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L’article qui suit est le fruit d’échanges de plusieurs années entre Thomas Siméon, artiste ilnu de Mashteuiatsh[1], et Carole Delamour, chercheuse postdoctorale travaillant avec les Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh depuis 2012. Dans le cadre de recherches sur les objets ilnu, Thomas Siméon lui a conté à plusieurs reprises − chaque fois plus détaillées − l’histoire d’un teuehikan (tambour ilnu)[2] réalisé par son père, Gérard Siméon, et aujourd’hui conservé au Musée canadien de l’histoire, à Gatineau.

Alimenté par l’intérêt de reconstituer, puis de retranscrire, l’histoire de vie de ce teuehikan, le processus de rédaction de cet article a peu à peu émergé. L’article n’est pas seulement le récit d’un teuehikan. Il est aussi le récit d’une chasse au caribou sur la rivière Péribonka, l’exposé d’observations et de connaissances culturelles et familiales minutieuses, ainsi que la mémoire d’une tranche de vie et d’une transmission intergénérationnelle.

D’une démarche classique de documentation de savoirs familiaux, cet article a peu à peu donné lieu à un processus menant à une prise de parole, celle de Thomas. Initialement, son récit n’était destiné qu’à informer Carole et à compléter les entrevues qu’ils réalisaient pour documenter l’histoire de vie du teuehikan, mais après plusieurs années de partage, la nécessité de la raconter dans ses propres mots s’est imposée.

Écrit à quatre mains, cet article est constitué de deux parties. La première est le témoignage de Thomas, qui commence par le récit détaillé d’un séjour en territoire ayant mené à la chasse d’un jeune caribou et se poursuit par l’histoire de la confection du teuehikan. Forte du récit conté par Thomas, Carole revient dans la deuxième partie sur la nécessité de reconsidérer les spécificités familiales des patrimoines ilnu, notamment quant à leur régime de propriété, et l’implication d’une telle démarche dans le cadre de revendications patrimoniales. En précisant une conception ilnu du droit relationnel relatif aux êtres non-humains, l’article analyse la manière dont les patrimoines familiaux sont ancrés dans la continuité culturelle et l’expression de relations ancestrales et territoriales.

Tout commença le dimanche de Pâques 1980

L’histoire du taweikan[3] [teuehikan] débute un dimanche de Pâques 1980, le 6 avril au matin. J’avais demandé à mon père s’il voulait aller souper au Quai de la rivière Serpent. La journée n’annonçait pas de dégel pour les routes forestières. J’avais entendu que la route avait été retravaillée de façon à permettre à la compagnie de bois de reprendre ses opérations tôt au printemps, ce qui m’incitait à tenter ce voyage. Parfois, je me demande s’il n’y avait pas aussi un petit quelque chose qui frisait la magie des rêves de chasse, que j’avais faits durant toutes ces années, assis sur les bancs de nos petites écoles minables de la réserve.

Figure 1

Tambour sur cadre (Teuehikan) confectionné par Gérard Siméon

Tambour sur cadre (Teuehikan) confectionné par Gérard Siméon
Musée canadien de l’histoire, 2001.39.1, S2001-4499

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Figure 2

Gérard Siméon sur l’emplacement de Kamushuatsh

Gérard Siméon sur l’emplacement de Kamushuatsh
Collection L. et T. Siméon, 1981

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Il était à peine huit heures du matin et déjà les préparatifs du départ allaient bon train : armes, munitions, chaînes, cordes, pelles et traction-aid car notre pick-up n’était pas quatre roues motrices. Pour vous rassurer, on avait pris grand soin d’inclure de la nourriture pour au moins deux jours. Mon père n’était pas du genre à voyager avec un petit gâteau Vachon et une bouteille de Coca-cola dans un sac à dos. À neuf heures, on avait déjà commencé à égrainer les quelque cent milles qui nous restaient pour atteindre l’endroit visé par notre projet. Ma femme, Louise, s’était jointe au voyage, elle qui, depuis bien longtemps, rêvait également de voir le territoire de chasse de toutes les générations de ma famille à cette période de l’année. C’était la première fois qu’on s’apprêtait à voir ensemble le territoire aussi tôt. On n’aimait pas monter en territoire par voie de terre, mais plutôt par celle que mon père avait connue une partie de sa vie durant, c’est-à-dire en utilisant le même chemin d’eau que représentait encore la rivière Péribonka[4]. Pour ce faire, il fallait souvent attendre que la mise à l’eau de nos canots au lac Tshitagemats [Tshitogama] soit possible. Nombre d’années durant, on a été chanceux de pouvoir se mettre à l’eau dans les premiers jours de mai. Parfois, on devait attendre la deuxième moitié de mai. Une fois sur l’eau, on savait par avance qu’on attaquait un périple d’un jour, parfois deux, lorsqu’il nous arrivait d’affronter tempêtes de vents et de pluies, ou pire des rafts [bois flotté]. Naviguer près de soixante-dix milles dans ces conditions – avec des embarcations de toile attachées en catamaran et chargées à bloc pour vivre trois semaines en territoire – cela s’avérait assez risqué. Ce premier voyage d’un jour par voie terrestre nous a donc permis d’explorer si les voies étaient navigables pour un voyage plus long, la semaine suivante.

Samedi 12 avril 1980, lever à cinq heures. À midi on était au Quai de la Serpent, prêts à descendre la rivière Péribonka avec pour objectif de se tenter à Kamushuatsh « là où il n’y a rien qui pousse », où la rivière Manouane rencontre la Péribonka.

Après un dîner rapide, on entreprend ce dernier trajet de la journée, avant une soirée de repos dans un tentement à l’odeur de sapin fraichement récolté, le tout réchauffé par un petit poêle en tôle fabriqué par mon père. On aura une autre grande surprise, celle de contempler une rivière Manouane à peine libérée de ses glaces. Y avait-il quelqu’un qui s’amusait à ajouter un peu – beaucoup – de magie au voyage ?

Dimanche 13 avril, mon père sonne le réveil avant même que le soleil ne puisse se rendre compte qu’il venait de se faire blaster [se faire doubler]. Mais bon joueur et non rancunier, il nous donnera une superbe journée. À six heures, le canot V-Stern 19 pieds était déjà à l’eau et prêt à nous laisser glisser sur les eaux froides de la Péribonka. On commença à explorer les rives est pour repérer les meilleures places pour les pièges. Première escale : Île à la perdrix, pour le dîner. Après le dîner, on explora les rives ouest. On fut de retour au tentement bien avant le souper et on eut le temps de se faire assez de bois pour les deux prochains jours. Un peu après le souper, on a pris plaisir à aller marcher sur les glaces de la Manouane. On venait de passer deux jours de récit dans un conte de fées, même si on n’avait pas vu beaucoup de vie sur les rives de la rivière, ni dans ses eaux. Coucher annoncé peu après que les dernières minutes de jour aient disparu à l’ouest de la rivière, derrière les montagnes des fourches Manouane-Péribonka.

