Comptes rendus

L’inconstance de l’âme sauvage, Eduardo Viveiros de Castro, 2020. Labor et Fides, Genève, 173 p.[Record]

  • Maxence Terrollion

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  • Maxence Terrollion
    Doctorant en histoire, Université du Québec à Montréal

Après l’avoir présenté une première fois sous la forme d’article dans la Revista de Antropologia en 1992 (Viveiros de Castro 1992), puis réédité et traduit en français dans un recueil en 2002 (Viveiros de Castro 2002), Eduardo Viveiros de Castro propose une nouvelle mouture de son texte sous le titre français : L’inconstance de l’âme sauvage. Bien que ce travail s’inscrive dans le champ anthropologique des recherches sur les communautés autochtones d’Amazonie, elle incorpore aussi des écrits et des réflexions d’auteurs du xvie siècle qui ancrent son étude dans le domaine de l’histoire religieuse. À la croisée de deux mondes académiques, Viveiros de Castro pose la question de l’origine de « l’inconstance de l’âme sauvage », une critique d’abord formulée par les premiers missionnaires dépêchés dans le Nouveau Monde au xvie siècle à l’égard de leurs ouailles, puis reprise par des auteurs plus récents au sujet de l’Autochtone brésilien (p. 32). Cette « inconstance », qu’il décrit dans les premières pages, fait référence à la capacité paradoxale des différentes communautés tupinambas à demander aux premiers missionnaires de leur enseigner les fondements du christianisme pour finalement abandonner leur nouvelle foi présumée peu de temps après (p. 28-30). Tout le but de la recherche de Viveiros de Castro consiste à déterminer l’origine de cette inconstance et à faire ressortir − principalement via les écrits des missionnaires jésuites − la perception autochtone de la rencontre spirituelle. Pour ce faire, l’auteur aborde plusieurs aspects des pratiques tupinambas, qu’il s’agisse du cannibalisme, de la guerre, de l’alcool ou encore de la vie après la mort. L’ensemble de ces notions est rapporté en confrontant des sources historiques des xvie-xviie siècles d’auteurs portugais et français à des études anthropologiques plus récentes sur les descendants de ces communautés. De cette étude ressort une nouvelle grille de lecture fascinante sur les pratiques spirituelles autochtones qui s’opposent à la perception missionnaire. Pour synthétiser la pensée de l’auteur, la culture tupinamba se construit − contrairement à celle des Portugais ou des Français − sur le rapport à l’Autre plutôt que sur la définition de Soi (p. 45-46). En ce sens, le cannibalisme, fil rouge de l’ouvrage, n’est pas juste une pratique spirituelle et guerrière : elle représente une manière d’appréhender la rencontre religieuse. Toute la thèse de Viveiros de Castro repose sur l’idée que les Tupinambas se pensent incomplets. La consommation et l’incorporation de l’Autre, tant sa chair que ses pratiques et ses pensées, permettent de pallier ce manque en évoluant et en grandissant (p. 82-83). « L’inconstance » est donc un mode de fonctionnement socio-spirituel pensé par les Tupinambas. Pour établir cette théorie, l’auteur croise les rapports des comportements de leurs ouailles par les Pères avec la pensée autochtone contemporaine décrite dans les travaux anthropologiques de Viveiros de Castro lui-même, d’Hélène Clastres ou encore de Florestan Fernandes (Viveiros de Castro 1986 ; Clastres 1975 ; Fernandes 1963). C’est dans cette confrontation des points de vue anthropologique que l’aspect novateur de la thèse de Viveiros de Castro apparait : s’il accepte l’idée de Clastres selon laquelle la religion tupinamba perçoit l’humanité et la divinité comme « une condition, non une nature » (p. 61), il s’oppose à la vision de Fernandes qui pense la vengeance guerrière et le cannibalisme comme un mécanisme de soin et de défense de la communauté (p. 117). Selon l’auteur, tous les aspects de la culture tupinamba sont tournés vers le futur et l’altérité, si bien que toute pratique spirituelle ne vise pas à défendre la communauté, mais à la transformer. Le captif, cannibalisé, atteint l’immortalité et permet à ses parents …

Appendices