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Un phénomène relativement récent prend son essor sur les scènes sociopolitiques québécoise, canadienne et états-unienne. Ce mouvement, ayant pris un tournant significatif autour des années 1970 aux États-Unis et plus récemment au Canada, au début des années 2000, a été abondamment étudié et analysé ces dernières années (Adese, Todd et Stevenson 2017 ; Gaudry 2018 ; Gaudry et Andersen 2016 ; Leroux 2019, 2021, 2022 ; O’Toole 2017 ; Sturm 2011 ; TallBear 2013, 2023), incluant ses conséquences majeures sur la souveraineté et l’autodétermination des Premiers Peuples. Notre numéro thématique vise à mettre en lumière certaines dimensions et complexités reliées à ce mouvement, en insistant plus particulièrement sur les manifestations de l’auto-autochtonisation au Québec à travers les discours auto-autochtonisants formulés en langue française.

Il importe de souligner que l’étude du phénomène d’auto-autochtonisation ne concerne pas les personnes qui furent dépossédées de leur identité autochtone par l’entremise des lois et politiques coloniales canadiennes, et qui essaient aujourd’hui de reconstruire les relations et affiliations avec un peuple autochtone en vue de renouer avec leur identité arrachée. En d’autres mots, l’auto-autochtonisation ne porte pas sur l’analyse des effets des politiques de dilution et d’effacement des mémoires et identités autochtones de la Loi sur les Indiens, sur les effets des écoles résidentielles, sur le placement des enfants autochtones dans des familles allochtones et les impacts du Sixties Scoop, la rafle des années 1960.

Ce que nous appelons le phénomène de l’auto-autochtonisation implique un processus par lequel des individus se façonnent une histoire fictive, un mythe individuel et revendiquent une identité autochtone. Cette identité se base généralement sur une découverte généalogique récente d’une ancêtre née avant 1650, ou encore, sur un narratif ou une histoire de famille sur l’autochtonité qui ont circulé dans le milieu de vie pendant l’enfance. Comme l’explique Darryl Leroux dans son livre Ascendance détournée (2022), ce mouvement est particulièrement observable chez les Francos-descendants, ceux et celles qui descendent des premiers colons français installés en Nouvelle-France avant 1650, que l’on retrouve dans les provinces de l’Est comme la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Québec et l’Ontario, ainsi que dans le nord de la Nouvelle-Angleterre, au Vermont, au New Hampshire et dans le Maine.

Des recherches démographiques et historiques ont démontré que les Franco-descendants ont généralement dans leur généalogie un ou deux ancêtres autochtones nés avant l’arrivée des Filles du roi en 1663. Par exemple, Céline Dion, François Legault, Mario Lemieux, Maurice Richard, Justin Trudeau partagent un profil généalogique assez similaire. En fait, on estime que dix millions de personnes au Canada et trois millions aux États-Unis ont un lien de parenté éloigné avec quelques-unes des 10 à 15 femmes autochtones qui ont épousé des Français au début de la Nouvelle-France. Cependant, bien que ces éléments généalogiques de leur passé lointain puissent exister, ils ne sont pas révélateurs d’une connaissance, d’une relation ou d’une appartenance à un peuple autochtone.

On observe que la plupart des personnes qui se découvrent ces liens éloignés ne changent pas nécessairement leur identité sociale et culturelle. Elles vont rarement plus loin dans leurs recherches. Néanmoins, un nombre croissant de personnes, environ 200 000 selon les recensements et les registres organisationnels, ont modifié leur identité ces dernières années, afin de devenir « autochtones », et ce, en s’appuyant seulement sur une recherche généalogique faisant remonter à une ancêtre autochtone du xviie siècle. Dans la majorité des cas individuels analysés, ces personnes tendent à se regrouper sous la forme d’une organisation afin de soutenir une identité autochtone individuelle tout en adhérant au postulat de l’existence d’un peuple Métis fantasmé.