Figure 3

Sculpture de Katimaweshu réalisée par Thomas Siméon

Sculpture de Katimaweshu réalisée par Thomas Siméon
Collection L. et T. Siméon, 1987

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Lundi matin, objectif : remonter la rivière jusqu’au Quai de la rivière Serpent et dîner à l’embouchure de celle-ci. On planifia d’y tendre quelques pièges, surtout pour la loutre, et bien sûr essayer de tuer de la perdrix ou du canard pour commencer à économiser nos provisions. Le temps était chaud et les vents très faibles, c’était agréable d’être sur l’eau. On passera la plus grande partie de notre après-midi à l’embouchure de la Serpent. Ce n’est que vers les 15 heures que l’on entreprit notre retour. Les rames étaient largement suffisantes pour nous déplacer avec l’aide du courant. D’autant plus que la chasse se fait bien mieux juste à l’aviron, et c’est bien plus relaxant de ne pas entendre le bruit désagréable d’un moteur deux-temps.

Arrivés aux Fourches, on a été chanceux de constater que la Manouane n’était toujours pas libérée de ses glaces. Si la rivière s’était libérée à peine une ou deux heures avant, l’accès à notre tentement aurait été impossible. C’est pourquoi mon père prenait toujours soin d’apporter suffisamment de toiles pour se faire un abri d’urgence. Mais la chance nous souriait, et à 19 heures on prenait un souper léger tout en discutant de notre journée et en planifiant la suivante. Le temps d’ajouter un peu plus de branches de sapin à notre tentement pour en augmenter le confort, avant de préparer les lits au sol pour la nuit, qui s’annonçait plutôt froide. On s’assura de bien fermer l’entrée de notre demeure et mon père prépara une dernière attisée avant de se coucher.

Tout en le regardant s’activer à la tâche, je lui faisais mention que l’on revenait bredouille de cette belle journée de chasse. Pour les oiseaux migrateurs, je ne suis pas le meilleur des tireurs, mais pour la perdrix, le castor et les gibiers plus gros, je n’ai pas l’habitude de manquer ma cible. Mais là n’était pas le vrai problème : c’est comme si tout avait disparu, une forêt et une rivière vides. Mon père répondait qu’il y a des printemps comme ça où la vie est plus lente à reprendre et que mes ancêtres avaient dû connaître la même expérience. Demain les choses iront sûrement mieux. Louise optait pour les mêmes dires.

Figure 4

Couteau croche de Gérard Siméon

Couteau croche de Gérard Siméon
Collection L. et T. Siméon

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Mardi 15 avril, six heures, tout était blanc. On dirait que Timushumenash est venu nous souhaiter la bienvenue. Les canots durent se résigner à passer une nuit sous la neige. Une mince couche de glace s’était formée sur la Péribonka. Il n’était donc pas question de les mettre à l’eau avant que ce soit un peu plus chaud et que le temps se répare. Lorsque le temps se réchauffe, la glace se brise et part avec le courant de l’eau, ce qui annonce une navigation peu sécuritaire pour des canots de bois recouverts de toile. Il était alors aussi bien d’en tirer meilleur parti et d’aller flâner sur les rives de la Manouane. En passant devant le cran, côte nord de l’entrée de la rivière, on pouvait aisément voir cette faille où, dit-on, entrent les Katimaweshu (pour plus d’information sur les Katimaweshu, voir Desbiens et Siméon dans ce numéro).

Ces personnages s’affairent aux mêmes activités que nous, mais nous ne pouvons les voir que de profil, car ils sont très fins. Si nous leur faisons face, ils disparaissent. Des gens les ont vus entrer dans cette faille et c’est probablement la raison pour laquelle ils ont entretenu l’idée qu’ils sont aussi étroits qu’une feuille de papier. Je me suis attardé à regarder cette faille en me disant que ce voyage ressemblait de plus en plus à un conte d’enfant. Peut-être que j’aurais pu en apercevoir un... mais non ! Ce sera pour un autre voyage. Finalement on y passa presque tout notre avant-midi, à s’amuser sur les glaces de la Manouane. Puis, pour le reste de la journée, comme le temps ne semblait pas vouloir s’améliorer, on profita de notre après-midi pour ajouter encore des améliorations à notre petit chez nous. Ce mardi, j’espérais que les jours à venir seraient ensoleillés et chanceux pour nos chasses. Espoir qui s’est vite dissipé au cours des jours subséquents.

Le samedi 19 avril, après avoir écoulé une journée à relever des pièges vides, laissé dormir les armes dans leurs étuis de canevas et les munitions user le fond de nos poches de pantalon, on rentrait encore bredouilles au tentement, pour un repas du soir à saveur de disette. Bien au chaud dans notre maison de canevas blanc, je plaisantais en me plaignant du peu de générosité que nos ancêtres ayant vécu sur ce territoire ne daignaient faire preuve.

Je disais à mon père : « Si mes ancêtres venaient me voir durant la nuit, je leur parlerais dans la face [droit dans les yeux]. On vient ici pour faire la même vie qu’eux autres, et qu’est-ce qu’ils font pour nous remercier ? Ils nous laissent crever de faim. Ça fait une semaine qu’on mange de la misère ». Mon père m’a répondu : « On ne dit pas ça, il ne faut jamais parler de même. Ça ne se fait pas. Tu vas avoir des retours de ça ». Bien sûr, mon but était de faire rire Louise et mon père, il n’y avait pas beaucoup de sérieux dans mes paroles, bien que par certains soirs, je me demandais si je n’ajoutais pas un peu trop de sel et de poivre à ma recette de complaintes.

Le dimanche 20 avril, mon père suggéra de déplacer certains pièges et d’en laisser d’autres pour essayer encore une dernière nuit, avant de tenter notre chance en aval de la Péribonka. J’adorais vivre aux fourches Manouane-Péribonka, j’ai toujours trouvé cet emplacement de tentes magique. Si la Manouane n’était toujours pas libérée des glaces, cela nous aurait obligés à descendre aussi loin que Pakushi Pashtukuts[5] – emplacement de tentes de ma famille à l’embouchure de la rivière Canal-sec. Cela aurait voulu dire déménager le tentement au complet, perdre encore une journée de chasse et deux nuits pour les pièges.

