit historique pendant une bonne partie du xixe siècle, étaient devenues au xxe siècle, celles qui ont mené à leur réintégration dans l’histoire du Canada français. Le processus de racialisation est continu, latent et sans cesse renouvelé (Bonilla-Silva 2019) et sa mythologie est fluctuante aussi. Mais malgré ces réorganisations identitaires constantes, plus ça change, plus c’est la même chose. Le coureur de bois a été transformé en héros viril pour répondre aux besoins d’un auditoire masculin blanc, franco-canadien moderne qui se réconcilie avec les changements liés à l’industrialisme et à l’urbanisme, luttant pour réaffirmer sa virilité (Vacante 2012 : 142). Aujourd’hui, à l’ère du féminisme, de la mondialisation, mais aussi de la réconciliation depuis le rapport de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) et le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, qu’en devient la masculinité hégémonique au Québec ? Comment est-ce qu’elle répond et réagit aux appels à la conscientisation des non-Autochtones par rapport aux legs concrets des pensionnats autochtones et aux injustices qui continuent d’affecter les Premières Nations, les Inuits et les Métis ? Pour commencer à répondre à ces questions, ainsi que celle du révisionnisme historique qui touche plus particulièrement les hommes, j’analyserai les sentiments métis au masculin contemporain tout en mettant en exergue son héritage colonial. Car selon le sociologue américain Eduardo Bonilla-Silva, « que ce soit consciemment ou non, nous nous sentons tous la race parce que la catégorie est produite non seulement ‘objectivement’ mais subjectivement » (Bonilla-Silva 2019). « Tout comme la classe et le genre, la race ne peut pas prendre vie sans être imprégnée d’émotions, ainsi, les acteurs et actrices racisé.e.s ressentent le poids émotionnel de leur emplacement catégorique » (Bonilla-Silva 2019). Autrement dit, les sentiments raciaux ont une histoire (Denzin 1984). « Les subjectivités raciales et les émotions qui les accompagnent sont le produit de dynamiques historiquement spécifiques et ne génèrent pas d’identités innocentes » (Bonilla-Silva 2019).

Amériquoisie et « métisserie »

Publié en 2016, Amériquoisie rassemble plusieurs récits personnels et introspectifs et raconte les multiples voyages en Amérique du Nord du médecin-écrivain québécois Jean Désy. Sur la quatrième de couverture d’Amériquoisie, Jean Désy s’autodécrit comme « écrivain, médecin et voyageur ». Désy explique, dès le début : « le grand leitmotiv de cet essai, c’est le fait métis, le métissage physique, bien sûr, mais surtout la métisserie culturelle » (2016 : 5). Il invente même un mot, « métisserie », pour indiquer non seulement le métissage culturel, mais « affectif, spirituel, idéel » entre Canadiens français et Premières Nations, car pour Désy « l’avenir harmonieux de ce pays passe par la métisserie » (ibid. : 7). Désy enracine ses récits de voyage dans la figure du coureur de bois qui vient surtout encadrer ce qu’il appelle « ses aventures nomades ». Par exemple, il raconte comment ses ancêtres, « des Français fraîchement débarqués en Nouvelle-France pour échapper aux tracas européens, ou tout simplement par goût de l’aventure, se sont épris du mode de vie des Autochtones » (ibid. : 22). « Pas tous, bien sûr », précise-t-il, mais « plusieurs ont ‘pris le bois’. Ils ont aimé les Indiennes. Ils ont adoré pêcher et chasser » (ibid. : 23). En personnalisant et sentimentalisant le coureur de bois, Désy trace un lien direct entre cette figure historique et sa propre vie du présent. Il écrit : « il existe encore dans le paysage des traces des coureurs de bois et de froid qui ont aimé parcourir l’Amérique » et « ces traces jouent un rôle en moi, je le sens, et avec intensité. Plus que jamais, je me sens issu de l’humanité du continent nord-américain tout entier » (ibid. : 25-26). L’écrivain note l’intensité de son émotion par rapport aux coureurs de bois à plusieurs reprises, mais aussi, remarquons que le coureur de bois évoque pour Désy le goût de l’aventure, de la pêche, de la chasse et des femmes autochtones. Quand Désy exprime son désir de se lier à ce qu’il appelle le « mode de vie des Autochtones », expression réductrice étant donné les multiples et diverses Premières Nations, ou bien, quand il écrit qu’il est « issu de l’humanité du continent nord-américain tout entier » (ibid. : 25-26), ces désirs se prêtent spécifiquement à des fantaisies de l’homme-blanc-cis-hétéro assez stéréotypées mais surtout, il s’agit d’une conception du métissage intime sinon individualiste, son biais idéologique étant tout à fait évident.