Cette relation pernicieuse entre une identité autochtone inventée et un peuple Métis fictif a mené au regroupement de ces individus et à l’émergence de plusieurs organisations et associations, mouvements, communautés qui prétendent à une identité métisse distincte. En ce sens, les « Métis du Québec », les « Acadiens-Métis », ou simplement les « Métis de l’Est » sont des exemples concrets et révélateurs de ce bricolage identitaire et sont au coeur de l’étude du phénomène de l’auto-autochtonisation. Ce mouvement et les individus qu’il regroupe participent à des manifestations et continuités contemporaines du colonialisme (TallBear 2023) et portent atteinte à l’expression et l’exercice effectif de la souveraineté des Premiers Peuples dans le présent, entre autres en s’insérant dans les processus de revendications territoriales, de droits ancestraux ou issus de traités ou de réclamation du statut autochtone perdu en vertu de la discrimination perpétrée par la Loi sur les Indiens.

Le fait de se donner le droit de s’auto-identifier ou de se « créer » une identité autochtone révèle un pouvoir social de domination s’inscrivant dans une logique génocidaire d’effacement et de réécriture de la présence des peuples autochtones, mais aussi d’appropriation des territoires sur lesquels s’exercent les souverainetés des Premiers Peuples. Ce pouvoir social, souvent masculinisé, colonial et raciste, fonctionne à partir de la même logique et reproduit l’esprit des législations coloniales des 150 dernières années visant à anéantir l’existence des Premiers Peuples et à miner leur autodétermination. On n’a qu’à penser à la Loi sur les Indiens, les traités pré- et postconfédératifs dans le cas des Premières Nations, ou au scrip pour le peuple Métis (O’Toole 2015 : 82). Les différents mécanismes normatifs de définition du statut autochtone, souvent érigés sur l’idée de quantum de sang, n’ont pas seulement contribué à des tentatives d’assimilation, mais aussi à détruire les notions de citoyenneté telles que définies par ces peuples eux-mêmes (Palmater 2011 ; TallBear 2013). En ce sens, les enjeux identitaires individuels des autochtonisants minent la notion de citoyenneté et d’appartenance se référant à des critères tels que l’interdépendance en lien avec un groupe ; la relation au territoire, aux familles et aux ancêtres ; la connaissance de la langue, des normes, cosmogonies, histoires et modes de gouvernance, entres autres, et les responsabilités qui en découlent, critères qui vont au-delà de la seule notion de sang (Doerfler 2015). Une présence accrue des discours auto-autochtonisants constitue donc une atteinte additionnelle aux souverainetés autochtones toujours actuelles et aux savoirs qu’elles portent. Cet épistémicide amplifie l’idée que les citoyennetés des Premiers Peuples suivent elles-mêmes une logique exclusivement fondée sur un pourcentage de sang ou une ascendance liée à un ancêtre lointain, légitimant par le fait même l’appropriation des modes de gouvernance autochtones.

L’opposition soutenue des Premières Nations à l’auto-autochtonisation

Malgré les efforts intenses déployés au cours des deux dernières décennies pour être reconnu en tant que peuple autochtone, le mouvement des Métis de l’Est a lamentablement échoué. C’est sûrement devant les tribunaux que l’échec a été le plus cuisant. Nous avons suivi plus de 120 causes judiciaires distinctes en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, au Québec et en Ontario, dans lesquelles près de 200 personnes, représentées par une trentaine d’organisations, n’ont pas satisfait aux critères de reconnaissance juridique en tant que Métis en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle (1982). La plupart de ces cas concernent des hommes qui tentent d’étendre leurs activités de chasse et de pêche, bien que certains cas concernent des efforts pour se soustraire au paiement de l’impôt sur le revenu, pour intervenir dans les ordonnances de garde d’enfants ou pour bénéficier d’une peine différente que celle imposée aux personnes allochtones[1]. Ce qui les rapproche, c’est le fait que les individus ont transformé leur identité pour accéder à des privilèges juridiques négociés par les Premières Nations et que ces individus prennent les tribunaux comme instance pour soutenir leurs revendications. Soulignons qu’à l’heure actuelle, un nombre croissant de causes sont inscrites, en particulier au Québec et en Ontario.