En soirée, mon père s’amusait à son tour à rire de mes complaintes adressées aux ancêtres, mais il me rappela qu’on ne doit pas faire ce genre de chose lors d’un voyage de chasse, surtout si tu es sur un territoire utilisé par toutes les générations de ta famille. C’est sûr que j’allais en subir les conséquences. J’espérais que ce serait des bonnes, et non des mauvaises. Néanmoins, on n’était nullement déçus de notre semaine. On avait eu beaucoup de plaisir et surtout, on avait appris beaucoup sur la rivière elle-même, sur les glaces, la navigation et les chemins de canots. Louise, qui adore les plantes, s’est amusée comme une folle à questionner mon père sur tout ce qui lui tombait sous les mains et sur ce quoi elle marchait.

Le don des ancêtres

Lundi 21 avril, réveil au son du clairon. Sans presse, on prend un bon déjeuner, deux tasses de café et trois cigarettes. Pas besoin de courir, c’est vraiment rapide de fermer des pièges vides. En quelques minutes, le canot est déneigé, descendu le long de l’écart de sable, puis mis à l’eau. Mon père s’empresse d’y accoupler le p’tit outboard 4 forces. Louise charge le sac de lunchs et moi je m’affaire à rassembler les haches, rames et armes de chasse, soit une Browning à levier de calibre 308 et une carabine calibre 22 à balle unique − les armes automatiques ou semi-automatiques sont bannies dans ma famille. Notre premier piège était à environ 1500 pieds de nous, juste à la pointe que forme la rencontre des deux rivières. C’est également l’endroit où commence le portage qui conduit à la Montagne de la tour, appelée en montagnais Ashueshkuau ou la femme carrée.

Arrivés près de notre piège, je fais signe à mon père de diminuer les gaz, car je ne vois pas le piège. Il coupe les gaz et on accoste à l’aviron. Incroyable, la broche qui retient le piège était tendue sur toute sa longueur. Je m’empresse de débarquer et sécuriser le canot pour qu’ils puissent débarquer sans qu’on ne le fasse chavirer. Je hale le piège hors de l’eau et – surprise ! – une belle grosse loutre. On libère la prise et on place piège et animal dans notre embarcation. « Coup de chance », je dis à mon père. Prochain piège, presque un quart de mille en amont. Incroyable encore ! Une prise ! Cette fois-ci, c’est un gros castor adulte pas facile à sortir de l’eau. Je précise à mon père « plus chanceux que bons ». Le troisième piège nous réservait encore une surprise, une superbe loutre. En la déposant dans le canot, je fais la remarque à Louise et papa, en souriant, que rien ne prouve que mes ancêtres veuillent me faire la leçon.

Au total, on a détendu huit pièges dont trois ont porté fruit. On ne courrait pas après l’argent, mais après de beaux souvenirs, c’était un avant-midi grandiose. Arrivés près du Quai de la Serpent, mon père me dit qu’on va s’y arrêter le temps de vérifier si tout est correct avec notre pick-up, et pour faire une marche d’exploration du chemin à utiliser pour le retour.

On se prépare à réembarquer dans le canot pour aller dîner un peu plus haut sur la Péribonka, à un endroit où se trouve une petite île du nom de Uteilmenan menishtuk, la petite île aux fraises. Il nous restait à peine dix pieds avant d’atteindre le canot. Je crie à mon père « Regarde, c’est quoi ça dans la rivière ? ». J’étais tellement nerveux et excité. Je savais que c’était un caribou, mais je voulais que quelqu’un me pince pour me garantir que ce n’était pas un rêve. Mon père me répond « C’est un caribou » ; « Qu’est-ce que je fais ? » ; « Il est à toi, tu as demandé de l’aide. Ils t’envoient de l’aide ». Vite, je sors la 308 de son fourreau de canevas, Louise me passe des munitions qui me glissent entre les doigts comme des glaçons. Je panique en insérant la première balle et je crois que j’ai atteint le faîte de la montagne. Mon père me mit la main sur l’épaule « Prends ton temps, il ne partira pas. Il t’attend, ils te l’ont envoyé, c’est ton caribou ». Je réarme une seule balle, je regarde l’animal, je n’ai plus le goût de le tuer. Mon père rajoute « Tire, il est à toi, c’est eux qui te le donnent ». J’écoute ses dires. Il ne bougeait pas, c’est comme s’il avait une ancre en dessous des pattes.

Je mire et je fais feu. Atteint au cou, il meurt en quelques secondes. Mon père m’expliqua : « Si tu ne l’avais pas tué, tu les aurais insultés. Tu t’es plaint toute la semaine. Regarde, aujourd’hui on te donne plus que tu peux en manger ». Le temps de ranger mon arme, on pousse le canot à l’eau et on remorque notre jeune caribou sur l’autre rive. Après un thé, mon père nous a montré comment éviscérer notre caribou et récupérer tout ce qui pouvait être déjà consommé. Ensuite, on l’a remonté un peu dans le bois, pour garder la viande au frais. On a laissé beaucoup de neige et de glace sur la carcasse et recouvert le tout avec beaucoup de branches de sapins et d’épinettes.

Tout de suite après, on a vu les gardes-chasse arriver avec un hélicoptère. Mon père dit : « On n’attendra pas qu’ils nous aperçoivent ici, on va traverser la rivière et on va aller les voir au quai ». Les agents de la faune inspectaient notre camion. Alors qu’on s’approchait du quai, le pilote de l’hélicoptère prenait plaisir à survoler notre canot de bien trop près. Je fais signe aux agents sur terre que c’est dangereux. Je ne sais pas s’ils pouvaient communiquer avec le pilote, mais il ira poser sa bebelle après quelques voltiges d’imbécile. Ils nous demandent : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » ; « On est ici chez nous, on vient ici pour chasser et manger ». Comme mon père avait du sang sur ses vêtements, ils lui ont demandé si on avait quelque chose. Mon père lui répondit qu’il avait arrangé un castor. Sa pression artérielle a augmenté d’un cran, je pense. Il a rajouté « Il doit être gros ton castor », et mon père de répondre « Oh oui très gros ! ». Les gardes nous ont laissés, mais toute la semaine, ils sont venus nous surveiller au tentement.