Il est à noter que le nomadisme contemporain de Désy lié à l’aventure diffère énormément du nomadisme traditionnel de certaines Premières Nations en Amérique du Nord. Pour ces derniers, le nomadisme permettait d’assurer la vie matérielle et exigeait une soumission aux rythmes saisonniers qui pouvaient inclure des activités de chasse, de cueillette, et la traite. Par contre, le nomadisme de Désy dans Amériquoisie consiste principalement en des activités de loisir, de tourisme et parfois de sa pratique de la médecine. Il me semble trompeur de transposer le nomadisme de certaines Premières Nations sur les activités de loisir et de tourisme. Mais, même si on prend le nomadisme de Désy dans son sens le plus abstrait, en regardant de près, il est surtout préoccupé par sa liberté individuelle. Par exemple, dans un passage qui décrit un de ses voyages dans l’Ouest, il explique sa haine des frontières, mais son ressentiment est moins marqué par les enjeux sociopolitiques que par une résistance à l’idée de la subordination :

Mais en tant que nomade, moi qui n’aime pas le concept de frontière et qui tolère mal d’être tenu en laisse ou de devoir passer ‘officiellement’ quelque frontière que ce soit, il m’a semblé que ces contraintes étaient moins perceptibles dans l’Ouest. Je n’apprécie pas beaucoup les êtres qui créent des bornes. J’essaie constamment de ne pas être brimé par les normes. Je ne souhaite jamais être soumis aux dogmes

Désy 2016 : 22

Le choix de vocabulaire dans ce passage est frappant. Désy « tolère mal d’être tenu en laisse » ou « d’être brimé » ; il n’aime pas les « contraintes » et les « bornes » ou les « normes ». Il ne supporte pas l’idée que quelqu’un pourrait l’empêcher d’agir librement, ou le forcer à rester enfermé ou délimité. Alors son nomadisme traduit avant tout un refus de soumission à une quelconque autorité, et une louange de l’aventure liée à la circulation individuelle libre et une masculinité qu’on pourrait appeler contre-culturelle. L’auto-identification de Désy en tant que nomade est sans doute un geste d’autoautochtonisation, mais aussi, notons que son nomadisme n’a rien à voir avec la soumission aux rythmes saisonniers du nomadisme traditionnel de certaines Premières Nations, bien au contraire. Le nomadisme de Désy est décidément lié à un désir de maîtriser ses environs.

Désy raconte ses voyages dans l’Ouest américain, de Joshua Tree à Las Vegas en passant par l’Idaho et le Montana où il a ressenti « un profond sentiment d’appartenance » (Désy 2016 : 20). Il a « vécu de réelles euphories de vivre en vagabondant dans ces espaces encore peu habités, en campant, en marchant dans la neige un premier juillet, à plus de 2 000 mètres d’altitude, en buvant l’eau de source, en découvrant des fleurs nouvelles » […] (ibid. : 20-21). Et il avoue qu’il a rencontré plusieurs Américains possédant « une envie de liberté proche de ce que moi, toute ma vie, j’ai souhaité vivre » (21). La marche en altitude et le goût des hautes montagnes, symbole évidemment phallique, provoquent chez Désy « une réelle sensation de domination » (41). Pas la domination des choses ou des autres, il assure la lectrice. Désy fait plutôt référence à la sensation de « dominer ses propres peurs, les plus ancestrales comme les plus souterraines » (41). Et « on écrit comme on grimpe », explique-t-il, « en privilégiant l’inconnu et même le dangereux » (79). Bref, comme le proposent Mark Casey et Thomas Thurnell-Read qui explorent le tourisme au masculin,

