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La canonisation de la Kanien’kehá:ka, Kateri Tekahkwitha, s’est produite en 2012 pendant la tenue des activités de la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones. Pour certaines personnes autochtones, cette canonisation représente une acceptation des Premiers peuples dans l’Église catholique à travers une figure d’unité qui « indigénise » la christianité, et pour d’autres, il s’agit d’une célébration d’une victime du colonialisme et des missionnaires. Pour Jean-François Roussel, professeur de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, l’énoncé de la Commission qui stipulait l’importance d’une relecture de l’histoire nationale avec pour objectif une recherche de vérité comme processus nécessaire à la réconciliation, représentait une occasion de faire une déconstruction du récit hagiographique de la figure de Kateri Tekahkwitha. Comment devient-il possible de réconcilier la culture autochtone, l’agentivité et la foi chrétienne dans un contexte de réconciliation avec l’Église catholique ?

D’entrée de jeu, Roussel souligne que son approche est plus de type théologique interculturelle et contextuelle, qu’historienne ou anthropologique. Il s’intéresse ainsi à un présent religieux forgé par une production historique, et ce dans une visée de déconstruire des représentations. L’auteur cherche alors à apporter d’autres possibilités de lectures de la figure canonisée au-delà des récits hagiographiques qui en ont découlés au fil du temps, notamment ceux produits par les missionnaires jésuites Chauchetière et Cholenec à la fin du xvie siècle. Cette recherche mène à décoloniser la figure religieuse afin d’apporter un autre regard plus émancipateur de l’expérience religieuse de la Sainte et de ses compatriotes autochtones établis à la mission de Saint-François-Xavier (Kahnawake). Ainsi, avec cette déconstruction, Roussel cherche à démontrer que Kateri Tekahkwitha est demeurée Kanien’kehá:ka par sa culture et que son catholicisme n’était pas un produit de l’acculturation, mais bel un bien un catholicisme original et Kanien’kehá:ka qui − tout en faisant partie d’un système de croyances basé sur une cosmologie autochtone − incorporait aussi des éléments issus du catholicisme. L’auteur s’affaire alors à replacer et à analyser l’expérience religieuse de Tekahkwitha dans son contexte historique et culturel, le but étant d’avoir une meilleure compréhension de comment et pourquoi la Sainte pratiquait son catholicisme. Pour rendre compte de cela, il explique les éléments culturels particuliers qui façonnaient la communauté autochtone au xviie siècle.

En cherchant à nuancer l’expérience du catholicisme de la Sainte, Roussel porte attention à l’hégémonie coloniale qui ressort du récit hagiographique construit à partir des textes des missionnaires jésuites du xviie siècle. Selon lui, le récit construit de Tekahkwitha néglige l’impact du colonialisme sur la population autochtone, démontrant du même coup un ethnocentrisme occidental émanant des missionnaires. Pour l’auteur, le récit hagiographique de Tekahkwitha relève d’un mythe colonial et patriarcal et demeure une projection d’un imaginaire religieux (celui du missionnaire qui apporte la civilisation chez les nations autochtones par la transformation religieuse et morale). Ainsi, il est démontré que les récits hagiographiques peuvent apporter une distorsion sur une historiographie. La manière dont les missionnaires ont construit « l’Autochtone catholique idéal » du xviie siècle n’avait que peu de rapport avec la façon dont les Autochtones ont réellement vécu et expérimenté le catholicisme à cette époque.

L’auteur rend compte que cette construction du récit de la vie de la Sainte obéit à des stéréotypes hagiographiques issus d’un genre littéraire : plusieurs dynamiques, explications contextuelles, culturelles et dimensions collectives sont laissées de côté ou minimisées par les missionnaires pour seulement prioriser la dimension spirituelle de Keteri Tekahkwitha. Dans le récit hagiographique, on remarque peu ou pas d’informations sur le système d’adoption autochtone (incarné par la mère de Tekahkwitha), sur l’impact collectif des épidémies parmi les peuples autochtones, sur les relations de parentalité, sur l’organisation sociale et politique des Kanien’kehá:ka et sur les pratiques corporelles. Ces éléments que Roussel explique permettent de mieux nuancer le parcours religieux de la Sainte et des autres membres de la nation autochtone.