Les gouvernements fédéral et provinciaux concernés ont, jusqu’à présent, maintenu leur position contre la reconnaissance du mouvement des Métis de l’Est. Il semble que les gouvernements s’opposent fermement au mouvement d’auto-autochtonisation en raison de leur échec devant les tribunaux. Cependant, il est à se demander si les institutions gouvernementales fédérales et provinciales ne sont pas susceptibles, à long terme, de reconnaître encore davantage ces organisations comme une continuité des stratégies d’assimilation et de « dilution » des identités et de la souveraineté autochtones. En effet, dans un article récent, Leroux (2023) pose la question de la contribution du gouvernement étatique au soutien du mouvement d’auto-autochtonisation des soi-disant « Abénakis du Vermont ». Cette soi-disant communauté regroupe plusieurs organisations constituées principalement des descendants d’immigrants québécois du xixe siècle qui ont changé d’identité afin de devenir Abénakis et qui furent formellement reconnus par le gouvernement du Vermont en 2011 et en 2012.

Opposition au mouvement d’auto-autochtonisation

Opposition au mouvement d’auto-autochtonisation

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Au Canada, l’une des principales raisons pour lesquelles les gouvernements sont restés fermes dans leurs objections en cour est l’opposition organisée et bruyante des Premières Nations au mouvement des Métis de l’Est. Du Labrador jusqu’en Ontario, les gouvernements des Premières Nations se sont activement opposés au mouvement, souvent avec le soutien des gouvernements métis et/ou inuit. Le tableau ci-dessus présente une partie de l’opposition des gouvernements autochtones à certains éléments du mouvement des Métis de l’Est. L’opposition se manifeste par des déclarations publiques et des communiqués de presse, de même que par des interventions dans des causes judiciaires.

Nous pouvons constater que les Nations mi’kmaw, innue, attikamekw, abénakise et algonquine ont toutes pris position contre les soi-disant Métis de l’Est au Québec depuis 2010, en plus de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, composée des Conseils de bande de la province. En plus, l’Assemblée des Premières Nations, qui représente plus de 500 Premières Nations au Canada, a adopté une résolution contre le mouvement d’auto-autochtonisation à leur assemblée générale en juillet 2023.

Analyse des effets actuels de l’auto-autochtonisation sur les Premiers Peuples

Les articles de ce numéro thématique examinent comment le mouvement des « Métis de l’Est » est enraciné dans une logique qui vise à nier les impacts de l’histoire de la colonisation de peuplement au Canada, et qui contribue à effacer la présence et la résistance des Premiers Peuples aujourd’hui. Que ce soit dans le milieu universitaire, artistique, littéraire ou politique, les autrices et auteurs mettent en lumière comment l’auto-autochtonisation est un phénomène qui a pris de l’ampleur au Québec dans la dernière décennie et demie. Les articles présentés dans ce numéro analysent les discours et oeuvres littéraires et visuelles mettant en perspective principalement des sujets masculins francophones et eurodescendants. Les analyses présentées ne visent pas à généraliser le phénomène de l’autochtonisation à tous les hommes francophones ou québécois de descendance européenne ou d’essentialiser un groupe par rapport à un autre. Elles visent plutôt à tracer certains paramètres permettant de mieux comprendre la portée de ce phénomène, qui se manifeste principalement parmi eux.

Les milieux universitaire et éducatif sont aujourd’hui des espaces où l’auto-autochtonisation est visible. Elle se traduit par l’entremise de l’auto-identification afin de poser sa candidature à des positions spécifiquement réservées aux Autochtones, mais aussi afin de soutenir l’idée de l’existence d’un peuple « Métis de l’Est » permettant la revendication de droits ancestraux en tant que peuple autochtone en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le phénomène de l’auto-autochtonisation se manifeste aussi par l’entremise de certains intellectuels du milieu académique qui réifient la parole et l’héritage de militants métis tels que Louis Riel afin de justifier l’existence d’un peuple Métis de l’Est (Leroux 2021). Dans ce numéro thématique, l’auteur O’Toole discute de la manière dont le capital symbolique associé au nom de Louis Riel est utilisé afin de justifier l’existence des « Métis de l’Est ». Il démontre comment des extraits des écrits de Riel sont utilisés dans le but de délégitimer le nationalisme des Métis du Nord-Ouest dit « exclusif » et de métisser l’identité francophone de l’Est du Canada.