nous manquons souvent de s’interroger sur les notions genrées d’indépendance, d’aventure et de risque qui sous-tendent une grande partie de l’expérience et de la pratique du tourisme. En effet, un chevauchement considérable peut être identifié entre les marqueurs d’un voyage réussi et les notions de dureté, d’indépendance et de résilience face au risque et à l’adversité mis au premier plan dans la masculinité hégémonique.

Casey et Thurnell-Read 2015 : 1

De plus, malgré sa peur d’être tenu en laisse, finalement, Désy change de place librement et facilement et ces voyages fournissent la matière à son essai aventureux. Mais comme nous verrons dans la prochaine section, ce genre de voyage libre et aventureux n’est pas accessible à tout le monde.

Je suis une maudite sauvagesse et Les contraintes spatiales de la race

Depuis Orientalisme d’Edward Saïd, nous savons que le voyagement découle d’une situation de pouvoir inégal et est intimement lié à la production du savoir. Les hommes européens ont historiquement eu les moyens de se déplacer pour observer « les Autres », et ensuite, de produire du savoir à leur égard, souvent sans consentement et sans inclure les perspectives des « Autres ». Comme l’explique finement Sherene Razack, « interroger les corps qui voyagent dans les espaces, c’est […] inévitablement suivre les multiples systèmes de domination » (2002 : 15). Autrement dit, l’espace n’est pas innocent (Razack 2002 : 13) et le voyage à travers l’espace ne l’est pas non plus. Notons, par exemple, la différence entre la circulation libre que décrit Désy et le tableau d’enfermement peint par l’écrivaine innue An Antane Kapesh dans Je suis une maudite sauvagesse, un essai d’importance incontournable pour sa volonté politique et poétique. Dans cet essai publié en 1976 en innu et en français, l’écrivaine condamne la domination systémique du Blanc :

Aujourd’hui, moi une Indienne, quand je m’ennuie trop à rester toujours au même endroit, il n’y a qu’aux alentours de ma maison que je me promène et je sais qu’aussi longtemps que je vivrai, jamais je ne pourrai m’évader de l’enclos où le Blanc m’a enfermée […] Notre territoire ne nous appartient plus aujourd’hui, c’est le territoire du Blanc. Sur notre territoire, il n’y a que lui qui aille où il veut aller

Antane Kapesh 1976 : 223 et 225

Comment ne pas remarquer le contraste assez frappant entre les déplacements libres de Désy et les contraintes spatiales imposées à Antane Kapesh ? Quand on met le « feeling métis » d’un homme blanc qui baigne dans un nomadisme autochtone symbolique à côté de l’enfermement que décrit Antane Kapesh, la disparité est criante.

Autre contraste saisissant : Antane Kapesh déclare audacieusement, dès la première phrase du préambule, « Dans mon livre, il n’y a pas de parole de Blancs » (ibid. : 13). Cette énonciation est cruciale pour le lancement de son livre qui nomme explicitement la blanchité justement pour résister à ses forces assimilatrices et dominatrices. Autrement dit, l’écrivaine ne prône absolument pas un discours de métissage comme on voit chez Désy. Antane Kapesh précise, par exemple, « voilà le tort qu’a fait le Blanc […] quand il a songé à devenir mon frère à mon insu » (ibid. : 217). Si pour Désy, « l’avenir harmonieux de ce pays passe par la métisserie » (Désy 2016 : 7), pour Antane Kapesh, le Blanc lui a fait tort quand il a voulu devenir son frère. On pense aussi à un autre texte d’Antane Kapesh, Qu’as-tu fait de mon pays (1979), qui décrit la relation entre colonisateurs et Innus comme étant violente et mensongère plutôt que réciproque. Par exemple, dans le passage suivant, un jeune personnage innu exprime sa frustration avec la dénomination « québécois » :