Plus tard, on est revenu pleumer le caribou au complet et le débiter en quartiers. On a transféré le caribou une troisième fois pour le cacher à un endroit qu’on appelle le « frigidaire », autrement dit un ruisseau qui coule en face des Fourches. Le travail nous attendait le lendemain, mais cette nuit-là, beaucoup de rêves se sont faits sur nos lits de sapin. Les dernières lueurs de notre petit poêle de tôle ont invité les esprits des ancêtres à nous visiter. Cette nuit-là, je crois que mon taweikan avait déjà commencé à naître. En 2002, il était capable d’émettre ses premiers ébats, mais ce ne sera pas avant 2019 qu’il communiqua à nouveau, lorsque quelqu’un s’intéressera à écrire son histoire.

La mise au monde du teuehikan

Nous sommes rentrés à la maison avec plein de souvenirs et d’histoires dignes d’un livre de contes pour enfants, où la magie et les sorciers composent le féerique. Je séjournais trois jours avec Louise à la maison, chez mes parents, pour ranger le matériel utilisé pour le voyage, et pour m’assurer que tout soit propre et en ordre pour le prochain voyage consacré assurément à la récolte de l’écorce de bouleau[6]. Ce fut le temps d’assister à la préparation finale de notre peau de caribou. Papa avait enlevé le poil de la peau dans le bois, mais il a fini de l’arranger quand on est redescendus.

Le temps de refaire les valises, on retourna à la ville pour le travail. Finis les rêves, la réalité nous attendait. Ensuite, on n’aborda que très peu le sujet, à savoir ce que deviendrait la peau conservée séchée de ce jeune animal qui dormait dans un sac de coton blanc. On avait l’impression que ce sac faisait office de cercueil, du moins les quelques fois où je l’ai aperçu accroché au kiosque [d’artisanat] qu’exploitaient mes parents. D’avril 1980 à l’été 2000, on n’a pas souvent soulevé la question.

Figure 5

Thomas et Gérard Siméon réalisant le teuehikan

Thomas et Gérard Siméon réalisant le teuehikan
Collection L. et T. Siméon, 2000

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Mon père me disait : « C’est un signe. Il faut absolument que la peau te serve à faire un taweikan ». Moi je lui répondais : « Non, tu la tanneras, toi et maman vous vous ferez de beaux mocassins ». Papa me disait : « Non, il faut faire le tambour. Tué comme ça, ils te l’ont donné. Ça veut dire qu’il faut que tu fasses plus avec ». Ça, c’était en 1980. En 1981, on est revenus vivre sur la réserve avec Louise. Christine, notre fille, est venue au monde en 1982 et on parlait encore de la peau de caribou. C’était encore le même désaccord. Papa ne voulait pas toucher à la peau à moins d’en faire un taweikan.

Au décès de ma mère en 2001, beaucoup de souvenirs me revenaient en tête et là, j’ai réalisé après quelques mois passés, que ce caribou ne donnerait jamais deux paires de mocassins, peu importe qu’ils soient destinés à mes parents ou à nos deux enfants. Chose sûre, l’idée d’un taweiken n’était pas l’option qui préoccupait mon esprit, ni celui de mon père. L’annonce des attentats de New York en septembre 2001 allait chambarder la commercialisation de mes travaux [d’artiste] vers l’Europe en général. Mon père, quant à lui, seul et encore sous le choc du décès de ma mère, avait perdu toute envie de produire quoi que ce soit.

À la fin de l’été 2002, les choses semblaient se replacer lentement, à l’exception de mon père. Plus personne ne faisait mention de notre super voyage d’avril 1980, ni de tous nos voyages de famille subséquents. Mais les heures s’égrainaient les unes après les autres, et les jours et les années en ont fait tout autant, qu’on le veuille ou non. Mais vers la fin de l’été, Louise reçut, au musée [ilnu de Mashteuiatsh], une demande du Musée canadien des civilisations de Hull [aujourd’hui Musée canadien de l’histoire], qui était à la recherche d’un artisan capable de produire un taweikan traditionnel. Elle fit des recherches, mais ne trouvant pas les informations souhaitées ni d’artisans intéressés, elle consulta mon père.

Il savait comment faire un vrai taweikan. Mais pour mettre au monde un taweikan traditionnel, il faut que toutes ses composantes aient une histoire particulière. Sinon, aussi bien faire un tamtam, comme on peut en retrouver dans les kiosques d’artisanat. C’est alors que nous est venue l’idée de lui présenter le défi de le faire avec la peau de caribou, conservée au même endroit depuis 22 ans. Notre idée était de saisir une chance de remettre en selle un vieux cowboy sur sa monture. Sans oublier que ce vieux cowboy et son épouse étaient déjà fournisseurs officiels du Royal British Museum of London. Parfois, j’ose croire que c’était le vrai cadeau que l’on m’avait donné en avril 1980.

Avec promesse faite que je l’aiderais à la fabrication et à l’assemblage, mon père accepta de produire le taweikan. En moins de cinq jours, il m’informa que tout était prêt. Je lui demandai : « Mais où as-tu trouvé ton bois. Le caribou je sais, mais le reste ? » ; « Ça fait déjà longtemps que tout est prêt ».

En 1990, papa commençait à me faire choisir les bouleaux pour faire des raquettes, mais je ne savais pas qu’en réalité, il me faisait choisir des bouleaux pour faire le fût du tambour. Je me doutais bien que ce n’était pas pour les raquettes parce que quand tu dégrossis un bouleau pour des raquettes, la façon dont tu le refends est différente. Quand tu fais un tambour avec un caribou tué comme ça, il faut que le bouleau choisi ait quelque chose de spécial. On ne pouvait pas le prendre sur la Péribonka. À toutes les fois qu’on y allait, il n’était pas en saison. L’été, la sève passe par les pores du bois et quand tu le plies le bois, il n’a pas de force, il casse. Il faut le faire tremper pour le plier, car il ne plie pas à son naturel. En hiver, les pores sont plus serrés, il est plus sec. Quand tu plies le bois, il résiste mieux, il est plus facile à fendre. On le prenait donc souvent aux Chutes-de-la-Chaudières, sur l’Ashuapmushuan et, parfois, c’était au Rapide des draveurs. Il fallait que ça soit sur le bord d’une rivière. Le bouleau sur le bord des rivières, il est tout le temps plus beau. Il ne manque pas d’eau, il ne s’ennuie pas. Cela ne prend pas nécessairement un gros bouleau, mais il ne faut pas qu’il soit tordu, il ne faut pas qu’il ait de noeuds. Il y a une méthode de débitage particulière pour suivre le lit du bois. Au fur et à mesure que tu fends ton bouleau, il va te dire comment le fendre.