Dans une analyse qui ne vise ni à glorifier Louis Riel, ni à l’effacer, O’Toole compare minutieusement les extraits des documents historiques et replace les discours de Louis Riel dans leurs contextes historique et politique ainsi que les circonstances ayant mené à la formation du Ralliement national des Métis de 1887. Il démontre que le terme « Métis », utilisé au xixe siècle, s’apparentait beaucoup plus à un peuple Métis avec sa culture, ses coutumes, sa langue et ses institutions propres plutôt qu’à la seule idée des personnes nées de femmes autochtones et d’hommes de descendance européenne. O’Toole discute comment plusieurs intellectuels utilisent des modifications textuelles afin de figer l’identité métisse dans un carcan ethnonationaliste homogène et primordialiste fantasmé datant du xixe siècle, voire de la traite de fourrure au xviiie siècle.

Cette réduction de l’identité culturelle d’un peuple à la notion de descendance et de génétique n’est pas propre au discours des auto-autochtonisants. Elle s’inscrit dans la logique des législations coloniales canadiennes qui visèrent à diluer l’identité autochtone par les unions entre personnes de descendance européenne et personnes autochtones pour imposer la culture européenne en tant qu’identité dominante au sein des unions mixtes. Ainsi, O’Toole rappelle que les raisons qui ont mené plusieurs Métis à être exclus de la définition d’ « Indien » selon la Loi constitutionnelle de 1867 ont exprimé la volonté du gouvernement fédéral d’effacer l’identité autochtone des personnes de descendance mixte au profit de leur ascendance européenne. Cette pratique avait pour présomption que les Métis étaient plus « colonisables » de par leur ascendance mixte et qu’ils seraient plus à même de vivre comme des Européens sédentarisés et forcés à pratiquer l’agriculture. En ce sens, il leur était offert un certificat foncier (scrip) en vertu du Manitoba Act de 1870 permettant l’appropriation de leurs territoires.

Cette violence coloniale s’ajoute à celle vécue par les femmes autochtones qui perdaient leur statut et qui devaient quitter leur communauté d’appartenance en vertu de l’alinéa 12 (1)b) de la Loi sur les Indiens lorsqu’elles épousaient un homme allochtone. Cette situation a causé des injustices bien documentées par la résistance continue des femmes autochtones. Par exemple, celle d’être discriminées par rapport à leurs frères qui demeuraient Autochtones quand ils mariaient des femmes allochtones et de ne pas pouvoir transmettre leur statut et identité autochtones à leurs enfants et petits-enfants. Ces politiques agressives d’assimilation générèrent la réalité de personnes autochtones non statuées, sans territoire ni droits, dont les amendements contemporains C-31 (1985) et S-3 (2019) à la Loi sur les Indiens tentèrent de redresser. Or, c’est notamment le type de discours qui fut porté par l’Alliance laurentienne des Métis et des Indiens sans statut (ALMISS) analysé par David Bernard au sein de ce numéro thématique. Il nous amène à comprendre comment l’ALMISS, qui a débuté comme organisation vouée à représenter les Autochtones non statués lors de sa fondation au début des années 1970, en est venue à défendre les droits des auto-autochtonisants plutôt que ceux des Autochtones statués et non statués.

Ce glissement conceptuel vers l’auto-autochtonisation est analysé à travers le prisme des différents leaderships exercés au sein de l’organisation mais, plus précisément, à partir des changements apportés au Code d’appartenance et des abus qui en découlèrent. En effet, Bernard revient sur les différentes définitions inclusives liées à l’identité « métisse », « Métis du Québec » et Autochtone non statué qui favorisa l’inscription de non-Autochtones en tant que membres de l’Alliance. Si cette stratégie devait augmenter le nombre de membres afin de mettre plus de pression politique sur les différents gouvernements et d’élargir la représentation des Premières Nations au sein des revendications territoriales, en y ajoutant les Autochtones non statués, dans les faits, le Code d’appartenance a permis d’attirer davantage de personnes s’identifiant comme Québécois et Québécoises qui revendiquèrent des avantages et l’accès à des programmes socioéconomiques, particulièrement en habitation, plutôt que de participer, dans les faits, à l’amélioration des conditions de vie des gens issus des Premiers Peuples non statués au Québec.