C’est pourquoi tu ne m’as parlé de rien à ton arrivée. Tu as préféré me voler, rien que pour pouvoir t’appeler QUÉBÉCOIS. Crois-tu pouvoir me leurrer ? Même si, jusqu’à la fin des temps, tu ne fermes jamais le bec et que tu continues à crier partout, à la radio et à la télévision, que tu te nommes QUÉBÉCOIS, jamais je ne serai d’accord avec toi. Après ton arrivée, si tu m’as forcé à être ton concitoyen, si tu as voulu te mêler à moi et si tu as changé mon nom, c’est uniquement pour qu’il n’y ait que ton nom à toi qu’on entende, partout, indéfiniment

Antane Kapesh 1979 : 79

Dans la perspective d’Antane Kapesh, il ne s’agit pas d’un croisement réciproque entre deux cultures, mais plutôt de l’assimilation forcée, des échanges inégaux et de la domination. En déclarant sa « souveraineté individuelle » (Huberman 2018 : 116), pour utiliser l’expression d’Isabella Huberman, Antane Kapesh s’affirme justement en rejetant le Blanc et les injustices du colonialisme, pas en l’incorporant. D’ailleurs, ses revendications territoriales sont également incompatibles avec le métissage de Désy. Elle déclare sans détour :

Moi je crois qu’aujourd’hui ce n’est pas à nous mais au Blanc de se tenir tranquille ici sur notre territoire. Ce n’est pas au Blanc à gouverner sur notre territoire. Et si le Blanc ne veut pas comprendre que c’est à lui de se tenir tranquille, c’est lui qui devrait retourner d’où il est venu

Antane Kapesh 1976 : 237

Dans la perspective adoptée par Désy, la figure de la femme autochtone demeure généralement accommodante, une belle récompense, ou bien mère mythique de la vie métisse harmonieuse. Pour lui, l’union entre des Canadiens français et des femmes autochtones en Nouvelle-France est supposément la preuve de relations proches entre deux peuples d’abord distincts, et au fur et à mesure métissés. Mais contrairement à Désy, Antane Kapesh adopte un ton combatif et insiste que le Blanc « se tient tranquille ». Pour comprendre la frustration de l’écrivaine, ainsi que le rapport à la question du métissage au masculin, un petit détour vers la représentation de la femme autochtone contextualisée par le colonialisme s’impose.

Le remaniement très romantique du colonialisme que le récit du métissage harmonieux sous-entend passe douloureusement à côté de la longue histoire de violences faites aux femmes autochtones. Le statut des femmes autochtones, en particulier, a subi un grand déclin ; elles se sont vu imposer de graves limitations d’autonomie sous le régime colonial. Selon l’historienne Winona Wheeler (auparavant Stevenson), les hommes européens percevaient et enregistraient les femmes autochtones à travers une lentille chrétienne très patriarcale. Ils étaient horrifiés par le manque de structures familiales patriarcales, les rôles de genre, l’autorité féminine, et la liberté sexuelle :

Là où les femmes européennes étaient fragiles et faibles, les femmes autochtones travaillaient dur et étaient fortes ; là où les femmes européennes étaient confinées aux affaires domestiques, les femmes autochtones étaient économiquement indépendantes et activement impliquées dans la sphère publique; où les femmes européennes étaient chastes et dépendantes des hommes, les femmes autochtones jouissaient d’une autonomie et d’une indépendance personnelle considérable - elles contrôlaient leur propre sexualité, avaient le droit de divorcer et possédaient les produits de leur travail