Figure 6

Gaufrage de Thomas Siméon. Uishakushu. La saison du rut

Gaufrage de Thomas Siméon. Uishakushu. La saison du rut
Collection L. et T. Siméon, 1992

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Pour retravailler la peau, il a fallu la laisser tremper et lui donner un peu de gras. Il a ensuite dû travailler une grosse journée pour faire le cadre principal et les petits cerceaux de maintien. Pour le taweikan, toutes les pièces doivent être d’égale épaisseur. Cela ne peut être réalisé avec un outil électrique, le bois risque de fendre. Le bois fut d’abord coupé à la hache, puis égalisé et finalisé au couteau-croche. Papa m’a dit : « C’est la lame qui va décider de la hauteur de mon tambour, pas plus large ».

Le cadre central en bois a été plié et réuni. Quatre autres cerceaux en bois, très fins, ont été réalisés, deux pour maintenir les peaux et deux autres pour les tendre. De chaque côté du cadre principal a été inséré un premier cerceau sur lequel la peau a été tendue. Un deuxième cerceau fut déposé sur le cerceau recouvert de peau pour permettre l’accordage et exercer une pression sur la peau. Une fois que le cerceau recouvert de peau et le cerceau d’accordage furent placés de chaque côté du cadre, on a relié les deux membranes grâce à une lanière de babiche [peau brute], pour tendre les peaux. Sur la peau, on avait ajouté ce qu’on appelle dans ma famille « les danseurs », qui peuvent être en os ou en bois. Il ne faut pas qu’ils soient collés sur la peau ; quand tu tapes sur le tambour, ils vibrent et cela fait une résonnance.

On a terminé d’assembler mon taweikan en un peu plus de huit heures de travail, et avec 22 années de retard. La dernière chose que mon père m’ait dite a été « Je ne crois pas que ce soit pour ça [partir au musée] qu’ils te l’ont donné »[7]. Après, il n’a plus jamais fait mention de notre voyage d’avril 1980 avec Louise et moi, seulement de ceux où ma mère et les enfants y étaient.

Les spécificités d’un patrimoine familial

« La culture ilnu, ce sont toutes ces petites connaissances ». Voici une phrase que Thomas répète souvent et qui est abondamment illustrée par son récit. Empreint d’humour et de contemplation, ce dernier mêle les sentiments personnels aux événements familiaux, ainsi qu’aux références culturelles ilnu, nationales et même internationales. La première partie illustre la préparation, les connaissances et la prudence dont il est nécessaire d’user lorsque l’on vit en forêt. La suite nous fait cheminer selon le rythme de vie en territoire, qui lui-même suit celui des rivières, de la glace et du soleil. Il retrace les contours des chemins d’eau et de terre parcourus, les toponymes des lieux chers à sa famille, mais également les non-humains peuplant ces territoires, tels que les ancêtres, les animaux, les végétaux, les cours d’eau, ou encore des êtres tels que les Katimaweshu. Thomas prend toujours le soin de préciser que ce qu’il avance à propos des savoirs, termes et légendes mentionnés est issu de sa famille et que cela peut être différent dans d’autres familles.

Le récit de Thomas illustre ainsi la richesse des savoirs familiaux qui se cristallisent et sont accessibles à travers la biographie d’un seul objet, et dont l’histoire nous permet de retracer une partie de la mémoire ancrée au sein du territoire ancestral qui lui a donné le jour. Si chaque objet ilnu met en lumière des particularités culturelles propres aux Pekuakamiulnuatsh, celles-ci ne peuvent toutefois se comprendre qu’au sein d’histoires, d’occupation territoriale et de compétences individuelles et familiales particulières. Cette réalité est associée à la complexité des affiliations identitaires des familles qui possèdent des attaches territoriales distinctives. Ces analyses rejoignent les discussions anthropologiques du caractère fondamentalement structurant de la famille dans l’organisation sociale et la transmission des territoires (Leacock 1954, 1986 ; Speck 1915, 1927) et soulèvent aujourd’hui de nouveaux enjeux quant aux patrimoines autochtones.

À ce titre, le récit de Thomas permet d’analyser plusieurs points relatifs aux patrimoines ilnu, quant à leurs spécificités familiales et territoriales, mais également quant à leurs régimes de propriété. Ces dimensions familiales et territoriales demeurent en effet prégnantes et leur prise en compte est essentielle pour mieux appréhender les patrimoines matériels et immatériels autochtones au sein des pratiques de conservation, de transmission ou de restitution. Pourtant, les patrimoines autochtones sont actuellement principalement conçus, au sein des pratiques et des politiques muséales, en termes de régimes de propriété collectifs ou communautaires (Delamour 2017 ; Feest 1995 ; Gabriel et Dahl 2008 ; Tythacott et Arvanitis 2014 ; UNESCO 1972, 2003 ; Smith 2006), ce qui a pour incidence de mettre de côté les spécificités culturelles d’un grand nombre de Premières Nations du Québec, notamment quant à leur mode de vie semi-nomade et familial. Chez les Pekuakamiulnuatsh, ces particularités s’enracinent dans le cadre de relations territoriales et ancestrales, entre autres avec des êtres non-humains tels que le teuehikan et le caribou.

Atuk u

Pour l’ensemble des Innuatsh, le caribou (atuk u) est l’animal le plus noble et le plus important. Il gouverne tous les autres animaux et le maître des animaux terrestres est Papakassiku, le maître caribou. Pour les Innus, les relations entretenues avec les animaux sont fondées sur l’existence de maîtres des animaux. Ils gouvernent les animaux, s’assurent qu’ils sont bien traités et utilisés à leur juste valeur. Si le traitement des animaux est respecté, ils assurent aux hommes une chasse et une pêche fructueuses (Bouchard et Mailhot 1973 ; Vincent 1976 ; Speck 1977). Si l’orignal est important pour les Pekuakamiulnuatsh, Thomas affirme que dans sa famille, le caribou est le seul à avoir un « folklore » à transmettre, au même titre que les ancêtres : « Tu ne tues pas les premiers caribous à la tête d’un troupeau, car ils transmettent le folklore à ceux qui sont en arrière, comme nos grands-pères le font avec nous » (T. Siméon, 2015).