Bernard nous explique finalement comment l’imaginaire auto-autochtonisant, qui allait transcender graduellement le leadership de l’Alliance, a pris des proportions importantes et inquiétantes. Il analyse comment une association visant à représenter les Autochtones non statués au Québec se transforma graduellement en une organisation principalement constituée de soi-disant « Métis du Québec » et s’autodéfinissant comme nation autochtone distincte, plus connue aujourd’hui sous le nom d’Alliance autochtone du Québec (AAQ).

Les auteurs O’Toole et Bernard exposent habilement comment les discours sur l’identité autochtone et métisse furent appropriés par des personnes francodescendantes dont les récits sont caractérisés par une condescendance déshumanisante. Cette conduite démontre certes une insouciance, sinon une forme de dédain manifeste face au vécu de violence coloniale continue telle qu’expérimentée par les Premiers Peuples. Elle résonne surtout avec ce que Tuck et Yang (2012) nous apprennent sur la déresponsabilisation face au projet colonial d’extermination des Premiers Peuples. Ce « mouvement du colon vers l’innocence[2] », par la simulation d’une identité métissée ou autochtone, dominée ou opprimée, permet de continuer d’occuper les territoires non cédés tout en s’appropriant, sinon en vampirisant, le peu qui « demeure » aux Premiers Peuples d’identité et de territoires, et ce, jusqu’à les remplacer complètement. Cette usurpation sans scrupule démontre comment le projet colonial de peuplement façonne à la fois les institutions coloniales et le colon lui-même. Elle le rend un agent central, conscient ou inconscient, de l’expansion et de la matérialisation continue du projet de conquête, de domination et de remplacement des Premiers Peuples. Par l’intermédiaire d’un imaginaire, d’un discours, d’une identité autochtonisée, l’auto-autochtonisant se prépare continuellement à prendre la place d’un Autochtone qui vivote et qui finira par disparaître.

Auto-autochtonisation : expressions masculines des colonialités

L’étude du colonialisme à l’intersection de la masculinité permet de mieux saisir les racines impériales et militaires qui fabriquent le fantasme de l’occupation et de la conquête, et les représentations des Premiers Peuples servant sa réalisation. C’est en ce sens que l’autrice Corrie Scott analyse l’hégémonie masculine coloniale au Québec à travers la figure métissée du coureur des bois. Scott s’intéresse au sentiment ou feeling métis qui accompagne les discours auto-autochtonisants des hommes québécois « de souche » réifiant tout autant les cultures que les corps des femmes autochtones. Ce processus de racisation de l’homme québécois offre l’occasion de revisiter l’histoire violente de la colonisation. L’histoire est ainsi réinventée, réinterprétée, reformulée, autochtonisée au sein d’une allégorie de fusion avec les Autochtones, mais sans « eux », où on se nourrit de leur absence, de leur enclavement, de leur immobilisation et de leur mise sous silence. En ce sens, les sentiments qui accompagnent le processus d’auto-autochtonisation peuvent sembler légers, accueillants et parfois empreints d’innocence pour la société québécoise dominante, mais ils s’inscrivent dans une logique d’occultation de la brutalité masculine coloniale passée et contemporaine sous-jacente à la fondation même du Canada. Scott nous aide à comprendre comment le colonialisme efface autant la présence des Premiers Peuples que la violence qui contribue à cet effacement même.