Stevenson 1999 : 57

On pense également aux recherches de l’anthropologue Eleanor Leacock qui témoignent de la vive irritation des Jésuites comme Paul Le Jeune devant l’autonomie des femmes innues :

Notant que les femmes avaient ‘un grand pouvoir’, [Paul Le Jeune] a exprimé sa désapprobation du fait que les hommes n’avaient aucune tendance apparente à obliger leurs femmes à leur ‘obéir’ ou à leur enjoindre la fidélité sexuelle. Il sermonna les Indiens sur ce défaut, déclarant une fois : « Je lui ai alors dit qu’il était le maître, et qu’en France les femmes ne gouvernent pas leurs maris »

Leacock 1978 : 249

Thème récurrent dans les lettres et les rapports, les missionnaires ont régulièrement documenté leurs efforts pour convaincre les hommes autochtones d’établir leur autorité sur les femmes.

Dans Chain her by One Foot, la sociologue Karen Anderson décrit comment, lors de l’arrivée des Français parmi les Autochtones, on retrouve dans les écrits jésuites des descriptions d’Amérindiennes fières et désobéissantes, des comportements très inquiétants pour les hommes blancs. Mais trois décennies plus tard, on ne retrouve plus de portraits de femmes autochtones indépendantes. Au contraire, on découvre des histoires de femmes enchaînées, battues et punies publiquement si elles n’obéissent pas à leur époux. Elle explique ce phénomène par l’asymétrie entre les hommes et les femmes dans la culture française. Si les conditions des femmes dans les nations autochtones de l’époque n’étaient pas pareilles partout, leur situation semblait néanmoins souvent meilleure que dans les sociétés européennes. La subjugation de la femme à l’homme fait alors partie de l’héritage colonial qui continue d’avoir un impact sur les femmes aujourd’hui comme en témoigne, entre autres, le nombre de femmes autochtones disparues ou assassinées. Contextualisée et historicisée, la glorification des unions entre hommes blancs et femmes autochtones devient une imposture affreuse. Le métissage semble, dans cette perspective, un concept grossièrement embelli alors qu’il représente plutôt une domination de la terre et des femmes; plus encore, dans l’idée de Saïd, une accumulation, une possession des territoires et des personnes. Et la résistance d’Antane Kapesh et de tant d’autres femmes autochtones à travers les Amériques devient l’expression d’un mouvement d’autodétermination et de souveraineté qui est personnel, politique et lié à la protection du territoire.

L’empreinte

Passons à quelques extraits du film documentaire L’empreinte, qui, selon une critique élogieuse dans « Le Devoir », « veut inviter aux réconciliations » (Le Devoir 2015). La thèse de L’empreinte est, grosso modo, que la quête identitaire québécoise a manqué, jusqu’ici, de lier les spécificités de la société québécoise aux effets du métissage. L’empreinte, tout comme Amériquoisie, se concentre sur « l’intuition » qu’ont certains hommes blancs québécois d’être « le fruit d’un important métissage culturel avec les peuples amérindiens » (synopsis du film L’empreinte). L’empreinte s’ouvre avec la voix au timbre grave de Roy Dupuis qui relate, à la première personne, l’arrivée des Canadiens français en Amérique du Nord :

Une part de moi-même m’échappe. Quand j’ai débarqué en Amérique, j’étais Français. Et bientôt, je ne vivais ni ne pensais plus comme un Français. J’étais devenu Canadien, du mot iroquois, Kanata. Ma tribu s’est donnée d’autres noms depuis. Canadien Français puis Québécois