Cette importance culturelle et familiale s’est perpétuée malgré le déclin du caribou au Lac St-Jean depuis le xixe siècle[8] :

En 1980, ce caribou n’était pas seul, car on a vu des traces du petit troupeau. Il pouvait provenir des réservoirs Pipmucan, Manaoune ou des Passes Dangereuses. Il suivait le même chemin de migration que mon père connaissait de par les récits de sa famille. J’ai également connu des non-Indiens et des Indiens qui se vantaient d’en avoir tués ; il n’y a pas des décennies de cela. Alors le caribou des bois n’est pas disparu du territoire, mais il est assurément en voie de disparaître. Comme notre culture d’ailleurs.

T. Siméon, 2019

Le caribou est si important pour la famille de Thomas qu’il associe la disparition de l’animal à celle de leur culture. Malgré cette situation, la tradition orale de sa famille est encore riche en histoires et légendes relatives à cet animal. L’anthropologue Frank G. Speck mentionnait dans les années 1930 (2011 : 88) qu’au lac Saint-Jean, l’Homme-Caribou était associé à la rivière Atikuape, à l’ouest de Mashteuiatsh, ce qui est toujours mentionné dans les récits de Thomas. On retrouve également dans les notes du chercheur hollandais William Van der Put[9], qui a vécu à Mashteuiatsh plusieurs étés entre 1960 et 1965, mention d’un témoignage de Gérard Siméon concernant une histoire contée par sa tante Christine sur un chasseur se transformant en caribou à force d’avoir usé de trop de fierté :

La tante de Gérard, Christine, lui raconta une histoire très intéressante concernant l’habitude de bien s’habiller pour aller à la chasse. Le caribou est considéré comme étant un animal très fier, et si quelqu’un va à la chasse au caribou, il doit porter ses habits du dimanche, sinon le caribou ne se laissera pas prendre. La viande de caribou est très appréciée et son cuir est très recherché parce qu’il est très résistant : les meilleurs mocassins et raquettes sont faits de caribou. Il semble très probable que les Montagnais imputent à ces animaux une fierté qui est tout autant essentielle à leurs yeux.

“Il y avait autrefois un beau jeune chasseur qui avait l’habitude d’être toujours extrêmement bien habillé lorsqu’il partait à la chasse au caribou. Il en tuait toujours beaucoup sans trop de peine. Mais il avait pour habitude de toujours aller chasser le caribou seul, et ne voulait pas que quiconque l’accompagne. Un jour, un certain nombre d’autres hommes le suivirent de loin pour espionner ses méthodes de chasse.

Ils ont trouvé le garçon soigneusement habillé au milieu d’une harde de caribous, sur un lac gelé. Ils ont trouvé cela très étrange et ont voulu s’approcher, mais la harde de caribous commença à bouger à ce moment, loin des hommes. Le jeune homme bien habillé s’éloigna avec les caribous. Les hommes avaient parfois de la difficulté à distinguer le chasseur bien habillé des caribous, et il leur semblait qu’à certains moments il avait l’air d’un caribou, et à d’autres un chasseur, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus du tout le distinguer... Il s’était transformé en caribou.

Les hommes suivirent les traces, mais les traces de raquettes diminuèrent en nombre : ils distinguèrent 6 ou 8 traces de raquettes, qui se transformèrent en traces de caribou, puis d’autres traces de raquettes qui alternèrent encore avec des pattes de caribou, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout de traces de raquettes… Le jeune chasseur était si bien habillé qu’il était devenu encore plus fier que le caribou, une grave offense qui le fit se transformer en caribou.

Chaque fois que des enfants sont trop fièrement habillés et qu’ils s’en vantent, tante Christine faisait remarquer “Tshkashitishen”, “tu t’habilles trop pour ton rang” (en français dans les notes), vous êtes habillé plus que ce que vous ne pouvez-vous le permettre”. (Récit de Gérard Siméon, le 1er Juin 1961, traduit de la retranscription en anglais des notes de Van der Putt, archives de la SHAM)

On retrouve dans ce récit le fait que la chasse au caribou soit directement associée à une activité sacrée, au même titre que celle d’aller à la messe, puisqu’elle nécessite le port de ses habits du dimanche. Cette comparaison appuie le caractère sacré de la chasse (Speck 2011 ; Delamour 2018) et illustre la fierté que les Pekuakamiulnuatsh ont à porter de beaux vêtements – qui ne doit cependant pas devenir de l’arrogance –, particulièrement lorsque ceux-ci sont en peau de caribou. Cette préférence pour la peau de caribou est d’autant plus significative lorsqu’il est question du teuehikan.

Vie et force du teuehikan

Le caribou, animal migrateur, est connu comme étant celui qui parcourt le plus le territoire ilnu et qui en a les meilleures connaissances. Pour la réalisation du teuehikan, médium d’échange avec les non-humains peuplant le territoire, utiliser la peau de caribou est un moyen d’investir et de recevoir ses précieuses connaissances. La peau de caribou est également préférée pour sa qualité et sa finesse : « Elle est plus mince et plus souple que celle de l’orignal. Elle favorise une meilleure sonorité, plus forte et plus claire » (T. Siméon, 2015).

Le fait que le teuehikan ait été réalisé avec la peau du premier caribou de Thomas lui confère une importance particulière, d’autant plus que ces animaux étaient déjà rares dans la région. Le contexte d’acquisition et de préparation de la peau et du bouleau font donc de ce teuehikan une entité investie d’une force potentielle :

Le musée cherchait quelqu’un pour faire un vrai tambour. Lui, je pense que c’est un vrai parce qu’il a son histoire, le caribou qui a été donné et le bouleau choisi avec papa. Le bois, c’est papa qui l’a travaillé. Il a préparé la peau et il a fait le cadre et les cerceaux. On a monté le tambour ensemble. Avant, il en a fait une bonne dizaine, mais sans valeur, pour vendre à son kiosque. Mais celui-là, normalement, il aurait dû être utilisé vraiment pour savoir si t’as des pouvoirs ou non. Ça ne te dit pas que ton tambour va avoir de la force, mais il a toutes les combinaisons gagnantes pour en avoir, si tu réussi à développer le savoir pour l’utiliser.

T. Siméon, juillet 2019

La valeur que les Ilnuatsh attribuent au teuehikan est, entre autres, reliée à sa capacité de médiation entre le monde des humains et des non-humains. Comme le suggère Thomas, si le teuehikan peut communiquer, il ne le fait pas avec n’importe qui. Il ne communique qu’avec celui qui est capable de le comprendre ; celui qui a développé des savoirs et des compétences qui lui donnent une acuité à interpréter son environnement et ses échanges avec les non-humains présents sur le territoire. Le savoir constitue ainsi le socle essentiel du pouvoir nécessaire à la maîtrise de la force du teuehikan. Alors que nos recherches ont mis en évidence que les systèmes de transmission peuvent différer selon les familles ilnu (Delamour 2017), conformément aux traditions familiales de Thomas, le teuehikan aurait dû rester auprès de lui pour qu’il développe le plein potentiel de sa force.