Cette dissimulation de la violence devient encore plus odieuse lorsqu’elle se transporte dans le domaine de la distraction, du divertissement et que cela devient un exercice récréatif de « jouer à l’Indien » comme présenté par l’autrice Benhadjoudja dans son analyse de la controverse entourant la pièce Kanata. Dans son article, l’autrice revisite la résistance des artistes autochtones face à un théâtre qui a choisi d’interpréter leurs mots sans leur voix ni leur présence, tout en représentant leur vécu et leurs souffrances. Dans une analyse des discours d’opposition et de résurgence autochtones qui contrastent fortement avec leur « chosification » dans le présent (Cornellier 2015 ; Burelle 2019), Benhadjoudja présente la présence habitée, historique et souveraine des artistes et personnes intellectuelles autochtones au sein de l’espace artistique et celui du théâtre. Cette présence s’est d’autant plus affirmée dans leur remise en question d’un certain théâtre occidental qui tend à effacer les souffrances et traumatismes résultant du colonialisme dans les Amériques en les diluant dans les expériences issues de l’immigration. Comme l’autrice l’explique, cette dynamique s’inscrit dans une longue histoire suprémaciste qui réécrit constamment une histoire de la colonisation, soit romancée, soit réinventée, qui supprime l’histoire des rapports de domination et le génocide des Premiers Peuples. Cette histoire fictive engendre l’émergence d’un sujet transatlantique québécois métissé et auto-autochtonisant. Par le fait même, celui-ci se voit affranchi de son rôle de colonisateur et est transformé en descendant originaire de ces terres, en Autochtone.

Le paradigme d’une Amérique française moins coloniale et plus métissée est analysé de plus près par Landry et Lak dans leur relecture du roman populaire Volkswagen Blues de Jacques Poulin. L’auteur et l’autrice analysent les stratégies narratives et discursives qui favorisent le façonnement d’une cartographie allégorique permettant d’établir une mythologie liminaire de l’Amérique française. Il et elle situent le roman dans la conjoncture de la Révolution tranquille (1960-1966), marquée par un discours de développement économique extractiviste symbolisé par le leitmotiv « Maîtres chez nous » ainsi que celui du référendum de 1980. Il et elle insistent sur la manière dont la société dominante québécoise essaie de se distancier, d’un côté, de sa relation avec l’Europe et l’Église, et de l’autre, du conquérant anglais. Or, dans les faits, la colonialité du pouvoir et du savoir (Quījano 2007) de ce même conquérant (Nungak 2019) est reproduite, mimée ou, comme l’exprime Dalie Giroux :

Le Québécois qui rêve d’indépendance, de par ses moyens hérités du déshéritage colonial, veut la belle maison du maître, son aisance multiforme. Il voudrait bien sortir de l’étable, mais ce serait pour entrer dans la maison, pour monter les échelons de maîtrise, appuyé dans son effort orgueilleux par son petit personnel domestique, ses dépendants, ses possessions, ses animaux, ses champs, sa maison, son char, ses appareils, son chalet, son ski-doo, son forfait-vacances, ses agrès, ses bébelles, ses droits de coupe, ses barrages, ses permis de chasse, ses études, ses voyage, sa start-up, ses aîné.e.s, ses immigrant.e.s, ses Autochtones.

Giroux 2020 : 87

En plus de s’inscrire dans une mythologie du sujet québécois enraciné dans un territoire « américanisé » et francisé, Landry et Lak étudient cette québecité à travers le prisme d’une déterritorialisation de peuples autochtones innommés, représentés comme ignorants de leur histoire, de leur culture, de leur propre pays et condamnés à l’errance comme des fantômes amnésiques et anomiques. Cette autochtonie en déchéance est symbolisée brutalement par le seul personnage métissé ou autochtone du roman, celui de Pitsémine, une femme dont on ne connaît ni l’appartenance, ni les origines ou l’histoire. L’histoire de la présence continue des Premiers Peuples se voit être substituée par une présence authentique francophone qui, par son histoire avec les peuples autochtones, s’est métissée et autochtonisée afin d’effacer son européanité et d’enlacer ce que l’auteur et l’autrice désignent comme les indices flottants de l’autochtonie. Le sujet québécois se distancie ainsi autant de l’Anglais que de l’immigrant racisé non européen et non catholique. En ce sens, les » vrais Autochtones » sont les Franco-Américains qui habitent le territoire, la cartographie et qui réinventent leur histoire tout en assimilant la présence occasionnelle d’Autochtones folklorisés amalgamés au multiculturalisme canadien, constitué à partir de l’immigration diversifiée des années 1970.