1:38-2:09

Le spectateur est ainsi interpellé par le fantasme de l’histoire identitaire québécoise. Les réalisateurs du film travaillent activement à mettre le spectateur à la place des ancêtres canadiens-français, à nous inviter à imaginer l’Amérique à travers leurs yeux. À plusieurs reprises dans le film, Dupuis encourage les historiens et les anthropologues interviewés à nous faire ressentir ce qu’un homme canadien-français aurait ressenti, à se projeter dans sa peau. Par exemple, le premier entretien du film avec le sociologue Denys Delâge est filmé sur la plage où Champlain est arrivé en Amérique du Nord en 1603. Dupuis lui demande, « Si j’arrivais ici moi, en 1603, si j’étais Champlain, je verrais quoi ? Ça serait comment ? » (2:30-2:37). Quand Delâge lui explique qu’il aurait vu « un grand shaputuan, une tente, le chef Anadabijou et une centaine d’hommes » (2:37-2:45), Dupuis sourit, visiblement captivé par ce moment déterminant de l’histoire. Le film convie ainsi le spectateur à s’impliquer émotivement dans ce récit. On devient, pour un instant, un homme français qui arrive sur la plage en 1603. Le spectateur n’est décidément pas invité à percevoir cette rencontre de la perspective d’un homme innu, ou encore moins, d’une femme innue, de se mettre à leur place, de voir le monde à travers leurs yeux. Alors, on peut affirmer, dès le début, que L’empreinte adopte une perspective très spécifique et subjective – celle de l’homme blanc francophone en Amérique – sans pour autant nommer ce positionnement de façon explicite.

Pourtant, ce positionnement est déterminant. Selon Delâge, Champlain a conclu une alliance avec Anadabijou et les Innus, « dans lequel le roi leur demande si les Français peuvent s’établir sur leur terre ». Il ajoute, « donc on reconnaît que ce sont les terres des Montagnais » (2:57). Alors, l’établissement des Français « ne démarre pas par la conquête du territoire ou par des guerres avec les Autochtones », mais, toujours selon Delâge, plutôt par le respect, par les alliances et par les « véritables » mariages (4:13). Or, il est absolument essentiel de préciser que le savoir oral des Innus a transmis des connaissances de ces premiers contacts avec les Européens. Selon les recherches de Sylvie Vincent, anthropologue blanche et québécoise, et de sa collaboratrice Joséphine Bacon, poète, innue, les récits innus énoncent qu’aucun territoire n’a été offert aux Français après leur arrivée, à l’exception d’une petite région près de Québec (Vincent 2004 : 137). Et même celle-ci n’a été cédée qu’à contrecoeur en échange de l’aide économique que les Innus n’ont jamais vraiment reçue et qui devait durer aussi longtemps que les Européens utiliseraient leur territoire (ibid. : 137). À la façon de penser des Innus, « l’entente a bel et bien été violée et les Français étaient des menteurs, tout comme leurs héritiers de nos jours » (ibid. : 137). Ou bien, selon Les écueils de l’extinction ; Les Premiers peuples, les négociations territoriales et l’esquisse d’une ère postcoloniale, de Pierrot Ross-Tremblay et Nawel Hamidi :

Or, ce qui est souvent présenté par la société dominante comme une alliance interculturelle fondatrice d’une nouvelle civilisation en Amérique n’est pas nécessairement perçu de la même manière par ceux qui ont subi les contrecoups de cette ‘entente’. Une autre interprétation de ce récit, portée par la tradition orale des Premiers peuples, tend à affirmer que les relations se sont rapidement détériorées après cette alliance et que, plus la population française augmentait, plus les relations se détérioraient avec les Innus

Ross-Tremblay et Hamidi 2013 : 52-53

Ross-Tremblay et Hamidi détaillent finement les désappropriations, duperies et impostures qui caractérisent jusqu’à nos jours la perception que les Premiers peuples ont des arrivants autant sous le Régime français qu’anglais (ibid. : 53). Si les Innus sont dépeints par Delâge comme se conformant pleinement à la demande française de s’établir sur leurs terres, dans l’histoire orale innue, en revanche, les Innus étaient hésitants, suspicieux et peu enclins à permettre aux Français de s’installer (Vincent 2004 : 137-138, voir également Vincent 2002).