Quand tu meurs, ton tambour est supposé te suivre. Tu peux le laisser à quelqu’un qui en prendra soin, mais il ne pourra pas le maîtriser, ni en jouer. C’est pas quelque chose que tu peux transmettre comme ça. Même si tu joues avec, ils disent [les aînés] que c’est pas recommandé. C’est pas à toi.

T. Siméon, 2019

Ce dernier extrait nous renseigne notamment sur le système de succession de propriété associé au teuehikan, tel que pratiqué dans la famille de Thomas. Le teuehikan interagit au sein d’une dynamique relationnelle propre à son joueur et aux non-humains avec lesquels il communique. En dehors de cette dynamique relationnelle, que nous allons développer plus en détail, il apparaît comme étant inapproprié de l’aliéner.

Un régime de propriété familial et relationnel

Parmi les dimensions familiales qui régulent certains régimes de propriété des patrimoines autochtones, il est nécessaire de considérer le fait que ces derniers sont également basés sur les relations entretenues avec les non-humains tels que les ancêtres, les animaux, les arbres, mais également des entités matérielles telles que le teuehikan. Le caribou a été envoyé par les ancêtres de Thomas, puis s’est donné à lui. Thomas les aurait offensés s’il n’avait pas accepté ce don et s’il avait suivi le régime juridique provincial de la gestion cynégétique :

Selon la province, on n’avait pas le droit de le chasser. La province n’autorisait pas de saison de chasse de caribou sur ce territoire. Mais selon nous autres, d’après notre loi à nous autres, comme papa le disait : “Si tu ne l’avais pas tué, tu aurais insulté tes ancêtres. Ça ne se fait pas. Tu as chialé, ben ils t’ont donné la viande dont tu avais besoin, il faut que tu la prennes”.

T. Siméon, juillet 2019

Ce système relationnel se perpétue dans le respect porté à l’animal, notamment à travers le traitement de ses restes, qui ont servi, dans le cas présent, à la confection de plusieurs objets, tels que des bottes en jarret, des sacs ou le teuehikan.

Les Pekuakamiulnuatsh utilisent chaque partie de l’animal pour la confection d’objets, ou les décorent à son effigie afin d’honorer son esprit, ce qui participe au maintien d’une relation de réciprocité avec celui-ci (Speck 2011 ; Scott 1989, 2013). L’animal qui a disparu ne cesse pas d’être (Ingold 2000 : 142), mais existe sous une autre forme et demeure susceptible de continuer à agir dans la réalité des humains. Puisqu’ils peuvent avoir cette influence, les non-humains s’inscrivent dans une sphère de soin et d’attention respectueuse, et donc dans un cadre juridique qui oriente les pratiques des humains à travers un droit relationnel basé sur le respect et l’attention. Se trouvant respecté, l’esprit de l’animal continuera à se donner aux humains et provoquera leur chance lors des chasses futures. Cette chance est à maintes reprises mentionnée dans le récit de Thomas. Chez les Ilnuatsh, tout comme chez les Eeyou (Cris), selon Marie Roué :

Cette “chance” mérite des guillemets, car elle n’est pas du tout une réussite due à un heureux hasard. […] Les animaux se donnent à vous, et les esprits qui en sont responsables les envoient vers le chasseur. La réussite ou l’échec de la chasse sont donc toujours dus aux relations que le chasseur entretient avec des entités spirituelles.

2007 : 176

Cette chance varie selon l’observation, l’interprétation et le respect des signes envoyés (papeueu). Selon des aînés de Mashteuiatsh, papeueu « c’est que tu ressens quelque chose qui va arriver, comme un rêve » (Aînée Ilnu, novembre 2015)[10] ; « c’est en lien avec ce que tu veux recevoir par rapport à la chasse, ce que tu demandes » (Aîné Ilnu, juillet 2015). Papeueu, c’est quelque chose qui va arriver, mais ce n’est pas un signe qui est attendu passivement. C’est ce que les chasseurs font en sorte de recevoir, notamment en posant des gestes de respect et de réciprocité envers les animaux. Selon Thomas, papeueu est associé au fait de conserver une petite partie de l’animal qui s’est donné et de le porter lors de futures chasses, en guise de charme ou de porte-chance.

Dans le récit de Thomas, on comprend que respecter le signe envoyé par les ancêtres et continuer d’entretenir cette relation de réciprocité a été primordial pour Gérard, qui a persévéré pendant 20 ans dans sa volonté de donner vie au teuehikan. Porté par le respect de l’animal et de l’entité qu’est le teuehikan, et après avoir préparé pendant des années la récolte des autres matériaux, Gérard a finalement pu répondre à cette volonté ancestrale. En nous permettant de penser sous un nouvel éclairage les régimes de propriétés constitutifs de certains patrimoines autochtones, le récit de Thomas illustre à quel point une partie du cadre juridique ilnu diffère dans ses perspectives familiales et ancestrales mais aussi, et surtout, dans sa prise en compte des relations avec les non-humains. Avec le temps et le recul, prendre conscience de la persévérance de son père pour répondre aux signes envoyés par les ancêtres n’a fait qu’exacerber l’envie de Thomas de voir de nouveau son teuehikan : « C’est mon caribou qui m’a été donné. D’une certaine façon, il est à moi. J’aimerais le faire revenir sur la réserve, mais ça prendrait du monde qui serait intéressé à le faire revenir ». (T. Siméon, 2019)

De façon paradoxale, la volonté ancestrale qui a poussé Gérard à persévérer ne s’est réalisée qu’à la suite de la demande du Musée canadien de l’Histoire, notamment parce que celle-ci offrait à Gérard et à sa famille une occasion d’alléger une période jonchée d’épreuves familiales. Ce contexte a toutefois évidemment des répercussions sur le contexte d’acquisition du teuehikan par le musée, et par conséquent sur une potentielle demande de retour.

Des retrouvailles inespérées

Le cadre juridique relationnel et familial exposé plus haut permet de mettre en lumière certaines incohérences associées au régime de propriété collectif des patrimoines autochtones, tel que conçu par les politiques muséales. Le teuehikan est aujourd’hui conservé au Musée canadien de l’histoire et il n’est pas question, pour la famille Siméon, d’envisager une demande de rapatriement, et cela pour plusieurs raisons.