Tout au long du récit hagiographique, il est aussi question de « rupture » et de « marginalisation » de Tekahkwitha face aux Kanien’kehá:ka et à leur culture − d’où la célèbre phrase tirée de Chauchetière « un lys parmi les épines » (1695 : 58). C’est pourquoi le récit démontre les Kanien’kehá:ka comme des païens et païennes difficiles à convertir, cherchant à rendre Tekahkwitha étrangère à son propre peuple, et du même coup, à légitimer le déplacement des Kanien’kehá:ka vers des « missions civilisatrices » selon une logique religieuse, expansionniste et coloniale. C’est à travers cette dualité que se base le récit hagiographique pour construire la vie de la Sainte : il semble impossible d’être à la fois Autochtone et Chrétien. Roussel démontre pourtant le contraire en soulevant des éléments interculturels (refus du mariage, pratique de l’abstinence, passage au catholicisme en guise de stratégie d’adaptation, une chrétienté présente ailleurs que dans la mission chrétienne, pratiques mortificatoires, culte des reliques, jeux de mimétisme de pratiques chrétiennes, logique des migrations autochtones et meilleures compréhensions de certaines figures de la société kanien’kehá:ka) qui viennent contraster l’imaginaire des missionnaires du « déracinement salutaire » d’une femme qui serait, selon le récit hagiographique des missionnaires du xviie siècle, « un paria » dans sa propre culture et communauté. Les éléments soulevés par les hagiographies au niveau de la rupture tentent de faire valoir que la Sainte était marginalisée dans ses actions, alors qu’en réalité, ses actions font partie d’une logique et d’une culture kanien’kehá:ka qui ne sont pas nécessairement en rupture avec le catholicisme − comme les missionnaires l’entendaient dans leur récit. Ainsi, il existe des articulations entre la culture kanien’kehá:ka et le christianisme au-delà d’une polarisation que le récit hagiographique laisse entendre.

Ainsi, par les choix rhétoriques imposés, le récit hagiographique ne permet pas de rendre compte de la complexité et de la singularité de l’histoire de Kateri Tekahkwitha ou même d’une communauté autochtone dans son adhésion au catholicisme. La compréhension de la spiritualité de Kateri Tekahkwitha demande de la replacer et de l’analyser dans un contexte historique qui inclut aussi la vie sociale des Kanien’kehá:ka à travers un processus de christianisation qui comporte aussi des liens avec le colonialisme. Roussel, à travers son livre, nous démontre plutôt une construction de l’interprétation de la vie de Kateri Tekahkwitha à partir d’un regard religieux et colonial pour finalement démontrer une histoire complexe dans laquelle on y retrouve des échanges interculturels, des transferts culturels, une plus grande agentivité autochtone et une religiosité propre aux Kanien’kehá:ka, éléments qui aident à nuancer le récit hagiographique de la Sainte.

Si Roussel mentionne que sa démarche n’est pas historienne et, qu’au niveau de sa contribution à la discipline historique, son ouvrage « n’apporte guère de neuf par rapport aux études déjà publiées » (p. 215) − en faisant allusion aux oeuvres d’Allan Greer (2007) et de Darren Bonaparte (2009) qui ont respectivement traité le cas de Kateri Tekahkwitha −, l’auteur réussit pourtant à renvoyer à des questions qui animent la discipline historique. Par la bande, Roussel soulève le problème épistémique de la construction d’une figure autochtone à partir d’un récit religieux. En histoire autochtone notamment, il est courant que plusieurs sources soient écrites par des personnes allochtones, souvent en position d’autorité, qui racontent « l’Autre » selon leurs propres perceptions, expériences et idéologies (la plupart du temps, eurocentristes). Conséquemment, l’on se retrouve avec des sources possédant des visions déformantes et des biais qui imposent parfois un certain discours colonial alimentant une construction de « l’altérité autochtone », ou un récit qui ne reflète pas tout le temps la réalité historique vécue par les personnes autochtones. C’est cette « impasse épistémique » qui pousse les chercheurs et les chercheuses à se questionner sur sa propre posture d’allochtone en histoire autochtone (ce que Roussel fait d’emblée). Utiliser son esprit critique pour questionner et réinterpréter les sources aide à mieux mettre les éléments dans un contexte plus large et à avoir une meilleure compréhension de l’histoire. Roussel effectue très bien cet exercice qui est de nuancer et de déconstruire l’expérience religieuse de la Sainte selon un contexte autochtone afin de mieux saisir la spiritualité de celle-ci, de même que les dynamiques de la collectivité autochtone. D’une certaine manière, l’oeuvre de l’auteur est en phase avec la tendance historiographique en histoire autochtone qui cherche à décoloniser la discipline afin d’apporter une autre lecture de l’histoire des Premières Nations. C’est peut-être en faisant cette autre lecture de l’histoire autochtone, comme l’affirmait la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones, que sera possible la réconciliation avec les communautés autochtones.