Cette différence est d’autant plus significative étant donné que pour Delâge, « notre histoire commence ici », avec cette rencontre qui se fait dans le respect et l’alliance qui en découle. L’alliance entre ces deux peuples devient, pour Delâge, une métaphore pour la « proximité nettement plus grande entre les Autochtones et nos ancêtres, les colons français, que dans les autres coloniales » (5:40). Cruelle ironie : si la bonne entente des deux peuples est supposée marquer le début de l’histoire identitaire québécoise et influencer la culture qui en découle, mais que cette entente est unilatérale, la construction stratégique de l’harmonie se fait aux dépens des perspectives et des intérêts innus. Le sentimentalisme de Désy et Delâge en ce qui concerne le métissage enjambe les frontières entre le personnel et le national, l’histoire et le contemporain, et leurs témoignages servent à mobiliser l’identification sympathique et affective du spectateur. Sous le drapeau du métissage se cache le visage du colon français blanc qui avance une version de l’histoire qui lui convient, mais l’engagement de Delâge et Désy avec les Innus reste plutôt symbolique. Bref, en nous assurant que la culture québécoise vient d’une alliance entre deux peuples, ils effacent la perspective d’un de ces peuples.

Bien que la reconnaissance de l’apport des Premières Nations à la culture québécoise paraisse un pas dans la bonne direction[7], les récits de métissage que racontent plusieurs intervenants masculins dans le film révèlent non seulement la nature superficielle de leur conception de ce métissage, mais aussi, à un moment donné dans le film, une homophobie patriarcale inquiétante. Voici deux extraits d’un entretien avec Serge Bouchard, anthropologue blanc et Québécois très connu, qui décrit comment était la vie pour un colon venu de la France en 1685 :

La chasse, tu sais, tu t’en vas dans le bois, tu fais la chasse, la trappe, puis tu fais aussi du voyagement puis tu découvres. Les cultivateurs, en 1685, tu as le curé sur le dos tout le temps, tu as des charges, tu as des taxes puis tu as des obligations. Puis tu es rien du tout, puis tu es pas traité si bien que ça donc. Regarde, les femmes, tu peux en avoir dans les bois, je peux sacrer mon camp. C’est un grand fantasme de la culture canadienne française […]

Tant que tu restes franco-français, tu es dans le trouble. Tu es poigné pour rester à Québec. Tu es dans l’habitation de Québec. Tu es un aristocrate avec la perruque, puis des petits bas, des petits collants de soie. Là, tu es pris. Tu ne peux pas faire grande chose. Mais si tu sors de là et tu t’en vas dans les bois avec les Indiens, là tu viens de découvrir l’Amérique, ce qu’ils ont fait

L’empreinte 35:40

Deux façons incompatibles d’être un homme canadien-français de l’époque sont ainsi clairement définies par Bouchard. D’un côté, les Canadiens Français « métissés » ou « ensauvagés » mènent une vie libre et nomade qui inclut la chasse, la trappe, le voyagement, la « découverte » et aussi, l’accès libre aux femmes autochtones qui semblent devenir des possessions (des objets qu’on peut « avoir »). De l’autre côté, tant qu’on reste « franco-français », la vie est dominée par les responsabilités et les obligations, on est rien et on est mal traité, poigné, pris, « un aristocrate avec la perruque, puis des petits bas, des petits collants de soie ». Bouchard vante évidemment les mérites et les vertus de la façon de vivre « métissée » qui est virilisée, pendant que son contraire, le colon français, est féminisé et dégradé. Bouchard réduit le colonialisme à une histoire de virilité perdue (l’image étant l’homme « poigné » portant les « petits collants en soie »), puis une virilité retrouvée grâce au contact avec les Premières Nations (la chasse, la trappe, la liberté, la « découverte »).