La politique de rapatriement actuelle du musée prévoit le rapatriement d’objets « qui ont été utilisés par des guérisseurs traditionnels et/ou sont définitivement liés à des pratiques religieuses traditionnelles et continues », mais « dont on a démontré qu’ils proviennent de la société autochtone » (MCC 2011 : 5). Bien qu’il ne soit pas difficile de démontrer la pratique religieuse ilnu associée au teuehikan (Speck 2011 ; Delamour 2017), le régime de propriété prévu dans la politique se réfère à la communauté ; sauf lorsque « le demandeur est une personne ou un groupe de personnes ayant un lien historique incontesté aux objets et [qu’] il est possible de démontrer que les objets ont été acquis dans des conditions qui étaient illégales à l’époque ».

Cette dernière condition ne peut évidemment pas s’appliquer ici puisque le teuehikan a été vendu au musée. Toutefois, cette situation illustre l’ambivalence des contextes d’acquisition des objets. En effet, les raisons de la vente de ce teuehikan soulèvent une réalité plus complexe qu’une simple aliénation marchande. Le processus qui a mené à la vente de ce teuehikan a commencé lorsque Thomas et Louise ont vu dans sa réalisation une opportunité, voire un « cadeau » selon les termes de Thomas, d’encourager Gérard après la mort de sa femme, à se changer les idées et à lui donner un nouveau motif de fierté en réalisant un tambour avec le caribou.

Il ne feelait pas bien car il s’est retrouvé sans ma mère. On l’a convaincu de prendre le contrat, mais il continuait à dire qu’il ne devait pas aller au musée. On voulait lui changer les idées alors on a insisté.

T. Siméon, 2019

Si la demande du musée peut a priori être considérée comme l’initiatrice de la réalisation du teuehikan, c’est sans compter sur la prise en compte d’un contexte familial de transmission et de guérison. En effet, Gérard avait préparé depuis des années tous les matériaux nécessaires et la commande du musée fut l’occasion pour lui de satisfaire une volonté ancestrale et de transmettre son savoir à son fils ; il ne lui fut toutefois pas aisé de se départir du teuehikan puisqu’il est demeuré convaincu de sa destinée particulière. Avec Thomas, ils ont néanmoins voulu respecter le contrat engagé avec le musée, ce qui les a finalement menés à rompre celui engagé avec le caribou et le teuehikan qui, selon le droit ilnu, aurait dû rester inaliénable.

Outre le fait d’avoir encouragé un sentiment de fierté et de mieux-être chez Gérard, le contrat avec le musée a également représenté à l’époque un revenu non négligeable pour sa famille (et cela était le cas pour tous les artistes et artisans). Les modalités d’acquisitions d’un objet, et a fortiori la notion de consentement, ne devraient donc pas seulement être considérées selon le seul cadre juridique occidental, mais devraient également prendre en compte le contexte socioculturel et historique dans lequel vivaient les personnes ayant vendu les objets (Simpson 2009). Prouver le caractère légal d’une acquisition ainsi que le régime de propriété d’un objet au moment de celle-ci mériterait que l’on repense les notions d’aliénation et de consentement, notamment à la lumière des relations et des responsabilités engagées avec les non-humains.

Tant que ces modalités ne sont pas davantage prises en compte pour mieux appréhender la complexité des aspirations inhérentes aux revendications patrimoniales autochtones, les demandeurs individuels doivent se conformer au cadre des politiques muséales et entamer de telles requêtes de rapatriement auprès de leur communauté, pour qui ces procédures ne sont pas toujours accessibles, par manque de ressources humaines et financières. Toutefois, le fait d’acheminer une telle demande auprès de sa communauté ne correspond pas nécessairement, pour certains demandeurs individuels potentiels, à l’appréhension familiale qu’ils se font de leur patrimoine, ni à la nécessité de le conserver au sein de leurs relations ancestrales. Ces requêtes peuvent alors être perçues comme étant vaines car elles ne permettent pas de restaurer les pertes ancestrales et familiales des propriétaires légitimes. Enfin, la durée de telles démarches peut finir par décourager les demandeurs potentiels, qui redoutent de ne jamais revoir de leur vivant leurs biens familiaux (Matthews 2016). Pour revoir rapidement le teuehikan, mais également pour éviter une procédure complexe et chargée émotivement, une demande de rapatriement n’est donc pas envisagée par la famille de Thomas. Une demande de prêt serait toutefois privilégiée afin de le réintégrer à l’ensemble des relations ancestrales qui le constitue, dans le cadre d’une exposition temporaire sur le patrimoine de la famille Siméon qui pourrait être tenue au Musée ilnu de Mashteuiatsh.

Conclusion

S’il fut question pour Thomas et Louise du mieux-être de Gérard lors du processus de confection du teuehikan, on peut dire que sa documentation puis la rédaction des savoirs et des souvenirs par Thomas et Carole s’inscrivent également dans un processus visant à guérir certaines plaies encore béantes. Au-delà des objets et des connaissances, il fut question d’un processus relationnel expérimenté qui s’est avéré être parfois émotif. Parler des objets et des savoirs associés peut en effet faire ressurgir des blessures relatives aux pertes culturelles, familiales et territoriales. Toutefois, ce processus participe également à la valorisation de connaissances et de pratiques parfois mises de côté ou dénigrées. Il s’agit de penser, mais également de panser ces pertes par la réflexion, la parole et l’échange, par l’acceptation de cheminer à nouveau sur ces traces physiques et symboliques, mais aussi, dans le cas présent, par l’acceptation de la valeur de sa parole et de sa pleine légitimité à retranscrire l’expérience de sa famille dans un texte à portée publique. C’est aussi prendre conscience que même s’il y a eu des pertes, et même si les connaissances sont parfois éparses, elles sont encore bien présentes. C’est finalement réaliser qu’il y a encore beaucoup à valoriser et à transmettre.

Les recherches menées avec Thomas illustrent certaines spécificités des dimensions familiales des patrimoines autochtones, qui ne peuvent pas se comprendre sous un seul régime de propriété. En précisant une conception ilnu du droit relationnel relatif aux êtres non-humains, le récit de Thomas démontre que le patrimoine de sa famille est ancré dans la continuité culturelle et l’expression de relations ancestrales − humaines et non-humaines −, mais également contemporaines, car il permet de remettre en perspective des enjeux actuels relatifs aux notions de propriété, de droit et de patrimoines autochtones.