Cette idée de folklorisation faisant des Premiers Peuples des immigrants sur leurs propres terres mélangés à une diversité déterritorialisée n’est pas nouvelle. En effet, cette réduction et révision de l’histoire n’est pas sans rappeler la Politique indienne du gouvernement du Canada (ou Livre Blanc), publiée en 1969 par Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes et du Nord. Le Livre blanc proposait l’abrogation de la Loi sur les Indiens et des droits issus de traités ainsi que l’intégration complète des Premiers Peuples au sein de la nation canadienne, ou un multiculturalisme où colonialisme canadien et notion de terre d’accueil se confondent. En ce sens, immigrants et Autochtones se fondent dans la grande mosaïque de la diversité culturelle devant être gérée, administrée et, finalement, assujettie par l’État canadien et ses lois. La Politique fut fortement critiquée par l’Indian Association of Alberta et considérée comme une stratégie d’assimilation, sinon d’occultation de l’histoire coloniale toujours actuelle et de la suppression des souverainetés autochtones (Neeganagwedgin 2019). Le langage de l’égalité et de la justice pour tous et toutes au sein de la Politique du gouvernement fédéral fut aussi dénoncée comme brutale et menant à de plus grandes injustices (Cardinal 1999 : 14-15).

En ce sens, nous pouvons comprendre comment le phénomène complexe et multidimensionnel de l’auto-autochtonisation ne peut être compris ni analysé séparément de l’histoire des différentes stratégies fédérales et provinciales d’assimilation et de dépossession territoriale des Premiers Peuples. Ce qui importe le plus, en revanche, est de concevoir comment les narratifs autochtonisants tranchent avec les réalités vécues par les Premiers Peuples, leurs propres définitions élaborées des traditions intellectuelles et politiques définissant l’appartenance, la relation à la Terre et la citoyenneté.

Conclusion

Les articles de ce numéro thématique n’ont pas la prétention de traiter de toutes les dimensions de l’auto-autochtonisation, ni de l’ensemble des politiques et législations canadiennes ayant favorisé l’émergence de ce phénomène et de ses effets sur les Premiers Peuples. Ils visent à ouvrir un champ d’étude qui permettra d’approfondir la compréhension de différentes formes de manifestation des colonialités contemporaines dans les milieux francophones et québécois en particulier.

Il serait intéressant, dans des travaux futurs, d’analyser la relation plus précise qui existe entre l’auto-autochtonisation sur le plan individuel et celle qui se manifeste par l’entremise des organisations, associations et mouvements. En ce sens, l’étude des discours des personnes, selon les genres, et les histoires qu’elles portent, tel que les blessures spirituelles, le besoin d’appartenance, la recherche d’une coutume, l’idéalisation des cultures autochtones, etc., pourraient permettre une plus grande compréhension du phénomène et situer son émergence au sein des cultures dominantes qui tracent les paramètres légitimant ce processus de transmutation identitaire. Une autre question qui mérite une recherche approfondie concerne le phénomène de l’auto-autochtonisation exprimé à travers les dimensions masculine et impériale en tant que continuation de la violence sexuelle et coloniale perpétrée envers les femmes autochtones.

Somme toute, dans ce numéro thématique, nous avons présenté certains aspects du phénomène de l’auto-autochtonisation au Québec et chez les francophones comme une mutation contemporaine du colonialisme. Même si nous avons souligné comment l’auto-autochtonisation porte atteinte de plusieurs manières aux souverainetés des Premiers Peuples, notamment sur le plan des mécanismes de dépossession territoriale et de la réification de la relation à la Terre, il est primordial d’analyser plus amplement les principes de la mise en oeuvre effective des citoyennetés et de l’autodétermination des Premiers Peuples à l’extérieur des paramètres de la Loi sur les Indiens et à partir des traditions intellectuelles qui leur sont propres. Pour ce faire, il demeure impératif de remettre les épistémologies et langues des Premiers Peuples au coeur des réflexions, et ce, en vue de voir au-delà des grammaires coloniales. Porter un regard critique sur les visages de l’auto-autochtonisation, qu’ils proviennent des individus, des organisations ou des gouvernements, est ainsi une étape fondamentale en vue de réduire les effets délétères de ces violences coloniales contemporaines, continuant sous de nouvelles formes les mêmes logiques d’anéantissement et de remplacement des Premiers Peuples.