Comme les théoriciens de la masculinité ont souvent remarqué, la création d’une masculinité normative nécessite l’exclusion et la répudiation des identités abjectes ou ratées. L’argumentation de Bouchard, que la vie métissée était plus masculine et ainsi meilleure, ne fonctionne que si l’image d’un colon français en « perruque » et en « petits collants de soie » nous semble repoussante et indésirable. Autrement dit, la force émotive de son argument vient de l’homophobie implicite, le groupe d’hommes virilisés étant attrayant, le groupe d’hommes féminisés étant haïssable. Et la promesse du libre accès aux femmes autochtones, qu’un voyageur viril « peut en avoir dans les bois » découle plutôt de la subjugation de la femme à l’homme qui fait partie de l’héritage colonial. Alors je propose de problématiser la collusion du pouvoir colonial et de la domination masculine, ainsi que la fonction de la représentation du métissage au masculin dans ce discours de métissage. Ou comme l’explique Leanne Betasamosake Simpson :

Je pense qu’il ne suffit pas de simplement reconnaître que la violence faite aux femmes existe, mais qu’elle est intrinsèquement liée à la création et à l’établissement du Canada. La violence sexiste est au coeur de notre dépossession, occupation et effacement continus et les familles et les communautés autochtones ont toujours résisté à cela. Nous avons toujours riposté et organisé contre cela – nos grands-parents ont résisté à la violence de genre, nos jeunes s’organisent et résistent à la violence de genre parce que nous n’avons pas d’autre choix

Betasamosake Simpson 2014 : s.p.

La violence patriarcale est également intrinsèquement liée à la création et à l’établissement du Québec.

Conclusion

L’Amériquoise et L’empreinte s’inscrivent dans un paradigme qui rejoint des personnages emblématiques de la littérature québécoise, tels François Paradis (Maria Chapdelaine, Louis Hémon), Antoine (L’élan d’Amérique, André Langevin), Menaud (Menaud, maître draveur, Félix Antoine Savard), le Survenant (Le Survenant, Germaine Guèvremont) et même Michel (Le dernier été des Indiens, Robert Lalonde) et Jack (Volkswagon Blues, Jacques Poulin), sans que cette liste soit exhaustive (voir Morency 2007 : 90). C’est en faisant la connaissance de « l’Indien imaginé » que ces héros littéraires québécois forment une identité virile, rebelle, indépendante et autonome. Axé surtout sur le « feeling » qu’ont certains hommes hétéro-blancs québécois d’avoir du sang supposé autochtone dans les veines, le discours du métissage sert de repère idéologique, les peuples autochtones étant subordonnés et incorporés, voire même instrumentalisés et invisibilisés, dans le projet national (voir aussi Warwick 1996). Dans la construction d’une identité québécoise, le métissage fournit alors un lien essentiel au territoire, mais nécessite également, ironiquement et tristement, l’exclusion de toute revendication territoriale autochtone. Dire que les hommes blancs ont trouvé la liberté dans les bois de l’Amérique, c’est être très mal informé du déroulement de la colonisation en Nouvelle-France. L’époque coloniale française est moins marquée par les « aventures » d’hommes blancs que par des abus (voir Hamidi et Kanapé Fontaine 2018), des viols (voir Perreault 2017) et des vols (voir Ross-Tremblay 2021), des déplacements forcés (voir Simpson 2014), l’esclavage (voir Rushforth 2014) et le génocide[8], perpétrés par les Blancs et les Blanches. Si on est attentive aux rapports et aux systèmes de pouvoir et si on pratique l’écoute active des écrits d’An Antane Kapesh, de Josephine Bacon et de tant d’autres écrivaines et écrivains autochtones, les émotions intenses qu’évoque la célébration du métissage québécois, tel que conçu dans Amériquoisie et L’empreinte, sont complaisantes, ou encore pire, elles sont des tactiques de camouflage. Au lieu de dépolitiser, fétichiser et thématiser les savoirs et les épistémologies des Premières Nations, des Inuit et des Métis, entamons un engagement profondément et concrètement, plutôt que symboliquement réciproque. Un engagement réciproque implique nécessairement une mise en question des masculinités dominantes et du désir métis.